Les réseaux scientifiques : Henri Laugier en politique

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Les réseaux scientifiques : Henri Laugier en politique
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Reprint de Cahiers pour l’histoire de la recherche, CNRS Editions, 1995
Les réseaux scientifiques :
Henri Laugier en politique
avant la seconde guerre mondiale
Michel Trebitsch
"Citoyen du monde", Henri Laugier a été, selon le mot de Georges Fischer, "le
centre d'un immense réseau international d'hommes et de femmes qu'inspire ce civisme
national et international"1.
Il faut prendre ici le terme de réseau dans un sens très fort, pour tenter d'analyser
ses modes d'intervention dans la sphère publique et de comprendre en quoi il incarne
une surprenante continuité de la science au service de la République2. L'étude sous
l'angle des réseaux de sociabilité permet de mettre à jour un milieu de savants
républicains, peu étudié, voire sous-estimé par l'histoire des intellectuels. Celle-ci reste
en effet fixée sur l'image de la "République des professeurs". Ces savants républicains
se sont investis dans des charges d'État au nom d'un idéal rationaliste et démocratique
très marqué par les espoirs de paix et de progrès des années vingt, mais aussi héritier
d'une tradition scientiste préoccupée à la fois de démocratisation, de modernisation et
de réformisme social.
La difficulté principale pour ce type d'analyse, mais aussi pour ce genre de
personnage, réside dans la rareté et la dissémination des sources. On voudra bien ne
voir ici qu'un travail en cours, sur lequel planent encore maintes incertitudes3.
L'héritage fin-de-siècle : un socialisme jauressien
Plusieurs liens, maintes fidélités d'Henri Laugier remontent à des rencontres et à
des engagements noués dès avant 1914, alors que, jeune chercheur provincial débutant,
il entre en contact avec le milieu scientifique parisien. Piloté par quelques aînés
convaincus du rôle-clé de l'éducation et de la science dans la promotion sociale,
engagés à gauche depuis les combats de l'Affaire Dreyfus, il forge dans ces creusets finde-siècle à la fois ses réseaux de sociabilité et ses grandes options idéologiques, son
choix de mettre la science au service de la société.
1FISCHER Georges, "In Memoriam", Tiers-Monde, n° 53, 1975, p. 5.
2Cf. Nicole Racine et Michel Trebitsch (dir.), Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux, Cahiers de l'IHTP,
n° 20, mars 1993.
3Nous remercions particulièrement de leur aide et de leurs précieux conseils André Combes, de l'Institut de
recherches maçonniques, Chantal Morelle, qui nous a facilité l'accès aux archives Henri Laugier déposées à l'Institut
Charles de Gaulle, Monique Raulain et Yves Gallifret à l'Union rationaliste, Nicole Racine pour toutes les pistes
qu'elle nous a fournies. Nous avons aussi largement puisé dans l'étude de William H. Schneider, "Henri Laugier, the
Science of Work and the Workings of Science in France, 1920-1940", Cahiers pour l'histoire du CNRS, n° 5, 1989,
pp. 7-34.
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Le Labo et la Loge : l'influence de Louis Lapicque
C'est dans les laboratoires qu'Henri Laugier, en s'initiant à la recherche, accomplit
son apprentissage politique. Arrivé à Paris en 1906, il entame, on l'a vu, un double
cursus chez Charles Richet, professeur de physiologie à la Faculté de médecine, prix
Nobel 1913, et chez Louis Lapicque, maître de conférences de physiologie
expérimentale à la Faculté des sciences, installé à partir de 1911 au Muséum d'Histoire
naturelle. Rencontres décisives à tous égards, comme en témoignent ses "Lettres aux
chers Africains"4. Richet lui met le pied à l'étrier, en lui confiant dès 1912 à l'Institut
Marey, avant même qu'il ait bouclé sa thèse de médecine, un prémonitoire "Institut pour
l'étude des conditions physiologiques optima du travail ouvrier" et en dirigeant la
plupart de ses travaux jusqu'à la guerre. L'influence de Richet, dont il s'éloigne ensuite,
déborde à coup sûr la médecine. "Homme universel s'il en fût, physiologiste, poète,
auteur dramatique, aviateur, spirite", tel que Laugier le décrit dans une lettre d'août
1912, il apparaît alors comme un des ténors de l'eugénisme progressiste, avec son livre
La Sélection humaine (1908) et surtout comme une des grandes figures du pacifisme
légal. Animateur, aux côtés de Frédéric Passy, de la Société française pour l'arbitrage
entre les nations, il sera, après la guerre de 1914-1918 dont il dénoncera les horreurs
dans L'Homme stupide (1919), un des dirigeants du Bureau international de la Paix, une
des principales sociétés de paix où se retrouvent les partisans de la SDN5.
Mais le père spirituel de Laugier, c'est Louis Lapicque, "le seul savant qui ait su
réaliser autour de lui cette atmosphère de confiance et de joie au travail si bienfaisante",
comme il l'écrit en novembre 1911, enthousiasmé par l'homme et le milieu, "un petit
nombre de bons compagnons" parmi lesquels Henri Piéron6. Toute sa carrière, surtout
après la guerre, sera liée à Lapicque, qui le considère très tôt comme son dauphin et à la
chaire duquel il succédera tardivement. Affection filiale pour un maître qui, lors d'un
séjour au Brésil en 1927, lui confie son laboratoire et lui prête sa maison de vacances de
l'Arcouest, symbiose intellectuelle avec ce grand voyageur, anthropologue autant que
physiologiste, lié à Paul Rivet, qui l'ouvre aux préoccupations sociales du progrès
scientifique, Laugier le côtoiera dans tous ses engagements de l'entre-deux-guerres7.
Dès avant 1914, c'est Lapicque qui lui sert de mentor politique, c'est lui qui le parraine
en maçonnerie comme en socialisme. Initié en 1902, "orateur" de la Loge Les Étudiants
où entrera Laugier, Lapicque est alors aussi une figure importante du socialisme
universitaire, et même de la gauche socialiste. Antimilitariste convaincu, suspendu six
mois de ses fonctions en 1901 pour son soutien à Gustave Hervé, il est un des
fondateurs de la SFIO dans les Vosges, où il a créé une Université populaire et le
4"Cf. ci-dessus : "Jeunesse d'un démocrate. Etudes supérieures".
5Françoise Huguet, Les Professeurs de la Faculté de médecine de Paris. Dictionnaire biographique 1794-1939,
Paris, INRP/Ed. du CNRS, 1991, notice "Charles Richet", pp. 415-417 ; Verdiana Grossi, "Une paix difficile : le
mouvement pacifiste international pendant l'entre-deux-guerres", Relations internationales, n° 53, printemps 1988,
p. 26.
6Henri Piéron, "L'oeuvre de Louis Lapicque", Cahiers rationalistes, n° 131, avril 1953, pp. 3-16. Cf. Christophe
Charle et Eva Telkes, Les Professeurs de la Faculté des sciences de Paris. Dictionnaire biographique 1901-1939,
Paris, INRP/Ed. du CNRS, 1989, notice "Louis Lapicque", pp. 175-178 ; Jean Maitron (dir.), Dictionnaire
biographique du mouvement ouvrier français, tome 13, notice "Louis Lapicque", Paris, Ed. Ouvrières, 1975, pp. 199200, et tome 33, id., 1988, p. 247.
7Lettres à Jean Coulomb, 1927 (Archives Laugier, n° 3).
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premier journal socialiste du département. Candidat en 1906 à Remiremont, il
s'éloignera pourtant du militantisme actif au lendemain de l'unification et évoluera
après-guerre vers une position plus modérée. Il sera encore candidat socialiste
indépendant en 1924 sur la liste du Cartel des gauches et jouera en 1942 un rôle de
premier plan dans la Résistance maçonnique.
Laugier a été initié en maçonnerie le 24 juillet 1911 à la Loge Les Étudiants8.
Fondée en 1901, cette loge, qui recrute en particulier dans le monde des carabins et de
la basoche et compte une forte proportion de provinciaux et d'étrangers, est
politiquement dominée, selon un témoignage de l'époque, par le "socialisme
collectiviste" et marque une préoccupation insistante pour les "maladies sociales"
(tuberculose, maladies vénériennes, alcoolisme), la morale, le féminisme, les problèmes
de l'enseignement, qui forment les sujets de choix de ses conférences9. Le parrainage
direct de Lapicque paraît indubitable. Dans son sillage, Laugier plonge dans le monde
intellectuel des savants dreyfusards naviguant entre radicalisme et socialisme, où cette
appartenance est presque naturelle. Ni Appell ni Borel ne sont maçons, pas plus,
étonnamment, qu'Yvon Delbos, et Henri Roger ou Paul Langevin n'ont jamais été
initiés, alors que, comme Lapicque et Richet, Edouard Toulouse ou Jean-Marie Lahy
ont été des membres influents de la franc-maçonnerie. Tant pour les relations qu'il a pu
y tisser que par l'influence sur son idéologie rationaliste, l'appartenance maçonnique a
joué un rôle important dans la vie d'Henri Laugier, non comme une caste aux frontières
étanches, mais plutôt comme une des rampes d'accès au milieu de la "science
républicaine". Son itinéraire n'y sera d'ailleurs pas sans surprises. Il ne passera
Compagnon au Grand Orient que le 15 novembre 1922, donc tard après son initiation.
Maître le 16 mai 1924, puis Vénérable de la loge "Agni" de 1928 à 1931 et membre du
Grand Collège des Rites, curieusement, il sortira de Loge le 25 janvier 1935, pour n'être
réintégré qu'en 1958.
Le Groupe des Étudiants Socialistes Révolutionnaires
Autant que l'influence de Lapicque, le contexte d'agitation étudiante des années
1908-1912 explique l'adhésion de Laugier au socialisme et même à la gauche socialiste.
Il faut imaginer ici un Quartier latin en proie aux affrontements provoqués par l'Action
française et les Camelots du roi contre les étudiants et les enseignants républicains
(affaire Thalamas), ainsi qu'à un mouvement de revendications spécifique aux étudiants
en médecine opposés à la réforme de la formation médicale10. Il a adhéré au Groupe des
étudiants collectivistes, dont il sera un des principaux dirigeants jusqu'à la guerre11. Né
au début du siècle, comme nombre d'autres groupes étudiants constitués depuis 18911893, en louvoyant entre les diverses tendances socialistes antérieures à l'unification, le
Groupe des étudiants collectivistes affirme sa prépondérance au Congrès des étudiants
8Archives du Grand Orient de France, fiche Laugier, aimablement communiquée par André Combes. Voir aussi
Daniel Ligou (dir.), Dictionnaire de la franc-maçonnerie, Paris, PUF, 1987 ; Michel Goudart de Soulages et Hubert
Lamant, Dictionnaire des francs-maçons français, Paris, Ed. Albatros, 1981.
9Yves Hivert-Messeca, "Les Enfants de la Veuve et du Quartier Latin : la loge parisienne 'Les Etudiants' de sa
naissance à la première guerre mondiale (1901-1914)", Chroniques d'histoire maçonnique, n° 44, 1991, pp. 121-133.
10Georges Weisz, "Associations et manifestations : les étudiants français de la Belle Epoque", Le Mouvement social,
n° 120, janvier-septembre 1982, pp. 31-44.
11Archives Henri Laugier, n° 2, cité.
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socialistes de 1900 où, rejetant guesdisme et anarchisme, il impose une ligne
"jauressienne" humaniste et rationaliste, mais aussi profondément pacifiste et
internationaliste12. On manque d'une étude exhaustive sur ce groupe, parrainé par
Alfred Bonnet et Renaudel, qui a compté dans ses rangs des hommes comme André
Blumel, Marcel Déat, Louis L'Hévéder, Jean Lurçat, Paul Ramadier, Charles Spinasse,
Jean Texcier et même, selon l'annuaire de l'ENS, Yvon Delbos, agrégé en 1907, encore
que Laugier n'ait sans doute pas fait sa connaissance dès cette époque13.
Dirigé depuis 1908 par Jean Texcier, le groupe voue une vénération à Jaurès, qu'il
va visiter en délégation rue de la Tour, et se lance dans la création d'une école
socialiste. C'est notamment pour dissiper toute équivoque avec d'autres groupes
étudiants, qu'il décide de changer de sigle, pour devenir Groupe des Étudiants
Socialistes Révolutionnaires14. En 1911, Henri Laugier fait partie du trio qui, avec Jean
Texcier et Rémy Roure, prend le pouvoir dans le groupe. "A 11 heures il n'y avait plus
de groupe ; à minuit un nouveau groupe était fondé avec le même titre, les mêmes
statuts que l'ancien, et une clause nouvelle permettant d'interdire l'entrée du groupe à
ceux que l'on connaîtrait comme étant manifestement des perturbateurs, et ce nouveau
groupe, désireux de travailler a immédiatement élaboré un programme de travail qu'il
suivra, je l'espère", rapporte Laugier dans une lettre à ses parents du 26 mars 1911.
Selon Texcier, Laugier a été avec lui l'auteur anonyme de ce Manifeste des Étudiants
Socialistes Révolutionnaires, "appel palpitant et enthousiaste à la jeunesse", qui sera
publié en brochure à couverture rouge et recevra les félicitations de Jaurès, Victor
Basch et Alain. Quand on songe à l'itinéraire de Laugier, on ne peut s'empêcher de citer
le passage sur le "rôle des intellectuels dans le socialisme" : "Le règne des savants a
succédé au règne des poètes, et nul ne saurait nier la grande part qu'ont pris les
intellectuels dans l'élaboration de la nouvelle doctrine. (...) Mais, à côté de ce rôle
théorique, un autre rôle leur incombe, c'est le rôle pratique d'éducateur et de
vulgarisateur"15.
En 1913, Laugier succède à Texcier au secrétariat. "J'ai eu à ce titre à organiser
dans notre rayon la propagande contre les projets militaires, écrit-il à ses "chers
Africains" au printemps 1913 ; cela m'a donné un surcroît de travail considérable,
correspondance, lettres, visites, démarches auprès des journaux, des députés, des
professeurs, organisation de meetings (le meeting du Panthéon dont vous avez entendu
parler sans doute), de pétitionnement, etc.". Il apparaît en effet comme un des
principaux animateurs étudiants de la campagne contre la "loi des trois ans" sur
l'allongement du service militaire lancée le 13 mars par une pétition publiée dans
L'Humanité, et que signent de grands intellectuels de gauche comme Anatole France,
Paul Langevin, Charles Seignobos, Charles Andler, Célestin Bouglé. Cette pétition se
12Yolande Cohen, "Avoir vingt ans en 1900. A la recherche d'un nouveau socialisme", Le Mouvement social, n° 120,
cité, pp. 11-29.
13Arch. Laugier n° 25a, Annuaire de l'Association amicale des anciens élèves de l'ENS, 1958, p. 50.
14Voir Jean Texcier. Un homme libre, 1888-1957, Paris, Albin Michel, 1960, pp 23-32 ; Jean Maitron (dir.),
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, cité, tome 42, 1992, notice "Jean Texcier", pp. 107-109 ;
Christophe Prochasson, Place et rôle des intellectuels dans le mouvement socialiste français, 1900-1920, thèse Paris
I, 1989 ; Gilles Le Béguec, L'Entrée au Palais-Bourbon. Les filières privilégiées d'accès à la fonction parlementaire
(1919-1939), thèse d'Etat, Paris X, 1989.
15Jean Texcier, "La commémoration de Jean Jaurès au Panthéon", Le Vétéran socialiste, novembre 1952, cité in Jean
Texcier, pp. 29-31.
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double de ce que Laugier appelle dans sa lettre une pétition des universitaires rédigée
"en termes tellement modérés que tout le monde peut la signer", et lancée notamment
par Michel Alexandre en direction des milieux étudiants. Laugier semble avoir pris, au
nom du groupe, une part active à cette action, qui recueillera plus de trois cents
signatures, surtout à la Sorbonne (en lettres et en sciences) et à l'ENS16. Mobilisé pour
le service militaire, il laisse ensuite son poste de secrétaire à Marcel Prenant17.
Après cette date, nous n'avons pu trouver aucune trace d'une adhésion formelle au
parti socialiste. Mais cette expérience l'a marqué profondément et, à travers elle, on
peut reconstituer son état d'esprit et ses partis-pris idéologiques à la veille de la guerre.
Profondément marqué par l'humanisme de Jaurès, mais aussi, comme il le dit dans une
de ses lettres de 1913, par un pacifisme et un antimilitarisme tolstoïens, ce qu'il cherche
dans le socialisme, c'est une conduite, une morale, autant qu'une idéologie. Détail
révélateur, Laugier a été, comme l'indique cette même lettre, un des rares lecteurs d'un
étrange "bréviaire laïque", le "Calendrier manuel des Serviteurs de la Vérité" imaginé
par Paul Desjardins, le fondateur de l'Union pour l'action morale et la vérité et, en 1910,
des Décades de Pontigny18. Mieux peut-être que les premières expériences
professionnelles et politiques de Laugier, ce désir d'exercice spirituel fait de lui un
héritier d'une éthique républicaine venue en ligne directe des grands combats des
années 1880-1900.
Le tournant de la guerre : le "meurtre des élites"
L'épreuve de la guerre vient heurter de plein fouet, comme toute sa génération, le
jeune scientifique socialiste, mais, loin de radicaliser son antimilitarisme et son
pacifisme sur des positions de défaitisme révolutionnaire, le rejet qu'elle provoque chez
lui conforte au contraire un humanisme et un rationalisme qui le ramènent au
réformisme et à un civisme profond.
On ne dispose sur ce tournant que de quelques "Lettres aux Africains" adressées
du front de Champagne de 1914 à 1916 et de lettres à ses parents pour la période
suivante où il est envoyé dans les Balkans19. Les premières "Lettres aux Africains"
laissent entrevoir un Laugier gagné par un certain élan patriotique. "Pourvu que nous
soyons vainqueurs !" écrit-il le 26 août 1914, soulignant le moral excellent des soldats,
même s'il note, le 3 septembre, la démoralisation des flots de réfugiés. Dès le 6
décembre, le ton change. Laugier, qui n'entreverra le feu que comme médecin militaire,
se plaint de la monotonie et de l'inutilité. Non qu'il rêve de "plaies et bosses", mais par
civisme profond. "Je sais fort bien que si j'étais appelé à me battre je ferais 'mon devoir'
comme chacun le fait, mais simplement pour la raison logique qu'ayant accepté les
bénéfices et les avantages de la solidarité nationale, je dois en accepter aussi les charges
et les devoirs, mais au fond je reste étranger à ces mouvements d'enthousiasme
16Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard,
1990, pp. 29-30.
17Marcel Prenant, Toute une vie à gauche, Paris, Encre-Editions, 1980, pp. 39-40. Selon Prenant, Lapicque a présidé
un meeting des ESR menacé par les Camelots du Roy (p. 43).
18Pierre Bertaux, "Paul Desjardins et le Calendrier manuel des Serviteurs de la Vérité", in Paul Desjardins et les
Décades de Pontigny, études, témoignages et documents inédits présentés par Anne Heurgon-Desjardins, Paris, PUF,
1964, pp. 104-111.
19"Lettres aux chers Africains (1910-1916)", citées ; "Lettres à ses parents (1906-1919)", Matériaux pour une
biographie d'Henri Laugier, n° 4.
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patriotique qui conduisent les hommes à se détruire". Il ajoutera même en 1915 : "J'ai
honte d'être de par ma profession presque complètement à l'abri du danger". La
condamnation de la guerre, de plus en plus explicite, n'étonnera pas chez lui. Dès
décembre 1914, il ne s'attend plus qu'à une longue guerre de tranchées, décrit
l'épuisement de l'élan national et se révolte contre le bourrage de crânes, rejetant dos à
dos le "déconcertant" manifeste nationaliste des intellectuels allemands (du 4 octobre
1914) et les absurdités antiwagnériennes de Paul Bourget, Frédéric Masson et SaintSaëns : "Je voudrais bien croire que tout est atrocité chez les Allemands et tout
héroïsme chez nous, mais je ne peux oublier que j'ai vu des turcos et des zouaves avec
des têtes d'Allemands dans leur musette et des chapelets d'oreilles autour de leur taille".
Au bout de l'année 1915, "la plus épouvantable que l'humanité ait jamais vécue",
la dénonciation de la guerre est totale. Admirant, non pas l'héroïsme ou "l'exaltation
enthousiaste" de l'assaut, mais le courage quotidien d'affronter le froid, la boue, la faim,
l'inaction, il compare la guerre à un "cataclysme naturel" dont les conséquences sont
irréparables : "Je ne puis croire que les avantages que procurera une paix victorieuse,
cette paix qui dit-on 'libérera le monde', soient suffisants pour équilibrer les désastres de
toutes sortes qu'aura semés la guerre" (décembre 1915). La guerre, comme il l'écrit en
1916 est non seulement une "ère épouvantable de sang et de crimes", marquée par les
millions de morts et les ruines matérielles, mais plus encore désorganisation morale et
civique : "Rien ne fait prévoir qu'un pays puisse sortir de la guerre régénéré, si peu que
ce soit" (lettre du 26 juin 1916). Son départ dans les Balkans, où il se conduira
courageusement, n'altère pas cette critique, comme en témoignent ses lettres à ses
parents. Elles le poussent au contraire, fervent lecteur de Barbusse, à remettre en cause
le rôle des intellectuels, notamment des scientifiques.
C'est moins l'horreur de la guerre qu'il condamne que sa destruction de la
rationalité sociale, rattachant cette condamnation à son projet idéologique d'un monde
organisé par la science au service du progrès. La guerre est "le meurtre des élites", écritil en 1915, reprenant l'expression à Romain Rolland20. Ce qu'il lui reproche surtout,
écrit-il dès décembre 1914, c'est d'être incapable "d'assurer à chacun son rendement
maximum et de mettre partout le vrai homme à la vraie place". On retrouve ici en germe
tout le discours qui inspirera le mouvement des Compagnons de l'Université nouvelle
comme la théorie de la prophylaxie sociale chère à Edouard Toulouse. En ce sens, c'est
bien la guerre qui conduit l'utopisme scientifique de Laugier d'une thématique
révolutionnaire à une prospective plus complexe et plus modérée.
"La science au service des hommes"21
Au lendemain de la guerre, Henri Laugier entame une trajectoire paradoxale,
voire éclectique, comme on le lui reprochera, où se mêlent des activités scientifiques et
politiques. De la fondation Thiers et des Compagnons de l'Université nouvelle au
cabinet d'Yvon Delbos en 1925, son entrée dans les cercles dirigeants pose le problème
20Romain Rolland, "Le meurtre des élites", Journal de Genève, 14 juin 1915, repris dans Au-dessus de la mêlée,
Paris, Ollendorf, 1915, pp. 138-150.
21Cf. Jean Roche, "Henri Laugier (1888-1973). Un citoyen au service de la science et la science au service des
hommes", Revue du Palais de la Découverte, n° 7, avril 1973, pp. 14-25.
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de la cohérence de son action. Contre l'irrationalité de la guerre se confirme pour lui
l'idée que la science peut seule répondre aux problèmes humains. Entre ses recherches
sur les applications de la physiologie, son engagement sur l'orientation et sur la
sélection scolaires et professionnelles, son oeuvre d'organisation du travail scientifique,
son action politique et gouvernementale, se profile le dessein, hérité en droite ligne du
XIXe siècle, de mettre la "science républicaine" au service de la construction d'une
démocratie moderne.
La sélection des meilleurs : de la fondation Thiers aux Compagnons de
l'Université nouvelle
En 1919, à sa démobilisation, Laugier entre à la fondation Thiers où il restera
jusqu'en 1921. Déterminant pour sa carrière scientifique, ce séjour l'est aussi pour son
intégration à de nouveaux réseaux politico-culturels de l'après-guerre. Lié à quelques
pensionnaires de sa propre promotion (Pierre Audiat, Arthur Loth, Jean Pommier), c'est
parmi les aînés qu'il fait trois rencontres décisives, celles de Jean-Marie Carré, un des
fondateurs du mouvement des Compagnons de l'Université nouvelle, pensionnaire en
1912-1914 puis en mars 1919-janvier 1920, celle d'André Ganem (promotion 1914), qui
deviendra son meilleur ami, et celle d'Emile Bouvier (promotion 1912) par lequel il
rencontrera sans doute Yvon Delbos22. Comme Bouvier, futur membre de la délégation
française à la SDN, André Ganem, d'abord correspondant du Temps à Berlin, puis haut
fonctionnaire de la SDN proche d'Alexis Léger et véritable "éminence grise du Quai
d'Orsay", sera l'un des principaux introducteurs de Laugier dans le monde de la
"coopération intellectuelle".
Sur le plan scientifique, ce séjour dans une des rares institutions où il est possible
de faire de la recherche sans enseignement permet à Laugier d'achever son doctorat de
sciences tout en réintégrant l'équipe de Lapicque à la Sorbonne, comme préparateur de
physiologie générale, puis, à partir de 1923, comme chef de travaux. Mais, en 1923, il
opère aussi un virage radical en entrant, comme chef du laboratoire de physiologie
appliquée à la prophylaxie et à l'hygiène mentale à l'hôpital Henri-Rousselle, dans le
groupe interdisciplinaire créé en 1922 à Sainte Anne par Edouard Toulouse, où il
retrouve Henri Piéron, qui accède alors au Collège de France, et rencontre Jean-Marie
Lahy, qui anime les recherches "psychotechniques" sur la psychophysiologie du travail.
L'entrée chez Toulouse est capitale pour faire passer Laugier de la physiologie à
ses applications sociales et l'intégrer au "monde de la science utopique de l'aprèsguerre"23. La haute figure de ce psychiatre, consultant de Zola et d'Artaud, a été peu
étudiée, alors qu'il contribue, dans la lignée de Charcot, à un profond renouvellement de
la psychiatrie française, jusque là hostile à la psychologie expérimentale et à l'approche
physiologique, en se faisant, plus que Charles Richet, le théoricien de la "prophylaxie
sociale". Avec Toulouse, on passe d'une psychiatrie de l'hérédité et de la
dégénérescence à une psychiatrie organo-dynamique, d'un hygiénisme de la décadence
(Gobineau) à un hygiénisme progressiste, de la psycho-pathologie aux recherches sur
22Cf. Biologie et développement, p. 9-10 et Arch. Laugier n° 57, lettre de Raymond Polin et anciens annuaires de la
Fondation Thiers.
23William H. Schneider, cité, p. 11.
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l'homme normal, notamment au travail24. Dès 1918, il obtient la création du Comité
national d'Hygiène mentale et il fonde en 1920 la Ligue Française d'Hygiène mentale,
dont Henri Laugier, entré au comité de rédaction de La Prophylaxie mentale, sera un
animateur dans les années trente. C'est des travaux de Toulouse sur l'étude des types
humains, sur l'évaluation scientifique des facultés intellectuelles, que procèdent en
bonne part les recherches psychophysiologiques de Laugier, notamment sur
l'orientation professionnelle ou sur la biotypologie25.
C'est la même idéologie de la sélection et de l'orientation, ranimée par
l'expérience de la guerre, celle du brassage social comme du "meurtre des élites", qui
explique l'engagement d'Henri Laugier dans le mouvement des Compagnons de
l'Université nouvelle26. Centrée sur le mot d'ordre de l'école unique, l'idéologie des
Compagnons, si tant est que cela en soit une, doit s'analyser non en termes existentiels
mais replacée dans son contexte, celui de la renaissance après-guerre de la querelle
scolaire au lendemain de la victoire de la droite nationale et conservatrice. L'idée de
l'école unique remonte pour beaucoup à l'utopie pédagogique fin-de-siècle qui attend de
l'école un processus d'égalisation des chances et de sélection démocratique des élites et
qu'on retrouve aussi bien dans le discours socialisant des Universités populaires que
dans le rêve de "commune culture" d'un Paul Desjardins. Mais la guerre vient ici donner
un sentiment d'urgence au problème de la réforme scolaire et il y a comme une
inspiration péguyste dans ce groupe de jeunes professeurs mobilisés à Compiègne en
1917 qui forment le noyau originel des Compagnons. Parmi les signataires de leur
premier article-manifeste, publié dans L'Opinion du 9 février 1918, se côtoient des
laïques comme Hippolyte Luc, futur Directeur de l'Enseignement technique en 1935, ou
le germaniste socialisant Edmond Vermeil et des chrétiens comme Jacques Duval, qui
sera professeur à la Faculté catholique, et surtout Jean-Marie Carré, futur grand
spécialiste de littérature comparée et grand résistant catholique pendant la Seconde
guerre mondiale27. Formés en association en avril 1919, dotés d'un organe lorsqu'ils
rachètent un mensuel en faillite, Solidarité, leur doctrine, résumée dans le rapport
d'Alfred Girard au Congrès de 1919 de la Ligue de l'Enseignement et développée dans
deux cahiers intitulés L'Université nouvelle en 1918 et 1919, fait explicitement de
l'école unique "un moyen de sélectionner l'élite"28.
Les Compagnons rencontrent d'abord un écho grandissant, mais recrutent
essentiellement à gauche, rejoints en 1920 par Louis Lapicque, Paul Langevin, Jean
Perrin, Yvon Delbos, rédacteur à La Dépêche de Toulouse, par Albert Bayet en 1921.
En se politisant le mouvement s'essouffle, alors même que les thèmes soulevés par lui
24Sur Toulouse, outre Schneider, voir Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, tome 1, Paris,
Seuil, 1986, p. 197 et pp. 227-228.
25Suzanne Pacaud, "Henri Laugier (1888-1973)", Le Travail humain, tome 36, n° 2, pp. 193-196.
26Cf. : Antoine Prost, Histoire de l'enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, pp. 405-432 ;
John E. Talbott, The Politics of Educational Reform in France, 1918-1940, Princeton, Princeton University Press,
1969, pp. 34-64.
27Christophe Charle, Les Professeurs de la Faculté des lettres de Paris. Dictionnaire biographique 1909-1939,
vol. 2 Paris, INRP/Ed. du CNRS, 1986, notice "Jean-Marie Carré", pp. 51-53 ; Charles-Edward Perrin, "Témoignage
d'amitié", in Connaissance de l'étranger. Mélanges offerts à la mémoire de Jean-Marie Carré, Paris, Marcel Didier,
1964.
28L'Université nouvelle, tome 1, Les Principes et tome 2, Les Applications de la doctrine, Paris, Fischbacher, 19181919.
9
entrent dans le débat public29. C'est alors, en février 1921, que Laugier le rejoint et entre
au Comité directeur. Il a connu Carré à la fondation Thiers, mais son mentor Lapicque,
très actif aux Compagnons (il publie un article sur la sélection du personnel de
recherche scientifique dans Solidarité du 15 janvier 1921), n'est sans doute pas étranger
à cette adhésion.
Mettant au service des Compagnons des talents d'organisateur expérimentés
avant-guerre aux étudiants collectivistes, Laugier propose en avril 1921 une "campagne
d'opinion" et, devenu "délégué à la propagande", prépare une grande réunion publique
sur "l'égalité de tous devant l'enseignement" où il obtient la participation, en février
1922, des ténors de la bataille laïque et de la réforme scolaire, Ferdinand Buisson, alors
président de la Ligue des droits de l'homme, Emile Borel, Yvon Delbos, Paul Painlevé
et même Edouard Herriot. En juillet 1922 aura lieu une autre réunion, avec Léon Blum,
sur l'école unique. On sait que ce succès relance le mouvement des Compagnons,
désormais doté d'une équipe solide et d'une caisse de propagande, bientôt d'un organe
trimestriel quand Solidarité devient en 1926 L'Université nouvelle. On a moins souligné
que l'action de Laugier préfigure en quelque sorte un Cartel des gauches intellectuel,
tant par son éventail politique allant des radicaux aux socialistes, que par la place
importante qu'y tiennent des scientifiques préoccupés d'organiser politiquement la
recherche et de régénérer la société par l'éducation, tels que Jean Perrin ou Paul
Langevin, qui lui succédera à la tête des Compagnons en 1929. Plus encore, c'est en
grande partie à Laugier qu'on doit de voir le combat des Compagnons associer au thème
de l'école unique celui de la sélection des meilleurs par le recrutement démocratique de
l'élite, selon une inspiration qui, par-delà les travaux de la commission de l'école
unique, trouvera écho dans les réformes avortées de 1926, dans celles de Jean Zay en
1936, voire dans le plan Langevin-Wallon.
Le savant comme expert : de l'expérience Delbos à l'organisation de la science
Le Cartel des gauches vient de l'emporter en avril 1924 et la réforme scolaire fait
partie des priorités du nouveau gouvernement. Le ministre de l'Instruction publique
François-Albert crée une Commission de l'école unique, présidée par Ferdinand
Buisson puis par Anatole de Monzie, où entre Laugier, au titre des Compagnons, à côté
de Paul Langevin, rédacteur du rapport final de 1926, et de Jules Fontegne. Reprises
devant la sous-commission de l'orientation et de la sélection de la commission
parlementaire de l'école unique, ses propositions visent à rationaliser le recrutement des
élèves du secondaire selon trois critères : le livret scolaire, l'examen, les tests. En 1926,
à l'Instruction publique, Herriot tentera de faire passer certaines de ces propositions,
mais la réforme échouera, non seulement devant l'opposition de la droite, notamment
chrétienne, mais aussi devant la rivalité entre les instituteurs et les professeurs du
secondaire. En se contentant d'étendre la gratuité, le débat évacuera les questions chères
à Laugier de la sélection et de l'orientation.
Mais il est lancé et c'est à l'impact de la campagne des Compagnons qu'il doit son
entrée parmi les décideurs de la science et de l'éducation sous la figure du savantexpert. Il devient en 1925 directeur de cabinet d'Yvon Delbos, nommé en février sous29Ludovic Zoretti, Education, un essai d'organisation démocratique, Paris, Plon, 1918 ; Paul Lapie (sous
pseudonyme), "Esquisse d'une réforme générale de notre enseignement national", Revue pédagogique, 1922 ; Léon
Brunschvicg, Un Ministère de l'Education nationale, Paris, Plon, 1922.
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secrétaire d'Etat à l'Enseignement technique et aux Beaux-Arts, puis en octobrenovembre ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts dans le ministère
Painlevé. Remontant à l'après-guerre, au moins à 1921 et aux Compagnons, peut-être
même à 1919, quand Laugier se lie à Emile Bouvier, ami de Delbos depuis la khâgne,
leur rencontre débouche sur une amitié profonde, alimentée par leur goût commun pour
la gastronomie et l'art moderne30. Journaliste depuis 1911, fondateur en 1919 de L'Ere
nouvelle, un des meilleurs journaux radicaux, puis éditorialiste politique de La Dépêche
de Toulouse, Delbos, qui vient d'être élu député de la Dordogne, apparaît comme un des
jeunes espoirs de la gauche du parti radical, dont il est vice-président. Il est plus
difficile de mesurer la relation politique que Laugier, encore proche des milieux
socialisants, entretient avec lui. Après cette première expérience de 1925, se plaignant
par ailleurs de l'évolution conservatrice de Delbos, il ne le retrouvera que quand celuici, après les avoir plusieurs fois refusées, acceptera des responsabilités ministérielles de
1936 à 193931.
Au cabinet de Delbos, où entre aussi André Ganem, comme chef du secrétariat
particulier, Laugier a surtout contribué, en liaison avec Henri Piéron, à faire avancer la
réorganisation des sections scientifiques de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes,
notamment de la IIIe section qui aboutit à la création du laboratoire d'Henri Wallon.
Après la chute du ministère Painlevé, il conserve cette fonction d'expertise publique en
devenant un membre incontournable de nombreuses commissions institutionnelles,
parlementaires ou ministérielles instituées en vue des réformes universitaires (école
unique, PCN, licence et doctorat ès sciences), du Comité consultatif de l'enseignement
supérieur (1925), de la Commission d'orientation professionnelle au ministère de
l'Instruction publique (1927), de la commission scientifique chargée d'étudier la
physiologie des athlètes aux J.O. d'Amsterdam (1928).
Dès la fin des années 1920, c'est la même inspiration d'une science appliquée aux
besoins d'une société moderne et démocratique qui guide les interventions du savant
Laugier en matière d'organisation de la science. Par delà les soucis de carrière, il y a
une cohérence idéologique dans sa participation à la création de l'INOP, son
enseignement au CNAM, sa contribution à l'élaboration d'une "science du travail". En
1928, Henri Piéron, qui le connaît depuis l'avant-guerre, fait appel à lui et à Jules
Fontegne, professeur d'orientation professionnelle à Strasbourg et autre membre des
Compagnons, pour fonder l'Institut national d'orientation professionnelle. La création de
l'INOP marque en quelque sorte la reconnaissance officielle d'une psychologie
scientifique, telle que Piéron la développe après Binet et Toulouse, qui se détache de la
tutelle de la philosophie pour se constituer, sur le modèle des sciences expérimentales,
en discipline indépendante fondée sur les méthodes quantitatives d'évaluation des
facultés intellectuelles. Elle est surtout un tournant dans l'histoire de l'orientation
professionnelle, détachée depuis 1922 du ministère du commerce et de l'industrie pour
être rattachée au sous-secrétariat d'Etat à l'enseignement technique dépendant du
ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts. Elle est une des premières
réponses institutionnelles proprement "françaises" au défi du taylorisme et du modèle
américain et, en refusant de dissocier, d'une part l'orientation de la sélection, d'autre part
30Arch. Laugier n° 86, lettre de Bernard Lachaise, mentionnant la correspondance Bouvier-Delbos. Cf. Bernard
Lachaise, Yvon Delbos, Périgueux, Fanlac, 1993.
31Arch. Laugier n° 3, lettre à Jean Coulomb, 1927.
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l'orientation scolaire de l'orientation professionnelle, elle rejoint tout un mouvement
qui, des Compagnons aux tenants de l'éducation nouvelle, tout en proposant des
mesures contre la crise endémique de l'apprentissage (loi Astier de 1919, taxe
d'apprentissage de 1925), cherche à remonter aux racines de l'inégalité sociale pour
définir les règles d'une organisation scientifique du travail32.
La carrière proprement scientifique de Laugier connaît une accélération qui le
propulse à une série de postes-clés, mais en même temps marginaux par rapport aux
grandes institutions universitaires et de recherche. Directeur du laboratoire
d'organisation physiologique du travail à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, il apparaît
comme le successeur désigné de Lapicque, chez qui il est nommé maître de conférences
en 1929, mais il n'accédera qu'en 1935 au poste de professeur sans chaire. La même
année, il devient professeur de physiologie du travail, hygiène industrielle et
organisation professionnelle au Conservatoire National des Arts et Métiers, nomination
d'autant plus importante que cette "Sorbonne des classes laborieuses" constitue un lieu
symbolique et stratégique essentiel de rencontre et d'expérimentation entre intellectuels
et mouvement social33. Cette chaire qu'il rend prestigieuse va lui servir de base pour une
recherche indépendante, associant la physiologie du travail, l'orientation professionnelle
et la biotypologie. Lorsqu'il fonde en 1932, avec Henri Piéron et Dagmar Weinberg, la
Société de biotypologie, puis en 1933, avec Jean-Marie Lahy, la revue Le Travail
humain, il s'agit bien pour lui, sur l'héritage de Toulouse comme de la statistique
sociale, d'ouvrir un nouveau champ d'étude scientifique des "types humains", des
corrélations entre les caractères morphologiques, physiologiques, psychologiques, des
applications aux diverses branches, normales et pathologiques, de l'activité humaine34.
En 1933, enfin, Laugier est appelé par Raoul Dautry, alors directeur du Réseau de
l'Etat, au laboratoire de psychotechnique de la gare Saint-Lazare, transféré à Viroflay en
1937, dont il fera le bastion des recherches biométriques.
La "science républicaine"
Cette fonction de savant-expert, à la charnière de la recherche et l'administration,
fait entrer Laugier de plain-pied dans le débat sur la rationalisation et "l'organisation
scientifique du travail" qui traverse tout l'entre-deux-guerres.
Dès avant 1914, le débat sur le réformisme avait pris en France quelques traits
spécifiques, en particulier l'opposition au taylorisme, théorisée par toute l'"école
française" de psychotechnique (Lahy surtout, mais aussi Toulouse, Laugier, Piéron), et
l'insistance sur les conséquences sociales de la rationalisation, impliquant donc, pour
parer à toute alternative révolutionnaire, la nécessaire collaboration entre le patronat, le
32Michel Huteau et Jacques Lautrey, "Les origines et la naissance du mouvement d'orientation", L'Orientation
scolaire et professionnelle, n° 1, 1979, pp. 3-43 ; Francis Danvers, "Pour une histoire de l'orientation
professionnelle", Histoire de l'éducation, n° 37, janvier 1988, pp. 3-15.
33Claudine Fontanon, "L'introduction des sciences sociales au Conservatoire national des Arts et métiers", in
"Intellectuels engagés d'une guerre à l'autre", Cahiers de l'IHTP, n° 27, printemps 1994.
34E. Schneider, "Henri Laugier et la Société de Biotypologie", Biotypologie, XVIII 1-2, mars-juin 1957, pp. 1-9.
Philippe Resche-Rigon, "50 ans de Travail humain. Histoire d'une revue : évolution d'une discipline", Le Travail
humain, tome 47, n° 1, 1984, pp. 5-17.
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monde ouvrier, mais aussi la science et l'Etat35. Relancé dans les années 1920 par
l'expérience de la mobilisation industrielle, relayé par la grande presse qui s'interroge
sur le modèle américain, ce débat se développe après l'échec du Cartel des Gauches
dans de nouveaux lieux de dialogue comme l'Association française pour le progrès
social, fondée en 1926 par Albert Thomas, devenu en 1919 directeur du BIT, d'où il
anime la réflexion collective sur la politique sociale (Congrès international de 1924) et
sur l'organisation scientifique du travail en Europe (rapport de Paul Devinat en 1927)36.
A la fois forum et groupe de pression, l'AFPS met en présence non seulement les
syndicalistes (Jouhaux) et une nouvelle génération patronale (Peyerimhoff, du Comité
des houillères, Duchemin, de la Confédération Générale du Patronat Français), mais
aussi des journalistes comme André François-Poncet et des intellectuels tels que Mario
Roques, Célestin Bouglé, Charles Rist, François Simiand37. En intégrant une réflexion
sur l'éducation, notamment l'enseignement technique et le logement, la politique
familiale, la prise en compte de la dimension sociale de la rationalisation débouche sur
le problème de la modernisation de l'Etat. Là commencent les divergences. La
République moderne prônée par un André François-Poncet (Réflexions d'un républicain
moderne, 1925) sera-t-elle le résultat de la "réforme de l'Etat", revendiquée par Ernest
Mercier ou André Tardieu, derrière laquelle se profile un Etat patronal contrôlé par les
élites, ou le produit d'un mouvement parallèle de modernisation et de démocratisation ?
Il nous semble en effet que s'opposent deux courants dans ce débat sur l'organisation
"rationnelle" ou "scientifique" du travail. Le premier, d'inspiration technocratique, voire
corporatiste ou étatique, assez bien représenté par un Raoul Dautry, homme-clé des
chemins de fer puis de l'Armement, donne le pouvoir aux experts pour assurer
l'harmonie, l'ordre et la discipline38. Le second, marqué au sceau d'un humanisme
rationaliste, pourrait se définir comme celui de la "science républicaine".
Nous n'avons pu, en l'état actuel de nos recherches, attester la participation directe
d'Henri Laugier à ces structures de dialogue, qu'il s'agisse de l'AFPS ou des institutions
genevoises, mais il est trop lié à des hommes comme Jouhaux ou, du côté de la SDN,
Emile Bouvier, Henri Bonnet, pour que cette piste ne soit pas à souligner. Il a travaillé
avec Dautry en 1933, puis derechef en 1939-1940 quand celui-ci sera ministre de
l'Armement. De même, la Société de Biotypologie, en la personne de son président le
docteur Martinez, est partie prenante à la création en 1936, lors d'une décade de
Pontigny, du Centre d'étude des problèmes humains d'Alexis Carrel, où se retrouvent
les tenants de cette vision technocratique, notamment influencés par le mouvement XCrise ou le courant "Révolution constructive" de Georges Lefranc, et les planistes de la
CGT39. Enfin, les fondations américaines (Ford, Carnegie) ont apporté leur soutien aux
35Aimée Moutet, "Les origines du système de Taylor en France. Le point de vue patronal (1907-1914)", Le
Mouvement social, n° 93, octobre-décembre 1975, pp. 15-49 ; Georges Ribeill, "Les débuts de l'ergonomie en France
à la veille de la Première Guerre mondiale", Le Mouvement social, n° 113, octobre-décembre 1980, pp. 3-36.
36B. W. Schaper, Albert Thomas. Trente ans de réformisme social (1894-1932), Paris, PUF, 1960.
37Martin Fine, "Un instrument pour la réforme : l'Association française pour le progrès social (1927-1929)", Le
Mouvement social, n° 94, janvier-mars 1976, pp. 3-29.
38Rémi Baudouï, "Raoul Dautry, la conscience du social", Vingtième siècle. Revue d'histoire, n° 15, juillet-septembre
1987, pp. 45-58. Cf. aussi Rémi Baudouï, Raoul Dautry, 1880-1951. Le technocrate de la République, Paris, Balland,
1992.
39Giuliana Gemelli, "L'Ecole Polytechnique e i suoi profeti", Rivista di storia contemporanea, n° 2, 1986, p. 249.
Mais Laugier dénoncera la fondation par Carrel de l'Institut pour l'étude de l'homme sous Vichy : Henri Laugier,
"Connaissance de l'homme et organisation des sociétés", Cahiers antiracistes, tome 1, n° 4, février 1944.
13
recherches sur l'organisation du travail tant de l'OIT que de l'AFPS et c'est comme
membre de la Commission française pour l'Enquête Carnegie sur les examens et
concours (1936-1938) qu'Henri Laugier a mené avec Dagmar Weinberg ses enquêtes
sur le baccalauréat (La correction des épreuves écrites dans les examens, Paris, La
Maison du Livre, 1936) et sur la "sélection rationnelle" (Recherches sur la solidarité et
l'indépendance des aptitudes intellectuelles, Paris, Chantenay, 1938). Le cas de ces
enquêtes Carnegie nous semble précisément révélateur de ce qui distingue la "science
républicaine" d'un Laugier, préoccupé des procédures démocratiques de formation des
élites, à la fois de l'utopie technocratique des partisans de la "réforme de l'Etat" et d'une
lecture révolutionnaire attendant de la lutte des classes l'avènement d'une société
rationnelle. Peut-être faudrait-il même y voir une piste pour expliquer ses divergences
et ses rivalités avec la "droite savante", représentée par un Yves Rocard, comme avec la
gauche proche du Parti communiste, tant Jean-Marie Lahy que Paul Langevin, Henri
Wallon, Henri Mineur ou Marcel Prenant.
Pour Laugier, comme pour Jean Perrin, rêvant le 14 juillet 1935, dans son
discours du Comité national de Rassemblement populaire, à "cette cité meilleure qui
devient possible grâce à la Science", c'est la science en elle-même qui est libératrice.
C'est dans un "Plaidoyer pour l'esprit d'utopie" prononcé en 1942, que Laugier nous
donne la quintessence de cette foi scientiste40. Le progrès social, la coopération
intellectuelle et la paix procèdent presque naturellement non seulement des conquêtes
économiques nées des découvertes scientifiques, mais d'une pédagogie de la science et
d'une confiance dans le génie créatif (artistique aussi bien que scientifique) telles
qu'elles s'exprimeront par exemple pour lui en 1937 dans le Palais de la Découverte.
L'idée que la science peut seule répondre aux problèmes humains comporte deux
versants. D'un côté, une exaltation, héritée du XIXe siècle, du pouvoir de la science, de
l'autre, une vision dynamique, voire vitaliste, de la société, qui fait de Laugier le
continuateur des théories de la mobilité sociale du début du siècle opposant les tenants
du darwinisme social et de l'eugénisme (Galton) aux philosophes sociaux et
sociologues, notamment durkheimiens, partisans du rôle prépondérant du milieu. Les
travaux de Laugier, comme ceux de Toulouse, Piéron, Lahy, proposent une sorte de
voie médiane, empruntant à la statistique sociale et à la méthode quantitative les
moyens de mesurer l'homme pour rationaliser l'intervention humaine en partant de
données objectives41.
S'il faut admettre avec Jean-François Picard que la méfiance l'a longtemps
emporté dans la relation entre logique étatique et logique scientifique, il nous semble
qu'Henri Laugier, loin d'être un isolé, est représentatif d'une communauté scientifique
qui a accepté et même souhaité l'intervention de l'Etat, voire l'interpénétration entre la
République et la Science, en faisant de la science un élément de la puissance
nationale42. En ce sens, le premier patron du CNRS est fondamentalement l'héritier
d'une tradition républicaine qu'on peut faire remonter non seulement à la "mobilisation
40"Plaidoyer pour l'esprit d'utopie", conférence du 11 février 1942, Montréal, in Combat de l'exil, Montréal, Ed. de
l'Arbre, 1944, pp. 90-115.
41Cf. "La sociologie française dans l'entre-deux-guerres", études et documents réunis par Philippe Besnard, Revue
française de sociologie, XXVI-2, mars-avril 1985, notamment Johan Heilbron, "Les métamorphoses du
durkheimisme", pp. 203-237 et Alain Desrosières, "Histoires de formes : statistiques et sciences sociales avant 1940",
pp. 277-310.
42Harry W. Paul, From Knowledge to power. The rise of the science empire in France, 1860-1939, Cambridge,
Cambridge University Press, 1985.
14
scientifique" du temps de guerre (G. Urbain, P. Langevin, J. Perrin) et aux réseaux
noués par Albert Thomas dès 1900 (F. Simiand, J. Godart), mais même à la fin du XIXe
siècle et aux figures des "savants ministres" qui se sont succédés, de Marcelin Berthelot
dans le ministère Waldeck-Rousseau à Paul Painlevé, ministre et président du Conseil
pendant la guerre et de nouveau ministre dans les années 1920, Emile Borel (l'auteur de
la taxe Borel de 1924), ministre de la Marine du Cartel des Gauches, Jean Perrin, soussecrétaire d'Etat à la recherche scientifique en 193643. Et la politique de la science du
Front populaire est moins la marque d'une innovation radicale que le produit d'une
idéologie réformiste fin-de-siècle, qui a imaginé l'intégration à l'appareil étatique des
découvertes de la statistique sociale et de la psychologie scientifique, avec l'Office du
travail dès 1891, l'INOP en 1928, l'Office de statistique administrative en 1930, et qui
continue de pénétrer les milieux intellectuels au moins autant que les modernisations
culturelles revendiquées par l'avant-garde ou les tenants de la révolution.
L'engagement des années 1930
En choisissant des responsabilités publiques, Henri Laugier choisit un mode
d'intervention politique discrète, qui tient à la fois à sa personnalité, aux fonctions qu'il
a occupées et surtout au type de sociabilité politique très particulier, en fait propre au
radicalisme et aux milieux républicains de l'entre-deux-guerres, dans lequel s'exerce son
action. Plusieurs savants, de Borel à Perrin, sont directement entrés dans la sphère
parlementaire ou gouvernementale, d'autres ont milité très ouvertement, en particulier à
à la SFIO et au PCF. En dehors de ses activités professionnelles (commissions de
réforme) ou de sa participation au cabinet Delbos, d'ailleurs interrompue de 1925 à
1936, l'expression publique de Laugier se manifeste dans une série d'associations et de
réseaux qui apparaissent néanmoins comme autant d'instruments de diffusion de cette
idéologie rationaliste et républicaine. Moins grand commis qu'éminence grise, on serait
assez tenté de comparer le rôle de Laugier dans l'organisation de la science à celui d'un
Georges Huisman sur le plan artistique. Liés par des amis communs (Henri Bonnet,
Emile Bouvier), grands collectionneurs d'art moderne, ils oeuvreront ensemble à
l'Exposition de 1937 et la conception que Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts
de 1934 à 1940, se fait de l'Etat-mécène est fort similaire à celle d'Henri Laugier,
premier directeur du CNRS44.
La nébuleuse républicaine
En 1927, Laugier est un des signataires de la pétition contre la loi Paul-Boncour
sur "l'organisation générale de la nation pour le temps de guerre". Votée le 3 mars en
pleine euphorie de l'"esprit de Genève", cette loi rappelait trop la mobilisation
idéologique et le bourrage de crânes pour ne pas susciter la condamnation des milieux
pacifistes. Suivant la protestation de son disciple Michel Alexandre dans les Libres
propos du 20 mars, Alain réagit dans le numéro d'Europe du 15 avril qui comporte une
pétition de 160 noms parmi les plus importants de la gauche universitaire et
43Marie-Jo Nye, "Science and Socialism : the Case of Jean Perrin in the Third Republic", French Historical Studies,
n° 9, 1974, pp. 141-169.
44Georges Huisman par quelques-uns de ses amis, s.l.n.d. (1960). Cf. aussi Pascal Ory, La Politique culturelle du
Front populaire français (1935-1938), Thèse Paris X, 4 vol., 1990.
15
intellectuelle, et qui sera suivie d'une seconde liste, celle où figure Laugier, dans
Europe du 15 mai, puis d'une liste autonome d'une cinquantaine de normaliens45. Isolée,
mais révélatrice, cette signature peut contribuer à situer Laugier sur l'échiquier politique
comme à caractériser son mode d'intervention. Moins socialiste que Perrin et plus à
gauche que Delbos, Laugier est moins homme de pétitions ou de tribunes que de salons.
Ce n'est guère du côté des structures militantes qu'il faut chercher sa trace, même si ses
choix, notamment au moment de l'antifascisme, sont clairs et rapides, mais plutôt du
côté des réseaux associatifs, méta-politiques, caractéristiques d'un milieu d'intellectuels,
notamment de scientifiques, qui refusent l'adhésion à un parti organisé.
On peut désigner comme "nébuleuse républicaine" ce tissu socio-politique, moins
socialisant sans doute, malgré son ouverture aux socialistes modérés (Albert Thomas),
que radicalisant, dans la mesure où le parti radical, moins structuré que la SFIO et
plongé dans une crise d'identité, représente paradoxalement pour quelques jeunes
intellectuels ("génération réaliste", jeunes Turcs) un espoir de renouveau de l'idéal
républicain. De cette nébuleuse pourrait être exemplaire, dès les années 1920, la Ligue
de la République étudiée par Gilles Le Béguec, moteur de la constitution du Cartel des
gauches mais surtout laboratoire d'idées et structure de propagande, où se retrouvent
tous les grands noms de la gauche universitaire46. Mais il faudrait citer aussi des
organisations aux vocations variées, telles que la Ligue des Droits de l'Homme, la Ligue
de l'enseignement, parmi lesquelles on retrouve, d'un bout à l'autre de l'entre-deuxguerres, les mêmes noms, notamment parmi les scientifiques, Paul Appell, recteur de
Paris, fondateur de la Cité universitaire, mais aussi président de l'Association française
pour l'avancement des sciences, président de l'Association française pour la SDN,
Emile Borel, député et ministre, président de la Fédération des associations françaises
pour la SDN, président de la Confédération des travailleurs intellectuels, Paul Langevin,
Henri Piéron, Henri Wallon, dirigeants de la Société française de pédagogie et du
Groupe français d'éducation nouvelle, etc.
C'est dans ce tissu, à la limite du social, de l'idéologique et du professionnel qu'est
inséré Laugier, même si, en dehors de la maçonnerie et de l'Union rationaliste, on ne
trouve guère de traces de ses appartenances, sinon à l'Association française pour
l'avancement des sciences et au Centre international de Synthèse. C'est cette
collaboration avec Henri Berr qui le conduit à participer à l'expérience de
l'Encyclopédie française, lancée par Anatole de Monzie en 1932 au Congrès
international de l'éducation nouvelle de Nice et dirigée par Lucien Febvre. Membre du
comité directeur de l'entreprise, Laugier pilotera la mise au point du tome VIII de
l'Encyclopédie française, publié sous la direction de son assistante Dagmar Weinberg.
Cette entreprise intellectuelle mériterait une étude exhaustive, à la fois comme
symptôme de la renaissance de l'encyclopédisme et comme exemple de réseau politicoculturel fonctionnant d'ailleurs à l'échelle internationale47.
45Europe, 15 mai 1927, p. 88. Signalé par Nicole Racine. Sur la campagne contre la loi Paul-Boncour, voir Jean-
François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990,
pp. 79-81.
46Gilles Le Béguec, "La Ligue de la République (1921-1924)", Modern and Contemporary France, n° 39, October
1989, pp. 4-11.
47Cf. Giuliana Gemelli, "L'Encyclopédie française e l'organizzazione della cultura nella Francia degli anni trenta",
Passato e presente, n° 11, 1986, pp. 57-89 et "Communauté intellectuelle et stratégies institutionnelles : Henri Berr
et la fondation du Centre international de synthèse", Revue de synthèse, t. CVIII, n° 2, p. 255.
16
Il y a de l'anticonformisme dans le Laugier politique au moins autant que dans le
Laugier amateur d'art. On sait le rôle de l'art contemporain dans sa vie, son ouverture à
l'avant-garde, sa passion bibliophilique. On sait aussi qu'il mettra ces goûts audacieux
au service de ses projets scientifiques et politiques, par exemple dans sa participation à
l'édification du Palais de la Découverte comme synthèse de la science et de l'art
modernes48. Mais il faut se demander si ces choix esthétiques n'éclairent pas aussi son
type de sociabilité : homme de petits cercles, à la limite de l'amitié et de la relation
sociale, sa maison ouverte, sa maison galerie, toujours impressionnante pour les
visiteurs, celle de Paris comme plus tard celle de Simiane, tient du salon où
s'entremêlent gastronomie, art et politique. Surtout, Laugier est dans les années 1930 un
habitué du peu connu "Cercle de la rue Tournon" ou "Cercle Fénelon", attesté dans les
souvenirs des Brésiliens Osorio de Almeida et Paulo Duarte, "un petit club très fermé
qui comprenait un peu plus de 20 membres, fondé par Madame Caroline Vacher,
professeur de mathématiques au lycée Fénelon, très liée à Rivet et à tout notre
groupe"49. Outre Rivet, que Laugier connaissait grâce à Lapicque, et de nombreux
Brésiliens, notamment des scientifiques, on retrouvait dans ce "club", non seulement
des savants et universitaires de gauche comme Langevin, Piéron, Jean et Francis Perrin,
Pierre Janet, Jacques Hadamard, Louis Rapkine, les ethnologues Marcel Mauss,
Maurice Lechard, mais aussi Paul Valéry ou Henri Focillon, des politiques comme
Léon Blum, sa femme et ses neveux Paul Weill et André Blumel et des hauts
fonctionnaires internationaux, le fidèle André Ganem, Henri Bonnet, représentant de la
France auprès de la Commission internationale de coopération intellectuelle, Pierre
Comert, chef des services de presse de la SDN puis du Quai d'Orsay.
Le "Cercle de la rue Tournon" pose le problème de l'insertion d'Henri Laugier
dans les milieux de la SDN, notamment de la coopération intellectuelle, même si nous
n'avons pu trouver de document formel à cet égard. Formé au pacifisme de gauche
depuis l'avant-guerre et la guerre, il n'a pu que se mêler aux groupements et associations
qui ont milité, à partir des années 1920 en faveur de la SDN, et il faudrait mener des
recherches plus poussées pour tenter de repérer sa trace dans les commissions et lieux
d'expertise de l'Organisation internationale du travail comme de la Commission puis
Institut de coopération intellectuelle internationale50. Ainsi pourrait-on aussi
rétrospectivement éclairer son rôle tant au Quai d'Orsay à la fin des années 1930 qu'à
l'ONU et à l'UNESCO après-guerre. Ce qui est attesté, en revanche, c'est sa
participation active à la coopération intellectuelle et scientifique avec l'Amérique latine.
Continent marginal sur le plan politique, l'Amérique latine a été un des principaux
terrains de la politique culturelle extérieure et de l'influence scientifique de la France à
48Pascal Ory, "Une 'cathédrale pour les temps nouveaux' ?" Le Palais de la Découverte (1934-1940)", in Régine
Robin (dir.), Masses et culture de masse dans les années trente, Paris, Ed. Ouvrières, 1991, pp. 180-204. Selon une
lettre du 1er mars 1938 de René Arcos à Romain Rolland (signalée par Nicole Racine), Laugier, alors directeur de
cabinet de Delbos, joue de son poste pour favoriser la promotion à l'étranger de petites éditions bibliophiliques.
49Elle était en fait la maîtresse de Rivet. Paulo Duarte, "Henri Laugier, un mage moderne", p. 2. (Arch. Laugier
n° 58, article du journal O Estado, 1973 ou 1974, traduit à la demande d'André Ganem). Cf. Miguel Osorio de
Almeida, Ambiante de guerra na Europa, Rio de Janeiro, Atlantica Editora, 1943, pp. 166-167 (Arch. Laugier
n° 29c).
50Henri Bonnet, "La SDN et la coopération intellectuelle", Cahiers d'histoire mondiale, n° 10-1, 1966, pp. 198-209.
17
partir du début du XXe siècle51. C'est à Paul Appell et à Henry Le Chatelier,
introducteur du taylorisme en France, qu'on doit la fondation en 1907 du Groupement
des universités et grandes écoles pour les relations avec l'Amérique latine, pierre de
touche de cette politique, dont Georges Dumas sera l'homme-clé dans l'entre-deuxguerres, notamment pour les relations avec le Brésil. Le moyen principal de promotion
de la science française a été l'envoi de missions et l'échange de chercheurs et
professeurs, parmi lesquels on retrouve dès avant 1914 Emile Borel ou Charles Richet.
Mais c'est dans les années 1920 que cette politique se développe par la création
d'"instituts de haute culture" dans presque tous les pays d'Amérique latine, et dès 1922
en Argentine et au Brésil. C'est au Brésil qu'Henri Laugier fera ses premières armes
dans la coopération scientifique, en partant enseigner en 1926 à l'Institut francobrésilien de haute culture de Sao Paulo.où sont aussi venus Dumas, Lapicque, Rivet,
avant que ne s'y illustrent dans les années 1930 Braudel, Lévi-Strauss ou Roger Bastide.
Au coeur de ces relations, on retrouve Miguel Ozorio de Almeida, pionnier de la
physiologie brésilienne, fondateur de l'Académie des sciences et, autour de lui, le "clan
de l'avenida Sao Joao", des intellectuels comme Paulo Duarte ou Mario de Andrade,
regroupés autour du journal Estado de Sao Paulo52. S'il n'est pas tout à fait certain que
Laugier ait été en 1928 ou 1929 au Pérou, où l'Institut de haute culture a été fondé en
1927, son rôle est essentiel dans l'essor de la coopération avec le Mexique. Engagée en
1924 par Georges Dumas, celle-ci avait sommeillé jusqu'au voyage qu'il y effectue en
novembre 1933, non pas au titre d'une mission officielle, mais pour le compte de
l'Union rationaliste53. Le "comité mexicain pour les échanges scientifiques avec la
France" qu'il y constitue avec des médecins et des industriels, et sous le haut patronage
de l'ambassadeur de France, sert en fait de base à la fondation d'une Union rationaliste
mexicaine, et les conflits internes qui s'y produiront retarderont encore la mise en place
d'une politique étoffée d'échanges scientifiques. Mais les liens que noue Laugier au
Mexique comme au Brésil, et qu'il entretiendra à Paris puis dans l'exil pendant la
guerre, ne sont pas sans expliquer son aura parmi les milieux tiers-mondistes des années
1950. Surtout, il y forge une expérience des relations internationales qui n'a pu que le
préparer à ses responabilités de la fin des années 1930.
L'Union rationaliste
Cela dit, l'exemple-type du réseau politico-intellectuel et du mode d'intervention
de Laugier dans la sphère républicaine est sans aucun doute l'Union rationaliste, dont il
a été un des fondateurs et un des responsables les plus fidèles sinon les plus voyants, y
côtoyant presque tous ceux dont il a croisé la route depuis les années 1920 et même
depuis l'avant-guerre. Fondée le 10 mars 1930, l'Union rationaliste est à la fois
l'héritière des courants libres-penseurs de la fin du XIXe siècle et le témoin perspicace
de l'inquiétude soulevée par la crise mondiale et ses conséquences politiques, la remise
en cause de la détente internationale et la poussée nazie en Allemagne. On dispose il est
vrai de peu d'archives, notamment sur la naissance de cette organisation, mais les
51Patrick Petitjean, "Entre science et diplomatie. L'organisation de l'influence française en Amérique latine, 1900-
1940", communication au 18e Congrès international d'histoire des sciences, Hambourg et Munich, août 1989, 13 p.
dact. (arch Laugier n° 29b).
52Jean-Paul Lefèvre, "Les missions universitaires au Brésil dans les années 1930", Vingtième siècle. Revue d'histoire,
n° 38, avril-juin 1993, pp. 24-33.
53Et non en 1934, comme l'indique Patrick Petitjean. Cahiers rationalistes, n° 25, octobre 1933, n° 31, avril 1934.
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Cahiers rationalistes, publiés à partir de 1931, fourmillent d'informations, en particulier
grâce aux comptes rendus réguliers des assemblées générales54. L'idée de créer l'Union
rationaliste revient vraisemblablement à Albert Bayet, lors d'une soirée avec Paul
Langevin et Henri Roger. Bayet, qui en sera le secrétaire général jusqu'en 1945, est une
des têtes pensantes du radicalisme et du combat laïque. Quant à Henri Roger,
successeur de Charles Richet à la chaire de physiologie en 1925, il a longtemps milité
dans les organisations de la libre-pensée, en compagnie du peu connu D. Jahia, cheville
ouvrière de l'Association nationale des Libres Penseurs de France, fondée en 1902 et
dirigée par Ferdinand Buisson55. Cette référence à la libre-pensée pousse à se demander
si l'Union rationaliste n'est pas née en partie d'une réaction d'intellectuels modérés, se
plaçant sous l'invocation de Marcelin Berthelot et d'Anatole France, face à la dérive
anarchisante et anti-intellectuelle du mouvement libre-penseur dans l'entre-deuxguerres.
L'objectif de l'Union rationaliste est clairement énoncé par le manifeste "Notre
Programme" publié en janvier 1931 dans le premier numéro des Cahiers rationalistes :
"défendre et répandre dans le grand public l'esprit et les méthodes de la Science" pour
lutter contre l'irrationalisme et plus encore l'ignorance, en groupant "une élite de savants
disposés à dérober quelques heures à leurs recherches personnelles pour les consacrer à
cette oeuvre d'éducation". C'est à ce titre qu'Henri Laugier entre au conseil de direction
de l'Union rationaliste, aux côtés d'Henri Roger (président), Paul Langevin (viceprésident), Albert Bayet (secrétaire général), D. Jahia (trésorier), Louis Lapicque, Jean
Perrin. Dans le comité d'honneur comme dans le comité d'études, il retrouve, parmi
d'autres grands intellectuels, à peu près tout le gratin de la science républicaine, Paul
Appell, Emile Borel, Jacques Hadamard, Jean-Marie-Lahy, Henri Piéron, Charles
Richet, Paul Rivet, François Simiand, Georges Urbain, etc.
L'Union rationaliste n'est certes pas une organisation de masse, mais elle touche
un public assez vaste. A la fin de la première année, elle a 1260 adhérents, dont plus de
la moitié en région parisienne, et connaît une progression régulière, surtout jusqu'en
1934. A la veille de la guerre, elle compte 3000 adhérents et 2000 abonnés aux
Cahiers56. Si elle crée des sections locales, y compris dans l'empire colonial, ses projets
d'extension à l'étranger se bornent au Mexique et à des liens avec la puissante et
ancienne Association rationaliste anglaise. Cherchant à étendre son audience, elle prend
une série d'initiatives pour toucher le monde syndical ou les jeunes. Les conférences,
tenues d'abord à l'Ecole des hautes études sociales, nécessitent des salles plus grandes à
la Société de Géographie, puis à la Sorbonne, et elles sont toutes radiodiffusées à partir
de 1936 grâce au soutien de Georges Mandel, ministre des PTT. L'Union rationaliste
s'adjoint un "Groupe Anatole France" pour les étudiants et un "Groupement d'études
Helvétius" pour la réflexion théorique et fonde en 1936 les Editions rationalistes pour
diffuser ses publications.
Laugier accédera en 1938 au poste de secrétaire général à la suite d'une crise
interne assez obscure, flanquant Albert Bayet avant de lui succéder totalement en
54Voir aussi le rappel historique d'Ernest Kahane dans les Cahiers rationalistes, n° 200-201, janvier-février 1962.
55Pierre Lévêque, "Libre pensée et socialisme (1889-1939). Quelques points de repère", Le Mouvement social, n° 57,
1966, pp. 101-141. Sur Henri Roger, voir Paul Langevin, "Henri Roger et l'Union rationaliste", Cahiers rationalistes,
n° 89, mai-juin 1946.
56Cahiers rationalistes, n° 67, avril 1938, avec graphique.
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194557. Mais il est difficile d'évaluer son rôle. Il fait quelques conférences, qui sont
l'activité vulgarisatrice principale de l'Union rationaliste58. En dehors des textes de ces
conférences, il publie très peu dans les Cahiers, sinon un article assez inattendu sur "La
Révolution et la recherche scientifique" qui évoque l'organisation scientifique
(Condorcet, Daunou), la mobilisation scientifique (Carnot) et les grandes créations
institutionnelles révolutionnaires (Museum d'Histoire naturelle, Conservatoire des Arts
et métiers, Polytechnique, Ecole normale, Mines, Archives nationales, etc.)59. Son
influence se manifeste autrement. C'est à lui qu'on doit, on l'a vu, la création de l'Union
rationaliste mexicaine, lors d'un voyage en novembre 1933. Il intervient à l'Assemblée
générale de 1934 pour demander qu'une place soit accordée à l'étude des problèmes
sociaux actuels60. De fait, avec beaucoup de précautions pour ne pas être soupçonnée de
se mêler aux luttes politiques, l'Union rationaliste publie dans les Cahiers quelques
contributions comme celle de Georges Boris sur "L'expérience Roosevelt" (n° 33, juin
1934) ou les étonnantes "Impressions d'un physiologiste en URSS" de Lapicque (n° 50,
mars 1936). La victoire du Front populaire, en confortant l'association, ranime des
débats tels que la réforme de l'enseignement sur laquelle Jean Zay prononce le 29
novembre 1937 une conférence où, faisant référence aux Compagnons, il relance le
problème de l'école unique (n° 64, janvier 1938). Si l'Union rationaliste n'intervient pas
directement sur le terrain politique, ses choix sont clairs, notamment ses prises de
position antifascistes. L'une des dernières conférences d'avant-guerre est celle
d'Edmond Vermeil en décembre 1938 sur "Le racisme allemand" (n° 73 janvier 1939)
et le dernier numéro des Cahiers, alors que la guerre est commencée, contient une
conférence de Langevin sur "La valeur humaine de la science" (n° 80, mars-avril 1940).
Du Front populaire à la guerre : l'antifascisme
C'est bien au nom de cet humanisme rationaliste que Laugier s'engage
profondément, mais toujours aussi discrètement, dans le combat antifasciste. Le
contexte politique national et international dans lequel il intervient représente aussi,
comme le montre Jean-François Picard, l'apothéose, pour l'entre-deux-guerres, de ses
talents d'organisateur et de promoteur de la science. Professeur de physiologie générale
à la Faculté des sciences de Paris, fondateur et premier directeur du Centre national de
la recherche scientifique, inspirateur avec Perrin du Palais de la Découverte, Laugier
revient à l'action gouvernementale en redevenant directeur de cabinet d'Yvon Delbos à
partir de janvier 1936. A la différence d'un Jean Perrin ou d'un Paul Rivet, il n'incarne
cependant pas l'intellectuel du Front populaire et les responsabilités scientifiques et
politiques qu'il assume sous le gouvernement Blum tiennent plutôt, on l'a vu, au
sentiment de continuité républicaine qui relie, dans le projet de progrès par la science,
57Cahiers rationalistes, n° 73, janvier 1939.
58En 1930 sur "L'influx nerveux" (Cahiers rationalistes , n° 1, janvier 1931), en 1934 sur "Une science nouvelle, la
biotypologie, science des types humains", conférence radio-diffusée, sous les auspices de l'Association française pour
l'Avancement des Sciences (Cahiers rationalistes , n° 36, décembre 1934), en 1935, à Lyon, sur "La biotypologie et
ses applications à la classification humaine" (Cahiers rationalistes, n° 46, janvier 1936).
59Henri Laugier et Georges Michon, "A propos du cent cinquantenaire de la Révolution. La Révolution et la
recherche scientifique", Cahiers rationalistes, n° 78, juin 1939.
60Cahiers rationalistes, n° 37, janvier 1935.
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l'expérience du Front populaire à celle du Cartel, mais aussi à la mobilisation du temps
de guerre et même au mouvement des idées de la fin du XIXe siècle61.
Son antifascisme résolu est en revanche indubitable. Tout indique en effet que,
bien avant de suivre Delbos au quai d'Orsay, il est attentif à la montée du nazisme, qui
réveille même en lui, selon les témoignages, un antigermanisme ancien, et très
préoccupé par les tensions internationales, sur lesquelles il est particulièrement informé
par tout son réseau d'amitiés, Henri Bonnet, André Ganem, "éminence grise du Quai
d'Orsay", Pierre Comert, chef du service de presse des Affaires étrangères, qui sera
limogé pour "bellicisme" par Georges Bonnet en octobre 1938. Dès 1933, par
l'intermédiaire du communiste Willy Münzenberg, l'inventeur du Comité AmsterdamPleyel, qu'il a rencontré à Berlin grâce à Pierre Comert et qu'il retrouve à Paris en mars
1933, il est au contact des milieux antifascistes allemands62. Ainsi sera-t-il, comme
directeur de cabinet de Delbos, un important canal d'aide aux savants allemands exilés,
en particulier Otto Mayerhoff, prix Nobel de Médecine 192263. Le 6 février 1934
représente pour lui aussi un tournant décisif et il est un des premiers signataires du
manifeste de fondation du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes où,
derrière Alain, Rivet et Langevin, il retrouve tous ses proches, Pierre Auger, Albert
Bayet, Jacques Hadamard, les Joliot, Lahy, Longchambon, Henri Roger, etc.64. Mais, de
nouveau, son intervention publique s'arrête là et on ne décèle sa trace dans aucune des
organisations culturelles nées ou développées autour du Front populaire et dans
lesquelles des savants comme Perrin ou Langevin sont omniprésents65.
C'est au gouvernement, sous Delbos, que son action, le plaçant de 1936 à 1940 au
coeur de la politique nationale et internationale, est la plus intéressante et la plus
difficile à repérer, dans une phase où il est, par ailleurs, au coeur du processus de
création du CNRS. Il redevient directeur du cabinet de Delbos quand celui-ci entre
comme Garde des Sceaux et vice-président du gouvernement dans le ministère Sarraut
(janvier-juin 1936), et le suit, après la victoire électorale du Front populaire, quand il
devient ministre des Affaires Etrangères dans le premier gouvernement Blum (juin
1936-juillet 1937), en même temps que Jean Zay arrive à l'Education nationale et Irène
Joliot-Curie, puis Perrin à la Recherche. Au Quai d'Orsay, Delbos sera un ministre
hésitant et influençable, incarnant toutes les contradictions du Front populaire, mais,
tandis qu'Alexis Léger continue de régner sur le secrétariat général, il est entouré d'une
équipe efficace et décidée d'intellectuels radicaux et socialistes, souvent venus du
briandisme, Pierre Viénot, sous-secrétaire d'Etat, lié à Jacques Kayser et Georges Boris,
61Voir le témoignage de Lydia Cassin, une de ses principales collaboratrices, notamment au laboratoire de la gare
Saint-Lazare, sur son peu d'ardeur envers le Front populaire (Arch. Laugier, n° 46).
62Babette Gross, Willy Münzenberg. Eine politische Biographie, Stuttgart, DVA, 1967, p. 279 ; Hélène Roussel,
"Willy Münzenberg en exil et l'opinion publique française", in H. M. Bock, R. Meyer-Kalkus, M. Trebitsch (dir.),
Entre Locarno et Vichy. Les relations culturelles franco-allemandes dans les années 1930, Paris, CNRS-Editions,
1993, p. 738 ; Rita Thalmann, "L'immigration allemande et l'opinion publique en France de 1933 à 1936", , in La
France et l'Allemagne, 1932-1936, actes du Colloque franco-allemand, Paris, 1977, Ed. du CNRS, 1980, p. 154.
63Arch. personnelles CNRS non cotées, signalées par J. F. Picard, arch. Laugier, n° 42e.
64Manifeste "Aux travailleurs", Europe, 15 avril 1934, pp. 602-606. Sur le CVIA, Nicole Racine-Furlaud, "Le
Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (1934-1939). Antifascisme et pacifisme", Le Mouvement social,
n° 101, octobre-décembre 1977, pp. 87-113.
65Il accepte de participer avec Perrin à un banquet de l'Université Ouvrière en l'honneur de Langevin, Prenant et
Cohen en mai 1938, selon Georges Cogniot, Parti pris. T. 1 D'une guerre mondiale à l'autre, Paris, Ed. Sociales,
1976, p. 436.
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André Ganem, Armand Bérard, Pierre Bertaux, René Hoffherr, Olivier Wormser. Le
grand problème du ministère, c'est évidemment la guerre d'Espagne, et l'on sait que
Delbos est un des opposants les plus résolus à une politique d'intervention66. Malgré
cette opposition, plusieurs témoignages démontrent que Laugier a aidé discrètement la
République espagnole, notamment celui de Gaston Cusin, chargé des "opérations"
d'envois clandestins d'armement. Selon Cusin, c'est Laugier qui lui transmettait les
dépêches du Comité de non-intervention centralisées à Londres, ce qui lui permettait de
connaître à l'avance les dénonciations et de recevoir des informations sur l'espionnage
allemand et italien67. En vérité, Laugier s'occupe directement de toutes les affaires
politiques et c'est sous son couvert que parviennent à Delbos les documents
diplomatiques secrets, notamment ceux adressés par André François-Poncet,
ambassadeur à Berlin68. Ainsi n'est-il sans doute pas étranger aux initiatives de son
ministre en direction de la Petite Entente, dont l'échec, à partir de l'Anschluss,
entraînera Delbos dans le découragement.
A la chute de Blum, Laugier est nommé chargé de mission quand Delbos reste
aux Affaires Etrangères dans les gouvernements Chautemps (juillet 1937-janvier 1938,
puis janvier-mars 1938). Enfin, dans les gouvernements Daladier et Reynaud
(septembre 1939-juin 1940), Delbos n'accepte de succéder à Jean Zay à l'Education
Nationale, selon Louis Planté, qu'à la condition d'y être suivi par Laugier, à qui il va
déléguer la conduite du ministère, sous lequel naît officiellement le CNRS69. Leurs
positions semblent pourtant diverger de plus en plus, en particulier depuis Munich. Si
l'on ne dispose d'aucune indication sur l'attitude de Laugier en septembre-octobre 1938,
on retrouve en août 1939 sa signature, avec celle des Joliot, de Langevin, Aimé Cotton,
Victor Basch, Albert Bayet et d'intellectuels proches du PCF ou anciens du CVIA, sur
le manifeste antimunichois de l'Union des intellectuels français, créée fin 1938 et
animée par Jacques Soustelle, qui condamne le pacte germano-soviétique et appelle à
résister à l'agression70.
Très au fait des ultimes tensions internationales depuis son passage au Quai
d'Orsay, très lié au général Georges, qui s'opposait aux choix stratégiques de Gamelin,
Laugier, que ses responsabilités au CNRS maintiennent au contact des questions
militaires, notamment par sa collaboration avec Raoul Dautry, ministre de l'Armement,
fait partie jusqu'au bout des tenants de la fermeté. Lors de l'attaque allemande en maijuin 1940, il suivra Delbos à Tours puis à Bordeaux, d'où il partira pour Londres, tandis
que Delbos, opposé lui aussi à l'Armistice, s'embarquera sur le Massilia pour Alger,
66Armand Bérard, Au temps du danger allemand, Paris, 1976, p. 326, cité par Jean-Baptiste Duroselle, "Les milieux
gouvernementaux en face du problème allemand en 1936", in La France et l'Allemagne, 1932-1936, cité, p. 393. Cf.
aussi, outre la biographie de Delbos par Bernard Lachaise, citée, John Dreifort, Yvon Delbos at the Quai d'Orsay :
French Foreign Policy during the Popular Front, Univ. of Kansas, 1973 ; Jean-Baptiste Duroselle, La Décadence
1932-1939, Paris, Imprimerie nationale, 1979, pp. 271-321.
67Gaston Cusin, "Témoignage", in "Contribution à l'histoire de la politique de la non-intervention", documents
inédits présentés par Daniel Blumé, Cahiers Léon Blum, n° 2 et 3, décembre 1977-mars 1978, p. 83. Voir aussi le
témoignage de Georges Cogniot, cité, p. 310.
68Documents diplomatiques français 1932-1939, 2e série (1936-1939), t. IV (1er juin-29 septembre 1937), Paris,
Imprimerie nationale, 1970, pp. 442-448.
69Louis Planté, Au 110 rue de Grenelle. Souvenirs, scènes et aspects du Ministère de l'Instruction publiqueEducation nationale (1920-1944), Paris, Clavreuil, 1955, pp. 205-206.
70Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, cité, pp. 125-129 ; Nicole Racine-Furlaud, "Bataille
autour d'intellectuel(s) dans les manifestes et contre-manifestes de 1918 à 1939", in Danielle Bonnaud-Lamotte et
Jean-Luc Rispail, Intellectuel(s) des années trente entre le rêve et l'action, Paris, Ed. du CNRS, 1989, pp. 223-236.
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puis rentrera pour être arrêté en 1943 et déporté. La Résistance, à Londres, New-York
puis Alger, sera pour Laugier, révoqué par Vichy dès juillet 1940, dans le droit fil de
son engagement républicain.
En ce sens, il est peut-être arbitraire d'arrêter en 1940 l'étude de l'itinéraire
politique d'Henri Laugier. De l'étudiant socialiste au résistant gaulliste, du directeur de
cabinet de Delbos au secrétariat-général adjoint de l'ONU, il y a, on l'a dit, plus de
permanence que de rupture. Par-delà la figure de ce savant républicain, c'est peut-être
toute une réflexion sur la continuité de l'idée républicaine et de la défense de ses valeurs
qu'il faudrait appuyer dans l'approche biographique de ces personnages du premier des
seconds rangs, éminences grises et pour certains hommes de l'ombre, mais moteurs de
bien des décisions qui ont animé les grandes administrations depuis plus d'un siècle.

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