Le soufisme dimension interieure _Ahmed b_
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Le soufisme dimension interieure _Ahmed b_
Le soufisme, dimension intérieure de l’islam1 Ahmed Bouyerdene, chercheur en histoire. Introduction Les conjonctures politiques qui placent aujourd’hui l’islam sur le devant de la scène médiatique ont pour conséquence de sortir le soufisme (tasawwuf en arabe) de l’ombre. Un constat qui a fait dire à l’un de ses représentants que les « soufis sortaient du bois2 ». A l’évidence le sujet, par le nombre toujours croissant de publications et de conférences qu’il produit, interpelle toujours davantage de personnes, musulmans ou non, en quête de sens. Car interroger le soufisme revient d’abord à poser la question du sens de la vie et de sa finalité. Et la crise multiforme que traverse notre époque et l’angoisse qu’elle génère donnent à ces questions une charge particulière. Il est bien sûr impossible dans le cadre de cet article d’épuiser cette interrogation. Aucune prétention donc à l’exhaustivité mais une volonté d’aller à l’essentiel en répondant à quelques questions : quels liens entretient le soufisme avec l’islam ? Quelle est son origine ? Et quels en sont les principaux fondements ? Une seule et même réalité Au contraire de ce qu’énoncent certaines approches simplistes, le soufisme n’est pas une réalité religieuse qui se juxtaposerait à l’islam, ni un avatar New-Age aux couleurs de l’islam. Selon cette logique il y aurait d’un côté le musulman, orthodoxe, et de l’autre le soufi, hétérodoxe. Soyons clair : soufisme et islam n’ont jamais formé qu’une seule et même réalité. A ce sujet l’image qu’aiment à utiliser les soufis pour évoquer le rapport entre islam et soufisme est le rapport qui existe entre le lait et le beurre, … autant dire qu’il est bien difficile de les distinguer ! Alors où se situe, si l’on peut dire, la ligne de partage des eaux entre ces deux réalités ? Pour poursuivre sur cette métaphore, ce n’est pas en surface mais en profondeur qu’il faut la chercher. La Tradition pose qu’à toute réalité contingente correspond une réalité spirituelle, que tout corps est le support d’une âme, et que la lettre n’est que le véhicule de l’esprit. Selon cette dialectique religieuse, si l’islam est considéré comme un corps (religieux, 1 Cet article fait suite à la conférence organisée à la Maison diocésaine du Bon Pasteur à Valence le vendredi 25 février 2011 et à une session de formation délivrée dans le cadre de l’ISTR de Marseille deux mois auparavant. 2 Extrait d’un entretien du Cheikh Bentounès publié dans un journal suisse à la suite du colloque « Pour un islam spirituel, libre et responsable » qui s’est tenu à Genève le 9 et 10 octobre 2010. historique, législatif, social, etc.), le soufisme en constitue le cœur. Le soufisme est donc la dimension intérieure de l’islam ou encore le versant ésotérique de la religion musulmane. Et c’est en toute logique que les savants musulmans l’ont désigné comme la « science des cœurs ». Mais avant d’explorer cet islam des « profondeurs », revenons sur ses origines étymologique et historique. Origine étymologique La première origine possible pose que « sufi » est un dérivé du terme arabe sûfiya, (« il a été purifié »), safa’ étant en arabe la pureté. En ce sens l’objectif majeur du soufisme est, écrit l’islamologue E. Geoffroy ; « de reconduire l’homme à la pureté originelle, dans cet état où il n’était pas encore différencié du monde spirituel3 ». La pureté originelle dont il est question ici renvoie à une notion fondamentale en islam qui est la nature primordiale (fitra) avec laquelle chaque être vient au monde. Et c’est son environnement familial, religieux, social, etc., qui va déterminer son identité et remplir au fur et à mesure la page blanche qu’il fut à son origine et à laquelle il doit revenir à sa mort. La deuxième origine possible est liée à la laine en arabe qui se dit suf. Selon la tradition, les prophètes et les saints s’en revêtaient. Elle est le symbole de l’ascète qui vit dans la pauvreté matérielle et dans le détachement des contingences terrestres. De manière générale elle est l’attribut ontologique de l’être humain. A ce sujet un verset du Coran dit que « Ô vous les hommes, vous êtes les indigents à l’égard de Dieu, alors qu’Il Se suffit, Lui, le Louangé4 ». Cela explique aussi pourquoi le terme faqir (pauvre ou indigent, fuqara au pluriel) est employé dans certaines confréries soufies pour désigner le disciple. Pour être complet ajoutons une autre origine, qui bien que décriée par les spécialistes, est quelque fois avancée. Il s’agit de la sophia grecque et plus précisément la Sophia perenis, la Sagesse primordiale et immémoriale. Une notion qui fait écho avec la notion de hanifiyya dont la figure emblématique est Abraham (Ibrahim al-hanif). Il s’agit ici de la « Religion sans nom », ou encore selon la terminologie coranique « La Religion immuable » (al-dîn al-qayyim), qui renvoie à la question de savoir à quelle tradition religieuse appartient Adam, le père du genre humain. Sur ce point rappelons qu’avant d’être appelé à son destin prophétique, Muhammad Ibn ‘Abdallah a été lui-même considéré comme un hanif. 3 4 Eric Geoffroy, soufisme, voie intérieure de l’islam, Seuil, coll. Point Sagesses, 2009, p.15. Cor. 35 : 15. 2 Origine historique D’après la tradition musulmane, le prophète Muhammad a reçu pour mission de transmettre à la communauté entière (al-umma) le message qui lui a été révélé. C’est vrai pour la vulgate du Coran. Il en a été autrement pour son exégèse et certaines questions spécifiques posées au Prophète. La transmission s’est déroulée selon des règles spécifiques et à des niveaux différents. Si une partie de l’enseignement pouvait être reçue par le plus grand nombre, il a existé dès l’origine de l’islam, un autre niveau d’enseignement qui n’a concerné qu’un groupe restreint de compagnons (sahaba). Un procédé initiatique dont on retrouve la trace dans ce témoignage très significatif d’Abû Hurayra : « J’ai gardé précieusement dans ma mémoire deux trésors de connaissance que j’avais reçus du messager de Dieu ; l’un, je l’ai rendu public, mais si je divulguais l’autre, vous me trancheriez la gorge ». Par ces mots ce proche compagnon du Prophète signifie clairement l’irrecevabilité de ce message par des personnes qui n’y seraient pas préparées. Ce hadith, et d’autres dans la même veine5, montre de manière plus ou moins explicite que la notion d’initié existe déjà aux premiers jours de l’islam. Pour être complet, il faudrait également ajouter que le Coran admet le procédé initiatique, notamment dans le passage où Moïse, tout prophète qu’il était, reçut une « initiation » par un « Serviteur de Dieu » (‘Abd Allah) qu’il rencontra sur son chemin6. La nature de cet enseignement ésotérique et les conditions de sa transmission ont considérablement limité sa diffusion. Marqué du sceau du secret sa consignation par écrit fut à l’origine extrêmement rare. Mais on en trouve cependant des traces dans certains hadiths. La vocation initiatique est vérifiable par la qualité de l’auditoire auquel il s’adresse et la profondeur de l’enseignement donné. Un exemple emblématique nous est fourni par le hadith qui suit et qui met en scène le Prophète entouré d’une poignée de compagnons lorsqu’intervient un énigmatique personnage. Le récit tel qu’il a été rapporté par un des assistants est éloquent : « Un jour que nous étions assis auprès de l’Envoyé de Dieu voici qu’apparut à nous un homme aux habits d’une vive blancheur, et aux cheveux d’une noirceur intense, sans trace visible sur lui de voyage, personne parmi nous ne le connaissait. Il vint s’asseoir en face du Prophète, il plaça ses genoux contre les siens et posant les paumes de ses mains sur ses deux cuisses, il lui dit : ‘’O 5 Une autre tradition attribuée au Prophète rapporte qu’avant de débuter certains enseignements, il demandait « Y’a-t-il des étrangers parmi nous ? » L’ « étranger » ici fait allusion au non initié qui ne pourrait pas comprendre le langage des initiés. 6 Cor. 18 : 65. 3 Muhammad : informe moi au sujet de l’Islâm. L’Envoyé de Dieu lui répondit : l’Islâm est que tu témoignes qu’il n’est pas de divinité si ce n’est Dieu et que Muhammad est l’Envoyé de Dieu ; que tu accomplisses la prière ; verses la Zakât ; jeûnes le mois de Ramadân et effectues le pèlerinage vers la Maison Sacrée si tu en as la possibilité. Tu dis vrai ! dit l’homme. Nous fûmes pris d’étonnement de le voir, interrogeant le Prophète, approuver. Et l’homme de reprendre : Informe moi au sujet de la foi (al-Imân). ‘’ C’est, répliqua le Prophète de croire en Dieu, en Ses Anges, en Ses Livres, en Ses Apôtres, au Jour Dernier et de croire dans le Destin imparti pour le Bien et le Mal.’’ Tu dis vrai, répéta l’homme qui reprit en disant : informe moi au sujet de l’Excellence (al-Ihsân) ‘’C’est, répondit le Prophète que tu adores Dieu comme si tu Le vois, car si tu ne le vois pas, certes, Lui te voit. ‘’ […] Là-dessus l’homme s’en fût. Quant à moi je restai un moment. Ensuite le Prophète me demanda : O, ‘Umar ! Sais-tu qui interrogeait ? Je répondis : Dieu et son Envoyé en savent plus. « C’est Gabriel, dit le Prophète qui est venu vous enseigner votre religion.7 »» Ce hadith est intéressant à double titre. D’abord par la nature même de celui qui enseigne qui n’est autre que l’archange Gabriel, messager céleste par excellence, qui apparaît sous les traits d’un homme et qui ne s’adresse visiblement qu’à un nombre très réduit de témoins. Ensuite par le contenu qui démontre qu’il y a dans l’islam plusieurs degrés dans la praxis qui correspondent à autant de niveaux de conscience8. Et c’est aux confréries soufies qu’est revenue la responsabilité de ce legs spirituel dont elles vont pérenniser la transmission selon une pédagogie actualisée à chaque époque. 7 Authentifié par l’Imam Muslim (IXe siècle) et recensé dans le recueil des 40 hadiths par l’Imam Nawawi (XIIIème siècle). 8 Voici, par exemple, ce que dit un maitre soufi contemporain des trois niveaux auxquels fait référence le hadith : « Les cinq piliers [de l’islam] seront pratiqués de manière superficielle ou profonde en fonction du niveau d’évolution des individus. » Et à propos du troisième niveau, celui de l’Excellence (Ihsân), le même auteur précise qu’il « n’est pas supportable par tous » et qu’il nécessite une préparation-initiation. Cheikh Khaled Bentounès, soufisme cœur de l’islam, La Table Ronde, 1996, p.125. 4 Réalité ancienne et désignation tardive A ses origines, le tasawwuf est sans nom. Cela explique non seulement la difficulté de le distinguer de l’islam mais également de dater son apparition historique. A ce sujet une figure soufie majeure du Xe siècle écrit : « Le soufisme était auparavant une réalité sans nom ; il est maintenant un nom sans réalité. » Outre l’idée que la réalité a précédé le nom donné à la dite réalité, cette sentence laisse également entendre que la qualité de soufi renvoie moins aux apparences extérieures ou à une étiquette, qu’à une attitude intérieure, faite d’exigence et de sincérité. A ce sujet une catégorie de spirituels de l’islam, qu’on a désigné sous le vocable de malamati (« les gens du blâme »), ont délibérément choisi de refléter extérieurement la réalité inverse de leur état intérieur. Il s’agissait alors pour ces malamati de ne laisser transparaitre d’eux mêmes, et pour ainsi dire, aucune « odeur de sainteté ». Pour le Cheikh Ibn ‘Arabi (m. 1240), considéré comme le plus grand des maîtres soufi (Shaykh al-akbar), ce type spirituel est le plus élevé qu’il puisse être. C’est donc au IXe siècle que le soufisme prend forme et commence progressivement à se doter d’une doctrine et d’une structure initiatique. Cette codification, qui concerne également les autres sciences religieuses, va permettre d’assurer la transmission de cette science dite « de l’intérieur » (‘ilm al-bâtin) qui se distingue de la « science de l’extérieur » (‘ilm al-zâhir). Par la suite la « visibilité » du soufisme va s’affirmer avec l’apparition des premières confréries organisées. Elles sont fondées sur la filiation spirituelle, matérialisée par une chaîne initiatique (silsila), qui de maitre en maitre remontent jusqu’au prophète Muhammad, et sur la relation de maître à disciple qui garantit la transmission de la baraka (« influx spirituel »). Notons que comme tous les rituels soufis, cette allégeance spirituelle (bay‘a) repose sur un modèle d’un événement relaté dans le Coran9. La Voie soufie (tarîqa) qui est une à l’origine va au cours de l’histoire suivre un processus de ramification. Ces turuq (pluriel de tarîqa), ou confréries, vont être désignées du nom de leur fondateur éponyme. La tarîqa Shadhiliyya par exemple tire son nom de son fondateur Sidi Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258). Ce nom est quelquefois complété par celui d’une figure majeure de la chaine initiatique considéré comme l’artisan d’une revivification. C’est le cas, par exemple, de la tarîqa shadhiliyya-darqawiyya, dont le « revivificateur », Mulay al-‘Arbi al-Darqawi (m. 1824), a vu son nom ajouté à celui de son fondateur initial. 9 A la suite de la trêve dite de d’Hudaybiyah, une majorité de compagnons ont renouvelé le pacte d’allégeance avec le Prophète : Cf Cor. 48 : 10. 5 La doctrine de toutes les turuq puisent dans le corpus commun du Coran et des hadiths. Elles se distinguent les unes des autres par des variations sur les plans de la sémantique et du rituel. La transmission des sciences religieuses et de la doctrine spirituelle ainsi que l’invocation de Dieu et l’évocation de Muhammad, se déroulent au cours de réunions spirituelles régulières qui se tiennent dans des établissements consacrés dont le nom diffère selon les contrées du monde dans lesquelles elles sont implantées. Un Cheikh ou murshid (Maitre ou Guide spirituel) est à la tête de la confrérie dont il a la responsabilité spirituelle et matérielle. Il entretient des rapports avec les autres établissements de sa confrérie par le biais de représentants désignés par lui (muqaddam). La réalité du soufisme à l’époque moderne Si la réalité soufie est connue des Européens depuis très longtemps grâce aux récits de voyageurs et missionnaires en terres d’islam ou dans des régions de croisements culturels, ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que son étude va prendre un réel élan. En Europe, le terme soufisme, tiré du latin « sufismus », apparaît dans le premier quart du XIXe siècle10. En France, c’est à l’orientaliste Sylvestre de Sacy qu’on doit d’avoir pour la première fois mentionné le terme. A partir de la conquête de l’ancienne Régence d’Alger (1830) cette connaissance va aller en s’approfondissant. Les explorateurs français, militaires et civils, découvrent l’étendue du système confrérique (les fameux « Khouans »). Des études commencent à être publiées dont la motivation est d’abord politique. Pour comprendre l’intérêt porté par l’administration coloniale aux confréries religieuses, il faut rappeler que la résistance populaire a souvent émané d’elles (tarîqa Darqawiyya, Qadiriyya, Oulad sidi Cheikh, Rahmaniyya, etc.) ou encore de personnalités soufies. L’émir Abd elKader (m.1883) en a été le représentant le plus emblématique. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que commencent à paraître des études plus approfondies sur l’organisation et la répartition géographique des confréries soufies, mais aussi leur doctrine et les rituels qui leur sont propres11. De manière générale si le soufisme n’a suscité que peu d’échos en Europe c’est aussi parce qu’à cette époque ceux, parmi les Européens, capables de comprendre les doctrines initiatiques traditionnelles sont rares. L’accélération de la sécularisation et la modernisation à outrance ont rendu les penseurs européens toujours plus hermétiques aux questions métaphysiques. Ce n’est qu’au siècle suivant, dans le milieu des 10 Cf Christian Bonaud, Le soufisme: "al-tasawwuf et la spiritualité islamique, Préf. M. Chodkiewicz, Maisonneuve & Larose, 2002. 11 L’une des plus intéressante est due à Louis Rinn, Marabouts et Khouan, Chez A. Jourdan, Alger, 1884. 6 Orientalistes (citons L. Massignon, E. Dermenghem et H. Corbin) et « traditionnalistes » (René Guénon, F. Schuon, M. Lings, T. Burckhardt, etc.), que des études érudites et pénétrantes vont voir le jour, ouvrant le soufisme à un public occidental. Outre les causes politiques et migratoires, le développement à l’époque moderne d’importants travaux éditoriaux et de traductions des œuvres classiques soufis expliquent aussi la diffusion de la doctrine soufie hors de sa sphère traditionnelle. Les difficultés rencontrées par le soufisme En dépit de son caractère orthodoxe, reconnu par les ulémas, et de son ancrage dans toutes les couches de la société, le soufisme en contexte musulman à l’époque moderne subit une représentation biaisée qui masque sa réalité profonde. En Occident, outre l’imagerie négative accolée à l’islam et aux musulmans, le soufisme connaît une imagerie d’Epinal spécifique. A quoi cela est il dû ? Dans le monde musulman contemporain les raisons varient selon les régions et selon le contexte politico-social. Mais nous pouvons néanmoins avancer quatre causes principales. La première est liée à la décadence globale que connaissent les pays musulmans et qui n’a pas épargné les institutions traditionnelles et soufies. Un processus qui a été aggravé par les politiques expansionnistes menées par les pays occidentaux en terre d’islam depuis le XIXe siècle et qui constitue la deuxième cause possible. La troisième cause est liée à la propagation depuis le XIXe siècle du wahhabisme, doctrine puriste de l’islam, née dans l’actuelle Arabie Saoudite. Sa montée en puissance au cours du XXe siècle a nourri, à grands frais, la plupart des formes rigoristes et intégristes de l’islam. C’est à cette idéologie religieuse que l’on doit le développement des campagnes anti-soufies les plus virulentes. A cette propagande est venue s’ajouter celle des régimes d’inspiration marxiste dans le monde musulman, constituant l’autre cause majeure de l’essoufflement de la dynamique soufie. Aux accusations d’hétérodoxie voire d’hérésie (bid‘a) émanant des wahhabites, se sont ajoutées celles d’aliénation et d’antinationalisme de la part des pouvoirs communistes. Prenons quelques exemples significatifs. Dans l’Algérie indépendante des années 19601970, le régime en place a vu d’un mauvais œil l’influence des zaouïas dans l’espace social. Certaines d’entre elles ont été mises sous tutelle et des représentants de zaouïas ont même été emprisonnés12. Un autre exemple a été celui des républiques musulmanes d’Asie centrale qui ont subi durant des décennies un matraquage idéologique auquel les confréries 12 Cf Cheikh Khaled Bentounès, La fraternité en héritage, Albin Michel, 2009. 7 soufies ont tenté de résister tant bien que mal. L’invasion soviétique de l’Afghanistan et ses répercussions dévastatrices sur les structures traditionnelles et soufies en est un exemple dramatique. Que ce soit dans le cas de l’Algérie ou de celui de l’Afghanistan, le vide laissé par le repli contraint des soufis dans la clandestinité ou dans l’exil a été comblé par les adeptes d’un islam radical inspiré et financé par les réseaux d’obédience wahhabite dont on constate jusqu’à ce jour les conséquences néfastes. Dans le contexte européen, la question de la représentation se pose différemment. L’islam subit une représentation qui suit les aléas et les contextes propres à l’histoire et aux cultures de chaque pays européen. Cette imagerie forgée est globalement négative. Ces poncifs et ces stéréotypes accolés à l’islam et aux Musulmans touchent également les Soufis. Mais le soufisme est cependant marqué par une imagerie plus spécifique. Outre les raisons qui ont déjà été avancées, c’est surtout l’aspect « archaïque » du Soufi qui est mis en avant. Selon une représentation excessivement caricaturale, le Soufi est un individu qui vit en dehors du monde et de la réalité : autrement dit, il répond à la définition des cas qui relèvent de la psychose ! On voit bien qu’entre l’image du « fakir » assis sur une planche cloutée à celle donnée par certains dictionnaires anciens qui décrivent le soufi comme un « musulman pouilleux », en passant par celle de l’« illuminé », on est décidément bien loin du modèle de l’émir Abd el-Kader, de la délicate poésie d’un Hafiz ou de la métaphysique subtile d’un Ibn ‘Arabi ! Mais il faut toutefois ajouter que l’Occident a été salutaire sur bien des plans pour cet islam des profondeurs. L’Europe, mais aussi l’Amérique, sont devenues au cours du XXe siècle un espace de développement naturel des confréries soufies dont certaines sont implantées depuis le début du XXe siècle. C’est le cas notamment de la tarîqa ShadhiliyyaDarqawiyya-‘Alawiyya dont le fondateur algérien, Ahmad al-Mustafa al-‘Alawi (m.1934) a assisté à l’inauguration de la mosquée de Paris en 1926. Dès cette époque cette confrérie avait des groupes de disciples en France et en Angleterre. Autre exemple significatif, le fondateur des Derviches tourneurs (tarîqa Mawlawiyya), Jalal al-Dîn Rûmî (m. 1273) est l’un des poètes les plus lu aux… Etats-Unis ! Un enseignement complet Il est évidement impossible de donner une synthèse complète en l’espace de quelques lignes d’une tradition spirituelle aussi ancienne et aussi profonde que le soufisme. Les 8 notions abordées ici se veulent surtout des repères sur les moyens et les modalités propres à cette « science des cœurs ». La plupart des origines déjà évoquées du soufisme, on l’a vu, ont toutes trait aux principes de purification et de perfectibilité de l’être. Et pour y parvenir, l’aspirant à la Voie doit d’abord apprendre à se connaître. Une pédagogie qu’on retrouve déjà dans la philosophie grecque mais dont la finalité pour le Soufi est la Connaissance de Dieu. « Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur », cette sentence attribuée au Prophète, abondamment commentée par les Soufis, rappelle que Dieu n’est pas à chercher ailleurs qu’en soi et que l’odyssée à laquelle est appelé l’aspirant se déroule dans son propre être. Le monde manifesté ou la réalité contingente, miroir par excellence de cette intériorité, devient alors un moyen pour parvenir à la connaissance ultime (ma‘rifa). Mais cette Connaissance inconditionnée, qui puise directement en Dieu, ne peut être atteinte que par celui qui accepte de mourir à lui-même (al-fanâ). « Mourez avant de mourir », cette autre sentence du prophète Muhammad, tout autant commentée que la précédente, est mystérieuse à plus d’un titre. Le « mourir » fait référence ici à la mort naturelle du corps, commun à toutes créatures. Mais l’injonction « mourez » est, dans la bouche du Prophète, un appel à la résurrection spirituelle dès ici-bas. Cette mort initiatique est au cœur même de la doctrine soufie ; elle représente l’étape ultime sur la voie spirituelle. Une voie étroite selon la tradition islamique, en raison des périls et des obstacles qui la jalonnent et qui sont proportionnels au but recherché. Et ce but n’est autre que la contemplation du « Visage de ton Seigneur plein de majesté et de munificence13 ». Mais pour y parvenir l’enseignement initiatique insiste sur la notion de jihâd (l’effort) et plus exactement du plus grand des efforts (al-jihâd al-akbar14). C’est un chemin d’ascèse et de vigilance ou l’aspirant-disciple doit apprendre non seulement à modeler son caractère, sur le « modèle excellent15 » que représente le Prophète, mais il est également tenu d’affiner son regard sur le monde. Plus l’acuité du regard grandit et plus le monde se transforme sans que, dans le même temps, rien ne soit changé ! Les paradoxes ne manquent évidemment pas dans l’enseignement soufi, et la volonté de provoquer la perplexité (hayra) a même été érigée en règle. Car le soufisme ne s’adresse pas aux seules facultés habituelles 13 Cor. 55 : 26-27. Dans un hadith rapporté par al-Bayhaqi, le Prophète, au retour d’une expédition militaire, déclare : « Nous sommes revenus du “petit jihâd” pour aller vers le “grand jihâd”. Les compagnons demandèrent : quel est ce “grand jihâd” ? le Prophète répondit : la lutte contre les passions. » Une autre version dit : « celui du coeur ». 15 Cor. 33, 21. 14 9 d’appréhension du réel que sont les cinq sens16 et la raison discursive. Il enjoint à l’impossible et au dépassement des limites connues pour « goûter » (dawq) la Réalité-divine (al-Haqq). Sur ce sujet, la littérature soufie regorge d’expériences qui sortent de la norme et des repères communément admis. Il existe deux modalités pour appréhender cette dimension supra-rationnelle (et non pas irrationnelle !) ; l’inspiration (al-ilham) et le dévoilement spirituel (al-kashf). Par ces modalités, le regard voit au-delà de la réalité contingente (‘alam al-mulk) pour se fixer dans la réalité angélique (‘alam al-malakut). Le Connaissant par Dieu (‘ârif bi-llâh) est alors plongé dans la contemplation, et de dévoilement en dévoilement, il réalise qu’il n’y a, dans les différents niveaux de manifestations, aucune autre réalité que celle de la Réalité-divine. Dans son testament spirituel, Le livre des Haltes (Kitâb al-Mawâqif), Abd el-Kader donne une lecture extraordinaire, dans les deux sens du mot, sur ce point de doctrine à la fois subtil et délicat17. Ces expériences supra-rationnelles et ces spéculations métaphysiques n’empêchent aucunement le Connaissant par Dieu de continuer à mener une vie normale parmi ses semblables. Il sait cependant, d’une connaissance certaine (‘ayn al-yaqin, « l’œil de la Certitude »), que sa réalité n’est pas limitée à sa personne physique et qu’elle est reliée à une infinité de réalités qui puisent toutes leur « souffle » dans la source de la Miséricorde (‘ayn al-rahma18). Une miséricorde qui est, pour le Connaissant, l’unique manière d’être au monde. En guise de conclusion Terminons cet article, bien trop court au vu du sujet, en rappelant qu’au-delà de la quête des mystères célestes, le Soufi garde les pieds solidement fixés sur terre. Autrement dit, il ne perd jamais de vue son incarnation dans le monde. Il s’agit pour lui de donner une orientation et du sens à son existence, en étant un facteur de paix et de justice pour ses semblables. Son idéal de vie est de nourrir toujours davantage l’esprit de liberté et de responsabilité dont Dieu a doué l’homme. Et ce n’est pas un hasard si un colloque, récemment organisé à Genève par une association soufie, s’est intitulé : « Pour un islam 16 Selon la tradition soufie il existe sept sens (jawârih). Aux cinq sens que nous connaissons s’ajoutent le sexe et l’estomac. 17 Cf notamment le mawqif n°275. 18 Sur ce point précisons que la Miséricorde (al-Rahma) est la justification la plus haute de la mission du prophète Muhammad selon le verset : « Nous t’avons envoyé comme pure Miséricorde pour les mondes » (Cor. 21 : 107). Précisons également que l’expression évoquée ‘ayn ar-rahma (La source de la Miséricorde) désigne dans la doctrine soufie l’un des noms de la Réalité Muhammadienne (al-Haqiqa al-Muhammadiyya) qui est la dimension métaphysique du Prophète. 10 spirituel, libre et responsable19 », colloque au cours duquel un message d’espérance a été délivré. Car les déséquilibres que connaît notre monde aujourd’hui sont arrivés à un point tel qu’il n’y a plus personne pour oser prédire de quoi demain sera fait. « Y’a-t-il un pilote dans l’avion ? », c’est le titre d’un film burlesque, qui peut illustrer le chaos dans lequel se trouve notre monde actuel. Mais l’histoire nous montre que c’est au moment les plus critiques qu’interviennent les acteurs authentiques du changement. 19 « Un islam spirituel libre et responsable » organisé les 9 et 10 octobre 2010 à Genève par l’Association Internationale Soufie Alawiyya (AISA). 11 Bibliographie succincte ABD EL-KADER, Écrits spirituels, traduction du Kitâb al-mawâqif par Michel Chodkiewicz, Paris, Seuil, 1982. ADDAS, C., Ibn ‘Arabi et le Voyage sans retour, Paris, Seuil, 1996. BENTOUNÈS, Kh. (cheikh), - Le soufisme, cœur de l’islam, Paris, La Table ronde, 1996. -, La Fraternité en Héritage, Paris, Albin Michel, 2009. 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