UNIVERSITE DE ROUEN HISTOIRE de l`EDUCATION DE SOURDS

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UNIVERSITE DE ROUEN HISTOIRE de l`EDUCATION DE SOURDS
UNIVERSITE DE ROUEN
UFR de Psychologie, Sociologie, Sciences de l’Education
HISTOIRE de l’EDUCATION DE SOURDS
AVEUGLES DE 1789 A 1975
Mémoire de MASTER 1 de Sciences de l’Education dispositif F.O.A.D.
Robert AGUIRRE 20808649
Sous la direction de Mélanie TOCQUEVILLE
1
Je remercie Mélanie Tocqueville pour sa patience et son accompagnement tout au long de ce
travail.
Je remercie Claire, Sandrine, Frédérique, Linda et Sébastien, étudiants de la promotion Paolo
Freire, avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à échanger.
Je remercie Roberte Langlois, tutrice du forum, qui a su m’encourager quand le doute m’a
gagné.
Je remercie enfin ma famille qui a supporté mes sautes d’humeur tout au long de ces deux
années.
2
SOMMAIRE
INTRODUCTION…………………………………………………………………………p 4
PREMIERE PARTIE : les personnes sourdes aveugles connues à travers la
littérature…………………………………………………………………………………... p 6
A) De 1789 à 1812 : quelques exemples de personnes sourdes aveugles……………….p 9
a) Victorine MORISSEAU…………………………………………………………p 9
b) Jacques MITCHEL……………………………………………………………..p 10
c) Edouard MEYSTRE……………………………………………………………p 10
B) De 1812 à 1944 : les communautés religieuses éduquent les enfants sourds aveugles en
France : les Sœurs de la Sagesse…………………………………………………....p 11
a) Germaine CAMBON…………………………………………………………...p 12
b) Marthe OBRETCH……………………………………………………………..p 13
c) Marie HEURTIN……………………………………………………………….p 17
d) Anne Marie POYET…………………………………………………………….p 17
e) Marthe HEURTIN………………………………………………………………p 19
SECONDE PARTIE : Analyse de l’entretien avec Jacques SOURIAU……………….p 23
A) Analyse technique et critique de l’entretien…………………………………….p 23
B) Grille d’analyse de l’entretien…………………………………………………..p 24
C) Analyse du contenu de l’entretien………………………………………………p 30
a) Les temps forts dans l’éducation des enfants sourds aveugles……………...p 30
b) Les points importants qui caractérisent la surdicécité………………………p 34
c) La place des familles dans l’éducation des enfants sourds aveugles………..p 36
d) Les différentes théories qui ont eu une influence dans l’éducation des sourds
aveugles……………………………………………………………………..p 38
CONCLUSION……………………………………………………………………………p 41
3
INTRODUCTION
Je travaille actuellement dans un centre de ressources national pour les personnes
sourdes et aveugles (le CRESAM) dont le siège social se trouve à Poitiers. Il a pour mission
de soutenir les personnes présentant une double déficience auditive et visuelle, leurs familles
et les professionnels qui en ont la charge, et ceci sur l’ensemble du territoire. L’implantation
de ce centre dans cette ville n’est pas un hasard. En effet, et nous essaierons de le démontrer,
Poitiers a été, et est aujourd’hui encore, un lieu reconnu au niveau international dans
l’éducation des personnes sourdes aveugles. En 2010, l’Association de Patronage des
établissements pour les Sourds et les Sourds Aveugles (l’APSA), gère une école pour enfants
sourds et aveugles (Centre Education Spécialisée pour Enfants sourds et Aveugles, le CESSA)
un Etablissement Spécialisé d’Aide par le Travail (ESAT) pour personnes sourdes et
aveugles, deux foyers de vie pour personnes sourdes et aveugles et le CRESAM. C’est dire si
ce lieu est chargé d’histoires, ou plutôt d’Histoire.
Lorsqu’en 1980, jeune stagiaire professeur pour enfants sourds dans un établissement
spécialisé, je rencontre pour la première fois une élève sourde malvoyante, je suis désemparé
et je garde de cette première année un souvenir douloureux, car les résultats scolaires de cette
jeune fille sont catastrophiques. A l’époque, je conclus rapidement à un déficit intellectuel.
Mais, en février de la même année, nous partons en classe de neige, et je m’aperçois, à travers
de nombreuses situations, qu’elle ne voit presque rien. A notre retour, nous lui faisons passer
des examens visuels, et le résultat est sans appel : elle a un syndrome de Usher (maladie
génétique qui associe une surdité et une rétinite pigmentaire). C’est à la fois un choc et une
révélation. Depuis ce jour, l’éducation de ces jeunes sourds malvoyants est l’objet de toutes
mes attentions professionnelles. Tout naturellement, je poursuis ma carrière professionnelle
au CESSA Larnay de Poitiers, alors dirigé par Jacques SOURIAU. Et lorsqu’en 1998, ce
dernier crée le CRESAM, et qu’il me propose de participer à ce projet novateur, j’accepte
avec enthousiasme. Aujourd’hui, âgé de 54 ans, j’ai senti le besoin de mettre par écrit des
questions que je me pose depuis longtemps.
4
Notre sujet de recherche concerne l’Histoire de l’Education de Sourds Aveugles en
France de 1789 à 1975. Ce questionnement concerne à la fois peu d’individus et une période
considérable. Notre travail est donc avant tout exploratoire. Tout au long de notre carrière
professionnelle, nous avons rencontré des personnes sourdes aveugles, des professionnels…
et aussi des lectures diverses. Nous n’avons pas encore trouvé des traces écrites avant 1789 ;
c’est la raison pour laquelle nous proposons de débuter notre questionnement à cette date.
Même très fortement symbolique, la date de 1789, n’a pas à voir directement avec la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; 1789 est la date de naissance de la
première personne sourde aveugle française dont le nom nous soit parvenu, si l’on en croit les
différents auteurs, et notamment Louis ARNOULD, qui le premier a écrit un ouvrage sur la
population sourde aveugle en France ; 1975, est la date de la loi qui à notre avis marque un
changement de direction de l’éducation des enfants handicapés, changement confirmé par la
loi du 11 février 2005 (Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées).
Notre problématique de départ est que l’Education des enfants sourds aveugles français
a des liens avec la société française, avec l’éducation des enfants « ordinaires » et des enfants
sourds tout en conservant une spécificité très forte.
Afin de plonger dans cette exploration, nous proposons dans une première partie, des
exemples de personnes sourdes aveugles françaises qui ont été éduquées depuis 1789, et de
faire ressortir les traits pertinents qui permettent de démontrer la présence de ces liens. Ces
exemples sont issus de la littérature. Dans une seconde partie, nous analysons un entretien que
nous avons eu avec Jacques Souriau, ancien directeur du CESSA et du CRESAM avec qui
nous avons partagé cette aventure professionnelle passionnante pendant plus de vingt ans avec
des personnes qui bousculent nos représentations et nous stimulent dans une remise en
question salutaire.
5
PREMIERE PARTIE : Les personnes sourdes aveugles connues à travers
la littérature
Concernant l’éducation en France, des transformations apparaissent progressivement à
partir de 1789. Jusqu’alors, la scolastique est la conception de l’enseignement fondé sur des
concepts grammaticaux, logiques, syllogiques et ontologiques issus d’Aristote. Elle se
caractérise principalement par un formalisme dans les discours où le latin a la place centrale.
Cette conception est de plus en plus en plus remise en question et cette sclérose est secouée
violemment par deux courants :
-
Le premier est initié par John LOCKE (1632-1704)1 qui affirme en 1693 dans Pensées
pour l’Education, que le savoir ne procède que des perceptions et que l’éducation doit
s’appuyer sur la curiosité. C’est une révolution, au sens premier du terme. Dans la
lignée initiée par Platon et le christianisme, toutes les sensations sont vécues comme
trompeuses et ne peuvent permettre d’accéder à la seule vérité, celle des idées.
-
Cette première attaque est amplifiée par Jean Jacques ROUSSEAU (1712-1778)2,
place l’enfant au centre de toute la pédagogie :
« Commencez donc par mieux étudier vos élèves, car très assurément vous ne le connaissez
point. ».
Pour ROUSSEAU, l’enfance est la période qui doit permettre, à partir d’expériences
sensorielles en interaction avec le monde, de procéder à des déductions. Les livres gardent
une place mais ils sont complémentaires de l’expérience personnelle. ROUSSEAU inspirera
notamment PESTALOZZI pour qui l’observation et la perception sensorielle sont la base du
savoir et donc de l’éducation. Johann Heinrich PESTALOZZI (1746-1827) est connu pour
avoir mis en pratique les théories pédagogiques développées par ROUSSEAU dans l’Emile. Il
propose une progression : du concret vers l’abstrait ; du proche vers le distant ; du simple vers
le complexe.
1
Locke John (2007) Quelques pensées sur l’Education, Vrin
2
Rousseau Jean Jacques (2009) Emile ou de L’Education, Flammarion p1
6
Signalons l’importance des Encyclopédistes qui donnent toute leur place aux métiers et
aux techniques. Grâce aux travaux de DIDEROT et de ses amis, l’enseignement technique est
valorisé.
Enfin, au niveau politique, DANTON (1759-1794) annonce :
« Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir aux parents.».
Et puis, surtout, le 13 août 1793, à la tribune de la Convention, il lance le projet d’une
instruction publique, gratuite et obligatoire :
« Quand vous semez dans le vaste champ de la République, vous ne devez pas compter le prix
de la semence ! Après le pain, l’éducation est le premier besoin du peuple ! »
Le processus de laïcisation de l’enseignement est en marche et il va toucher l’éducation
spécialisée : celle des enfants sourds et celle des enfants sourds aveugles.
Le 23 décembre 1789, disparaît l’abée de l’Epée. Né en 1712 : il est une figure
charismatique de l’éducation des enfants sourds en France. De 1760, date à laquelle il
commence par hasard l’instruction de jeunes sœurs jumelles sourdes-muettes, jusqu’à sa
mort, l’abée de l’Epée, est souvent au centre de polémiques concernant l’instruction des
enfants sourds-muets : doit-elle se réaliser en langue orale ou en langue des signes ? Levons
ici toute ambiguïté : ce n’est pas l’abée de l’Epée qui a « inventé » la langue des signes
française. La langue des singes est la langue de la communauté sourde depuis que les
personnes sourdes existent, c'est-à-dire depuis toujours. L’abbé de l’Epée a proposé une
méthode pédagogique (avec programme et progression) destiné aux enfants sourds scolarisés
à partir de langue des signes. Sa longue expérience de terrain le conduit à publier en 1784 La
véritable manière d’instruire les sourds muets. Cet ouvrage contient le projet d’une langue
universelle par l’entremise des signes naturels assujettis à une méthode. Tout au long de sa
vie, l’abbé de l’Epée doit combattre deux types d’adversaires : les précepteurs qui ne veulent
pas dévoiler leurs méthodes de crainte qu’elles soient copiées, et qui sont opposés à l’idée
d’un enseignement simultané ; et d’autre part, les partisans d’une éducation fondée sur
l’apprentissage de la langue orale. Et ce sont ces derniers qui remportent la victoire au
congrès de Milan en 1880 : les représentants présents interdisent la langue des signes dans
l’éducation des enfants sourds, au motif que cette langue naturelle bloque l’apprentissage de
la parole. C’est pour cette raison, que l’abée de l’Epée a une aura très importante dans la
communauté sourde, aujourd’hui encore : il reste celui qui a défendu la langue naturelle des
sourds ! Et de nos jours, des débats enflammés perdurent, réanimés par l’implant cochléaire :
jusqu’à une époque récente, les appareillages auditifs étaient constitués de contours que l’on
7
plaçait sur les oreilles ; c’étaient des amplificateurs de sons qui donnaient des résultats mitigés
surtout en présence de surdité profonde. Il y a une dizaine d’années, apparaît une nouvelle
technologie plus efficace : l’implant cochléaire. Une opération chirurgicale est nécessaire : il
s’agit d’implanter directement des électrodes sur la cochlée, une partie de l’oreille interne. Le
son est transformé en impulsions électriques qui sont analysées par le cerveau. Les résultats
sont sans conteste, meilleurs ; il n’est pas rare que des enfants sourds profonds « implantés »
parlent correctement.
Les combats de l’abée de l’Epée ont permis sans aucun doute la création du premier
institut d’éducation des sourds-muets, en France. Louis BAUVINEAU3 relève :
« … et (l’abée de l’Epée) ouvre en 1760, chez lui, rue des Moulins, non loin de l’église Saint
Roch, une école où les élèves seront reçus le mardi et le vendredi. Il y en aura 36 en 1771, 60
en 1784, 72 en 1785. » Puis plus loin:
« En 1794, pour se séparer des aveugles qui les avaient rejoints, les sourds-muets
s’installèrent dans un autre couvent désaffecté, près de l’Eglise Saint Jacques du Haut-Pas, à
l’actuel n° 254 de la rue Saint Jacques. Elle y est toujours. » (C’est l’Institut National des
jeunes sourds de Paris).
En 1774, l’abbé écrivait : « J’offre de tout mon cœur à ma patrie et aux nations voisines
de me charger de l’instruction d’un enfant, s’il s’en trouve, qui étant sourd-muet serait
devenu aveugle à l’âge de deux ou trois ans. »
Les éducations des enfants sourds et des enfants aveugles ont eu une histoire commune
singulière. Soit l’enseignement s’est dispensé dans les mêmes lieux, soit dans des lieux
différents. Comme un balancier, cette histoire commune et différente a eu et a encore des
incidences sur l’éducation des enfants sourds et aveugles. La plupart des personnes sourdes
aveugles, durant la période de notre étude a été éduquée dans des écoles spécialisées pour
enfants sourds. La raison est simple : la grande majorité qui est devenue sourde aveugle ou
sourde malvoyante est née sourde. Dans un premier temps ; ces élèves sont scolarisés en
fonction de leur handicap auditif dans des établissements spécialisés pour la déficience
auditive et gérés par des congrégations religieuses. Durant cette période, nous pouvons
distinguer assez clairement deux temps forts. Le premier débute en 1789 et se termine en
1812, date à laquelle les Sœurs de la Sagesse créent une école pour les sourdes muettes.
Pendant ces années, nous pouvons difficilement évoquer une éducation stricto sensu ; il s’agit
3
Bauvineau Louis (2000) « Libérez » sourds et aveugles, Don Bosco p18 et 19
8
davantage de situations individuelles. Toutefois, il nous semble que ces figures initiales ont
préparé le terrain de la véritable éducation des enfants et adolescents sourds aveugles pris en
charge par des communautés religieuses. C’est le cas de Victorine MORISSEAU, la première
sourde aveugle que nous mentionnons. Elle est admise en juillet 1797 à l’Institut National des
Sourds Muets de Paris (créé en 1794 par l’abée de l’Epée) qui est l’école où sont éduqués les
enfants sourds.
A) De 1789 à 1812 : quelques exemples de personnes sourdes aveugles
a) Victorine MORISSEAU
Octavie Victorine MORISSEAU est née à Saintes Charente Maritime en 1789. C’est la
première personne sourde aveugle dont le nom est cité dans la littérature. Elle est éduquée par
MASSIEU, sourd qui est lui-même élève de l’abbé SICARD, successeur de l’abbé de l’Epée
et premier directeur de l’Institut National des Jeunes Sourds (INJS). Cette jeune fille née
sourde devient aveugle à l’âge de 13 ans. Les informations sont rapportées par BEBIAN dans
le Journal de l’Instruction des Sourds Muets et des Aveugles en 1827. Voici un extrait :
« Une des dames institutrices, prenant les mains de la pauvre aveugle, lui fait exécuter
quelques signes, et par ce moyen lui adresse quelques questions sur son âge, l’époque de son
entrée dans la maison, etc. L’aveugle trace sa réponse sur le tableau en caractères bien
lisibles. »
Ce passage nous permet de remarquer que mademoiselle MORISSEAU s’exprime en
langue des signes classique, qu’elle « écoute » en langue des signes tactile, et qu’elle écrit
normalement sur un tableau. Nous pouvons donc en déduire que jusqu’à l’âge de 13 ans, elle
bénéficie d’un enseignement en langue des signes, comme les autres enfants sourds de l’INJS
et qu’à partir de sa cécité acquise, ses enseignantes lui proposent la LSF tactile, tout en
maintenant ses acquis antérieurs (écriture sur le tableau). Ce sont les prémices d’un
enseignement qui sera développé par les Sœurs de la Sagesse, congrégation religieuse fondée
en 1703 à Poitiers et qui avait pour vocation d’éduquer les jeunes filles sourdes et sourdes
aveugles.
9
b) Jacques MITCHEL
Jacques MITCHEL est né sourd et aveugle en 1795. C’est la première fois en France,
qu’est mentionnée une personne présentant une surdicécité congénitale. Il est rapporté par
Alexandre RODENBACH, lui-même aveugle, dans Coup d’œil d’un aveugle sur les sourdsaveugles, publié en 1829 et dans Les aveugles et les sourds-muets, paru en 1853. Le jeune
MITCHEL n’est pas à proprement parler, éduqué mais, comme le montre cet extrait, il fait
preuve de capacités étonnantes pour se faire comprendre de son entourage :
« Lorsqu’il a faim, il porte la main à sa bouche et montre l’armoire où les comestibles sont
rangés… »4
Dans leur enseignement méthodique, les Sœurs de la Sagesse utiliseront beaucoup, au
début des apprentissages, ces gestes naturels avant de les codifier et d’accéder à l’abstraction.
Nous développerons cette progression pédagogique un peu plus tard.
c) Edouard MEYSTRE
Un article non signé paru dans l’Impartial, journal de l’enseignement des sourds muets
en juin 1856, et reproduit dans le bulletin de l’ANPSA (Association Nationale Pour les
Sourds Aveugles) fait état d’un sourd aveugle d’une trentaine d’années et dont le nom est
Edouard MEYSTRE. Ce cas est intéressant car il signale une autre cause de la surdicécité :
l’accident. En effet, le jeune Edouard est probablement né sourd et devenu aveugle à 7 ans
suite à un accident de chasse. Jusqu’à 18 ans, il reste chez sa mère. Puis il est admis à l’asile
des Aveugles de Lausanne dont le directeur entreprend son éducation à partir d’une scie et
d’une lime, et nous notons dans le journal ci-dessus cité :
« Le maître en profita pour lui enseigner l’alphabet des doigts de l’abbé de l’Epée dont il se
servit bientôt avec facilité. Ces résultats furent obtenus en l’espace de trois semaines. »
Que retenir de l’exemple de ce jeune homme ? Une fois de plus, la personne qui se
charge de l’éducation débute par du concret (la lime, la scie). Les Sœurs de la Sagesse feront
de même avec Marie HEURTIN (le couteau) et plus loin de nous, aux Etats-Unis, Miss
SULLIVAN, la mythique éducatrice de la non moins célèbre Hellen KELLER se servira de
l’eau pour débuter l’éducation de son élève. Un deuxième élément est celui de l’utilisation de
moyens de communication initialement destinés aux enfants sourds et adaptés au jeune sourd
4
Rodenbach Alexandre (1829) Coup d’œil d’un aveugle sur les sourds muets, Louis Hauman et Cie
10
aveugle. Le toucher supplée la vue. Cette adaptation sera développée par tous les
professionnels qu’ils soient religieux ou laïcs.
Que conclure de ce premier temps ?
En premier lieu, les personnes sourdes aveugles connues nous sont peu nombreuses. La
grande majorité concerne des personnes devenues sourdes malvoyantes : pratiquement aucune
personne sourde aveugle de naissance n’est signalée. Comme je l’ai déjà mentionné, la
mortalité de ces enfants était très élevée. Les quelques enfants survivants devaient rester dans
leurs familles, d’une part, parce qu’il n’existait aucune offre d’éducation et d’autre part parce
que ces enfants étaient souvent cachés par les familles qui les considéraient comme une
malédiction et un châtiment divin, relayé en cela par le christianisme. Par exemple, nous
pouvons citer le verset 22 du chapitre XII de l’évangile selon MATTHIEU :
« Alors on présenta à Jésus un démoniaque aveugle et muet, lequel il guérit, de sorte que
celui qui avait été aveugle et muet parlait et voyait. »
Ce verset permet de comprendre ce qui va se produire en France pour les enfants sourds
aveugles à partir de 1812. Les enfants sourds aveugles considérés comme démoniaques
peuvent être sauvés, à la condition qu’ils parlent et qu’ils voient. Certaines communautés
religieuses vont s’atteler à cette tâche : les Sœurs de la Sagesse sont les plus connues.
B) De 1812 à 1944 : les communautés religieuses éduquent les enfants
sourds aveugles en France : les Soeurs de la Sagesse.
C’est en 1812, que les Sœurs ouvrent une école pour les sourdes muettes à Auray près
de Lorient. En 1833, à la demande du préfet de la Vienne, une institution est créée dans un
Hospice de Poitiers pour accueillir des sourdes muettes. 1833, c’est aussi la date où la loi
Guizot rend obligatoire pour chaque commune d’entretenir un local scolaire sur son territoire.
Faut-il y voir une coïncidence, ou comme nous le pensons, le début d’une longue cohabitation
entre l’enseignement laïc pour la scolarisation des enfants « ordinaires » et l’enseignement
privé dispensé par les congrégations religieuses pour les enfants handicapés. Il faut
simplement signaler que l’accueil des enfants handicapés se fera beaucoup plus tardivement
dans l’enseignement public. Nous reviendrons sur ce point essentiel dans la scolarisation des
enfants handicapés en général et des enfants sourds aveugles en particulier.
11
L’aumônier, Charles Gaubier de LARNAY offre son domaine de Larnay et l’école s’y
installe le 6 novembre 1847. En 1859, M de Larnay rapporte que 92 sourdes muettes sont
scolarisées et 6 aveugles car une section pour ces jeunes filles vient de s’ouvrir. C’est dans ce
contexte, que le 1er octobre 1860 est accueillie la première sourde aveugle à Larnay : ce
domaine se situe dans les environs de Poitiers : elle se nomme Germaine CAMBON.
a) Germaine CAMBON
Dans le premier livre dédié entièrement aux personnes sourdes aveugles et qui a
constitué l’essentiel de nos sources, Louis ARNOULD5 écrit :
« Sourde muette de naissance devenue aveugle à 12 ans. Entrée à Notre Dame de Larnay le
1er octobre 1860. »
Il cite l’abbé Guillet qui officiait lors de la première communion de la jeune Germaine :
« Notre allocution que nous étions obligé de mimer pour les sourdes-muettes, en la parlant
pour les aveugles, fut traduite au moyen du toucher par la sourde-muette à son compagne
sourde-muette et aveugle, qui dit ensuite pour à part soi, sur l’avertissement qu’on lui en
donna, mes actes avant la communion comme aussi ceux d’après. »
Remarquons dans les propos de l’abbé Guillet, la présence d’un interprète relais, une
personne sourde maîtrisant la langue des signes, pour faire accéder la personne sourde
aveugle au sens du message.
D’autre part, nous percevons ici déjà les prémices d’un des axes essentiels de
l’éducation des enfants sourds aveugles par les premières éducatrices religieuses : faire
accéder ces jeunes filles à l’idée de Dieu. Ce qui nous semble capital, c’est que les Sœurs
avaient aussi pour ambition de faire percevoir à leurs élèves des concepts abstraits (l’idée de
Dieu). Que l’on soit athée ou croyant, il faut souligner ce trait qui prouve que les Sœurs
avaient une ambition noble et pas seulement le souhait d’une éducation pratique, comme
certains l’ont soutenu.
Nous savons peu de choses sur la jeune Germaine qui décède en 1877. Elle avait 30 ans.
Elle reste dans l’Histoire comme étant la première jeune fille sourde aveugle éduquée en
France, à Larnay. Mais en 1875, arrive Marthe OBRECHT.
5
Arnould Louis, 1942, Ames en prison, Boivin
12
b) Marthe OBRECHT
Dans son ouvrage déjà cité Louis ARNOULD rapporte des écrits passionnants de Sœur
Sainte Médulle, que l’on peut considérer comme la première éducatrice française de jeunes
sourdes aveugles. Après avoir initié, un enseignement empirique pour Germaine CAMBON,
Sœur Sainte Médulle prend des notes et écrit des lettres, relatant ses réflexions pédagogiques
pour ne signer à Marthe : voici quelques extraits :
« C’était une masse inerte ne possédant aucun moyen de communication avec ses semblables,
n’ayant pour traduire ses sentiments qu’un cri joint à un mouvement du corps…nous lui
faisions toucher tous les objets sensibles, en faisant sur elle le signe de ces objets … lorsque
nous lui présentions un morceau de pain, nous lui faisions faire de la main droite l’action de
couper la main gauche ; signe naturel que font tous les sourds muets…elle s’est attachée à
une sourde-muette déjà instruite et qui s’est dévouée avec beaucoup de zèle à son
éducation… »6
Ces extraits du livre de Louis ARNOULD nous transmettent des informations
essentielles.
En premier lieu, c’est la première fois qu’une éducatrice tente d’expliquer une
pédagogie de l’éducation destinée à de jeunes filles sourdes aveugles : des objectifs, un
programme et une progression. Alors, que peut-on retenir de cette première pédagogie ?
Lorsqu’elle arrive à Larnay, la jeune OBRECHT a 8 ans. Nous n’avons aucune information
sur son éducation de sa naissance à l’âge de 8 ans. Elle n’a aucun moyen de communication
avec ses semblables et pour traduire ses sentiments, elle ne possède que le cri. De quels
« semblables » parlons-nous ? Ce ne sont pas les semblables de Marthe, puisque aucune autre
élève n’est sourde aveugle. Eventuellement, sœur Sainte Médulle envisage-t-elle les
camarades sourdes muettes mais aussi toutes les personnes qui entendent et qui parlent.
Qu’entend-on par « sourdes muettes », terme utilisé à cette époque ? Nous pensons qu’il faut
l’apprécier dans le sens où lorsqu’une personne est sourde, elle ne peut parler, elle ne peut
oraliser de manière naturelle. Cependant, bien que sourde elle acquiert une langue : la langue
des signes dite « naturelle » et elle peut accéder à la parole orale grâce à une rééducation
appropriée (appelée démutisation) dont le but est de pouvoir communiquer avec la majorité de
la population. D’autre part, pour les membres d’une congrégation religieuse, la parole est le
signe de l’humanité ; sans parole, il est impossible de joindre Dieu. C’est pourquoi,
6
Arnould Louis, déjà cité, p 183
13
l’enseignement de la parole aux enfants sourds est le socle de l’éducation des enfants sourds
pendant longtemps. Rappelons-nous que la date d’arrivée à Larnay de Marthe est 1875 et
qu’au sein de l’institution, comme partout en France, des débats devaient avoir lieu pour
préparer le congrès de Milan de 1880. Mais, il est à noter, que si ces débats, parfois violents
ont pour objet l’enseignement dans les classes, la position des religieux est beaucoup plus
nuancée, lorsqu’il s’agit de l’éducation religieuse : les témoignages des personnes sourdes
montrent en effet, que le catéchisme, la confession, la messe sont dispensés en langue des
signes. Il est utile de remarquer que les religieux connaissent remarquablement bien la LSF,
langue apprise auprès des enfants sourds, et aussi auprès de personnes sourdes qui travaillent
dans les instituts faisant fonction d’hommes d’entretiens ou de cuisinières. Pour être sûrs de
faire passer le message divin, il n’y a pas d’autre alternative que d’utiliser la LSF.
Toutefois, nous pensons que ces débats ont moins de conséquences sur l’éducation des
jeunes sourds aveugles car le plus important est certainement de communiquer avec eux et ce
quelque soit le canal, auditif ou visuel.
Ce qui est remarquable dans les propos de sœur Saint Médulle, c’est cette phrase : « La
première chose à faire était de lui donner un moyen de communiquer ses pensées et ses
désirs ». 7
C’est la première fois qu’est écrit, qu’est précisé, l’objectif de l’éducation d’une
personne sourde aveugle. Et la phrase suivante « Dans ce but nous lui faisions toucher tous
les objets sensibles, en faisant sur elle le signe de ces objets : presque aussitôt elle a établi le
rapport qui existe entre le signe et la chose… »8 n’est ni plus ni moins que la proposition
d’une pédagogie. Dans un premier temps, la compréhension du monde réel, à travers des
objets, est proposée. Dans un second temps presque simultané, la sœur lui donne le mot ou
plus précisément le signe CONVENTIONNEL (signe utilisé par la communauté sourde) sur
elle, c'est-à-dire en l’exécutant d’abord de manière coactive pour que Marthe établisse le
rapport entre le signe et l’objet en reproduisant d’elle-même le signe conventionnel compris
par la communauté vivant dans l’institution. Sœur Sainte Médulle donne l’exemple du pain.
Elle présente d’abord l’objet « pain », lui donne le signe conventionnel de la communauté
sourde puis à l’heure du repas, elle attend que Marthe signe « pain » pour lui donner l’objet.
Elle met en pratique l’enseignement théorique. C’est ce va-et-vient permanent entre la théorie
7
Arnould, déjà cité p 183
8
Arnould déjà cité p 184
14
(le signe) et la pratique (l’objet, la situation) bref le réel qui va permettre à Marthe de
l’appréhender, de lui donner du sens.
Dans cet écrit, Sœur Sainte Médulle, signale la présence privilégiée aux côtés de Marthe
d’une « sourde muette déjà instruite ». Selon Louis ARNOULD, cette sourde muette n’est
autre que Sœur Blanche.
« C’est elle qui a continuellement suivi Marthe pas à pas, qui lui a révélé le langage des
signes, qui lui a appris à lire et à écrire avec une patience infatigable et un dévouement tout
maternel. »9
Tout au long de cette histoire de l’éducation des enfants et adolescents sourds aveugles,
nous remarquons la présence d’une personne sourde maîtrisant la langue des signes. Nous
sommes convaincus que cette place de la langue des signes centrale véhiculée par des
personnes sourdes a été un élément essentiel de la réussite de cette éducation ou pour le dire
autrement avec sœur Sainte Médulle « …de lui donner un moyen de communiquer ses pensées
et ses désirs… ».
Enfin, au sommet de l’éducation, sœur Sainte Médulle, comme une évidence, parachève
son œuvre par l’enseignement d’une notion abstraite, celle d’aimer. Bien entendu, pour cette
religieuse, ce sentiment de l’âme, comme elle l’écrit, est celui qui permet d’avoir accès à
l’idée de Dieu, et donc de faire rentrer Marthe dans le monde de l’humanité. Et bien que laïc,
nous ne pouvons que nous enthousiasmer pour cette ambition qu’avait cette première
éducatrice des sourdes aveugles en France : faire accéder son élève à l’abstraction, à l’idée, au
concept.
Et puis comme une apothéose, par analogie, par raisonnement, Marthe, a « inventé » le
signe contraire pour signifier tout ce qu’elle n’aimait pas. Nous ne savons pas si le signe était
le signe conventionnel, mais peu importe : par ce simple fait, elle nous prouve que sa pensée
était structurée et pouvait maintenant accéder à des savoirs plus complexes.
Nous pouvons résumer la démarche pédagogique de Sœur Sainte Médulle de la façon
suivante :
1. Marthe n’a pas de communication et elle crie
2. La sœur lui présente des objets et lui donne le signe conventionnel (sur elle)
3. En situation, la sœur donne l’objet après que Marthe ait signé correctement le dit objet
9
idem
15
4. La présence d’une personne sourde maîtrisant la langue des signes (Sœur Blanche)
permet de structurer le langage de Marthe pour qu’il ne soit pas une succession de
signes
5. Enseignement d’idées abstraites (l’amour)
6. Par analogie, par raisonnement Marthe est compétente pour créer des concepts qui ne
lui ont pas été enseignés.
Louis ARNOULD écrit son livre après avoir visité Larnay. Il connaît Marthe
OBRECHT. Si bien qu’un jour, celle-ci écrit une lettre (en clair) dont voici quelques extraits :
« Quand je suis venue ici pour m’instruire, j’étais seule, je ne pensais rien, je en comprenais
rien, pour dire : il faut toucher tout pour bien comprendre, faire des signes et apprendre
l’alphabet manuel pendant deux ans. Après pendant un an, j’ai appris pointer comme les
aveugles, maintenant je suis heureuse de bien comprendre tout… Depuis deux ans, j’ai voulu
apprendre écrire comme les voyantes… ».10
Il est très émouvant de remarquer que c’est la première fois en France qu’une personne
sourde aveugle témoigne par écrit de son éducation. Elle nous livre ici ses sentiments et nous
informe en nous donnant deux nouveaux éléments, dont un concerne l’écrit.
La lettre de Sœur Sainte Médulle, explicite comment Marthe parvient à comprendre et
exprimer sa pensée de manière « orale ». Nous entendons par « oral » aussi bien la parole que
la langue des signes. Marthe par ce courrier, nous informe d’une part qu’elle est capable
d’écrire une lettre « en clair », c'est-à-dire avec l’écriture traditionnelle des voyants et que
pour y parvenir elle a appris l’alphabet manuel. L’alphabet manuel est connu des personnes
sourdes. Chaque lettre est représentée par une configuration de la main. Il est enseigné aux
enfants sourds en situation d’apprentissage. Nous le nommons aussi dactylologie. Cet
alphabet est utilisé lorsque le signe n’est pas encore connu ou lorsqu’on évoque un nom
propre, comme, par exemple le nom d’une personne qui s’appelle Bob :
Cet enseignement est proposé à Marthe d’une manière adaptée, c'est-à-dire en apposant
les configurations de la main dans sa main : c’est le sens des propos de sœur Sainte Médulle
« en faisant le signe sur elle ».
Par ailleurs, Marthe nous signale qu’elle apprend d’abord le braille :
10
Idem, p193
16
«… j’ai appris pointer comme les aveugles » et qu’elle apprend à écrire comme tout le monde
(en clair) « …Depuis deux ans, j’ai voulu apprendre à écrire comme les voyantes… ».11
Le travail passionné de Sœur Saint Médulle et les compétences exceptionnelles de
Marthe OBRECHT ouvrent des perspectives éducatives nouvelles concernant l’éducation des
enfants et des adolescents sourds aveugles.
Ce travail de pionnière méconnue permet de poursuivre cette œuvre qui va trouver son
apogée avec l’éducation de Marie HEURTIN, toujours à Larnay et qui est internationalement
connue au même titre que l’américaine Hellen KELLER. Nous voulons ici rendre un
hommage appuyé à sœur Sainte Médulle pour son inventivité pédagogique dont les bases sont
toujours utilisées de nos jours.
c) Marie HEURTIN
Marie HEURTIN est née en 1885 près de Nantes. Elle est admise à Larnay en 1895. Elle
est la femme sourde aveugle française la plus célèbre au même titre qu’Helen KELLER aux
Etats-Unis ou qu’Olga SHOROKHODOVA en Russie. Louis ARNOULD écrit :
« … elle était sourde-muette de naissance. De ses yeux brun clair aux reflets verts, elle
regardait de tous côtés, mais elle ne voyait pas : elle était aveugle de naissance. ».12
Marie HEURTIN est sourde aveugle à 10 ans, mais l’est-elle réellement à la naissance ?
A son arrivée à Larnay, elle est incapable d’avoir des relations sociales. Comme avec Marthe
OBRECHT, l’éducation proposée par les sœurs, et notamment par Sœur Sainte Marguerite
(Marie Germain, 1860-1910) débute par la compréhension du monde réel par le biais de la
connaissance des objets usuels. Louis BAUVINEAU note :
« Remarquant que Marie avait une particulière affection pour un petit couteau de poche
apporté de chez ses parents, elle (Sœur Marguerite) le lui prit. Marie se fâcha. La sœur le lui
rendit un instant et lui mit les mains l’une sur l’autre (signe abrégé du couteau dans le
langage des sourds. Marie eut l’idée de refaire elle-même le geste pour indiquer qu’elle
voulait le couteau : on le lui rendit. Ainsi, on vit bien que Marie avait compris le rapport
entre le signe et l’objet. »13
11
Idem p 193
12
Idem p 37
13
Bauvineau Louis, déjà cité, p 66
17
Après avoir utilisé cette méthode pour beaucoup d’objets usuels, Sœur Marguerite
enseigne l’alphabet dactylologique qu’elle adapte de manière tactile. Ainsi chaque objet est
« signé » puis épelé dans la main de Marie.
Puis, Sœur Marguerite lui apprend à lire le braille (en usage chez les aveugles) en
établissant une équivalence entre le code braille et le code dactylologique.
L’étape suivante est de faire acquérir à Marie des notions plus abstraites (richesse,
pauvreté, vieillesse, maladie, avenir et mort) à partir des réalités de la vie de Marie. Soeur
Marguerite n’hésite pas à « inventer » des gestes pour faire comprendre à Marie ces notions.
Et puis, tout en haut du projet, et nous ne sommes pas surpris, Soeur Marguerite fait
acquérir à Marie la notion de foi puis celle de Dieu.
Yves BERNARD, inspecteur pédagogique et technique du Ministère en charge des
Affaires sociales écrit en 2008 :
« Malgré les recommandations du Congrès de Milan en 1880 qui interdisaient l’usage de
tout langage gestuel, Marie Heurtin pratiqua la mimique, associant les procédés suivants : le
langage mimique – la dactylologie figurative française – le toucher – la parole – la lecture
sur les lèvres – l’écriture braille – l’écriture Ballu d’Angers – l’écriture anglaise
traditionnelle – la dactylographie. »14
Nous pouvons résumer les axes essentiels de l’éducation de Marie HEURTIN de la
manière suivante :
1. Du réel vers l’abstrait
2. Primauté du signe
3. Outils provenant de l’éducation des enfants sourds (signes – dactylologie –
enseignement de la parole)
4. Outils provenant de l’éducation des enfants aveugles (toucher – braille)
5. Outils provenant de l’éducation des valides (écriture – dactylographie)
Les moyens pédagogiques utilisés par Sœur Marguerite sont sans limite. A la suite de
ROUSSEAU, Marie est au centre de la pédagogie et l’éducation est réussie lorsque les idées
abstraites sont appréhendées (particulièrement l’idée de Dieu). Cette approche pédagogique
14
Bernard Yves (2008), Liaison, Bulletin du Centre National de formation des Enseignants Intervenant auprès
des Déficients Sensoriels (CNFEDS), dossier spécial « Du siècle des Lumières aux neurosciences », novembre
2008, n°13
18
initiée avec Marthe OBRECHT, continuée avec Marie HEURTIN est encore affinée avec la
sœur de Marie qui est accueillie à Larnay en 1910.
d) Anne Marie POYET
Anne Marie est née en 1895 et arrive à Larnay en 1907. A la différence de Marie et
Marthe HEURTIN, elle a vu et entendu jusqu’à l’âge de 17 mois. Elle quitte Larnay en 1913.
C’est une des premières sourdes aveugles à avoir travaillé. Louis BAUVINEAU rapporte :
« … elle trouva du travail dans une manufacture… elle put remplir ses tâches correctement
et gagner ainsi un modeste salaire. »15
Marthe OBRECHT arrive à Larnay en 1875, Marie HEURTIN en 1895, Anne Marie
POYET en 1907 et Marthe HEURTIN en 1910. Cela signifie que de 1910 à 1913, quatre
jeunes sourdes aveugles sont éduquées en même temps dans un même lieu. C’est la première
fois qu’un enseignement destiné à des enfants sourds aveugles est dispensé dans une même
classe. Cependant, fidèles à leurs traditions pédagogiques, les Sœurs continuent à placer
chaque élève au centre de leur enseignement. Cette expérience a permis l’ouverture en 1972
d’une école spécialisée pour enfants sourds et aveugles à quelques pas du lieu où furent
éduquées ces jeunes sourdes aveugles. Cet établissement (le CESSA) existe toujours sur le
même site.
Comme nous l’avons déjà mentionné, l’éducation des jeunes garçons sourds aveugles a
été plus tardive. Ce n’est qu’en 1925, que fut accueilli Bernard RUEZ dans l’institut pour
enfants sourds de Poitiers.
Et le 21 juillet 1926, le premier congrès de la FISAF (Fédération des Instituts des Sourds
et Aveugles de France) décide de créer l’équivalent de ce qui existait à Larnay. L’école de
Poitiers portera l’inscription : Institution Régionale de sourds-muets, d’aveugles et de sourds
muets-aveugles. Jusqu’en 1968, une trentaine de sourds aveugles seront accueillis à Poitiers.
e) Marthe HEURTIN
Marthe est née en 1902 et arrive donc à Larnay en 1910 et y restera toute sa vie
jusqu’en 1978. C’est Sœur Saint Louis qui se chargera de son éducation dans la continuité de
ses prédécesseurs. Louis ARNOULD écrit :
15
Bauvineau Louis, déjà cité, p 171
19
« … nous arrivons au total magnifique de huit langues distinctes, de huit systèmes
d’expression… ».16
Ces huit formes d’expression sont le braille, la dactylographie, l’imprimerie Vaughan,
l’écriture Ballu, l’écriture anglaise, la mimique, la dactylologie et le langage vocal. De plus la
grammaire, le calcul, la géographie et l’histoire ont été abordés.
Rappelons ce que sont ces moyens d’expression :
-
le braille est un système d’écriture tactile formé de points saillants à l’usage des
personnes aveugles (cf. annexes)
-
l’écriture Ballu mise au point Victor BALLU (1829-1907) est un système d’écriture
avec lettres en relief (ce qui le différencie du braille) destiné aux aveugles (cf.
annexes)
-
la mimique est le terme utilisé dans le passé pour désigner la langue des signes qui
pendant longtemps n’a pas eu officiellement le statut de langue
Nous avons volontairement porté notre choix sur la présentation de femmes sourdes
aveugles éduquées sur le site de Larnay à côté de Poitiers.
Ce n’est que plus tard, que des garçons sourds aveugles sont pris en charge : Yves
BERNARD, déjà cité, signale une enfant sourd muet et aveugle dans l’Institut des Jeunes
Sourds de Saint Hippolyte du Fort dans le Gard en 1917 et un autre à la Persagotière, institut
pour jeunes sourds proche de Nantes. Ce n’est qu’en 1925, qu’est notée la présence d’un
jeune sourd aveugle de 7 ans (suite à un traumatisme crânien) à Poitiers dans l’institut des
jeunes sourds.
A partir de cette date, les Sœurs de la Sagesse ont éduqué les filles sourdes aveugles à
Larnay et les Frères de Saint Gabriel à Poitiers, avenue de la Libération.
Nous avons retrouvé un documentaire réalisé dans le cadre de l’émission « Les coulisses
de l’exploit », s’intitulant « Silence sans lumière » du 15 février 1967. Dans ce document
vidéo sauvegardé par l’INA (institut national de l’audiovisuel) des témoignages émouvant des
Soeurs et des Frères, ainsi que de personnes sourdes aveugles démontrent la continuité de
l’oeuvre initiée par les Sœurs de la Sagesse.
En 2010, il n’y a plus de jeunes filles accueillies à Larnay ni de garçons sourds aveugles
à Poitiers. Le CESSA reçoit aujourd’hui des enfants (garçons et filles) sourds aveugles de
naissance pour la grande majorité. L’Histoire continue donc. Reste à savoir quelles seront les
16
Arnould Louis, déjà cité, p 175
20
conséquences de la loi de 2005 ? Existera-il toujours un établissement spécialisé pour les
enfants sourds aveugle ? Il est trop tôt pour le dire.
CONCLUSION de cette première partie
Ce sont les congrégations religieuses qui se chargent dans un premier temps, de
l’éducation des enfants sourds aveugles.
Après quelques cas isolés, en France, ce sont d’abord les filles sourdes aveugles qui sont
éduquées à Larnay par les Sœurs de la Sagesse.
La prise en charge est d’abord individuelle puis collective, car le site de Larnay, petit à
petit est reconnu comme le lieu en France où les enfants sourds aveugles peuvent recevoir une
éducation adaptée. Une quarantaine de sourdes aveugles a été scolarisée à l’Institution de
Larnay jusqu’en 1969 cette expérience unique a permis l’ouverture du Centre d’Education
Spécialisé pour Enfants Sourds et Aveugles (CESSA) en 1972 sur le site de … Larnay et dont
le premier directeur fut M SOURIAU.
Nous n’avons trouvé que peu d’écrits pédagogiques. La transmission des expériences se
réalise de manière empirique. Néanmoins à travers les témoignages rapportés dans quelques
lettres, nous permettent de faire les propositions de progression pédagogique suivantes: faire
toucher des objets (c'est-à-dire faire percevoir par la toucher le monde réel) – enseigner le
signe conventionnel – le généraliser en situation – structurer ces signes dans la langue des
signes grâce à la présence d’une personne sourde – accéder à l’abstrait, à l’idée, au concept.
A la différence de l’éducation des enfants sourds, nous pensons que l’enseignement des
enfants sourds aveugles n’a pas été trop pollué par le débat langue des signes – oralisme et
que tous les moyens de communication ont été utilisés : langue des signes – apprentissage de
la parole – écriture en clair – braille – dactylologie.
Au terme de notre recherche exploratoire, les liens entre éducation « nationale » et
éducation des sourds aveugles se révèlent peu nombreux.
Dans les deux cas, l’éducation a été confiée, dans un premier temps à des congrégations
religieuses mais l’éducation des enfants sourds aveugles été confiée plus longtemps aux
établissements confessionnels
Dans les deux cas, l’éducation a commencé de manière individuelle mais
l’enseignement simultané a été plus tardif pour les enfants sourds aveugles
21
Les conceptions de LOCKE, ROUSSEAU et PESTALOZZI semblent converger avec
l’éducation des élèves sourds aveugles mais rien ne prouve une influence véritable car aucun
écrit émanant des Sœurs confirment une quelconque référence. Nous pouvons simplement
constater une coïncidence entre ces conceptions mais peut-on conclure autre chose ?
Les liens entre l’éducation des enfants sourds et l’éducation des jeunes sourds aveugles
sont, en revanche, très importants.
La plupart des enfants sourds aveugles ont été scolarisés dans des établissements
spécialisés pour enfants sourds depuis la création de l’INJS de Paris en 1794 car, le plus
souvent, la surdité a précédé les difficultés visuelles.
L’enseignement dispensé aux élèves sourds a été adapté aux enfants sourds aveugles.
Par exemple, la langue des signes visuelle s’est adaptée de manière tactile afin de répondre
aux difficultés visuelles. Les enfants qui sont atteints d’un syndrome de Usher sont dans un
premier temps, de manière fonctionnelle, sourds. Ils utilisent donc la langue des signes
conventionnelle, celle qui véhiculée par les personnes sourdes « ordinaires ». Les difficultés
visuelles apparaissent plus tard et sont évolutives du fait de la présence d’une rétinite
pigmentaire : ces enfants sont d’abord gêné la nuit puis petit à petit leur champ visuel se
rétrécit jusqu’à une vision tubulaire. Au fur et à mesure de l’évolution de la maladie, leur
langue des signes devient plus spécifique car ils ne voient plus la nuit et car leur champ visuel
diminue. Il ne s’agit en fait qu’une adaptation de la surdité vers la surdicécité.
L’entretien que nous avons eu avec Jacques Souriau, et dont l’analyse fait l’objet de
notre seconde partie va-t-il confirmer ces hypothèses, les infirmer ou en proposer d’autres ?
22
SECONDE PARTIE : Analyse de l’entretien avec Jacques SOURIAU
Jacques Souriau, dont la biographie professionnelle figure en annexes, est un
professionnel que nous connaissons bien depuis 1984. En effet, il a été le directeur de deux
établissements dans lesquels nous avons exercé notre profession : le CESSA, dont nous avons
parlé dans notre première partie, et le CRESAM où nous travaillons aujourd’hui en tant que
conseiller référent. M SOURIAU est aujourd’hui à la retraite.
Ces éléments introductifs démontrent les liens professionnels qui nous unissent et qui
ont, bien sûr, des incidences sur l’entretien que nous avons eu.
A) Analyse technique et critique des conditions de l’entretien.
Avant de réaliser l’entretien, nous nous sommes appuyés sur les réflexions de
Rodolphe GHIGLIONE et Benjamin MATALON dans leur ouvrage Les enquêtes
sociologiques.
L’entretien a lieu au domicile de M SOURIAU et nous sommes seuls. Nous décidons
d’échanger pendant une heure.
Nous avons beaucoup hésité au sujet du type d’entretien : non directif, semi directif, ou
directif. Nous avons exclu d’emblée l’entretien directif plus tourné vers un contrôle ou une
vérification. Cette réflexion sur le type d’entretien permet en fait d’affiner le but et l’objectif.
Nous considérons M SOURIAU comme un professionnel expert. A ce titre, nous
voulons donner à notre entrevue une orientation d’approfondissement des hypothèses émises
par notre problématique, mais aussi et surtout une visée exploratoire : de ce fait nous avons
opté pour un entretien non directif.
« Il (l’entretien libre) invite le sujet à répondre de façon exhaustive, dans ses propres termes
et avec son propre cadre de référence, à une question générale (le thème) caractérisée par
son ambiguïté. »17
17
Ghiglione Rodolphe, Matalon Benjamin (1998) Les enquêtes sociologiques, Armand Colin
23
C’est le premier entretien que nous menons. Nous reconnaissons volontiers, que malgré
notre vigilance, il prend la tournure d’un entretien semi directif, surtout quand nous estimons
que notre question initiale (à savoir l’éducation des sourds aveugles depuis 1789) est très vite
évacuée par cette affirmation :
« En ce qui concerne la période 1789-1975, je me souviens mieux de la période 1970-1975. »
Dérouté, nous ne cachons pas que pour un début d’entretien, nous avons été ébranlé. La
suite de notre échange a heureusement montré des pistes de réflexions auxquelles nous
n’avions pas songé et que finalement notre choix d’un entretien libre était cohérent.
B) Grille d’analyse de l’entretien
Notre entretien, de notre point de vue est très riche mais aussi très long. Dans notre
échange, nous essayons de ne pas perdre le fil de notre objectif. Nous avons, par moments,
quelques difficultés à maîtriser le cours de notre conversation. Afin de dégager les thèmes et
les sous thèmes, nous proposons une grille d’analyse qui va nous permettre de développer
notre raisonnement : nous retenons donc les thèmes qui répondent à notre problématique et
les extraits qui nous paraissent pertinents pour éclairer notre cheminement. Ce choix est
évidemment subjectif.
24
THEMES
SOUS THEMES
EXTRAITS
-
Oui, il a quand même un effet car il a
disqualifié la langue des signes
-
si le congrès de Milan n’avait pas eu lieu, on
aurait pu penser que la langue des signes
aurait fait partie de la formation de toute
personne qui travaille auprès des enfants
sourds ou sourds aveugles
-
c’est que effectivement la laïcité a été
instaurée, sauf pour les enfants en situation de
handicap, qui ont été laissé aux congrégations
et à la santé !
-
on a été à la fois irresponsable en terme de
laisser aller par exemple
-
et responsable car finalement on a construit
-
paradoxalement, l’abandon des structures a
crée le besoin de reconstruire
-
cette loi n’a pas joué un rôle fondamental dans
l’éducation des enfants sourds aveugles.
-
pour moi, la loi de 1975, c’était la
modification
du
cadre
juridique
et
administratif, en fait pour moi ça n’a pas
changé grand-chose
-
ce qui devrait être ordinaire c’est que des
enfants sourds aveugles puissent avoir leur
place sans être séparé de leur classe d’âge
1880 : le Congrès de
Milan
1905 : la loi du 9
décembre 1905
HISTOIRE
relative à la
séparation de
l’Eglise et de l’Etat
Les années 1968
1975: la loi du 30
juin d’orientation en
faveur des
personnes
handicapées
25
Définitions
-
On va dire que ce sont ceux qui sont nés avec
la double déficience, disons avant l’âge de
l’acquisition de la parole et qui ont déjà une
double atteinte visuelle et auditive sévère, qui
ne peuvent pas construire leur développement
sur un premier acquis (définition de la
surdicécité congénitale)
-
la différence c’est que pour les sourds
aveugles congénitaux, il faut tout construire
depuis le début sur la base de la surdicécité,
alors que pour les surdicécités acquises il y
une construction qui se fait sur un handicap...
-
et donc le grand défi est d’avoir des gens
compétents dans les deux domaines c'est-àdire pour qui la langue des signes n’est pas un
problème (ce qui est le cas des sourds mais
aussi de certains entendants)
-
mais en même temps un enfant sourd aveugle
ne va pas rentrer dans ce système dans les
mêmes conditions qu’en enfant sourd parce
qu’il n’a pas la vision et que connaître la vie
ça se fait beaucoup par le concret ; il y a donc
besoin de pas mal d’ajustements
-
et pour revenir aux sourds aveugles, cela a
abouti à des pratiques qui étaient un peu
intuitives en partie, moins intuitives pour une
autre partie mais qui consistaient à avoir une
personne de référence, ce qu’on appelait à
l’époque la relation privilégiée
-
si quelqu’un n’est pas là, on peut construire
une représentation qui dit qu’elle va revenir,
et donc il y a un lien entre le cognitif et
l’émotionnel, parce que le calendrier, il a
cette fonction de donner des outils cognitifs
pour gérer les problèmes émotionnels
-
d’une élève qui était sourde aveugle complète,
qui avait peu d’acquis, et qui avait tous les
jours une petite séance d’association d’objets
réels avec de petits objets (ce qui était
vraiment béhavioriste !) et un jour pendant un
week-end parents, elle a pris sa mère, et
c’était étonnant, car c’était une petite qu’on
n’aurait jamais imaginé capable d’emmener
sa mère dans un autre bâtiment, dans une
autre salle ; et bien elle a amené sa mère à la
table où elle faisait cette activité !
LSF
SUDICECITE
ET
PEDAGOGIE
Pédagogie
26
Population
Avant 1970
-
nous, c’était une bande jeunes qui arrivaient,
beaucoup
plus
nombreux,
qui
se
différenciaient bien entendu du milieu
religieux, confessionnel, et avec les pressions
extérieures des années 70 ; avec aussi une
organisation plus complexe (une Sœur, ça
travaillait 24h sur 24 !)
-
avant aussi cela restait dans le domaine du
handicap rare mais on connaissait les sourds
aveugles pratiquement individuellement
-
Les
enfants
« rubéole »
probablement
mourraient jeunes, mais aussi ils devaient être
dans des services hospitaliers chroniques
-
le Usher était nommé mais c’étaient surtout
des adolescents qui ne voyaient pas bien ;
mais ceux là n’étaient pas exclus car ils
appartenaient au groupe des sourds.
-
ce qui était très intéressant pour les sourds
aveugles, c’est des travaux comme ceux de
Bowlby qui montraient que chez l’homme,
l’attachement n’est pas qu’un aspect tactile
mais qu’il a aussi un aspect, comment dire,
presque cognitif, c'est-à-dire au fond, la
sécurité, ça se construit si on peut anticiper ce
qui va se passer
-
et une pression des familles des enfants qui
autrefois n’étaient pas éduqués et qui
voulaient qu’ils le soient
-
lorsqu’on regarde à Poitiers du temps de
toutes ces filles sourdes aveugles accueillies
depuis le 19ème siècle jusque dans les années
70, ces enfants quittaient leurs familles et
étaient confiés à l’époque aux Sœurs... c’était,
comment dire, un arrachement
27
Après 1970
FAMILLES
-
je pense qu’à l’époque, je me le dis souvent,
mais qu’est ce qu’on a été, comment dire
ignorant, parce que cette jeune fille était
venue dans l’établissement parce que sœur
Anne était partie, on n’a pas pensé à quel
point, cette séparation du milieu dans lequel
elle avait vécu, pouvait être dramatique
-
le premier dictionnaire en langue des signes
après celui d’Oléron c’était celui du CESSA !
et en plus, fait avec des familles !
-
les familles qui ont connu Sœur Anne, on avait
le devoir de continuer
-
on a été plus tôt dans un mode de relation avec
les familles, parce qu’on avait cette liberté
là ;
-
parce qu’au fond, une famille c’est un peu une
matrice sociale, à partir de laquelle on peut
aller voir plus loin
-
j’ai revu des familles des années plus tard, ça
crée des liens extrêmement forts !
-
Oui, mais une empathie qui dure
-
ça a donné le fait que par exemple, que dans
certains pays, les pays nordiques mais aussi
l’Italie, on a beaucoup appliqué les approches
comportementalistes
-
quand on a été formé dans le courant
majoritaire français qui était plutôt antibehavioriste
-
mais l’Italie par exemple est devenue très vite
behavioriste,
-
en tout cas, le mouvement behavioriste était
dominant dans le monde
-
les thérapies comportementales consistent à
essayer d’éteindre ces comportements en
renforçant des comportements positifs et en ne
renforçant pas les comportements négatifs ;
Empathie
Behaviorisme ou
THEORIES
comportementalisme
28
-
il y avait un clivage qui s’opérait à l’époque,
courant
psychanalytique,
courant
comportementaliste, qui était et qui reste
présent aujourd’hui
-
.. quand on a été formé dans le courant
majoritaire français qui était plutôt antibehavioriste, qui était plutôt psychanalytique,
psychiatrique,
-
moi je l’ai vécu dans le domaine de la
surdicécité congénitale, avec l’approche, je
dirais éthologique, et la théorie de
l’attachement qui a deux origines
-
c’est plutôt la prise en charge d’enfants en
situation difficile comme par exemple les
orphelins qui a été le déclencheur ;
-
la théorie de l’attachement est une théorie et
un substrat neurologique et pratique très
important,
qui consiste à dire que le
comportement des enfants est déterminé certes
par le milieu, mais aussi par des processus
internes qui sont biologiquement déterminés,
et qui vont prendre telle ou telle direction en
fonction de la réaction du milieu
-
par exemple, les petites oies quand elles
quittent au moment de l’éclosion, il y un
phénomène d’empreinte qui a été décrit par
Konrad Lorenz (c’est le courant éthologique
ça) elles vont s’attacher, se lier à l’oie qui est
là au bon moment et qui présente les
caractéristiques particulières,
-
c’est que on a montré que les petits singes à la
naissance, si on leur met un simulacre de mère
portant du lait et un simulacre de mère avec
de la fourrure et bien, ils vont à la fourrure ;
on pensait que l’attachement chez les
mammifères et donc chez les humains, était
basé sur la personne qui vous nourrit (c’était
d’ailleurs la théorie psychanalytique) ; le sein
est à l’origine de tout
-
dans le processus normal, un enfant s’attache
à quelqu’un qui va constituer sa base de
sécurité, ce qui va lui permettre d’être
d’autant plus explorateur
Courant
psychanalytique
Théorie de
l’attachement et
éthologie
29
C) Analyse du contenu de l’entretien
Les thèmes soulevés par Jacques SOURIAU sont les suivants :
-
les temps forts dans l’histoire de l’éducation des sourds aveugles
-
les points importants qui caractérisent la surdicécité
-
la place des familles dans l’éducation des enfants sourds aveugles
-
les différentes théories qui ont une incidence dans l’éducation des sourds aveugles
a) Les temps forts dans l’histoire des enfants sourds aveugles
De 1789 à 1970, Jacques SOURIAU ne nous éclaire pas davantage que les recherches
que nous avons faites dans notre première partie. Tout au plus, il nous conforte dans le fait
que ce sont, plus ou moins, toujours les mêmes noms de personnes sourdes aveugles qui sont
citées.
« En ce qui concerne la période 1789-1975, je me souviens mieux de la période 1970-1975. »
En revanche, (et fort heureusement !) il est plus prolixe sur la période qui débute à partir
de 1970.
En premier lieu, Jacques SOURIAU (« aidé » par notre intervention) aborde le Congrès
de Milan de 1880.
« Oui, il quand même eu un effet car il a disqualifié la langue des signes ; si le congrès de
Milan n’avait pas eu lieu, on aurait pu penser que la langue des signes aurait fait partie de la
formation de toute personne qui travaille auprès des enfants sourds ou sourds aveugles. »
Ce congrès, comme nous avons essayé de le démontrer a eu des conséquences sur
l’éducation des enfants sourds. Mais a-t-il eu la même influence sur l’éducation des enfants
sourds aveugles. ? Selon M SOURIAU, ce Congrès a eu une influence un peu particulière et
pas directement sur l’éducation des enfants sourds aveugles qui n’intéressait personne, et
surtout pas les partisans de l’oralisme pour qui, les enfants sourds aveugles n’étaient pas
dignes d’intérêt pédagogique. Si bien que les pédagogues de la surdicécité ont pu continuer à
utiliser la LSF dans l’indifférence générale. Cela a eu des résultats inattendus comme la
création d’un dictionnaire de LSF qui a été longtemps une référence avant que dans les
dernières années se développent de multiples supports. Selon M SOURIAU, une des seules
conséquences de cette interdiction a été l’absence de connaissance de la LSF dans la
30
formation initiale des professionnels qui ont travaillé auprès des enfants sourds aveugles, ce
qui est très regrettable.
En second lieu, nous avons émis l’hypothèse que 1905 était une date qui avait une
influence sur l’éducation des sourds aveugles.
« …or, ce qui s’est passé, c’est que effectivement la laïcité a été instaurée, sauf pour les
enfants en situation de handicap, qui ont été laissé aux congrégations et à la santé ! »
Jacques SOURIAU précise que finalement, la loi de la séparation de l’Eglise et de
l’Etat, n’a pas eu de conséquence sur cette éducation. Cette loi a été celle de l’occasion
manquée d’inclure l’éducation des enfants handicapés dans le champ de l’éducation nationale.
En effet, ce sont les congrégations religieuses qui ont continué à prendre en charge ces
enfants, et ce, pendant longtemps. Par exemple, à Poitiers, les Sœurs de la Sagesse et les
Frères de Saint Gabriel ont passé le relais à une association (l’APSA) dont le premier
directeur laïc fut nommé en 1976. De plus l’APSA gère des financements, encore aujourd’hui,
octroyés par le ministère de la Santé !
Dans un troisième temps, Jacques SOURIAU évoque les « années 68 ».
« …je suis assez partagé sur cette période ; et on a été à la fois irresponsable en terme de
laisser aller par exemple et responsable car finalement on a construit… »
Ces années sont dans l’ensemble de la société française constituent une période de
multiples bouleversements. Certains ont pu dire qu’elles marquaient la fin d’un ordre ancien,
la fin de certaines valeurs. Ces changements profonds ont évidemment secoué aussi le
domaine de l’éducation. ROUSSEAU est redevenu un écrivain fréquentable. L’enfant dans la
famille ou l’élève dans l’école est le centre de toute l’attention. C’est le début de « l’enfant
roi ».
En ce qui concerne l’éducation des enfants sourds aveugles les années 68 revêtent
plusieurs aspects.
« …il y avait un département de sociologie actif, un peu extrémiste (par exemple les profs
n’avaient pas noté les étudiants et les avaient fait passer dans la classe suivante) et il y avait
des gens qui travaillaient à Larnay et qui étaient aussi dans ce département de sociologie, et
qui ne respectaient pas les gens de terrain… »
31
D’après Jacques SOURIAU, le monde universitaire, et particulièrement la sociologie,
s’est pour la première fois intéressée à l’éducation des enfants handicapés et particulièrement
à celle des enfants sourds aveugles (même s’il critique les procédés utilisés).
Bien évidemment, ces années marquent une rupture avec les valeurs défendues par les
congrégations religieuses.
« …les Sœurs pas exemple étaient dans un environnement plus formaté… ».
Cependant, selon M SOURIAU, la dernière Sœur de la Sagesse, Sœur Anne, semble
avoir une certaine confiance envers cette nouvelle jeune équipe. Nous aurions aimé pouvoir
rencontrer Sœur Anne (aujourd’hui décédée) pour avoir son sentiment sur cet aspect. Nous
avons quelques réserves par rapport à cette vision angélique : nous pensons qu’au début des
« années 68 », Sœur Anne a probablement mal vécu ces bouleversements qui ont dû
l’atteindre dans le plus profond de son être. Mais il est possible, que plusieurs années plus
tard, elle ait reconnu que le travail accompli par le CESSA était de qualité.
Cette période fut aussi propice aux questionnements pédagogiques et aux remises en
question. Ce point est très approfondi par Jacques SOURIAU et mérite à lui seul un
développement plus important que nous proposons plus loin dans notre analyse.
Enfin, nous avons évoqué la date de 1975, qui pour nous est le début d’un changement
important, dans l’éducation des enfants sourds aveugles.
« Ecoute, de mon point de vue, cette loi n’a pas joué un rôle fondamental dans l’éducation
des enfants sourds aveugles… »
Visiblement, Jacques SOURIAU ne partage pas cet avis. Pour lui, cette loi, n’a eu
pratiquement aucun impact sur cette éducation, si ce n’est dans l’obligation de rédiger un
projet d’établissement. En effet, la place des familles était déjà importante dans
l’établissement et la loi n’a eu aucun impact particulier sur cet aspect.
Concernant l’intégration des enfants sourds aveugles dans le milieu ordinaire, l’impact a
été également négligeable ; mais dans ce domaine, la responsabilité de l’établissement est
davantage engagée car, le CESSA n’a pas à l’époque, développé de projets allant dans le sens
32
d’un partenariat avec le milieu « ordinaire » ce que semble regretter Jacques SOURIAU
aujourd’hui.
« Non, mais c’est un regret que je peux avoir… je n’ai pas eu la carrure pour gérer de
nouvelles transformations qui auraient pu aller plus loin … »
Nous sommes en accord avec les propos de J. SOURAU qui nous permettent de mieux
préciser les nôtres. Il est vrai que la loi de 1975 n’a pas révolutionné l’éducation des enfants
sourds aveugles. Cependant nous sommes convaincus que cette loi a été la première marche
d’un processus qui aboutit à la loi du 11 février 2005 pour l’Egalité des droits et des chances,
la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Et aujourd’hui, en 2010, au
CRESAM, nous constatons ces changements : l’implantation cochléaire donnant accès à la
parole et l’application de la loi de 2005, encourageant fortement tous les acteurs à la
scolarisation dans le milieu « ordinaire » conduit de plus en plus, à l’intégration des enfants
sourds aveugles dans les établissements de l’éducation nationale.
Mais, concernant cette période, les propos de Jacques Souriau permettent de comprendre
la création du premier établissement dédié aux enfants sourds aveugles, le CESSA. Cette
ouverture s’explique par deux raisons : d’une part, la population des enfants sourds aveugles
change ; à ceux, connus par les Sœurs de la Sagesse et les Frères de Saint Gabriel, viennent
s’ajouter, des enfants sourds aveugles dont la cause de leur double déficience est la rubéole et
qui ont des atteintes complexes auxquelles les Sœurs et le Frères ne savent pas répondre.
« …on a eu des enfants qui pour l’essentiel avait une surdicécité liée à la rubéole... avec,
comment dire des atteintes complexes, différentes des atteintes des enfants qui étaient
accueillis auparavant… »
D’autre part, la pression des familles dans un environnement économique favorable est
un facteur non négligeable provoquant l’ouverture de cet établissement spécialisé. C’est en
effet, le début de la reconnaissance de la place des familles dans l’éducation. Les pouvoirs
publics commencent à être sensibles aux arguments des parents.
« …mais moi ce que j’ai ressenti à l’époque, c’était l’effet des trente glorieuses avec des
potentiels financiers et économiques et une pression des familles des enfants qui autrefois
n’étaient pas éduqués et qui voulaient qu’ils le soient ; et donc on a pu créer des
établissements… »
Enfin, l’économie est florissante : c’est l’époque des « Trente Glorieuses ». Les moyens
financiers dégagés par l’augmentation sensible de la productivité autorisent le développement
33
des dépenses sociales notamment dans la sphère du handicap. Les ouvertures d’établissements
spécialisés se multiplient.
b) Les points importants qui caractérisent la surdicécité
Jacques SOURIAU évoque tout d’abord des points de définition qui font toujours l’objet
de débats dans notre milieu spécialisé. Quelle est la définition de la surdicécité congénitale ?
Et donc, quelles sont les caractéristiques de la surdicécité acquise ? Il propose la définition
suivante de la surdicécité congénitale :
« On va dire que ce sont ceux qui sont nés avec la double déficience, disons avant l’âge de
l’acquisition de la parole et qui ont déjà une double atteinte visuelle et auditive sévère, qui ne
peuvent pas construire leur développement sur un premier acquis… »
Nous le rejoignons sur le fait que la double déficience soit présente avant l’acquisition
de la parole. C’est un point extrêmement important. Cependant, nous préférons employer le
terme de langage, car cela concerne aussi bien le langage oral que la langue des signes. Pour
le dire autrement, un enfant sourd aveugle de naissance et un enfant qui devient sourd aveugle
après l’âge de l’acquisition de la parole auront un développement très différent : tous les deux
auront une communication mais un seul (l’enfant qui devient sourd aveugle) aura un langage.
Ce que Jacques SOURIAU dit d’une autre manière :« …un enfant qui a un Usher 1 a
construit ce premier développement comme un sourd et va devoir ajuster en fonction de ses
difficultés visuelles… »
Précisons qu’en enfant atteint d’un syndrome de Usher de type 1 est un enfant qui né
sourd et qui devient progressivement malvoyant, voire très malvoyant.
Et nous rejoignons M SOURIAU lorsqu’il affirme :
« …la différence c’est que pour les sourds aveugles congénitaux, il faut tout construire depuis
le début sur la base de la surdicécité, alors que pour les surdicécités acquises il y une
construction qui se fait sur un handicap … »
Ces précisions sémantiques sont nécessaires pour éclairer les conséquences sur la
pédagogie des élèves nés sourds aveugles et ceux qui le deviennent (plus proches de ceux qui
ont été éduqués par les Sœurs de la Sagesse et les Frères de Saint Gabriel).
34
Concernant la LSF, Jacques SOURIAU évoque deux points de vue originaux en lien
avec la surdicécité. Le premier a trait à la compétence des professionnels :
« …et donc le grand défi est d’avoir des gens compétents dans les deux domaines c'est-à-dire
pour qui la langue des signes n’est pas un problème (ce qui est le cas des sourds mais aussi
de certains entendants)… »
En d’autres termes, J. SOURIAU développe l’idée que les professionnels exerçant
auprès des enfants sourds aveugles doivent maîtriser deux compétences : la première est à
mettre en lien avec le développement cognitif de ces enfants (dont les bases théoriques sont
développées dans la suite de l’entretien) et la seconde concerne la LSF. En effet, selon
J.SOURIAU, les professionnels doivent être très compétents dans cette langue (qui peut le
plus peut le moins). Dans un autre domaine, les parents qui parlent à leur bébé, sont en
général, compétents dans leur langue ; et ils adaptent leur propos suivant les capacités
langagières de leur enfant.
Enfin, J.SOURIAU mentionne l’importance la présence de professionnels sourds dans
les équipes car ils maîtrisent la structure de cette langue si différente de ce que nous (les
entendants) connaissons. Ce point de vue est à rapprocher de ce que nous avons souligné dans
notre première partie : les Sœurs de la Sagesse avaient également compris que la présence de
personnes sourdes pouvaient faciliter l’apprentissage de la LSF, étant conscientes que cette
langue n’est pas uniquement une succession de signes construits de manière linéaire mais
obéissant à des règles visuo-spatiales très particulières.
J.SOURIAU précise en quoi l’apprentissage de la LSF est très différent selon que
l’enfant est sourd ou sourd aveugle :
« …mais en même temps un enfant sourd aveugle ne va pas rentrer dans ce système dans les
mêmes conditions qu’un enfant sourd parce qu’il n’a pas la vision et que connaître la vie ça
se fait beaucoup par le concret ; il y a donc besoin de pas mal d’ajustements… »
Dire que l’enfant sourd aveugle n’a pas de vision peut paraître trivial ; cependant, la
LSF est fondée sur les perceptions visuelles et par conséquent, toute altération de la vision a
des conséquences sur le développement des capacités langagières.
C’est donc l’ajustement, un concept que nous faisons aussi nôtre, qui va permettre cette
adaptation nécessaire et donc la progression des apprentissages.
35
Notre interlocuteur précise que ces apprentissages ont pour fonction essentielle de
« connaître la vie ». D’une part, cela rappelle la conception de JJ ROUSSEAU : répondre aux
questions que l’enfant se pose et l’aider à les résoudre. Et d’autre part, d’un point de vue plus
philosophique, cela permet d’ajuster ses réponses aux problèmes posés par la vie elle-même ;
il ne s’agit plus simplement de « savoirs » mais de « savoir faire » et de « savoir être » (faire
face à une situation nouvelle).
Ces réflexions sur la surdicécité s’appuient sur la place originale et centrale des familles
dans l’éducation des enfants sourds aveugles. J.SOURIAU développe cette approche qui a
toujours été présente, bien avant que cette place soit reconnue dans le milieu « ordinaire ».
J.SOURIAU insiste sur le fait que cette éducation doit se réaliser conjointement entre les
professionnels et les familles.
c) La place des familles dans l’éducation des enfants sourds aveugles.
Avant les années 1970, donc avant l’ouverture du CESSA, J. SOURIAU retient deux
éléments. Le premier sur lequel nous n’insistons pas parce qu’il l’a déjà évoqué, est celui qui
précise le rôle et la pression des familles qui ont permis, en lien avec les « facilités »
économiques de cette période, la création de l’établissement spécialisé.
Le second mérite que nous nous y attardions :
« …lorsqu’on regarde à Poitiers du temps de toutes ces filles sourdes aveugles accueillies
depuis le 19ème siècle jusque dans les années 70, ces enfants quittaient leurs familles et
étaient confiés à l’époque aux Sœurs …c’était, comment dire, un arrachement… »
A partir du 19ème siècle les jeunes filles sourdes aveugles éduquées à Larnay, étaient
scolarisées à plein temps dans l’institution : elles ne pouvaient rejoindre leurs familles, la
plupart du temps très éloignées, avec les moyens de transports de l’époque, que dans de rares
moments. Il y avait donc, un véritable « arrachement » pour les familles. Les Sœurs l’avaient
très bien compris, car elles avaient mis en place à Larnay une structure rappelant aux jeunes
filles, leur famille. D’autre part, le courrier échangé entre les Sœurs, la famille et les jeunes
filles sourdes aveugles attestent la prise en compte de cette dimension dans l’éducation des
jeunes filles sourdes aveugles accueillies à Larnay.
36
Après les années 1970, la place des familles est reconnue par Jacques SOURIAU,
premier directeur du nouvel établissement et de son équipe, même si la prise de conscience a
demandé un peu de temps :
« …je pense qu’à l’époque, je me le dis souvent, mais qu’est ce qu’on a été, comment dire
ignorant, parce que cette jeune fille était venue dans l’établissement parce que sœur Anne
était partie, on n’a pas pensé à quel point, cette séparation du milieu dans lequel elle avait
vécu, pouvait être dramatique… ».
En d’autre termes, J.SOURIAU, avec le recul, dit qu’ils n’ont pas mesuré que Larnay
avait des caractéristiques qu’une cellule familiale, et donc, qu’ils n’ont pas été assez vigilants
à la rupture et à l’arrachement vécus par les jeunes sourdes aveugles qui ont été accueillies au
CESSA.
D’autre part, J.SOURIAU souligne la responsabilité qu’il a rapidement prise en compte:
« …les familles qui ont connu Sœur Anne, on avait le devoir de continuer… ».
Cette remarque est intéressante, à plus d’un titre. Elle inscrit l’ouverture du nouvel
établissement dans une continuité. La nouvelle équipe a conscience, ou du moins son
responsable, de la lourde responsabilité qui lui incombe. Il ne s’agit pas, d’effacer le travail
accompli par les Sœurs de la Sagesse et même si nous sommes dans les années 68, nous
sentons, de la part de J SOURIAU un respect pour l’œuvre accompli. Ce respect, nous le
partageons.
Puis Jacques SOURIAU aborde un aspect particulier qui reviendra souvent dans ses
propos : celui de la liberté d’agir. Finalement, la surdicécité n’intéressant personne ou
presque, cela a permis à cette nouvelle équipe d’avoir une liberté de penser et d’agir que peu
d’institutions ont probablement connue. Et c’est particulièrement vrai dans la relation avec les
familles :
« …on a été plus tôt dans un mode de relation avec les familles, parce qu’on avait cette
liberté là… »
Pour J. SOURIAU, cette relation avec les familles est très importante, et nous sentons
toute l’émotion forte derrière cette conception :
« …j’ai revu des familles des années plus tard, ça crée des liens extrêmement forts !...mais
une empathie qui dure… » .
37
L’éducation de ces enfants est très complexe, et nous remarquons l’humilité de notre
interlocuteur. Selon lui, les familles et les professionnels font face aux mêmes difficultés, et
l’action commune dans ces moments a permis de créer des liens qui durent, y compris quand
les enfants ont quitté l’établissement. Nous confirmons cette réalité qui peut surprendre
notamment les professionnels qui travaillent dans le milieu « ordinaire ». La distance entre les
professionnels et les familles est plus proche, ce qui occasionne une forte empathie mais qui
peut aussi créer des difficultés en cas de désaccord entre les parents et les professionnels, ce
qui s’est régulièrement produit. Mais comme le souligne, M SOURIAU, sur la durée, les liens
entre les familles et les professionnels restent très forts : « c’est de l’empathie qui dure ».
Mais la famille, selon J.SOURIAU a aussi un autre rôle fondamental :
« …parce qu’au fond, une famille c’est un peu une matrice sociale, à partir de laquelle on
peut aller voir plus loin… »
La famille est donc la structure qui permet de donner les moyens de vivre sa vie. Dans
un premier temps, elle donne les outils sécurisant, qui donnent l’envie, le courage et la
possibilité de se confronter au monde extérieur.
Cette conception, M SOURIAU la développe dans ses réflexions théoriques que nous
allons aborder maintenant.
d) Les différentes théories qui ont une incidence dans l’éducation des sourds aveugles
J.SOURIAU souligne les conceptions théoriques qui s’affrontaient dans les années
1970 :
« …il y avait un clivage qui s’opérait à l’époque, courant psychanalytique, courant
comportementaliste, qui était et qui reste présent aujourd’hui… ».
D’un point de vue géographique et dans le domaine de surdicécité, c’était la France
contre le reste du monde :
« …mais l’Italie par exemple est devenue très vite behavioriste…en tout cas, le mouvement
behavioriste était dominant dans le monde… »
En France, les professionnels se sont davantage appuyés sur la théorie psychanalytique :
« …quand on a été formé dans le courant majoritaire français qui était plutôt antibehavioriste, qui était plutôt psychanalytique, psychiatrique… ».
38
Les deux théories qui s’affrontent sont donc le behaviorisme (ou comportementalisme)
et la théorie psychanalytique.
Développé par WATSON, suite aux travaux de PAVLOV, au début du 20ème siècle, en
réaction à la méthode de l’introspection, le behaviorisme se veut science du comportement :
les seuls phénomènes pouvant faire l’objet d’une étude scientifique sont ceux objectivement
observables. Ainsi, tous les comportements et toutes les émotions sont envisagés sous l’angle
de réponses comportementales à des stimuli extérieurs ; ces réponses sont le fruit d’un
apprentissage par réflexes conditionnés. Cette théorie a été complétée par SKINNER.
Cette théorie est loin de la théorie psychanalytique majoritaire en France et issue, bien
entendu, des travaux de FREUD.
En ce qui concerne directement l’éducation des sourds aveugles, les différences
d’approche sont très opposées.
Prenons un exemple pour illustrer cette différence, exemple cité par J.SOURIAU :
« …d’une élève qui était sourde aveugle complète, qui avait peu d’acquis, et qui avait tous les
jours une petite séance d’association d’objets réels avec de petits objets (ce qui était vraiment
béhavioriste !) Et un jour pendant un week-end parents, elle a pris sa mère, et c’était
étonnant, car c’était une petite qu’on n’aurait jamais imaginé capable d’emmener sa mère
dans un autre bâtiment, dans une autre salle ; et bien elle a amené sa mère à la table où elle
faisait cette activité !... »
La première partie de la phrase concerne la théorie béhavioriste : mise en place d’une
activité autour d’un travail d’associations répétitif fondé sur des réponses à des stimuli. Mais
la seconde correspond à la théorie psychanalytique : à l’insu, du professionnel, la jeune élève
a pris une initiative pour montrer à sa mère un lieu important pour elle (soit elle était
performante et/ou soit elle avait une relation de « plaisir » avec le professionnel qui menait
cette activité).
Nous confirmons cette tension théorique : dans les années 80, enseignant au CESSA,
nous nous sommes souvent confrontés avec le responsable pédagogique norvégien qui
essayait, sans beaucoup de réussite, à développer cette approche béhavioriste. A cette époque,
nous avons été troublé par le manque de relation, par la froideur de cette approche qui ne
tenait pas compte de la motivation des enfants.
39
Mais, heureusement, comme le signale Jacques SOURIAU :
« …mais on peut dire qu’il y a la théorie et ce qui se passe dans la vie des gens, et comment
ils investissent les situations, et cela m’a aidé sur le long terme à réfléchir à tout ça ; car au
fond on fait ce qu’on peut, et ce qui se passe ce n’est pas toujours ce qu’on prévoit… »
Enfin, dernier apport théorique, la théorie de l’attachement issu des travaux de
l’éthologie :
« …c’est que on a montré que les petits singes à la naissance, si on leur met un simulacre de
mère portant du lait et un simulacre de mère avec de la fourrure et bien, ils vont à la
fourrure ; on pensait que l’attachement chez les mammifères et donc chez les humains, était
basé sur la personne qui vous nourrit (c’était d’ailleurs la théorie psychanalytique) ; le sein
est à l’origine de tout… » Et encore :
« …dans le processus normal, un enfant s’attache à quelqu’un qui va constituer sa base de
sécurité, ce qui va lui permettre d’être d’autant plus explorateur… »
Voilà donc, la pensée de J.SOURIAU synthétisée dans ces deux extraits. Pour qu’un
enfant sourd aveugle de naissance puisse accéder aux apprentissages, il faut réunir les
conditions pour qu’il se sente en sécurité afin de pouvoir aller vers le monde, ou comme il le
dit très bien, pour lui permettre de devenir un explorateur.
Nous voici arrivés au terme de ce travail, de ce mémoire de recherche. Nous allons donc
conclure ce que nous considérons nous aussi comme un travail d’explorateur. Nous sommes
d’ailleurs insatisfait d’employer le terme de conclusion : il s’agit plutôt d’un état à un moment
donné d’une réflexion qui peut être sera le départ d’une nouvelle exploration.
40
CONCLUSION
Tout au long de ce travail exploratoire, nous avons essayé de mettre en évidence le lien
entre la partie historique et la partie entretien.
La partie historique qui peut, bien entendu être approfondie, montre des liens avec la
société, le monde d’éducation et celui du milieu du handicap.
Ce qui ressort de cette première partie peut se résumer ainsi :
-
la littérature ne nous renseigne que sur certaines personnalités qui n’avaient comme
déficience que (si nous pouvons le dire ainsi) la surdicécité avec aucun autre trouble
associé
-
la place historique des congrégations religieuses (particulièrement les Sœurs de la
Sagesse) a été déterminante dans l’éducation de ces personnes sourdes aveugles
-
cette étude a permis de constater l’évolution de l’enseignement individuel vers un
enseignement collectif
-
ce panorama a montré toute l’étendue des moyens de communications qui ont été
enseignés à ces jeunes filles sourdes aveugles
Le lien entre les deux parties tient dans la personnalité de Jacques SOURIAU et son
parcours professionnel. Il a d’abord travaillé à Larnay où il a rencontré la dernière Sœur à
s’être engagée dans l’éducation des jeunes filles sourdes aveugles (Sœur Anne) avant de
devenir le directeur du nouvel établissement, le CESSA. Il est donc le témoin entre ces deux
périodes et conforte ainsi notre choix d’entretien avec lui.
Concernant la seconde partie, les traits essentiels peuvent être :
-
le changement important dans la prise en charge des enfants sourds aveugles s’est
produit dans les années 1970
-
l’arrivée de nouvelles étiologies (la rubéole) a eu pour conséquence une remise en
question pédagogique très profonde
41
-
la fin progressive de l’implication des congrégations religieuses qui ont passé le relais
à des associations (l’APSA) gérées par le ministère de la Santé
-
pour répondre aux nouvelles questions pédagogiques plusieurs théories se sont
affrontées (behavioriste, psychanalytique et éthologique) : et c’est finalement la
théorie de l’attachement qui a ouvert des perspectives nouvelles
-
c’est aussi la période où se sont affinées les définitions entre surdicécité de naissance
(congénitale) et surdicécité acquise
-
cette partie met aussi en lumière la place reconnue des familles dans l’éducation des
sourds aveugles
Avant d’envisager les perspectives à ce travail, nous souhaitons aborder la question d’un
entretien que nous n’avons pas retranscris.
Dans notre première approche, nous avions envisagé de nous entretenir avec une
personne sourde aveugle pour qu’il nous donne son point de vue sur l’éducation qu’il avait
reçue à Poitiers dans les années 1960 par les Frères de Saint Gabriel.
Nous avons eu cet entretien. Cette personne utilise la langue des signes tactiles ; nous
avons donc fait appel à un ami à elle qui la connaît très bien et qui maîtrise la langue des
signes tactiles. Cet entretien que nous avons filmé s’est soldé par un échec car la traduction
n’a pas été suffisamment performante. Quelle déception ! Cependant, nous reconnaissons que
nous aurions dû prendre des mesures préventives, ce que nous n’avons pas fait.
Ceci fait le lien avec des projets possibles de recherche future.
-
la partie historique peut être reprise et surtout mise en perspective avec des exemples
d’éducation des personnes sourdes aveugles étrangères : une Histoire de l’Education
des sourds aveugles comparée en quelque sorte
-
une recherche sur l’éducation des enfants sourds aveugles de naissance (ou
congénitaux) qui a donc débuté avec la création du CESSA dans les années 1970
-
des témoignages filmés de personnes sourdes aveugles : des récits de vie avant qu’ils
ne disparaissent
42
Nous voici arrivés au terme de notre projet et nous voulons exprimer à la fois notre
soulagement et notre plaisir que nous avons pris à le mener à bien.
Victor HUGO (1802-1885) écrivait dans Les Quatre Vents de L’esprit :
« Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne… »
Nous ajoutons : chaque enfant sourd aveugle qu’on éduque est un Homme qu’on gagne…
43
BIBLIOGRAPHIE
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44
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Loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et
la citoyenneté des personnes handicapées,
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647
45
Jacques Souriau
Expérience
professionnelle
Depuis Mai 2010 :
Membre du Conseil Scientifique de la CNSA (Handicaps rares)
Depuis Septembre 2006 : Université Royale de Groningen (Pays Bas)
Chargé de cours : Master Congenital Deafblindness and communication
Mars 1998 – Mars 2007 A.P.S.A.
86000 POITIERS
Directeur du Centre de Ressources Expérimental pour Enfants et
Adultes Sourds-Aveugles et Sourds-Malvoyants.
1981–1998
A.P.S.A.
86000 POITIERS
Directeur du Centre d’Education Spécialisée pour Sourds-Aveugles
de Larnay.
Directeur du SAFEP-SSEFIS de 1993 à 1998
1973–1981
Institution de Larnay
86580 BIARD
Directeur du Centre d’Education Spécialisée pour Sourds-Aveugles
de Larnay.
1970–1973
Institution de Larnay
86580 BIARD
Psychologue
1965–1966
Ecole Primaire Privée
86-DANGE
Instituteur Remplaçant
Formation
1965
Baccalauréat
Académie de POITIERS
1973
Université de POITIERS
Maîtrise de Psychologie
1980
Université de PARIS VII
Diplôme de Psychologue Clinicien.
1990
Université de POITIERS
D.E.A. Processus psychologiques dans le traitement du langage.
Activité Associative
1987 – 1990 : Président de l’Association Nationale pour les SourdsAveugles.
1991 – 1994 : Président de l’IAEDB (Association Internationale pour
l’Education des Sourds-Aveugles).
46
A. Selected peer-reviewed publications (in chronological order).
DAELMAN, M., NAFSTAD, A., RØDBROE, I., VISSER, T. & SOURIAU, J. (1996) The Emergence of
Communication. Contact and lnteraction patterns. Persons with Congnenital Deafhlindness. CNEFEI.
IAEDB Working Group on Communication. Video. CNEFEl ; Suresnes, France
DAELMAN, M., NAFSTAD, A.V., RØDBROE, I., SOURIAU, J. ET VISSER, T. (1999). L'émergence de la
communication. Part II. Enregistrement vidéographique. Suresnes, France: CNEFEI - Centre National
de Suresnes.
RØDBROE, I. ET SOURIAU J., (1999). Communication, in McINNES, John & McINNES, Jackie
Programming, Intervention and Support for Persons With Congenital and Early Adventitious
Deafblindness. University of Toronto Press. Toronto.
SOURIAU J., (2000). Ce que les enfants sourds-aveugles nous apprennent sur la communication.
Enfance. 1/2000 PUF
SOURIAU J., (2001). La surdi-cécité. In RONDAL, J. et COMBLAIN, A. Manuel de Psychologie des
Handicaps. Mardaga. Liège.
Revue « ENFANCE », N° 1-2000 « Ce que les enfants sourds-aveugles nous apprennent sur la
communication » . Numéro thématique coordonné par Jacques Souriau.
SOURIAU J., (2002). Keynote speech. Sensation, perception and formation of meaning. what does it
mean when people are congenitally deafblind ? NUD Conference; Gothenburg. 28 August – 1
September 2002
SOURIAU J., (2002 CHARGE and Communication. The CAUSE Conference
"Adapting to Change“ 27th - 30th March 2003. Hanover International Hotel,
Hinckley, Leicestershire, UK. (to be published).
SOURIAU J. & al. (2004) CHARGE syndrome: developmental and behavioural data in American Journal
of medical genetics (to be published).
B.
Fields of International Collaboration
DeafBlind International (DbI): member of the board; member of various scientific program
planning committees for DbI world or European Conferences. Member of the present committee
for preparation of the 2005 DbI European Conference in Slovakia.
47
DbI Communication Network: activities of research related to communicative development in
Congenitally Deafblind people. Members of the group : Anne NAFSTAD (Norway), Jacques
SOURIAU (France), Ton VISSER (Netherlands), Marlene DAELMAN ( Belgium), Inger RODBROE
(Denmark).
DbI CHARGE syndrome network: leader David BROWN (USA). This group works at displaying
information on CHARGE syndrome and at supporting activities toward families and children with
CHARGE at an international level.
DbI Acquired Deafblindness Network: leader Ges ROULSTONE (UK). CRESAM is represented in
this group by Marie-Dominique LUSSIER, geriatrician.
Staff training and staff development lectures and activities in various countries: Denmark,
Greece, Colombia, United-States, Italy, Spain, Tunisia, Romania, Slovakia, Lithuania, Norway,
Belgium, Switzerland etc.
48
ENTRETEN avec Jacques SOURIAU
Vendredi 18 décembre 2009
9h30-11h30
Bonjour Jacques, comme tu le sais, je suis inscrit en master 1 de sciences de l’éducation,
et dans le cadre de ce master, il nous est demandé de produire un mémoire de 40 pages qui
doit normalement préparer celui de master 2 qui lui sera plus conséquent... le titre du
mémoire que j’ai choisi de travailler est « Histoire de l’éducation des sourds aveugles »
...ce projet ambitieux, j’ai décidé de le scinder en deux... cette année aura pour période
1789 -1975... je t’explique pourquoi, parce que cela peut paraître bizarre comme ça...
1789 est la date de naissance de Victorine Morisseau, que tu connais, car avant je n’ai pas
trouvé d’écrits, ce qui ne veut pas dire qu’il n’en existe pas, bien sûr ; et 1975 est la date
de la loi de 1975 sur le handicap, car j’émets l’hypothèse que cette date va changer des
choses dans l’éducation spécialisée en général et particulièrement dans l’éducation des
sourds aveugles ; ce mouvement va aboutir, de mon point de vue, à la loi de 2005. Donc
dans mon mémoire, j’ai prévu 3 parties : une partie consacrée à une revue de la littérature
sur cette période ; une partie fera l’objet d’un témoignage d’une personne sourde aveugle
qui est François Thébaut que je vais rencontrer bientôt et à qui je vais demander de me
parler de son point de vue sur l’éducation qu’il a reçue, et enfin une dernière partie qui a
pour objet un entretien avec un professionnel, et j’ai pensé et je pense toujours que tu es la
personne en France qui aura une vision synthétique sur l’éducation des personnes sourdes
aveugles, et mon souhait est de savoir, d’après toi, quels sont les éléments pertinents de
cette éducation, et à la fin de l’entretien, j’aimerais te soumettre des hypothèses.. Mais,
peut être que dans un premier temps tu pourrais te présenter.
Je m’appelle Jacques Souriau et j’ai commencé à travailler avec les enfants sourds
aveugles en 1970 à l’institution de Larnay dans un petit pavillon un peu extérieur... au
départ il y avait je pense une dizaine d’enfants, puis une quinzaine avant la construction
de bâtiments nouveaux qui constituent le CESSA actuel. J’ai d’abord été embauché
49
comme psychologue auprès des enfants sourds aveugles mais aussi en partie dans
l’établissement de sourds... j’ai pris la direction de l’établissement, je crois que c’était en
1973, quand les bâtiments nouveaux ont été construits. En ce qui concerne la période
1789-1975, je me souviens mieux de la période 1970-1975 ; mais ceci dit, c’est vraiment
une période intéressante, car ce fut une période de transition... j’ai deux images qui
marquent la transition entre les deux époques... l’une est quand j’ai commencé à travailler
avec la nouvelle équipe (j’expliquerai un peu ce que c’est cette nouvelle équipe par
rapport à l’ancienne) ; on a eu des enfants qui pour l’essentiel avait une surdicécité liée à
la rubéole.. avec, comment dire des atteintes complexes, différentes des atteintes des
enfants qui étaient accueillis auparavant... c’était donc à la fois une différence dans la
nature des problèmes de ces enfants et de leur entourage et puis aussi un effet de masse ;
avant aussi cela restait dans le domaine du handicap rare mais on connaissait les sourds
aveugles pratiquement individuellement ; en France, Marie et Marthe Heurtin, Marie
Poyet, enfin tous ceux qui sont décrits dans les « Âmes en prison »... alors que nous, on
est arrivé à une époque où ce n’était pas pareil, c'est-à-dire que, ce n’était pas lié
directement liée à loi de 75, mais moi ce que j’ai ressenti à l’époque, c’était l’effet des
trente glorieuses avec des potentiels financiers et économiques et une pression des
familles des enfants qui autrefois n’étaient pas éduqués et qui voulaient qu’ils le soient ; et
donc on a pu créer des établissements..
Mais alors, où étaient ces enfants avant ?
Les enfants « rubéole » probablement mourraient jeunes, mais aussi ils devaient être dans
des services hospitaliers chroniques... même dans l’histoire de Marie et Marthe Heurtin
on raconte que les parents ont emmené leurs filles dans un établissement d’aveugles et ils
ont essuyé une fin de non recevoir, et il leur a été proposé l’hôpital Saint Jacques de
Nantes dans un service de chroniques...
Y compris pour les enfants sourds aveugles acquis ?
Acquis, ça je ne sais pas car Marthe et Marie Heurtin sont des sourds aveugles de
naissance... je pense que les Usher, il y en a toujours eu ; moi, je me souviens quand j’ai
travaillé à Larnay, on en parlait pas comme ça ; c’est venu après, où le Usher était nommé
mais c’étaient surtout des adolescents qui ne voyaient pas bien ; mais ceux là n’étaient pas
exclus car ils appartenaient au groupe des sourds...
50
Parce qu’ils étaient dans des écoles de sourds...
Oui, voilà ils étaient dans ces écoles ; l’étiquetage est venu plus tard, non pas que la
maladie n’existait pas ; mais par exemple, Poitiers était une plus forte concentration
qu’ailleurs car il y avait un bassin de population dans les Deux Sèvres ; mais à l’époque,
les sourds aveugles c’était pas ça : lorsqu’on parlait de sourds aveugles on parlait de
sourds aveugles de naissance ou de sourds malvoyants très précoces (par exemple
François Thébaut était malvoyant quand il était petit) ; je veux dire, c’étaient des enfants
différents de Usher ; donc le premier élément qui me frappe, c’est qu’on passe des
individus « seulement » sourds aveugles qui n’ont pas d’atteinte par exemple cérébrale au
sens large du terme, comme pour les « rubéoles » pour lesquels il y a un retard du
développement très net, une atteinte neurologique, des difficultés sensorielles plus
complexes et motrices notamment fines auxquelles on prête peu d’attention, car à partir du
moment qu’un enfant marche on pense qu’il n’a pas de problème moteur ; mais dans la
réalisation de la langue des signes, il y des difficultés motrices ; alors deuxième élément,
une autre façon de dire la même chose, qui moi, m’a beaucoup frappé, c’est que quand on
a commencé à travailler dans las années 70 avec cette nouvelle équipe qui avait été mise
en place pour créer un nouvel établissement pour accueillir des enfants sourds aveugles
essentiellement rubéoliques, puisqu’ils constituaient l’essentiel du recrutement, il y a eu la
fin d la période précédente de Larnay ; c'est-à-dire qu’il y avait Sœur Anne, qui était la
dernière Sœur à avoir succéder aux différentes Soeurs qui s’occupaient des sourds
aveugles, et qui avait ce petit groupe à part, une classe à part de 4 élèves ; et cela s’est
chevauché, je ne sais plus combien de temps mais disons un certain temps, quelques
années je crois, puisque je me souviens d’une jeune fille (Floriane) qui était avec Sœur
Anne et qui est venu dans le nouvel établissement..
Il y avait des liens entre les deux structures à ce moment là ?
Alors là, je ne sais pas s’il y a des choses écrites, en tout cas, moi j’ai des souvenirs, des
rencontres : je me souviens d’être allé voir sœur Anne dans sa classe, parce que c’était
vraiment la personne qui avait de l’expérience ; elle avait 4 élèves, et parmi ces 4 élèves
on peut dire qu’il y avait l’ancienne et la nouvelle époque, c'est-à-dire qu’il y avait Maria
Isabel Lopez dont les parents étaient espagnols, et qui est retournée en Espagne quand elle
51
a eu 18 ans, je crois, et qui était une sourde aveugle complète mais sans autre difficulté : et
qui avait un très bon niveau de langage ..
Une sorte de Marie Heurtin ?
Oui, oui voilà ; elle écrivait et communiquait en langue des signes ; elle était très à l’aise
et ne mettait pas les gens en difficulté sur le plan du comportement parce qu’elle était... je
me souviens, elle était assez époustouflante parce qu’elle reconnaissait, elle différenciait
les couleurs des tissus ! Et pouvait même les classer ! et donc Maria Isabel était vraiment
dans la pédagogie de Sœur Anne qui s’adaptait aux potentiels de Maria Isabel... pour les 3
autres c’était plus compliqué ; par exemple une élève avait des acquis d’apprentissage,
notamment lorsqu’on faisait un signe, elle montrait l’image correspondante, parce qu’elle
voyait un peu (ou l’inverse je ne m’en souviens plus) ; en tout cas, elle pouvait faire des
associations extrêmement précises mais elle ne s’exprimait jamais, elle ne disait jamais
rien, et piquait des colères faramineuses qui mettaient tout le monde en difficulté et on
avait peur de ces colères (il n’y avait que des femmes autour !) Heureusement il y avait le
chauffeur (je parle de cette petite classe qui était dans l’établissement de sourds) et il y
avait essentiellement des femmes...
C’était toujours à Larnay ?
Oui, oui c'était toujours à Larnay le bâtiment dans lequel on travaillait était excentré (il
s’appelait le pavillon Saint Joseph) et puis il y avait une autre jeune fille qui venait de la
Réunion et qui était d’une extrême passivité, qui s’exprimait très très peu, et puis une
autre qui avait des comportements difficiles à comprendre qu’on pouvait qualifier de
psychotique à l’époque avec des auto agressions, des stéréotypies, avec une grande
tristesse...Sœur Anne me disait qu’elle était en difficulté avec cette nouvelle génération
qui arrivait car elle était dans un ancien système (ce qui n’est pas péjoratif pour moi mais
juste chronologique) de cette lignée d’éduquer ces sourdes aveugles qu’on avait connues
un peu partout dans le monde et qui ont été des modèles d’éducation et dont Maria Isabel
était la dernière de la série ; mais il y avait déjà le début de la nouvelle génération avec
les 3 autres (dont 2 vraisemblablement étaient des « rubéoles ») et qui posaient des
problèmes nouveaux. Je dois dire aussi, qu’il y a quelque chose qui marque cette époque
et cela a évolué rapidement, c’est... les liens avec les familles... c'est-à-dire que lorsqu’on
regarde à Poitiers du temps de toutes ces filles sourdes aveugles accueillies depuis le 19ème
siècle jusque dans les années 70, ces enfants quittaient leurs familles et étaient confiés à
52
l’époque aux Sœurs...c’était, comment dire, un arrachement ... par exemple quand les
sœurs Heurtin quittaient leurs familles c’était au moins pour le trimestre voire pour
l’année... c’était finalement quelque chose d’assez violent ... mais probablement, c’est ce
qu’on voit dans les écrits, c’est qu’elles ont trouvé à Larnay un milieu assez familial car
elles étaient dans un petit groupe avec des Soeurs qui étaient là en permanence, presque
24 heures sur 24 ; disons que c’était dur, mais il y avait la reconstruction du milieu
familial et même certaines jeunes filles dont une dont j’ai oublié le nom et qui est
retournée dans sa famille à l’âge adulte et qui avait trouvé du travail, on peut dire qu’elle
avaient deux familles, deux objets d’attachement fort, sa famille et puis Larnay aussi ..
mais à l’époque, c’était tout ou rien, parce que les distances étaient plus compliquées à
franchir que maintenant ; je souligne ça parce que dans le cas des élèves de Sœur Anne, il
y a quand même une famille qui est venue s’installer à Poitiers, et puis une autre, même si
c’était une situation plus facile à gérer, et une autre qui venait de la Réunion, qui avait
quitté ses racines, je crois même qu’elle y est retournée il y a une dizaine d’années
seulement ; je pense qu’à l’époque, je me le dis souvent, mais qu’est ce qu’on a été,
comment dire ignorant, parce que cette jeune fille était venue dans l’établissement parce
que sœur Anne était partie, on a pas pensé à quel point, cette séparation du milieu dans
lequel elle avait vécu, pouvait être dramatique..
Oui, c’est vrai, mais tu ne crois pas que c’était le lot de tous les enfants ?
Oui, oui, d’ailleurs quand je dis qu’on était ignares, je ne le pose pas en terme de jugement
de valeurs, mais je suis très critique par rapport à ce qu’on a fait à cette époque... mais je
suis les deux, critique, au sens où certaines choses auraient pu être beaucoup mieux mais il
y avait aussi des choses très positives, mais comment dire, on était tous très jeunes, moi
par exemple j’étais directeur à 26 ans et j’étais pas dans les plus jeunes !
En plus, c’était juste après 68 ?
Oui, c’était chaud ! et effectivement, ça c’était un autre aspect : l’aspect changement de
population qui nécessitait un changement de pédagogie : tous les pays de monde qui
s’occupaient de sourds aveugles, étaient confrontés à ça ; ça a donné le fait que par
exemple, que dans certains pays, les pays nordiques mais aussi l’Italie, on a beaucoup
appliqué les approches comportementalistes, c’était la norme à l’époque, et c’était pas
facile pour nous, c’était pas vraiment notre culture, et puis deuxièmement, il y avait un
clivage qui s’opérait à l’époque, courant psychanalytique, courant comportementaliste, qui
53
était et qui reste présent aujourd’hui ; c’était le discours, au sens d’un discours conflictuel
et quand on est jeune, c’est vraiment pas simple, parce que on a pas les outils conceptuels
et les connaissances suffisantes, et qu’on est très dépendant de l’image qu’on donne aux
gens qu’on estime.. quand on a été formé dans le courant majoritaire français qui était
plutôt anti-behavioriste, qui était plutôt psychanalytique, psychiatrique, on se sent presque
une obligation, on est formaté pour un certain type de discours, mais on voit bien
qu’ailleurs les gens agissent aussi, et à la fois, ils obtiennent des résultats, c’est une autre
norme, c’est comme si il y avait une norme en France et une autre à l’étranger, et quand
on connaît pas l’étranger, on se met dans la norme, mais quand on connaît les deux, et ce
n’était pas seulement le directeur, on était tous plus ou moins touchés par ça, par le biais
de stages, de formation, parce qu’on en avait fait à l’époque, on avait fait un voyage en
Hollande, car c’était une obligation, c’était l’établissement de référence, ça créé une
tension externe et interne, et on ne savait pas trop se situer dans tout ça..
Mais ces tensions n’existaient qu’en France ?
Le mouvement behavioriste était partout, et en France, il était plutôt contesté, mais l’Italie
par exemple est devenue très vite behavioriste, c’est d’ailleurs très étonnant, et en plus ce
sont eux qui le sont restés le plus longtemps ; parce qu’on a cette image de la culture
italienne, (mais c’est vrai qu’on a plein de préjugés quand on parle de la culture des autres
pays !) et on aurait pu penser qu’en Italie, la langue des signes devait bien passée parce
que les italiens parlent beaucoup avec les mains ! Mais ce n’est pas du tout vrai !! Ça
fonctionne pas du tout comme ça ! D’ailleurs, le congrès de Milan, c’était en Italie ! en
tout cas, le mouvement behavioriste était dominant dans le monde ; je me souviens d’être
allé en 72, on était 3 ou 4 français, à une petite conférence européenne, sur l’éducation des
sourds aveugles, on était 25 en tout, c’était vraiment très petit, nous en anglais, on était un
peu nuls, mais en plus, on était les seuls à avoir des difficultés pédagogico- idéologiques ;
bon après, ça a évolué considérablement au niveau mondial ; on pourrait dire que dans ces
années, chacun a travaillé, et que ça s’est cristallisé d’une autre manière ; pour moi, les
années 70-80 ont été à la fois des années de mise en oeuvre de pratiques pédagogiques
structurées mais aussi de critiques internes, donc ce qui a changé ce n’est pas que les uns
ont influencé les autres, ça c’est plutôt cristallisé d’une autre manière ; moi je l’ai vécu
dans le domaine de la surdicécité congénitale, avec l’approche, je dirais éthologique, et la
théorie de l’attachement qui a deux origines : l’étude du comportement animal et puis
disons l’approche psychanalytique, psychothérapeutique, et dans le contexte social, c’est
54
plutôt la prise en charge d’enfants en situation difficile comme par exemple les orphelins
qui a été le déclencheur ; après la guerre de 39-45, les hôpitaux étaient confrontés à des
problèmes importants .. par exemple, des enfants qui n’avaient plus de familles; en gros,
la théorie de l’attachement est une théorie et un substrat neurologique et pratique très
important, qui consiste à dire que le comportement des enfants est déterminé certes par le
milieu, mais aussi par des processus internes qui sont biologiquement déterminés, et qui
vont prendre telle ou telle direction en fonction de la réaction du milieu ; bon, pour
prendre les choses plus simplement, par exemple, les petites oies quand elles quittent au
moment de l’éclosion, il y un phénomène d’empreinte qui a été décrit par Konrad Lorenz
(c’est le courant éthologique ça) elles vont s’attacher, se lier à l’oie qui est là au bon
moment et qui présente les caractéristiques particulières,
c'est-à-dire qu’il y a un
phénomène, un programme biologique qui va faire, qui va permettre au petit qui naît de
s’accrocher à un partenaire social qui va le protéger et l’emmener ; cela a été très étudié
chez les chimpanzés, les singes supérieurs où c’est un peu plus complexe car les processus
d’attachement sont un peu moins mécaniques, et sont plus basés sur des dynamiques
relationnelles plus proches de nous, et en particulier, ce qui a été un élément très
déterminant, c’est que on a montré que les petits singes à la naissance, si on leur met un
simulacre de mère portant du lait et un simulacre de mère avec de la fourrure et bien, ils
vont à la fourrure ; on pensait que l’attachement chez les mammifères et donc chez les
humains, était basé sur la personne qui vous nourrit (c’était d’ailleurs la théorie
psychanalytique) ; le sein est à l’origine de tout ; alors que là, cela montre qu’il y un
processus sociobiologique de l’attachement avec notamment l’importance du contact
tactile ; après cela a donné lieu à des tas de recherches ; alors, l’impact dans le domaine
de la surdicécité, c’est que les enfants « rubéole » par exemple, qui ont souvent des
comportements difficiles (on a pas du tout évoqué ça, ce dont on parlait, tu vois, des
stéréotypies par exemple, comportement agressif voire des colères) et bien en fait les
thérapies comportementales consistent à essayer d’éteindre ces comportements en
renforçant des comportements positifs et en ne renforçant pas les comportements
négatifs ; mais en fait ça ne prend pas en compte des phénomènes plus fondamentaux et
en particulier le fait que ces enfants mettaient en place des formes d’attachement
« insécures » ; au fond, dans le processus normal, un enfant s’attache à quelqu’un qui va
constituer sa base de sécurité, ce qui va lui permettre d’être d’autant plus explorateur ; au
fond on peut se séparer d’autant mieux qu’on est attaché ; quand il a une sécurité, il a tout
le potentiel pour jouer avec les autres, pour découvrir le monde, apprendre etc. la
55
dialectique attachement exploration est un élément très important ; et quand on a un
attachement « insécure », on est complètement pris par ça, on n’est pas disponible pour la
relation avec d’autres, pour la socialisation, pour apprendre etc. bon je caricature, mais on
l’a observé chez les singes supérieurs ; et au niveau des humains, ce qui était très
intéressant pour les sourds aveugles, c’est des travaux comme ceux de Bowlby qui
montraient que chez l’homme, l’attachement n’est pas qu’un aspect tactile mais qu’il a
aussi un aspect, comment dire, presque cognitif, c'est-à-dire au fond, la sécurité, ça se
construit si on peut anticiper ce qui va se passer : Bowlby montrait que dans des hôpitaux,
des enfants sans parents, comme dans les orphelinats qu’on a vus en Roumanie, par
exemple le biberon était donné par 25 personnes différentes alors que dans un contexte
familial ordinaire, c’est quoi, deux personnes et dans ce contexte là, l’enfant peut
construire des anticipations : par exemple il fait l’expérience que s’il bouge d’une certaine
manière, bon, c’est manière de le dire en langage adulte, il va avoir la réaction adéquate
parce que les deux partenaires se connaissent bien, et donc cela constitue une base de
sécurité ; et d’ailleurs Bowlby avait montré, que travaillant dans plusieurs services
hospitaliers, il avait demandé aux infirmières d’un service d’aller passer une demi heure
dans un autre service et réciproquement, et ces infirmières n’avaient d’autres tâches que
de s’occuper de l’enfant, jouer avec lui, donner toute son attention, et bien, il s’est rendu
compte que l’objet principal de l’attachement de cet enfant, ça a été l’infirmière qui n’a
passé qu’une demi heure ; c’était la personne la plus importante pour eux ! on rejoint le
biologique et le social, c'est-à-dire que, en gros, on est programmé pour s’attacher à
quelqu’un, mais il faut qu’en face, il y ait la situation correspondante, et pour revenir aux
sourds aveugles, cela a abouti à des pratiques qui étaient un peu intuitives en partie,
moins intuitives pour une autre partie mais qui consistaient à avoir une personne de
référence, ce qu’on appelait à l’époque la relation privilégiée, et cela suscitait beaucoup de
débats parce que c’était aussi parfois très compliqué à gérer ; parce qu’il pouvait y avoir
un vrai attachement qui se produisait entre les enfants et les adultes, et quand il fallait pour
des raisons institutionnelles, changer ces référents, c’était de vrais arrachements ! je crois
qu’aujourd’hui, j’aurais plus de facilités à gérer ça, mais c’était quand même un côté
positif, car il y a des problèmes qui ont disparu ; cela a permis de stabiliser un peu comme
une famille, parce qu’au fond, une famille c’est un peu une matrice sociale, à partir de
laquelle on peut aller voir plus loin ; mais un enfant a besoin d’un nombre limité de
partenaires ;
le deuxième élément c’est par exemple l’utilisation des calendriers, de
l’emploi du temps qui permettent aussi l’anticipation et la gestion de l’absence ; si
56
quelqu’un n’est pas là, on peut construire une représentation qui dit qu’elle va revenir, et
donc il y a un lien entre le cognitif et l’émotionnel, parce que le calendrier, il a cette
fonction de donner des outils cognitifs pour gérer les problèmes émotionnels ; donc la
théorie de l’attachement a donné ça ; on n’est plus dans les modifications de
comportements par des mécaniques extérieures, mais on est dans la construction d’un
environnement social qui va permettre à l’enfant de vivre dans des conditions de plus
grande sécurité et donc d’être disponible à des apprentissages ; bon ceci dit, sur le moment
ce n’était pas simple car à cette époque, j’ai moi même promu des pratiques à caractère
behavioriste ; on était encore sur des modèles un peu mécaniques, et ce qui est paradoxal,
j’ai des images très drôles : je me souviens d’une élève qui était sourde aveugle complète,
qui avait peu d’acquis, et qui avait tous les jours une petite séance d’association d’objets
réels avec de petits objets (ce qui était vraiment béhavioriste !) Et un jour pendant un
week-end parents, elle a pris sa mère, et c’était étonnant, car c’était une petite qu’on
n’aurait jamais imaginé capable d’emmener sa mère dans un autre bâtiment, dans une
autre salle ; et bien elle a amené sa mère à la table où elle faisait cette activité !...
finalement ce qui était intéressant, c’est que les partenaires impliqués, le professionnel et
l’enfant, de manière involontaire, en ont fait un moment fort, car c’étaient des moments de
très grande attention ; pendant une demi heure ces deux là , ils étaient ensemble, alors,
c’est vrai qu’on aurait pu le faire sur autre modalité,( je veux dire que je ne défends pas du
tout la méthode), mais on peut dire qu’il y a la théorie et ce qui se passe dans la vie des
gens, et comment ils investissent les situations, et cela m’a aidé sur le long terme à
réfléchir à tout ça ; car au fond on fait ce qu’on peut, et ce qui se passe ce n’est pas
toujours ce qu’on prévoit..
Alors, si j’ai bien compris, à la création, il y a des enfants sourds aveugles qui ont été
éduqués dans le prolongement de la pédagogie des Sœurs et qui existent toujours et
des enfants sourds aveugles avec de plus grandes difficultés. Peut-on dire que grâce à
l’ouverture du CESSA, l’éducation de ces derniers a progressé ?
Oui, mais on pourrait utiliser un terme de Foucault, il y a eu une mise en discours de tout
ça ; ceci dit, il faudrait que tu retrouves cette cassette vidéo des « Coulisses de l’Exploit »,
je crois, à la fin des années 60, et qui est probablement au Foyer La Peyrouse en Dordogne
(j’en avais fait une copie qui a malheureusement disparu !) et peut être aussi à l’INJS de
Saint Jacques à Paris, et si tu la retrouvais je me sentirais payer de l’interview !! ; c’était
une émission très populaire, qui montrait des reportages ; ils sont venus à Larnay et ils ont
57
fait un reportage sur l’éducation des sourds aveugles ; dans cette cassette on voit des
rencontres entre des sourds aveugles de Larnay et des sourds de l’IRJS, on voit les Frères
et les Sœurs, et surtout ce qui est frappant, c’est qu’il y a une interview de Sœur Anne, et
ce que dit Sœur Anne, c’est d’une intelligence !; bien sûr elle ne dit pas les choses dans
les mêmes termes que maintenant, mais elle voyait bien que l’apprentissage du langage tel
qu’elle l’avait conçu et qui avait été transmis, ne fonctionnait plus pour certains enfants, et
elle décrivait avec beaucoup d’intelligence, par exemple la question de l’attachement, bien
sûr ce n’était pas théorisé, mais c’est la filière, continuée par Cyrulnik, avec la résilience,
tout ça ; et cette petite famille créée auprès des enfants sourds aveugles, 4 ou 5 personnes
avec une présence très importante, même s’ils ne théorisaient pas, ils répondaient aux
problèmes posés par ces enfants ; nous, c’était une bande jeunes qui arrivaient, beaucoup
plus nombreux, qui se différenciaient bien entendu du milieu religieux, confessionnel, et
avec les pression extérieures des années 70 ;avec aussi une organisation plus complexe
(une Sœur, ça travaillait 24h sur 24 !) ; on pourrait dire qu’on avait peut être la théorie
mais pas la pratique ; en tout cas, c’était plus complexe de construire l’environnement
social qui répond à ces besoins là dans des conditions de construction d’une structure plus
lourde même si c’était encore léger (maximum 24 enfants) et d’ailleurs les familles le
ressentaient ; et même si on était jeunes, il y avait un vrai attachement, les enfants, cela
comptait énormément, et j’ai revu des familles des années plus tard, ça crée des liens
extrêmement forts ! Par exemple cette enfant qui faisait beaucoup de colères, avec le
temps, ça s’est bien amélioré, aujourd’hui d’ailleurs personne ne sait qu’elle était un
personnage dans tout Larnay ! Quand le système s’est stabilisé, il y a eu, je le sens
comme ça, comme un passage de relais ; Sœur Anne a montré qu’elle nous faisait
confiance ...
Alors concrètement comment cela s’est-il passé ? Elle est venue au CESSA ?
On s’est vu, mais je n’ai pas de souvenirs qu’elle soit venue tellement dans la nouvelle
structure, mais il y a eu des liens d’estime qui se sont construits, mais ça a été moins
formel je crois que lorsque les sourds aveugles de l’IRJS sont partis à la Peyrouse ; et à
cette époque, il y avait deux endroits où il y avait des adultes (La Peyrouse et La Varenne
près de Poitiers) et il y eu une petite fête au moment du départ où Frère Thomas de l’IRJS
a passé le témoin ; j’ai revu 4 ou 5 fois Frère Thomas et Sœur Anne, je regrette de ne pas
l’avoir vue plus souvent, car elle est décédée, il y a pas mal d’années ; tu vois aujourd’hui,
58
il semble qu’il y a aussi un changement mais c’est plus une rupture ; il me semble qu’à
l’époque de le construction du CESSA, c’était plus dans la continuité…
C’est une de mes hypothèses de réflexion : c’est peut être étonnant, mais il me semble
qu’il y avait une continuité dans la transmission des valeurs entre les Sœurs et le
CESSA et qu’aujourd’hui, justement il y une rupture ; qu’en penses-tu ?
Moi je pense qu’on a eu à s’affronter ; il y avait tellement de différences entre des Frères,
des Sœurs et nous ; et aussi une nouvelle génération d’enfants sourds aveugles ; et puis
aussi il faut savoir que les enfants sourds aveugles étaient perçus chez les sourds un peu
comme des fous et nous aussi on était assimilés à ces enfants ; il y avait, comment dire,
une vision assez négative
Quand Sœur Anne s’occupait de ces enfants, il y avait aussi cette vision négative ?
Non, non mais il semble que les Sœurs qui s’occupaient des enfants sourds aveugles
étaient à la fois dévouées et individualistes, et avaient une personnalité un peu
exceptionnelle ; c’était donc un défaut qui se transformait en qualité, et ça leur donnait
une certaine liberté ; et donc pendant des années, je le ressens comme ça, on nous
considérait un peu comme de la seconde zone mais en même temps, ça nous a donné des
libertés ; par exemple, le premier dictionnaire en langue des signes après celui d’Oléron
c’était celui du CESSA ! Et en plus, fait avec des familles ! D’ailleurs, et c’est un autre
aspect, on a été plus tôt dans un mode de relation avec les familles, parce qu’on avait
cette liberté là ; c’est sûr que cette situation n’a pas été toujours facile à vivre ; après, ça
c’est transformé parce qu’au début on avait des problèmes, les autres établissements n’en
n’avaient pas et à un moment donné ça s’est inversé...
Je suis d’accord, et quand je suis arrivé plus tardivement c’est vrai, j’ai tout de suite
été frappé par cette liberté et ce d’autant plus qu’enseignant on est très formaté, et
aussi du bon niveau de langue des signes des professionnels par rapport aux
établissements de sourds...
Oui, c’est à la fois l’effet de la liberté, car c’est clair qu’en ce qui concerne la langue des
signes, on ne nous a jamais ennuyé avec ça ! parce que, bon pour des sourds aveugles…
mais ce n’était pas simple ; j’ai le souvenir personnellement, de m’être trouvé dans des
contextes où la langue des signes était très critiquée mais au fond, on nous disait faîtes de
la langue des signes, de toute façon, vous n’arriverez pas à grand-chose, je me souviens
59
aussi de moments où dans d’autres établissements qui accueillaient des enfants sourds
aveugles (Toulouse, Chevreuse), ils étaient très oralistes, donc nous on était déjà la vieille
génération et on était très critiqué ; puis, ce qui est incroyable, c’est que Toulouse par
exemple est devenu « très langue des signes » et Chevreuse qui était « éducation nationale
et oraliste » liée au CNEFEI (aujourd’hui INSHEA) qui est devenu un bastion de la langue
des signes ! Alors que nous on a commencé à faire des formations en LSF dans les années
70 et donc été considérés comme des …enfin, bon ! Et puis après tout le monde s’y est
mis ! Ceci dit, on me demande souvent quelles sont les meilleures compétences pour les
enfants sourds aveugles congénitaux...
Tu pourrais peut être expliquer ce que tu entends par sourds aveugles congénitaux ?
On va dire que ce sont ceux qui sont nés avec la double déficience, disons avant l’âge de
l’acquisition de la parole et qui ont déjà une double atteinte visuelle et auditive sévère, qui
ne peuvent pas construire leur développement sur un premier acquis ; un enfant qui a un
Usher 1 a construit ce premier développement comme un sourd et va devoir ajuster en
fonction de ses difficultés visuelles ; dans l’aspect congénital, il se trouve que cela
correspond à des maladies spécifiques, comme la rubéole, ce sont donc des atteintes plus
complexes ..
Tu insistes donc sur le fait que pour les enfants sourds aveugles congénitaux, il n’y a
pas que des difficultés sensorielles ...
C’est vrai et le mot ne le dit pas ! Mais dans des pays africains ou asiatiques qui n’ont pas
un système de santé développé comme le notre, on trouve des enfants qui n’ont pas
d’autre problème que visuel et auditif, comme Marie Heurtin par exemple ; mais une des
grosses causes des surdicécités congénitales ce sont des maladies soient génétiques soit de
l’embryopathie ; par exemple les CHARGE actuellement, il y des atteintes multiples et
quand tu regardes Orphanet, il y a deux pages de signes possibles ! La différence c’est que
pour les sourds aveugles congénitaux, il faut tout construire depuis le début sur la base de
la surdicécité, alors que pour les surdicécités acquises il y une construction qui se fait sur
un handicap ...
60
Donc la place de la langue des signes est différente dans les deux cas ?
Oui, parce que la dynamique de la communication va être beaucoup plus compliquée pour
les enfants sourds aveugles de naissance et donc la langue des signes qui a la
caractéristique d’être très corporelle (iconicité, proximité corporelle etc.) et qui s’accroche
bien avec des constructions sémantiques qui sont corporelles ; c'est-à-dire que le monde,
on le perçoit d’abord en bougeant dedans, les enfants imitent...la langue de signes
transforme un potentiel déjà présent et donc de ce point de vue c’est très utile d’avoir à
faire à ça... et puis, je ne sais si un jour j’aurais la capacité d’en reparler avec les collègues
sourds, mais on pourrait dire finalement, si on connaît la langue des signes on résout tous
les problèmes ! Et ça c’est pas sûr non plus ! Je pense par exemple à un élève dont les
parents sont sourds très signants, et qui sont en difficulté alors que d’autres personnes
moins performantes en langue des signes ont plus de capacité à saisir le monde du point
de vue de l’enfant ... et donc le grand défi est d’avoir des gens compétents dans les deux
domaines c'est-à-dire pour qui la langue des signes n’est pas un problème (ce qui est le cas
des sourds mais aussi de certains entendants) ; mais en même temps un enfant sourd
aveugle ne va pas rentrer dans ce système dans les mêmes conditions qu’en enfant sourd
parce qu’il n’a pas la vision et que connaître la vie ça se fait beaucoup par le concret ; il y
a donc besoin de pas mal d’ajustements ; d’ailleurs, en ce moment depuis 3 ans, je vais au
Burundi et ce qui m’a frappé, bon il y 3 enfants, que nous considérons nous, de haut
niveau, et bien dans leur entourage, ils sont extrêmement bons pour leur faire partager la
vie quotidienne : les enfant font la lessive, étendent le linge, font leurs toilettes et donc ils
savent plein de choses avec leurs mains : ils ont su intégrer ces enfants dans la vie
sociale ; par contre, c’est le langage qui ne se fait pas ; parmi les 3, il y a une sourde et
deux qui ont un petit niveau de langue des signes ; nous, on a pris les mains de la petite
fille qui ne demande que ça ! Elle est en attente de ça ! bon je dis ça comme un exemple
pour montrer les difficultés ; donc on peut dire qu’ils sont meilleurs que nous au niveau de
la vie sociale mais qu’au niveau du langage, ils sont un peu plus en difficulté ; nous, on
avait des difficultés par rapport au langage : soit on avait des gens qui connaissaient bien
la langue de signes (sourds et pas sourds), d’autres qui avaient une connaissance
insuffisante ça c’est clair, mais même dans le premier cas il y avait des difficultés à ce que
la langue s’articule avec la vie ; je me souviens par exemple de situations de classe
négativement didactiques, au sens de faire la classe sur des réalités qui n’étaient pas
suffisamment intégrées mais je me souviens aussi d’une vidéo où on voit un professionnel
61
sourd avec un jeune, et là, c’était vraiment ça, il y avait l’ajustement à la situation ; ils
avaient vraiment un échange ; et ce que je vois actuellement, car j’ai plus de contacts à
l’étranger qu’en France, cela reste un problème ; par exemple dans les pays nordiques, ils
ont développée une culture de l’ajustement vers ces enfants difficiles, vraiment
remarquable ; ajustement, c’est être capable de maintenir un échange sur une durée
longue, que se soit dynamique, plutôt sympa, qu’il y ait de la découverte, du partage, et
surtout que les expressions de l’enfant soient vraiment prises en compte ; mais
curieusement ces gens là n’avaient pas un très bon niveau de langue des signes et ils leur
arrivent de faire venir un interprète ! et qui a montré qu’elle pouvait tenir des échanges
plus complexes finalement car elle était capable d’ajuster sa langue et aussi de reconnaître
des ébauches de communication de l’enfant ; par exemple quand la langue n’est pas un
problème, chez un petit on peut reconnaître des mots même si il les prononce mal ; et on
va pouvoir réagir car on a saisit la pensée qui est là ; et la difficulté avec les sourds
aveugles de naissance est que leur mode de compréhension et d’expression est tellement
inhabituel ; il ne faut pas avoir de problème avec la langue, et je dirai même plus
largement avec les systèmes de communication : par exemple au CESSA, il y a eu toute la
culture des pictogrammes, c’est comme la langue, c’est la pire et la meilleure des choses ;
pour un certain nombre d’enfants ça été important ; mais l’inconvénient c’est que ça put
faire obstacle à la communication naturelle ; donc la question c’est d’en faire quelque
chose liée à la vie sociale ; tout ça, ce sont des outils, symboliques, partagés, sociaux mais
qu’il faut ajuster à des visées communicatives ; les dernières années où j’ai été directeur,
c’est quelque chose que je n’ai pas réussi à faire ; c'est-à-dire que la grande partie de
l’équipe s’est assise sur un savoir faire qui était quand même remarquable (les calendriers,
les pictogrammes) avec une variété et créativité extraordinaire ; le problème c’est que le
manque pour moi était le poste conversationnel ; le pictogramme ce n’est pas fait
uniquement pour une consigne ou une information ; bon l’information, c’est vital, ça aide
énormément les enfants, donc ce n’est pas du tout à rejeter ; il faut aller au-delà ;
récemment on m’a demandé d’intervenir dans une formation pour des gens qui travaillent
auprès des autistes, et le message que j’ai fait passer c’est que les pictogrammes
uniquement pour la consigne ou l’information, c’est plus un obstacle qu’autre chose ; par
contre, si c’est intégré dans la vie c’est un truc génial ! Je crois qu’il y deux chose dont on
peut être assez fiers, c’est d’une part ce cadre là et d’autre part, c’est le travail avec les
familles qui a été un élément très important ...
62
C’est vrai et les professionnels ont toujours des liens avec ces familles dont les
enfants sont partis depuis longtemps
Oui et je pense que nos prédécesseurs, sans le théoriser nous ont transmis quelque chose
de ça... que ce soit Soeur Anne et les autres, ils étaient quand même les substituts
paternels et passaient plus de temps avec les enfants que leurs familles ;
D’ailleurs, est-ce qu’il y a des lettres des écrits qui témoignent de ces liens ?
Oui, bien sûr et c’étaient des liens à 3 : la famille, les professionnels et l’enfant et quand
on voit le nombre de lettres et donc du temps pris à ça, et bien nous on a continué ça tant
bien que mal, puis progressivement de manière plus structurée ; je crois qu’il y avait
deux influences, l’une dont on n’avait pas conscience, c’était ce passé là qui a continué,
par exemple les familles qui ont connu Sœur Anne, on avait le devoir de continuer, et puis
il y a eu un élément déclencheur : c’étaient les stages 2LPE où il y avait des familles, je
me souviens très bien, et je m’étais dit qu’il faudrait qu’on fasse çà plus fréquemment, les
familles qui ont connu Sœur Anne, on avait le devoir de continuer,(par exemple, quand on
est parent ce n’est jamais simple de rencontrer l’enseignant, et inversement), car il y a des
potentialités de jugement, de concurrence et là, c’est dans un contexte où on vivait 4 ou 5
jours ensemble, ce qui permettait de voir qu’on avait les mêmes difficultés dans bien des
domaines, et avec le recul on a fait des chose qui n’étaient pas très professionnel, enfin on
pourrait penser que ce n’était pas professionnel ; d’ailleurs cela me fait penser à un stage
qu'on avait fait avec des familles à Toulouse, et il y avait un psy qui avait fait une
intervention, en disant que les WE organisés avec les parents, c’était une horreur, parce
qu’il considérait qu’il fallait mettre de la distance avec les familles, et donc manger, rire et
boire un coup avec les familles c’était une horreur ! Moi, je pense qu’on était
professionnel même si dans le détail, on peut en discuter, mais globalement c’est quand
même un exploit, que d’être à la fois proche et de garder de la distance, c'est-à-dire qu’on
n’est pas les familles non plus, mais la proximité de partage d’avis autour des enfants,
c’est quand même quelque chose, et quand on revoit les familles maintenant, elles n’ont
que des bons souvenirs ! et puis même quand on a été en conflit, chacune des parties du
conflit a pu ressentir que c’était structurant, je veux dire que c’est pas parce que à un
moment il y a eu une difficulté, que ça empêche d’avancer, car en plus on expérimentait
beaucoup, donc c’est normal qu’il y ait des aléas qui existent ; d’ailleurs dans toutes les
63
structures, même dans les établissements modèles comme en Hollande,( ils sont très
critiques aujourd’hui),ils ont énormément changé, pas sur les mêmes domaines ; par
contre ce que je remarque d’une manière générale, c’est que les professionnels qui
travaillent auprès d’enfants sourds aveugles ont un contact avec les familles, comment
dire très spécial ; c’est une forme de contact qui n’est pas que technique..
Tu veux dire une empathie particulière ?
Oui, mais une empathie qui dure ; c’est très typique de cette culture ; en général, même si
je pense que cela va changer ; la génération qui nous a précédée est celle de la durée ;
nous quand on est arrivé, il y a eu un moment de flottement, il a de nouveaux arrivants,
d’autres qui sont partis, mais progressivement s’est installée la durée ; et la durée, pour
des gens qui sont fragiles, c’est fondamental ; même si localement et ponctuellement il y a
des choses qui peuvent poser problème, la durée, à condition qu’elle soit dynamique,
permet de créer le lien en surmontant les difficultés ; c’est aussi décrit par la théorie de
l’attachement ; par exemple on disait que l’hospitalisation c’était quelque chose de
difficile à vivre pour les enfants ; mais les travaux sur l’attachement ont montré que cela
dépend comme ça se passe ; si en enfant souffre sur le plan de la santé, mais s’il ressent la
présence de quelqu’un de solide, il va être plus solide après, qu’un môme qui n’a pas
passé par ces épreuves !
Je connais quelqu’un de ma famille qui travaille dans un établissement réputé difficile et
qui dit que c’est plus difficile quand les équipes changent tout le temps ; si des enfants
déjà fragilisés dans leur milieu ne rencontrent pas une équipe solide qui dure, alors ils ont
peu de chances de réussir ! Et ce n’est pas un problème de discipline, c’est un problème de
durée... et la durée cela me fait penser Sœur Anne et je regrette de l’avoir si peu
rencontrée
A ce propos, sais-tu s’il existe encore des frères ou des sœurs qui auraient connu
Soeur Anne ou des sourds aveugles de cette époque ?
En ce qui concentre Frère Thomas, je pense que les anciens professionnels de la Peyrouse
l’ont connu ...
64
Peut être, je devrais aller à la Peyrouse ?
Oui, oui, il y a aussi Claude Passebon qui l’a connu mais je ne sais plus où il est ; par
contre les Sœurs, je ne sais pas ; mais tu devrais aller à Larnay ...
Pour finir, je voudrais te proposer quelques dates charnières de mon point de vue et
je souhaiterais savoir si tu penses qu’elles ont eu un impact sur l’éducation des
sourds aveugles.
Par exemple, le congrès de Milan en 1880 qui prohibe la LSF et qui prône l’oralisme,
est ce qu’il a eu une influence sur l’éducation des sourds aveugles ?
Oui, il quand même eu un effet car il a disqualifié la langue des signes ; si le congrès de
Milan n’avait pas eu lieu, on aurait pu penser que la langue des signes aurait fait partie de
la formation de toute personne qui travaille auprès des enfants sourds ou sourds aveugles ;
il a fallu reconstruire ; par exemple le dictionnaire de la langue des signes, il a fallu le
faire chez les sourds aveugles alors que dans le monde des sourds cela ne se faisait plus !
Disons que la LSF chez les sourds aveugles cela s’est fait un peu comme de la résistance ;
tu vois, par exemple autour de ce fameux dictionnaire, autour de nous, ce n’était pas
forcément bien vu ! Mais les familles se posent toujours les mêmes questions, même si les
progrès technologiques sont là...
Et 1905, date de la séparation de l’église et de l’Etat, est-ce une date qui a compté
dans l’éducation des sourds aveugles ?
Je ne peux pas être très précis… mais, le monde du handicap n’a pas été pris en compte
par le système éducatif ! On aurait pu imaginer que l’état s’occupe de l’éducation de tous
les enfants… or, ce qui s’est passé, c’est que effectivement la laïcité a été instaurée, sauf
pour les enfants en situation de handicap, qui ont été laissé aux congrégations et à la
santé ! Il y a des pays où cela ne se passe pas comme ça ; au Danemark par exemple, ces
enfants sont pris en charge par le système éducatif ; ça reste encore un problème en
France : on n’arrive pas à le résoudre avec facilité ; je pense qu’il y a une grosse
déperdition d’énergie à cause de ça ! Par exemple au Burundi, les colons ont laissé aux
congrégations les questions de santé et d’éducation : cela reste une question mais
aujourd’hui, l’état prend en charge de plus en plus l’éducation ; mais pas l’éducation
spécialisée qui reste à la charge des congrégations… je pense que d’un point de vue
65
républicain, c’est un problème ; à l'IRJS les Frères ont passé la main à une association
mais cela reste sous le ministère de la santé ! Çà dit donc quelque chose de la société …
Quelle influence a eu 1968 sur l’éducation des sourds aveugles ?
Bon 68, les discours sur 68 sont toujours compliqués ; ça dépend si on considère comme
une cause ou comme une conséquence ! une amélioration des conditions économiques,
des adolescents en conflit… il y a un côté libertaire mais aussi un côté création de besoins
nouveaux … et en ce qui concerne les sourds aveugles, il y a eu un bouillonnement
universitaire, un moment d’ouverture qui a encore des retombées aujourd’hui…et il y a eu
une instabilité (les Sœurs pas exemple étaient dans un environnement plus formaté) nous,
je crois qu’on se posait plus de questions sur tout ; ça été une période de reconstruction, de
restructuration : paradoxalement, l’abandon des structures a crée le besoin de reconstruire
quelque chose dont on était plus l’auteur ; et donc, je suis assez partagé sur cette période ;
et on a été à la fois irresponsable en terme de laisser aller par exemple et responsable car
finalement on a construit ; malgré le fait qu’on avait personne sur qui s’appuyer ; car la
génération qui nous avait précédée était âgée et puis tout avait besoin de s’ouvrir ; mais je
me souviens qu’à l’époque à Poitiers, il y avait un département de sociologie actif, un peu
extrémiste (par exemple les profs n’avaient pas noté les étudiants et les avaient fait passé
dans la classe suivante) et il y avait des gens qui travaillaient à Larnay et qui étaient aussi
dans ce département de sociologie, et qui ne respectaient pas les gens de terrain ; mais si
tu compare avec les travaux en ethnologie, les gens, ils y vont quoi ! Par exemple Lévy
Strauss a passé 3 ou 4 ans sur le terrain. Donc ce ne fut pas des années faciles mais je crois
qu’elles ne l’ont été pour personnes…
Enfin, la loi de 1975, elle a eu une influence sur l’éducation des sourds aveugles ?
Ecoute, de mon point de vue, cette loi n’a pas joué un rôle fondamental dans l’éducation
des enfants sourds aveugles... par exemple, tout ce qui concerne la place des familles, ce
n’est pas à cause des textes ... pour moi, la loi de 1975, c’était la modification du cadre
juridique et administratif, en fait pour moi ça n’a pas changé grand-chose ; bon peut être
qu’il a fallu déposer un projet d’établissement ...
66
Même pas en ce qui concerne l’intégration des enfants sourds aveugles ?
Non, mais c’est un regret que je peux avoir ... je n’ai pas eu la carrure pour gérer de
nouvelles transformations qui auraient pu aller plus loin ; je veux dire par là que quand on
est pris dans la gestion du quotidien, t’as envie que ça marche le mieux possible, et c’est
compliqué de pratiquer des changements d’un niveau supérieur, avec les limites
financières qui en découlent, mais dans les années 80, on aurait pu prendre 4 ou 5
appartements dans la cité, et mettre des classes intégrées dans les écoles, franchement, je
pense que cela n’aurait pas été une mauvaise chose ; autant je suis très favorable pour qu'il
y ait un noyau solide pour entourer ces enfants, dans la lignée des sœurs, mais en même
temps, je pense que c’est pas contradictoire avec « l’intégration » (je n’aime pas trop
utiliser ce terme qui est très connoté) avec un mode de contact, un mode d’insertion dans
le milieu social, « ordinaire » (on ne devrait même pas dire ça) ; ce qui devrait être
ordinaire c’est que des enfants sourds aveugles puissent avoir leur place sans être séparé
de leur classe d’âge parce que quand même, pour promouvoir un enseignement ambitieux,
c’est difficile de la faire dans un cadre institutionnel ; je pense que le cadre éducatif, on va
dire ordinaire, aurait été un guide très utile .. On pourrait imaginer un système géré par
une équipe, avec des enseignants, des éducateurs, un inspecteur de l’enseignement
spécialisé car je pense que c’est un moins ne pas avoir de cadre qui indique une direction,
qui balise le chemin, et qui présente des outils pour avancer, et ça, c’est un manque...je ne
sais pas si c’était dans la loi de 75, peut être le début ... il aurait fallu être très innovant ...
je pense à des jeunes qui auraient pu aller plus loin dans les apprentissages ... mais, il ne
faut pas oublier qu’on a dû les sortir de situations difficiles, qu’ils ont trouvé un cadre de
vie bien plus facile... normalement les deux devraient pouvoir être possibles ... cette
situation est d’entrée de jeu difficile pour les parents. Mais peut être que maintenant c’est
différent...
67
ALPHABET BRAILLE
68
DACTYLOLOGIE
69
Tableaux des alphabets.
Petit alphabet, les lettres minuscules :
a.
b.
c.
d.
e.
f.
g.
h.
i.
j.
k.
l.
m.
n.
o.
p.
q.
r.
s.
t.
u.
v.
w.
x.
y.
z.
à
accent
grave.
â.
ç.
é.
è.
ê.
ë.
î.
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ô.
œ.
ù.
û.
ü.
Petit alphabet, les lettres majuscules :
A.
B.
C.
D.
E.
F.
G.
H.
I.
J.
K.
L.
M.
N.
O.
P.
Q.
R.
S.
T.
U.
V.
W.
X.
Y.
Z.
Ç.
Œ.
Petit alphabet, les chiffres :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
0.
Petit alphabet, les signes de ponctuation :
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Alphabet moyen, les lettres minuscules :
a.
b.
c.
d.
e.
f.
g.
h.
i.
j.
k.
l.
m.
n.
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70
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Alphabet moyen, les lettres majuscules :
A.
B.
C.
D.
E.
F.
G.
H.
I.
J.
K.
L.
M.
N.
O.
P.
Q.
R.
S.
T.
U.
V.
W.
X.
Y.
Z.
Ç.
Œ.
7.
8.
Alphabet moyen, les chiffres :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
9.
0.
Alphabet moyen, les signes de ponctuation :
.
…poin
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Grand alphabet, les lettres minuscules scriptes :
a.
b.
c.
d.
e.
f.
g.
h.
i.
j.
k.
l.
m.
n.
o.
p.
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grave.
â.
ç.
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è.
ê.
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î.
ï.
ô.
œ.
ù.
û.
ü.
Grand alphabet, les lettres majuscules scriptes :
A.
B.
C.
D.
E.
F.
G.
H.
I.
J.
71
K.
L.
M.
N.
O.
P.
Q.
R.
S.
T.
U.
V.
W.
X.
Y.
Z.
À.
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Ç.
É.
È.
Ê.
Ë.
Î.
Ï.
Ô.
Œ.
Ù.
Û.
Ü.
Grand alphabet, les lettres majuscules d'ornement :
A.
B.
C.
D.
E.
F.
G.
H.
I.
J.
K.
L.
M.
N.
O.
P.
Q.
R.
S.
T.
U.
V.
W.
X.
Y.
Z.
Ç.
Œ.
Grand alphabet, les chiffres :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
0.
Grand alphabet, les signes de ponctuation :
.
…poin
ts de
suspe
nsion.
:de
uxpoi
nts.
,virg
ule.
;poi
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ule.
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gation.
!point
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mation.
-trait
d'un
ion.
'apostr
ophe.
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nte.
)paren
thèse
ferma
nte.
*.
«guill
emet
ouvra
nt.
»guill
emet
ferma
nt.
Grand alphabet, diverses autres formes de lettres :
72
A majuscule.
V majuscule.
w minuscule.
w minuscule.
W majuscule.
ECRITURE BALLU
73