"TAKI ONGOY" OU LE RITUEL DE CHANT ET DANSE
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"TAKI ONGOY" OU LE RITUEL DE CHANT ET DANSE
"TAKI ONGOY" OU LE RITE DU CHANT ET DE LA DANSE Mme le Dr. Inés-Josefina PUIG Psychiatre et psychoanaliste, Sous-chef du service de consultation externe Hôpital psychiatrique de femmes Braulio Moyano, Buenos Aires. INTRODUCTION Ce travail se propose de présenter quelques réflexions sur un thème extrêmement vaste comme le sont les procédés rituels et leur base mythique appartenant à la culture andine. Or, pour le moment, nous nous concentrerons sur le Taki Ongoy qui fut un chant et danse rituels. Il conviendrait forcément d'approfondir la lecture des circonstances historiques et sociales de la culture inca –surtout en ce qui concerne l'ère précolombine et l'époque de la conquête espagnole en Amérique latine, particulièrement dans la région connue plus tard sous le nom de Birú 1 ou Pirú, d'où le nom actuel de Pérou. En cette occasion dependant, nous nous limiterons à analyser le Taki Ongoy, également nommé "le chant et la danse de la maladie" 2 , son sens profond et les raisons de son apparition et persécution. Pour ce faire, nous nous en remettrons à la chronique du R.P. Cristóbal de Molina (ca. 1575) "Rites et fables des Incas" 3 . Données historiques Le Pérou est encore aujourd'hui l'un des quelques foyers universels d'éclosion et irradiation originaires de culture, de même que le Proche Orient, la Chine et l'Amérique centrale –et ceci, selon l'Encyclopédie Salvat 4 . La région fut découverte par François Pizarre, (dont les compagnons étaient anxieux d'explorer les "Mers du Sud" [le Pacifique sud] ), au cours d'une expédition montée depuis le Panama jusqu'où était parvenu le renom des extrêmes richesses du Birú. En 1527, Pizarre découvrit Tumbez, l'une des villes de l'empire inca. Cependant, il revint en Espagne, en 1529, pour se réunir à Tolède avec Charles-Quint y arranger un pacte de gouvernement entre Espagnols et indigènes, puis il revint au Pérou en 1531 où il y fonda la première ville espagnole, Saint-Michel de Piura (aujourd'hui, Piura). 1 Pron. Bi-ROU (nous mettons en majuscule la syllabe où tombe l'accent tonique en langue quechua). Le terme quechua taki (TA-ki) désigne soit un chant destiné a être dansé, soit la danse elle-même exécutée par le danseur tout en chantant. Ongoy, parfois écrit onkoy et même hongoy (one-GOÏE) –"les chevrettes" en quechua- désigne les Pléïades, le groupe de sept étoiles de la constellation du Taureau. 3 Titre complet: Rapport sur les fables et rites des Incas, dressé par Cristóbal de Molina, curé de la paroisse de N.D. des Remèdes de l'Hôpital des Naturels de la ville de Cusco, addressé à Son Eminence Révérendissime Sebastián, évêque Lartaún, du Conseil de Sa Majesté. Edition argentine: Buenos Aires, Futuro, 1959. 4 Diccionario Enciclopédico Salvat, Barcelone, Salvat, 1960, p. 2616. 2 En 1532, Pizarre s'empara par ruse de l'inca Atahualpa, déclenchant ainsi une occupation aussi rapide que meurtrière. En 1564-65 apparut le mouvement dénommé Taki Ongoy, autrement dit quelques décennies seulement après l'arrivée des conquérants. Le mouvement prit de l'ampleur dans la région sud des Andes (l'actuelle zone de Huamanga, département d'Ayacucho) 5 où se trouvait un relais de courriers entre Cusco et Lima. La décennie 1560-70 représente l'époque où s'affermit la Vice-royauté du Pérou d'une part mais, d'autre part, les richesses provenant tout simplement du pillage et des mises à sac commencent à diminuer 6 . Autrement dit, et de jour en jour, l'exploitation impitoyable de la population indigène augmente –donc, cette population se réduit de plus en plus du fait des mauvais traitements et de maladies inconnues alors dans le continent américain du sud. En conséquence, les exigences des Espagnols s'accrurent, causant une recrudescence des décès indigènes et, ceci, uni au projet espagnol souhaitant annuler tout vestige de la religion inca ce qui faciliterait l'acculturation. En même temps, nul ne tenait plus compte des hiérarchies de la noblesse inca –de telle sorte, les indigènes allaient perdant toute référence sociale d'identification. Ceci, sans compter les désastres écologiques: à tel point qu'en 1557, par exemple le Vice-roi Andrés Hurtado de Mendoza avait dû décréter la prohibition absolue de chasser guanacos et vigognes pour en éviter l'extinction. Il serait bon également de considérer le problème démographique: l'appauvrissement de la population fut vertigineux non seulement à cause des tueries mais encore des maladies. Lastres, un auteur péruvien, décrit dix-septs cas d'apparitions accidentelles d'épidémies (principalement petite vérole) entre 1520 et 1600. En quelques mots: la population indigène se trouvait décimée, dévastée, ravagée, perdue, étourdie. Elle avait perdu ses terres, ses richesses, sa langue, son ordre social, sa religion, son alimentation, ses gens. Il ne lui restait plus que ses mythes. C'est alors que surgit le Taki Ongoy. Le rite Il consistait en une série de chants et de danses en groupe précédée de certains préceptes tels que s'abstenir de relations sexuelles, jeûner (se priver principalement de sel, de poivre de Cayenne et de maïs), et ne boire que de la chicha "trouble" 7 . De plus, les partisans du Taki Ongoy ne pouvaient porter de prénoms espagnols, ni s'habiller comme les Espagnols, ni fréquenter les églises. En d'autres termes, ce fut un mouvement 5 Péndola, A. El Taki Ongoy: el drama y sus protagonistas (Le Taki Ongoy: le drame et ses protagonistes), dans Lemlij, M., Millones, L. Hernández, M. et autres, El Umbral de los Dioses (Le seuil des dieux), Lima, Sociedad Peruana de Psicoanálisis, 1991. 6 Hernández, M. Introduction (Prologue) dans El Umbral de los Dioses, op. cit. 7 La chicha (TCHI-tcha) est une boisson alcoolisée produite par la fermentation du maïs dans de l'eau. La chicha, tout comme la bière, restera trouble s'il lui manque le processus de clarification. millénariste, un soulèvement politique et religieux (1560-1572) contre l'acculturation provoquée par les conquérants. Ces chants et danses causaient progressivement des situations d'extase: le peuple l'expliquait comme l'entrée des huacas 8 dans le corps des fidèles (possession religieuse semblable à celle du vaudou), ce qui donnait lieu à de véritables orgies en transe, susceptibles de se prolonger pendant des journées entières. Tandis que les participants dansaient, le prophète du mouvement, (connu sous son prénom espagnol Juan Bautista) Chocne maintenait une relation privilégée avec un dieu "qui navigue par les airs dans un panier" 9 . Il est assez cohérent de songer que, si un enfant utilise le langage corporel pour se communiquer avant d'avoir plein accès au langage parlé, il aura recours à la possibilité de retourner à l'expression gestuelle, à la communication non-verbale, corporelle, si jamais une circonstance personnelle (ou bien dûe à autrui) l'empêchait de faire usage de la parole. Il ne serait donc pas si étrange de songer que, semblable en ce sens à l'enfant, toute société privée de sa langue chercherait d'autres moyens de communication qu'elle pourrait utiliser (même étant plus primitifs) –pour ne pas dire que cette société effectuerait une régression à des époques antérieures de la civilisation qui privilégeaient le langage du corps. Le message du Taki Ongoy proclamait que les huacas reviendraient se battre contre le Dieu des chrétiens, le vaincraient et ensuite jetteraient tous les Espagnols à la mer (l'océan Pacifique). Dans les propres termes du R.P. Cristóbal de Molina: "…à présent, le sort s'était retourné: Dieu et les Espagnols seraient vaincus une fois pour toutes et tous les Espagnols mourront et leurs villes seront inondées et la mer croîtra et les noiera tous pour que ne subsiste la mémoire d'aucuns". Le mythe surgit donc en réponse messianique à une catastrophe sociale démographique. Une fois accomplie cette utopie, le pouvoir reviendrait aux huacas dont, à vrai dire, le culte n'avait pas disparu. La participation fraternelle pendant la danse, les jeux sexuels et le chant fonctionnaient comme éléments de cohésion qui offraient au groupe une partie de l'identité perdue –ne serait-ce que grâce au phénomène de la régression. La restitution mythique ressemblait au "vécu de fin du monde" des processus psychotiques: elle permettait le triomphe de la vie sur la mort même recourant à des mécanismes et des croyances primitives au sein d'un processus de déstructuration et réorganisation. 8 Le mot féminin huaca (OUA-ca) peut désigner à la fois une déité (idole ou objet sacré) ou bien un site sacré auxquels les indiens adressaient des prières et des sacrifices d'animaux. 9 Péndola A. op. cit. Or ce mouvement fut poursuivi par un autre prêtre espagnol, Cristóbal de Albornoz, avide de gloire et de richesse, qui se fit nommer visitateur par le chapitre ecclésiastique de Cusco pour pouvoir se consacrer à en "extirper l'idolatrie". C'est-à-dire que le pouvoir religieux espagnol pensait avoir broyé tout vestige de croyances natives, imposant de force la foi catholique; une position ethnocentrique qui s'attribuait le fait d'avoir annulé l'idolatrie. Pourrons-nous nous demander si le catholicisme avait annihilé le mythe? Nous terminons ici la description historique et la brève analyse de sa signification laquelle pourrait être abordée depuis d'autres points de vue mais dont nous nous abstiendrons pour l'heure, vu qu'ils dépasseraient l'objectif de ce travail. LE MYTHE 10 Le mythe offre des données qui, à leur tour, permettent une nouvelle version des origines, des situations passées dont les racines persistent jusqu'au présent ou peuvent également proposer des destins futurs. En général, il s'agit d'un texte oral élaboré par des sociétés qui ont crée et développé une forme de communication et de pensée différente de celle des sociétés européenes. Il se présente de façon atemporelle –autrement dit, il peut sembler aussi bien fort ancien que tout récent. Il nous conte une histoire relative à la communauté (qui y croit fermement); cette communauté pense qu'elle en possède l'exclusivité bien que, souvent, un même mythe est partagé par d'autres communautés –en ce cas, il présentera de légères variantes. Le mythe sert à expliquer des évènements dangereux ou des situations chaotiques, difficiles à élaborer au niveau individuel: alors il exprime la méditation collective sur l'événement en question, cherchant à corriger les injustices et à annoncer un futur plus équitable. Ce genre de mythe possède en général des caractéristiques messianiques qui révèlent l'idée d'une époque prétérite, meilleure ou idéale, de même qu'une réparation divine. Les mythes traversent l'espace et le temps, se reférent à la Nature ou à des accidents géographiques. Entre les mythes andins, ce furent les incas qui rendirent "officiel" un superbe discours qui parlait d'un couple divin, formé par le frère et la sœur: Manco Capac et Mama 10 Millones, L. Qué es el mito para un antropólogo (Qu'est-ce que le mythe pour un anthropologue?), In Lemlij, M. et autres, Mitos. Un enfoque multidisciplinario (Les mythes: un point de vue multidisciplinaire), Lima, Sociedad Peruana de Psicoanálisis, 1989. Occlo, sa coya 11 , émergés du lac Titicaca, et qui avaient fondé l'empire des Quatre Coins du Monde (le Tahuantinsuyu) dont la capitale était la ville sainte de Cusco. Ce mythe officiel avait eu l'intention d'en absorber d'autres plus anciens, fondés sur le pouvoir des huacas (sans y réussir complètement: le R.P. Cristóbal de Molina –qui vécut et prêcha à l'époque du Taki Ongoy- ne cesse de citer fêtes, cérémonies et prières adressées aux huacas). Quant aux Espagnols, si imbus de fureur religieuse, ils avaient à leur tour apporté leurs propres mythes. C'est ainsi que nous pouvons observer la présence d'éléments appartenant à ces différents moments (à la façon du syncrétisme religieux 12 ) dans les mythes andins qui sont parvenus jusqu'à nos jours. A ce point, nous aimerions citer une chanson, Taki Ongoy, du compositeur et chanteur argentin actuel, Victor Heredia: "Caerá en la tierra una lluvia sin fin, un gran diluvio que apague el dolor de tanta muerte y desolación y fertilice nuestra rebellion" (Une pluie sans fin, un grand déluge choira sur la terre pour éteindre la douleur de tant de morts et désolation, et qui fertilise notre rébellion). Ya nos quitaron la tierra y el sol, nuestra riqueza y la identidad. Sólo les falta prohibirnos llorar para arrancarnos hasta el corazón" (Ils nous ont déjà pris la terre et le soleil, notre richesse et notre identité. Il ne leur manque plus que nous interdire de pleurer pour nous arracher jusqu'au cœur) " Grita conmigo, grita Taki Ongoy, que nuestra raza 11 Coya (CO-ya) titre de l'épouse de l'empereur inca –étant donné que le divin Manco Capac fut considéré le premier empereur. 12 Tel qu'il peut s'observer de nos jours dans le candomblé brésilien, le vaudou haïtien et la santería cubaine, entre la religion catholique et des cultes animistes africains. reviva en tu voz. Grita conmigo, grita Taki Ongoy, que nuestra América es india, y del Sol" (Crie avec moi, crie Taki Ongoy, pour que notre race revive dans ta voix. Crie avec moi, crie Taki Ongoy parce que notre Amérique est indienne et appartient au Soleil) LE PROCESSUS CULTUREL La conquête –plus que colonisation- espagnole en Amérique latine a été imbue d'un ethnocentrisme à outrance pendant les règnes de Charles-Quint et de son fils, Philippe II. Nous savons tous que Charles-Quint proclamait que le soleil ne se couchait jamais sur ses domaines. Or cette posture aux fortes racines socio-économiques fit perdre à l'Espagne une grande occasion d'échanges et de mutuel enrichissement culturel . La conquête a causé un processus de "déculturation" et de "néoculturation" si nous adoptons la terminologie de Herskovits 13 , qui, probablement a contribué au surgissement de mécanismes régressifs chez la population andine –dont le Taki Ongoy semblerait être l'exposant principal. Un poème de León Gieco, poète populaire argentin actuel, nous offre une bonne synthèse: "La cultura es la sonrisa con fuerza milenaria: ella espera malherida, prohibida o sepultada, a que venga el Señor Tiempo y le ilumine otra vez el alma, ay, ay, ay, que se va la vida mas la cultura se queda aquí". (La culture c'est un sourire à la force millénaire. Grièvement blessée, interdite ou enterrée, elle attend le retour de Notre Seigneur le Temps qui lui illuminera l'âme à nouveau. Ah, mon Dieu, la vie s'en va mais la culture demeure parmi nous). 13 Herskovitz, M. J., El hombre y sus obras (L'homme et ses œuvres), Bogota, Fondo de Cultura Económica, 1976. CONCLUSIONS 1. Les circonstances historiques, propres au milieu ambiant, sociales ou naturelles de la décennie 1560-70 dans la Vice-royauté du Pérou étaient franchement adverses à la population native des Andes. 2. Ces circonstances causèrent la perte de l'identité culturelle. 3. Face à semblable situation de crise et de chaos, des mécanismes primitifs, apparemment oubliés, ressurgirent. 4. Les mythes présent dans le rite du Taki Ongoy contenaient des éléments propres à restituer le triomphe de la vie sur la mort, additionnés de fantaisies apocalyptiques semblables aux processus psychotiques. 5. Ces mythes andins ne sont pas exclusifs de la culture des Andes car ils peuvent reparaître, avec quelques variantes, au sein d'autres communautés vivant une situation de crise. 6. Serait-il possible qu'en ces temps de crise mondiale (prêtons, par exemple, une considération toute particulière à ce qui arrive actuellement en Argentine) nous soyons en train d'assister à une version locale, renouvelée, du Taky Ongoy? Dans ce cas, il serait à espérer que nos frères globalisés, ayant l'occasion de guérir de vieilles blessures, puissent nous aider à nous rétablir afin que surgisse une nouvelle expression, salutaire et créative, un renouveau pour nos chers pays d'Amérique du sud. Traduction: Françoise M.S. de Pérez Fernández