Alexandra Tremblay - Prix littéraire Damase

Transcription

Alexandra Tremblay - Prix littéraire Damase
- Mention Catégorie Adulte
Alexandra Tremblay
[HOMME] LESBIENNE D’ACID: IN THE
BODY OF A MAN MIND OF A GIRL.
Tous les dimanches soir, je me rase le pubis avant d’aller me coucher.
Dans un délire quasi épileptique provoqué à la fois par la violence de l’air
sur ma peau à vif et par mon narcissisme devant la glace, je rêve alors à des
actrices pornos des internets ou à Grimes qui me caresse du bout de ses
doigts comme de l’huile le torse et mon sexe imberbe. Elle finit par se
pencher à mon oreille et me complimente sur ma job de rasage avec une
voix qui ressemble à la mienne. Je me sens alors rougir dans toute ma
nudité. Je ne rêve qu’une fois par semaine : lorsque je suis frais rasé. À mon
réveil, je pense alors à toi, Häxan, celle dont je ne rêve jamais et pour
laquelle j’attends.
C’est une rose perdue dans un rang, au Cap Colombier, dans un jardin
entouré de demi-pneus peints où viennent s’ébattent tous les cadres de
portes abandonnés du village, grignotant des oursins. À l’ombre d’une
Sainte Vierge aux yeux tous noirs, sur la peinture blanche semi-lustrée
couvrant la pelouse, elle passe les vacances d’été à faire du nail art avec
ses amies de fille. Je ne le dirai pas à personne, mais je me retrouve malgré
tout avec elles ces après-midi-là, étant le seul qui est assez patient et
perfectionniste pour coller droites les perles, provenant des colliers de sa
mère, sur leurs ongles.
Quand nous sommes en public, à l’école, à la friperie ou à des soirées de
poésie, personne ne se doute de quelque chose. De ce que je suis devenu.
Les gens nous voient tels que nous sommes, une fine figure chancelante
portant des chandails trop grands qui s’appuie sur celle, grande, droite,
austère et barbue, qui m’appartient. Ma casquette de swag cache mes
longs cheveux bleachés amassés en chignon sur ma nuque fine. L’illusion est
parfaite. Tous ignorent qu’Häxan a fait de moi sa blonde, son chum
lesbienne libéré du fardeau de la pénétration à tout prix. Libre dans le choix
de mes jouissances, émotif, caractériel, frénétique, edgy et artsy comme
une lesbienne. Je ne peux que vivre dans son giron, attendre qu’elle me
nourrisse à sa source sous son chandail en laine ou qu’elle me brosse les
cheveux. Elle est ma blonde-monstre. Nous nous sommes peroxydés les
cheveux mutuellement et elle teste sur mon visage amoureux ses tutoriels de
maquillage appris sur youtube. Je lui vole à chaque visite, soit un rouge à
lèvre, soit un crayon pour les yeux.
Tous les samedi soir je vais chez elle avec des bootleg de reprises shoegaze
des musiques de Passe-Partout et l’éternel VHS de Métal Hurlant. Avant de
s’écraser sur le sofa, nous nous mettons dans les cheveux une des couronnes
de fleurs en plastique du magasin à un dollar qu’elle fabrique dans ses cours
de morale, puis nous vidons très rapidement deux ou trois coupes de cette
recette de sizzurp trouvé sur un forum rave : du sirop pour la toux en égale
quantité avec du Mountain Dew et une pastille à la framboise bleue dans le
fond. Pendant longtemps, la vie était douce, prévisible et nous étions
aveugles de phosphènes.
Pourtant un samedi, elle m’avertit, une heure avant l’heure fixée de nos
rendez-vous hebdomadaires, qu’elle ne pourra pas m’accueillir ce soir-là.
Malgré mon insistance, elle ne me révéla pas la raison. Peut-être qu’elle
était malade : la grippe est coriace même en été ou peut-être lui avait-on
diagnostiqué un nénuphar dans le poumon? Et moi, mauvais amant, je
n’avais rien vu de son état. Peut-être notre routine déjantée a fini par
l’ennuyer. Vite, je devais nous inventer de nouveaux passe-temps comme
regarder nos vidéos d’enfance, pour apprendre à mieux se connaître, en
mangeant du camembert sur des craquelins, accompagnés de limonade,
ou quelque chose comme ça. Cette nuit-là, j’ai interrogé notre planche de
Ouija, achetée à deux au Rossy de Forestville, pour savoir ce que je devais
faire pour contenter Häxan.
Ce ne fut pas GG Allin qui m’informa avec qu’elle était enceinte de moi, le
dimanche soir suivant à la crèmerie. J’étais stressé: je n’avais pas eu le
temps de me raser le pubis et maintenant je devais travailler pour faire vivre
Häxan et notre enfant. Elle allait se faire avorter car, après tout le sizzurp bu
chaque samedi soir, jeunesse étourdie par ses propres hallucinations que
nous sommes, nous n’allions pas avoir «un enfant fort». De plus, avec mes
fleurs dans mes cheveux, ma «sensiblerie», et mon attrait pas si secret pour la
cosmétique, j’étais assez loin de l’homme espéré. J’avais envie de lui
répondre que nous n’avons jamais les amours espérés, seulement ceux que
l’on mérite. Je ne l’ai pas dit car je savais que cette phrase n’allait avoir
aucun poids sur son esprit, auquel la constance et le monde réel n’ont
aucune emprises.
Quelques temps plus tard, nous avons recommencé à nous fréquenter, à se
voir tous les samedis soir et surtout, à être vus ensemble à des vernissages, sa
figure frêle contre la mienne d’homme hétérosexuel. Lesbienne d’acide, je
reste un teenager incapable d’échapper à son temps et aux relations
toxiques.

Documents pareils