Les mots de la haine - CFS

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Les mots de la haine - CFS
ANALYSE / avril 2016
Les mots de la haine
Par Renaud Maes
CFS asbl
Comment comprendre les ressorts d’une argumentation développée
dans le cadre d’une attaque « en règle » d’un témoignage au travers de
messages et commentaires en ligne ? Quels sont les liens possibles
entre ceux-ci et les discours idéologiques dominants ?
Pour citer ce document : MAES R., « Les mots de la haine », CFS asbl, avril 2016, URL : http://urlz.fr/3qn8
Avec le soutien de :
Les mots de la haine
Par Renaud Maes
CFS asbl
Comment comprendre les ressorts d’une argumentation développée
dans le cadre d’une attaque « en règle » d’un témoignage au travers de
messages et commentaires en ligne ? Quels sont les liens possibles
entre ceux-ci et les discours idéologiques dominants ?
Il est des expériences dont on ne sort pas
complètement indemne. L’expérience à laquelle
je me suis livré sans vraiment m’en rendre
compte, en publiant sur mon blog personnel un
simple billet 1 relatant la « dispersion » d’un
rassemblement antiraciste à la Bourse par la
police bruxelloises et les arrestations liées, est
sans doute de celles-ci. En à peine 4 jours, j’ai
reçu quelques 143 mails et 22 commentaires sur
mon blog 2 , messages consistant en une
désapprobation de mon témoignage au travers
d’arguments similaires.
Il est extrêmement facile de trouver, un peu
partout sur singulièrement sur les réseaux
sociaux, des commentaires internet et attaquant
les opinions d’une personne ; il est en revanche
souvent compliqué de se procurer un corpus
exhaustif et suffisamment construit (comportant
à la fois les messages privés et les messages
publics) pour pouvoir en donner une analyse
approfondie. Ces 165 textes (dont quelques-uns
sont très courts) constituent de ce fait un
matériau d’un intérêt certain pour l’analyse
socio-discursive et l’étude des comportements
sur « la toile ». Mes compétences scientifiques
étant cependant pour le moins limitées en
matière d’analyse de discours, je me bornerai
dans le présent article de donner quelques pistes
plus
« sociologiques »
d’approche
« compréhensive » de ce corpus3.
1
R. Maes, « Pris à la gorge », 2 avril 2016, https://lc.cx/4X4x
2. Commentaires dont je n’ai publié que les premiers, lassitude
des trolls oblige.
3
Ce texte a été relu par Valérie Lootvoet, Gilles Lantez et
Guillermo Kozlowski qui y ont ajouté des éléments et nuances
d’importance. Merci à elle et eux.
2
La vérité est ailleurs. Mais quelle vérité ?
Le premier trait commun d’une large part (97 sur
les 165) de ces textes est l’allusion à une
« vérité » ou à une « réalité » à laquelle je serais
insensible (« aveugle », « sourd ») ou que
j’ignorerais volontairement. Cette vérité concerne
tantôt « les quartiers » (21 occurrences) ; tantôt
certaines
communes
bruxelloises
–
essentiellement Schaerbeek (67), Saint-Josse
(25), Molenbeek (107) et Anderlecht (32) ; tantôt
« Bruxelles » (101) ; voire parfois « la Belgique »
(67), « l’Europe » (62) ou même « l’Occident »
(31). On notera aussi le recours au mot-valise
hérité de la célèbre blague raciste de Roger Nols,
« Schaerakesh » (11)4, ainsi que de celle formée
sur le même modèle de « Marokenbeek » (8).
De manière surprenante, même dans le souscorpus
des
messages
privés,
cette
« vérité/réalité » n’est décrite que par allusion,
par sous-entendu – comme au travers des
mots-valises. Une seule exception dans un
message privé :
(1) Les arabes de Molenbeque font un ghetto. Et ils sont de
plus en plus nombreux. Donc ils veulent étendre leur
ghetto sur toute la ville de Bruxelles.
On retrouve là l’angoisse du « grand
remplacement » qui impliquerait la « perte de
contrôle » sur « nos villes » et donc sur « nos
vies ». Ce discours est caractéristique d’une
rhétorique raciste développée dès les années 80
– notamment, en Belgique, sous la plume de
4
Plusieurs orthographes coexistent : Schaerakesh, Schaarakech,
Scharakesch, etc.
2
CFS EP asbl / Les mots de la haine / 2016
Nols, alors bourgmestre (maire) PRL 5 de
Schaerbeek, dans La Belgique en danger, paru
en 1987 – mais largement diffusée après le 11
septembre 2001, entre autres dans le célèbre
pamphlet islamophobe d’Oriana Fallaci, La Rage
et l’Orgueil, succès important de librairie partout
en Europe. Cette angoisse du « remplacement »
(et de tout ce qu’elle impliquerait) est d’ailleurs
fondatrice dans le recours aux mots-valises
susmentionnés.
Dans les milieux francophones, c’est surtout
l’écrivain d’extrême-droite Renaud Camus qui
s’est fait à partir de 2010 le défenseur de cette
thèse, recyclant d’ailleurs pour partie les
arguments concernant « l’Eurabia »de Fallaci et
consorts 6 . Camus a été rejoint depuis par une
nuée d’essayistes et autres éditocrates, comme
Eric Zemmour ou Ivan Rioufol, et par des
politiques, hauts fonctionnaires et membres
divers de la « noblesse d’état » affiliés à
l’extrême-droite ou à la droite radicale,
rassemblés entre autres au sein du Carrefour de
l’Horloge (ex-Club de l’Horloge) et du
Groupement de recherche et d'études pour la
civilisation européenne (GRECE). L’un des grands
promoteurs de cette thèse est d’ailleurs un
ancien du GRECE : Guillaume Faye, théoricien
célèbre de la « mouvance identitaire », très
fréquemment cité par les groupes actifs
d’extrême-droite – comme « Génération
identitaire », qui appelait à manifester à
Molenbeek le 2 avril.
Dans les messages analysés ici, on peut sans
doute comprendre le fait de ne pas décrire mais
uniquement suggérer cette « vérité/réalité »
comme la résultante d’un mécanisme dual :
d’une part, le sous-entendu est suffisamment
explicite pour que chacun en comprenne le sens,
ce qui montre bien que les thèses d’extrêmedroite forment un « fond de marmite » du sens
commun politique aujourd’hui ; d’autre part, il
apparaît encore nécessaire d’éviter l’explicitation
pour ne pas être renvoyé à une démonstration du
caractère infondé du « grand remplacement ».
5
Le PRL, Parti réformateur libéral est un parti politique de droite
libérale, principale composante du Mouvement réformateur et
l’un des deux plus gros partis francophones (l’autre étant le Parti
socialiste), dont sont issus bon nombre de figures politiques –
dont l’actuel Premier Ministre, Charles Michel.
6
Voir à ce sujet Raphaël Liogier, Le Mythe de l'islamisation. Essai
sur une obsession collective, Paris, le Seuil, 2012.
En d’autres termes, mes contempteurs anticipent
sur la démonstration de l’absurdité de leur thèse
en ne l’explicitant pas, ce qui fait de cette
stratégie une « moisissure argumentative »
d’intérêt. En effet, les messages étant très
largement anonymes, l’énonciation pourrait être
directe : en particulier dans les commentaires
destinés à être publiés, il y a là sans doute la
recherche d’un effet « d’amorçage » permettant
plus facilement des ralliements que ce que
l’explicitation permettrait7.
Assignation identitaire
La moisissure précitée n’est cependant pas le
levier argumentatif le plus fréquent : c’est plutôt
un
mécanisme
d’assignation
identitaire
permettant de disqualifier mon point de vue qui
est la stratégie « gagnante » en termes de
popularité. Ce mécanisme n’est rien d’autre que
le fameux « argumentum ad personam » décrit
par
Schopenhauer
dans
son
traité
d’argumentation, Eristische Dialektik (écrit vers
1830 et publié en 1864). Il suggérait ainsi, dans
sa 38ème recommandation, en guise de Letzter
Kunstgriff, dernier stratagème :
Sitôt que l’on se rend compte que l’adversaire nous est
supérieur et va l’emporter largement, il faut alors devenir
personnel, insultant, malpoli. Cela consiste à passer du
sujet de la dispute (que l’on a perdue à la manière d’un
jeu), au débateur lui-même en s’attaquant à sa personne :
on pourrait appeler ça un argumentum ad personam […].
Mais en devenant personnel, on abandonne le sujet luimême pour attaquer la personne elle-même : on devient
insultant, malveillant, injurieux, grossier [kränkend,
hämisch, beleidigend, groß]. C’est un appel des forces de
l’intellect à celles du corps [von den Kräften des Geistes an
die des Leibes], ou à l’animalisme [Tierheit]. Cette tactique
[Regel] est très appréciée, car tout le monde peut en
trouver une application, et elle est donc souvent utilisée 8.
L’assignation identitaire à laquelle procèdent
mes détracteurs se décline dans toute une
gamme allant de l’étiquette politique (coco,
gaucho, gauchiste, anar, etc., pour un total de
131 usages) à l’étiquette sexuelle (pédé, tapette,
homo, etc., pour un total de 71 usages), en
passant par l’usage extrêmement fréquent de
« bobo » (78 occurrences).
7
Sur ce mécanisme, voir R. Maes, Alain Destexhe et la fabrique
de l’opinion, 1er août 2013, https://lc.cx/4BfJ
8
A. Schopenhauer, Eristische Dialektik. Le texte de ce
paragraphe est disponible sur le site du projet Gutenberg :
https://lc.cx/4XGM. Ma traduction est assez littérale.
3
CFS EP asbl / Les mots de la haine / 2016
Il est d’emblée intéressant de constater que pour
une partie des personnes qui « m’attaquent », les
faits de porter un discours antiraciste et de
participer à un rassemblement aux côtés du
président de la Ligue des Droits de l’Homme
constituent des preuves suffisantes pour me
taxer de « gauchiste » (ou assimilable). L’idée
même d’un ensemble de prescrits légaux
permettant de poser un principe d’égalité (de
traitement et de considération) des individus est
pourtant absolument libérale – on peut bien sûr
mettre cette hypothèse à l’épreuve de la notion
d’égalité des chances ou encore du principe de
réduction maximale de l’intervention étatique,
mais ce serait faire peu de cas des grands
fondamentaux des pères fondateurs du
libéralisme, en particulier de l’utilitarisme
benthamien. Par exemple, Bentham indiquait
dans ses First Principles preparatory to
Constitutional Code, rédigés en 1822 :
All inequality is a source of evil – the inferior loses more in
the account of happiness than by the superior is gained.
Toute inégalité est source de mal – l’inférieur y perd plus
dans son solde de bonheur que le supérieur n’y gagne.
On peut sans doute suggérer que le déplacement
des droits humains et du principe d’égalité dans
le domaine réservé de « la gauche » est un indice
d’une mutation assez importante des
représentations collectives relatives à l’État et
ses institutions, forgée en large partie dans ce
qu’Ulrich Beck décrit comme le « processus
d’individualisation » de la société 9 mais aussi –
et bien sûr – conditionnée par la diffusion d’une
doctrine néoconservatrice à l’américaine qui
légitime plus que toute autre les inégalités.
Notons, à cet égard, que les commentaires des
quotidiens sur les événements du 2 avril 10 ont
eux-mêmes fait un amalgame entre Ligue des
Droits de l’Homme et « organisations de
gauche »,
témoignage
intéressant
du
déplacement
généralisé
de
l’idéologie
dominante.
9
U. Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere
Moderne, Francofrt aM, Suhrkamp, 1986.
10
Voir par exemple : https://lc.cx/4BfT
Les bobos
Au-delà, il est intéressant de souligner la
fréquence importante de l’usage du terme « bobo
», comme dans l’exemple suivant :
(2) vous êtes vraiment un petit gocho bobo, en plein déni
de vérité sur ce qui se passe en Europe se l’ouest.
« bobo » (bourgeois bohème) est un terme
extrêmement flou, dont on peut en particulier se
demander ce qu’il désigne dans ce cadre
spécifique. L’image classique du « bobo » est, si
l’on en croit certains médias, celle d’une
personne disposant d’un niveau de revenus
suffisant pour vivre décemment, vivant en ville
dans un quartier socialement « mixte »,
fréquentant des institutions culturelles et
s’inquiétant de son impact écologique – en
réalité, il s’agit donc d’une large part de la petite
bourgeoisie intellectuelle. Mais afin de la rendre
absolument infréquentable, on la suspecte des
pires tares : refus d’une réelle mixité sociale,
mépris profond des milieux populaires,
enfermement idéologique…
Le terme « bobo » est devenu progressivement
un qualificatif délégitimant tout intellectuel de
gauche un tant soit peu critique. Récupéré par
une partie de la gauche de gouvernement et de
l’extrême-gauche productiviste old school pour
balayer notamment la critique écologiste,
récupéré par la droite et l’extrême-droite pour
écarter les idées politiques d’une large série de
travailleurs occupant les postes d’encadrement
au sein de la fonction publique (au rang desquels
les enseignants), mais aussi des artistes et
autres milieux historiquement ancrés à gauche,
le terme est d’autant plus utile qu’il semble
universellement admis. Comme le notait très
bien Sylvie Tissot en 2013, l’usage du terme a eu
un effet tout particulier en ce qui concerne la
question des discriminations :
La dénonciation du bobo est aujourd’hui une manière facile
et faussement audacieuse de stigmatiser l’anti-racisme et
le combat contre toutes formes de discrimination. Des
causes auxquelles le peuple, le « vrai », serait
profondément allergique11.
11
S. Tissot, “Comment la critique des « bobos » est passée à
droite.” Les mots sont importants, 10 juillet 2013. url :
http://lmsi.net/Comment-la-critique-des-bobos-est
4
CFS EP asbl / Les mots de la haine / 2016
L’assignation « bobo », par sa plasticité et la
reconnaissance dont elle jouit, est finalement un
« sésame » de la libération et de la banalisation
du discours raciste et profondément antiintellectuel porté par une frange croissant de la
droite radicalisée et de l’extrême-droite (des
personnalités comme Alain Destexhe en Belgique
ont ainsi un usage fréquent du terme). Rien
d’étonnant dès lors à voir le terme apparaître ici
aussi, cette apparition s’inscrivant dans la même
logique que l’énonciation de l’existence d’une
vérité non-décrite : un moyen d’éviter de fonder
des thèses racistes – forcément difficiles à
justifier, ne fût-ce par le repoussoir du « spectre
du nazisme 12 » – en renvoyant toute nécessité
d’argumenter à un problème « d’intellectuel
déconnecté ».
193313. Il faut noter que l’analyse posée par une
certaine frange du monde politique face aux
attentats récents constitue l’image d’un « ennemi
intérieur » 14 sur base d’une série de
caractéristiques des « terroristes » tout en se
refusant absolument à prendre en compte les
mécanismes sous-jacents aux corrélations ainsi
« établies » – au nom du « refus de la culture de
l’excuse » 15 . La constitution d’un « ennemi
intérieur » imaginaire a une conséquence
immédiate : elle incite à la défiance face à tout
signe d’altérité16, et subséquemment, face à ce
qui est considérée comme « sexualités
minoritaires ». Il n’y a dès lors rien d’étonnant à
ce qu’apparaissent des amalgames condamnant
en un seul ensemble tout (ce) qui s’éloigne de la
norme.
Fantasme d’une sexualité
Ajoutons que la grossièreté du propos va de pair
avec une forme de fascination « clinique » dont
témoignent les adjectifs et pronoms qui
l’émaillent : petit pédé, bonnes grosses bites,
mettre profond, petit cul, etc. La répétition du
schéma logique homosexuel →
→ attiré par les
terroristes (énoncé puis répété sans ajout
d’informations) témoigne sans doute également
de cette fascination clinique. L’énonciation de ce
qui paraît par là de l’ordre d’un fantasme
(fût-il cauchemardesque) de la sodomie
s’inscrit dans le déploiement d’un discours fondé
sur une pulsion xénophobe provenant
d’un autre fantasme de tout signe d’altérité
comme danger pour soi-même: l’auteur explicite
ainsi tout un ensemble d’angoisses existentielles
au travers d’un seul billet, sans doute dans le but
de se conforter dans ce qu’il conçoit comme son
« identité » et qu’il ressent comme fragilisée17.
Les attaques sur « ma sexualité » se répartissent
quant à elles en deux catégories : 42 d’entre
elles attaquent directement « ma » « virilité », 29
sont liées au « désir sexuel ». Ainsi, l’étiquette
« tapette » (12 occurrences), par exemple,
renvoie systématiquement à l’idée que les
homosexuels sont des « poules mouillées » et
s’inscrit dans une dénonciation de « mon
manque de courage », j’y reviendrai.
La deuxième gamme est également intéressante,
car elle suggère un lien « de vice » entre « moi »
comme homosexuel » et les « arabes » qui sont
potentiellement des « terroristes ». Un très bon
exemple est donné par ce message qui indique :
(3) tu es un petit pédé qui aime les bonnes grosses bites
de beurs. tu veux te faire mettre profond par les terroristes,
alors tu vas te montrer à la bourse pour qu’il te baise dans
ton petit cul de pédé. tu aimes ça les grosses queues
d’arabes bien larges dans ton petit cul ça oui. Alors tu es
accro à la bite des terroristes.
On retrouve là une idée très antique du complot
alliant « gays » et certaines « communautés
déviantes » fondé sur une « complicité dans le
vice », idée qui constituait d’ailleurs l’un des
arguments de propagande du NSDAP pour
motiver la « purge » des homosexuels à partir de
12
On ne renverra jamais assez à l’excellente réflexion de François
De Smet sur le point Godwin pour appréhender les conséquences
de l’effet de « frontière » posé par la possibilité de la comparaison
au nazisme. F. De Smet, Reductio ad Hitlerum. Une théorie du
point Godwin. coll. « Perspectives critiques », Paris, PUF, 2014.
Autre élément d’intérêt pour l’analyse : dans
l’expression de ce fantasme, il semble évident à
l’auteur que « moi » (la personne idéelle face à
laquelle il entend avoir raison, ou plus
13
R. Plant, The Pink Triangle: The Nazi War Against Homosexuals.
New York, Henry Holt, 1988, p. 47.
14
R. Maes, Les barbares sont en ville.
15
Voir B. Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une
prétendue « culture de l’excuse ». coll. « Cahiers libres », Paris,
La Découverte, 2016.
16
Voir à ce sujet C. Mincke & R. Maes, Eloge de la Phobie, in La
Revue nouvelle, mars 2014.
17
Un relecteur de cette analyse souligne que d’une certaine
manière, cette insistance ressemble à celle dont pourrait faire
preuve un amant délaissé et aigri.
5
CFS EP asbl / Les mots de la haine / 2016
exactement, de qui il entend avoir raison), qui
suis « belge » donc « blanc », souhaiterais
forcément parce que « gay » me faire sodomiser,
que « je » serais inexorablement « passif ». Ce
schéma revient dans un autre message privé, qui
reste quant à lui un peu plus dans l’implicite :
(4) Ah les homos bien pensants qui se trémoussent les
fesses devant les barbus. On sait bien ce que tu cherches,
grosse pédale. Tu veux un islamiste parce que c’est une
bête.
On trouve ici un autre schéma antique qui est
constitué de deux axiomes : (1) tout qui se fait
pénétrer est forcément en demande d’être
pénétré, l’homme se faisant pénétrer étant
forcément réduit au rang d’objet à pénétrer, (2)
l’homosexualité est liée à un désir d’un homme
d’être une femme, de prendre la place d’une
femme – et donc, forcément, d’être passif.
On soulignera au passage que le premier axiome,
bien que très ancien, est profondément ancré
dans les représentations collectives par la
légitimité qu’il a acquise au XIXe siècle au cours
du développement de la médecine légale (on
pense notamment aux travaux d’Ambroise
Tardieu, qui voyait dans la sodomie une forme
addictive de mutilation). Finalement jamais
vraiment démenti par « la faculté », cet axiome
peut d’autant plus facilement être évoqué pour
fonder le discours homophobe.
Le deuxième axiome pose – une nouvelle fois –
la question sous-jacente de la virilité : face aux
« terroristes », il faudrait être « un vrai homme »,
c’est-à-dire une caricature de guerrier vengeur,
et certainement pas une femme, c’est-à-dire un
être capable d’empathie et potentiellement de
désir. Toute velléité de compréhension
« sensible » des terroristes est forcément
synonyme de corruption, il faut donc s’en
prémunir absolument et faire preuve du
« courage viril » consistant à ne plus considérer
les « terroristes » comme humains, et donc,
d’agir comme une machine. On ne peut
s’empêcher de retrouver là ce schéma provenant
d’une Rome chimérique qui fonde la « puissance
de l’état » sur un « virilisme guerrier » et qui n’est
pas sans lien avec notre fascination pour les
hommes providentiels et les super-héros. C’est
le même type d’argumentaire en effet – la
nécessité de témoigner d’une « poigne » toute
masculine – qui est déployé dans les traces les
plus citées datant de la transition entre
république et empire romain, argumentaire qui a
alimenté fortement les appels au totalitarisme
des années 1930 – on songe notamment à
l’allégeance particulière de Heidegger au
Führerprinzip.
De tous temps, les tenants de « l’ordre national »,
obsédés par l’idée d’une menace permanente et
donc
d’une
guerre
constante,
ont
particulièrement lutté contre la « féminisation de
la société » précisément parce qu’elle leur
semble synonyme d’incapacité d’action et donc
d’effondrement face à la menace18. Cette idée se
décline très largement dans les discours
d’aujourd’hui : ainsi, ceux qui plaident l’ouverture
des conseils d’administration aux femmes font la
part belle aux argumentaires soulignant que leur
apport permet « d’adoucir » les politiques de GRH
ou d’expansion, et les détracteurs – encore
nombreux – de cette ouverture – encore infime –
ont beau jeu de souligner que vu que « les
affaires, c’est la guerre », les femmes ne sont
pas dotées de ce qu’il faut pour les mener.
A contrario, il est évidemment fascinant que le
discours de « vengeance » soit conçu comme
une preuve de courage, dans la mesure où la
vengeance
repose
sur
une
réaction
profondément émotive et que les discours
politiques lui donnant la part belle participent
d’une spectacularisation permettant d’éviter tout
questionnement
sur
les
responsabilités
proprement politiques face aux attentats –
comme les décisions d’entrer en guerre ou la
diminution progressive des financements
destinés à l’enseignement et à la culture
notamment à l’occasion des « cures d’austérité »
des années 90.
Cuculisation et fixation scatologique
La condamnation de mon témoignage passe
également de manière parfaitement claire au
travers d’un mécanisme de cuculisation (aussi
traduite,
parfois,
comme
cucufication)
systématique, largement déployé dans 41 des
messages. La cuculisation, c’est ce mécanisme
18
Pour plus de références, on verra par exemple Nicole-Claude
Mathieu, L’arraisonnement des femmes. Essai en anthropologie
des sexes, Paris, EHESS, 1985.
6
CFS EP asbl / Les mots de la haine / 2016
décrit par l’écrivain Witold Gombrowicz dans le
roman Ferdyrurke, consistant à « rapetisser » et
infantiliser quelqu’un jusqu’à ce qu’à la
réminiscence de cette sensation particulièrement
inconfortable du contact de ses fesses sur le
banc de bois de l’école alors qu’il était interrogé
par un professeur auquel il n’arrivait pas à
répondre. C’est exactement le processus qui est
mis à l’œuvre dans ce message privé :
(5) Grandissez un peu ! Vous ne connaissez rien, vous êtes
un petit enfant naïf. Laissez-moi vous expliquer ce qui est
en jeu : la sécurité. Vous attaquez les policiers parce que
que vous n’êtes pas capable de comprendre les vrais
enjeux.
La force de ce mécanisme est évidemment qu’il
disqualifie mon propos a priori : puisque
forcément immature, il est indigne d’intérêt. Nul
besoin d’y répondre, le détracteur s’autoinstituant professeur peut alors avoir recours à
l’argument d’autorité et indiquer sur le ton du
lector « sa » vérité.
De manière plus spécifique, l’humiliation du «
cucul » prend le tour d’une fixation scatologique
revenant dans 30 messages : il s’agit de
suggérer que je serais amené, face à un «
véritable » danger, à « faire caca culotte » - pour
reprendre la dénomination infantile de
l’encoprésie utilisée dans 3 messages. Un
commentaire laissé sur mon site indique par
exemple :
(6) Cessez de chercher les flics et de vous plaindre ensuite
lorsqu’ils vous trouvent. Vivez UNE SEULE journée dans
leur uniforme à Molenbeek, Neder, Bxl Ville, St Josse ou
autre et revenez ensuite écrire un article sur ce que vous
avez réellement vécu. On verra si vous êtes toujours aussi
choqué par leur nervosité (et si vous n’avez pas noirci votre
caleçon CK plus d’une fois).
On note aussi dans ce commentaire l’allusion au
« caleçon CK », témoignage d’une assignation de
« classe » - CK renvoyant à Calvin Klein, marque
onéreuse de sous-vêtements : on revient ainsi
subrepticement à l’assignation identitaire du
« bobo ».
Une déclinaison intéressante de cette fixation
scatologique est à trouver dans cet autre
commentaire :
(7) Vous chiez dans votre froc dès que la police est dans la
rue. Et vous voulez tendre l’autre joue aux islamistes. Vous
êtes un LACHE et un TRAITRE au slip sale. Un bon laxatif
pour vos idées ! C’est ce qu’il faut !
On remarque là à la fois le mécanisme de
cuculisation par le renvoi à l’encoprésie, mais
aussi l’idée qu’il faudrait effectuer une purge
physique d’idées au moyen d’un laxatif. Cette
formule connaît un précédent : celui des
brigades fascistes au sujet de l’usage de l’huile
de ricin. Les chemises noires italiennes avaient
en effet coutume de forcer leurs opposants à
boire de grandes quantités de ce laxatif au nom
d’une « purification » ; la diarrhée en résultant
était l’occasion d’une humiliation publique
souvent accompagnée d’une ratonade au gourdin
(l’autre pilier de la terreur instillée par les milices
fascistes). L’un des fondateurs de cette méthode
était le littérateur Gabriele D’Annunzio qui l’avait
pratiquée sur ses opposants lors de l’occupation
de la ville de Fiume19. D’Annunzio justifiait dans
un discours du 6 novembre 1920 l’usage du ricin
comme « ce bon remède qui expulse le démon
de la traîtrise du corps des faibles » : on perçoit
ici des similarités frappantes avec le message
ci-dessus.
« Où serez-vous ? »
Une interpellation revient assez fréquemment
dans les messages : « où serez-vous ? ». La
déclinaison la plus explicite de cette
interpellation est donnée dans un commentaire
dont était déjà issu le fragment (6) :
(8) Où serez-vous lorsqu’un taré se mêlera à la foule
pacifiste que vous aurez créée pour la disséquer ensuite à
coups de boulons?
Chez vous, bien au chaud.
Dans la mesure où le billet critiqué témoigne
justement d’une présence sur place, cette
question peut sembler à première vue incongrue.
Mais elle ne l’est finalement pas tant : il s’agit
avant tout de suggérer que « je » serais aveuglé
par mon confort qui m’empêche de voir « la
vérité du danger ». À ce niveau, de nombreux
commentaires suggèrent que l’intervention
19
6. Pour l’anecdote, soulignons qu’il fut élu membre de
l’Académie royale de langue et littérature de Belgique en 1921,
soit après qu’il ait voulu court-circuiter la Société des Nations en
déclarant l’indépendance de la ville de Fiume sous l’appellation «
Régence du Carnaro » et alors qu’il commettait des pamphlets
sans cesse plus racistes et s’opposant explicitement au régime
parlementaire.
7
CFS EP asbl / Les mots de la haine / 2016
policière que « je » décris se légitimait
parfaitement vu « la menace », et que dès lors,
mon témoignage est au mieux inconscient, au
pire volontairement biaisé. On perçoit là une
forme d’ambivalence du discours : d’une part,
pour faire preuve de courage, il faudrait que
« je » quitte le confort de « mes privilèges » et
que « je me confronte à la réalité », mais
simultanément, la raison m’imposait de rester
chez moi et de soutenir (à distance) la
« courageuse » action policière.
Cette interpellation, « où serez-vous », montre
évidemment la puissance de l’angoisse
provoquée par les actes terroristes récents, qui
amène par un renversement à considérer qu’il
serait courageux de soutenir un quadrillage
policier supposé « nous protéger ». Le fait bien
connu, documenté 20 et désormais absolument
implacable que les mesures de quadrillage « à la
Vigipirate » ne sont pas efficaces pour empêcher
des attentats comme ceux auxquels nous avons
été récemment confrontés n’instille pas de faille
dans ce renversement phobique.
Plus encore, par ce renversement, l’idée même
de participer à un rassemblement devient
synonyme de participer à la création d’une cible
potentielle, que les policiers n’ont d’autres choix
que de faire disparaître au plus vite. En d’autres
termes, cela revient à suggérer que toute
personne participant à un rassemblement, pour
quelque motif que ce soit, participerait forcément
à « faciliter le travail » des « terroristes ». De la
sorte, par peur du terrorisme, la meilleure
tactique serait de s’isoler complètement, de ne
plus sortir. Or c’est exactement ce qu’une
stratégie de la terreur vise à provoquer : la
déstabilisation complète de tout ce qui « fait
société » - à commencer par le fait de
fréquenter des lieux où des rencontres sont
possibles.
Les grands déploiements de moyens censés
assurer la sécurité comme les nombreuses
déclarations alarmistes des autorités publiques
et des « experts » de plateaux télévisés ont
évidemment donné une légitimité profonde à ce
renversement logique consistant à accepter de
« jouer le jeu » de la stratégie de la terreur pour
mieux la combattre. Il est vrai que de « jouer le
jeu » permet à des personnalités politiques et
médiatiques de gagner instantanément un crédit
inouï – l’heure est grave, nous sommes en
guerre, il nous faut dès lors des « chefs » et
regardez : nous sommes ces chefs. Entrer dans
ce jeu est tout particulièrement un moyen
(ré)confortant pour des hommes politiques en
mal de popularité parce que leur légitimité est
remise en question face à l’effritement d’une part
des capacités d’action politique et d’autre part de
leurs nombreux « aménagements » permettant
de sauvegarder les symboles du pouvoir à défaut
de ce qu’ils symbolisent21.
Un reflet ?
Ces 165 messages m’ont permis une immersion
dans des logiques qui me sont étrangères et leur
lecture, certes inconfortable, m’a amené à un
questionnement sur les ressorts de ces logiques.
Il ne me semble pas anodin qu’ils véhiculent
toute une série d’angoisses ancrées dans des
représentations sociales datées et dont
l’expression me paraît sinon « libérée », à tout le
moins facilitée, par le « climat politique »
particulier lié aux événements récents. Ces
angoisses se réfèrent ainsi à un ensemble de
risques largement fantasmés et cette dimension
« fantasmatique » n’est pas tant ignorée de mes
contempteurs, puisqu’ils recourent à des
subterfuges rhétoriques pour ne pas avoir à les
fonder, que ce soit l’allusion à une « vérité »
jamais décrite, l’assignation identitaire comme
argumentum ad personam ou la cuculisation.
Je voudrais dès lors proposer une thèse au
débat : ces « tactiques » d’argumentation, en ce
qu’elles s’éloignent de ce qui fonde une
démarche de recherche (confrontation aux
« faits », objectif de précision des concepts,
réflexivité et auto-analyse), suggèrent une
disqualification globale de cette démarche. Il ne
s’agit pas de ressortir un énième couplet sur « la
science »
contre
« l’opinion »,
les
« scientifiques » ayant eux-mêmes largement
renoncé à cette démarche de recherche au profit
20
Voir notamment les travaux de Mathieu Rigouste, comme
L’ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre
sécuritaire dans la France contemporaine, Paris, la Découverte,
2009.
21
On se réfèrera aussi utilement à l’article de Jonas Campion,
« France. Des politiques publiques face à des situations
extraordinaires », in la Revue nouvelle, 71(2), 2016, pp. 5-9.
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du statut « d’expert », abandonnant la réflexion
sur le lien entre connaissance et intérêt au profit
d’une
absolue
certitude
disciplinaire,
indispensable pour s’imposer dans la
structuration technocratique des dispositifs de
pouvoir contemporains. Il s’agit a contrario de
mettre en évidence que les modes argumentatifs
déployés dans ces critiques sont des modes
généraux du débat portant sur « le terrorisme »,
« la radicalisation » et autres concepts-écrans
dont nous sommes abondamment abreuvés ces
derniers temps. En d’autres termes, ce corpus de
165 messages peut être compris comme une
forme de « reflet » de ce débat global, renvoyé
par le « miroir déformant » de la « critique
personnelle sur le web ».
En cela, il doit nous amener à nous interroger sur
la signification profonde de ce débat et sur la
responsabilité particulière de celles et ceux qui y
cultivent ces mêmes tactiques argumentatives et
puisent dans le « même fond de marmite » du
sens commun politique, à l’occasion de débats
parlementaires, sur les plateaux télévisés et dans
les colonnes des journaux.
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