III. La reconnaissance du transfert - Carmen Strauss

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III. La reconnaissance du transfert - Carmen Strauss
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La reconnaissance du transfert
Extrait du chapitre 3 : En référence à la psychanalyse,
in Le Saisissement de l’écriture, Carmen Strauss-Raffy, L’Harmattan, 2005.
ˆ Un mode particulier de présence du passé
Se référer à la psychanalyse, c'est aussi porter une attention particulière aux phénomènes
transférentiels dans les relations intersubjectives. Le terme transfert au sens général, renvoie à l'idée de
déplacement (d'une personne, d'un objet, d'un lieu à un autre), de passage d'un ordre de chose à un
autre. Au sens psychanalytique, je retiendrai la définition qu'en donne Alex Raffy.
"Le transfert d'un sujet consiste en l'actualisation d'un vécu infantile réel ou imaginaire, dont la
séquence se répète à son insu, en s'exerçant sur des personnes physiques ou morales. Il s'agit d'un
double déplacement de représentations inconscientes, chargées d'affects positifs ou négatifs :
- déplacement dans l'espace, puisque le transfert s'exerce sur des personnes de la vie présente du sujet,
alors qu'il s'adresse initialement à des personnes marquantes de son enfance ;
- déplacement dans le temps, puisque des désirs et des passions infantiles se rejouent ultérieurement.
Selon Freud, « cette reproduction qui survient avec une fidélité qu'on n'aurait pas désirée, a toujours
pour contenu un fragment de la vie sexuelle infantile, donc du complexe d'Oedipe et de ses
ramifications » 1 " 2
Freud a fait la découverte et pris la mesure de l'importance des phénomènes transférentiels à propos
d'Anna O. 3 . Cette jeune femme hystérique avait été traitée par la méthode cathartique par le médecin
viennois Breuer. Il avait apparemment réussi à la guérir, mais Anna O. fit plusieurs rechutes ; elle
déclencha notamment les symptômes d'une grossesse nerveuse, révélant son désir d'avoir un enfant de
Breuer. Freud interpréta ce phénomène comme la manifestation d'un "amour de transfert". Par la suite,
dans son travail avec Dora 4 , une autre jeune femme hystérique, Freud a réalisé dans l'après-coup de
l'interruption brutale de la cure, que celle-ci avait transféré sur lui son attachement à un homme de son
entourage. Cet homme avait tenté de la séduire et elle avait cherché à le fuir ; l'arrêt de la cure venait
répéter la fuite de la jeune femme après la tentative de séduction. Freud était ainsi pris dans le
fantasme de Dora comme un nouveau séducteur dont elle devait s'éloigner. Le travail s'était
interrompu avant que le transfert ait pu être analysé. A partir de là, Freud a porté la plus grande
attention au transfert, à son maniement et à son élucidation dans la cure.
Dans ce mode de déplacement singulier qu'est le transfert, les "voeux fantasmatiques anciens et
devenus inconscients" s'expriment de façon déguisée à travers le matériel actuel, à l'adresse de
l'analyste. La relation aux figures marquantes de l'enfance est revécue avec un sentiment d'actualité
marqué. A propos de ce mode particulier de présence du passé, Freud parlait de "nouvelles éditions",
de "fac-similés", de "clichés". Il a montré qu'un certain schéma de la vie amoureuse infantile du sujet
se rejoue, se réédite dans la rencontre avec des personnes actuelles mises à la place de figures
importantes de l'enfance. Le sujet manifeste une certaine attente à l'égard de tout nouveau personnage
qui se présente dans sa vie. Il est porté par l'espoir d'une autre issue à une demande passée, restée en
son temps sans réponse satisfaisante.
Dans la situation analytique, le processus de libre association favorise la reviviscence des désirs
infantiles qui se reportent sur le psychanalyste avec toute l'acuité d'antan. Freud avait d'abord
considéré le transfert comme un obstacle à la cure - obstacle qu'il importait de dissoudre en l'analysant.
Puis il s'est rendu compte qu'il représentait aussi un moteur puissant pour l'avancée du travail.
L'intensité des affects soulevés, la remise en jeu de motions inconscientes favorisent en effet le travail
psychique. L'élucidation du transfert représente une part importante du travail analytique : l'analyste
va soutenir l'analysant pour qu'il fasse advenir à la conscience ce qui est en jeu dans les manifestations
transférentielles et en retrouve l'origine dans la vie psychique infantile. Il est nécessaire de ne pas
réprimer le transfert par des considérations morales, afin qu'il puisse effectivement se déployer dans la
cure. L'analyste a cependant la responsabilité de ne pas répondre à ces manifestations. Il importe qu'il
1
FREUD (S.), Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 58.
RAFFY (A.), Les psychanalystes et le développement de l'enfant, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2000, p. 117.
3
Le traitement d'Anna O. est relaté par Breuer dans les Etudes sur l'hystérie, Paris, PUF, 1956. Une version freudienne de ce
cas clinique parait en 1909 dans Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, 1950.
4
Freud publie le récit de cette cure en 1905 dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1970.
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Eclairage de la psychanalyse dans les champs pédagogique et éducatif, C. Strauss-Raffy
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les considère dans leur dimension d'irréalité, de déplacement, de méprise, de faux rapport, sans pour
autant en nier la dimension de vérité.
ˆ Les mêmes phénomènes hors de la cure analytique
La réflexion de Freud le conduit à montrer que les manifestations transférentielles ne sont pas
seulement le lot de la situation psychanalytique : "les mêmes phénomènes se produisent partout, mais
[...] il s'agit d'en reconnaître la nature" 1 , écrit-il.
Les champs éducatifs et pédagogiques en sont traversés, le transfert pouvant s'exprimer sous ses
deux versants, positif et négatif. Dans un texte sur ses souvenirs de lycéen, Freud en évoque
l'importance dans le champ pédagogique. Il analyse la manière dont se nouent l'intérêt ou le rejet d'un
jeune lycéen pour une matière enseignée, ainsi que son lien à la personnalité du maître.
"En tout cas chez nous, un courant souterrain jamais interrompu se portait vers ces derniers (les
maîtres), et chez beaucoup le chemin vers les sciences passait uniquement par les personnes des maîtres ;
plusieurs d'entre nous restèrent arrêtés sur ce chemin qui, de la sorte, fut même pour quelques-uns pourquoi ne l'avouerions-nous pas -, durablement barré." 2
Freud décrit les sentiments variés qui pouvaient traverser la relation des élèves envers leurs
enseignants, et la facilité avec laquelle ses camarades et lui étaient portés "à l'amour comme à la
haine, à la critique comme à la vénération".
C'est aux personnes de son entourage proche que l'enfant se fixe précocement dans une tonalité
affective qui marque ses relations ultérieures.
"Tous les êtres qu'il connaît plus tard deviennent pour lui des personnes substitutives de ces premiers
objets, de ses sentiments [...] et se classent pour lui en séries qui procèdent des « imagines », comme
nous disons, du père, de la mère, des frères et soeurs, etc. Tous ceux qu'il connaît plus tard ont donc à
assumer une sorte d'héritage sentimental, ils rencontrent des sympathies et des antipathies à la genèse
desquelles ils n'ont eux-mêmes que peu contribué ; tout choix ultérieur d'amitié et d'amour se fait sur
fond de traces mnésiques laissées par ces premiers modèles" 3 .
"L'héritage sentimental" que les éducateurs ou les pédagogues ont à assumer n'est autre que le
transfert.
Si les manifestations transférentielles sont des répétitions, celles-ci ne sont pas à prendre à la lettre ;
elles sont "des équivalents symboliques de ce qui a été transféré" 4 Elles présentent un caractère vivant
et constituent pour le sujet une sorte de nouvelle chance de voir s'ouvrir certaines choses, à condition
d'un accueil averti de la part du destinataire de ce transfert ; il s'agit qu'il se décale de la place à
laquelle il est mis, qu'il ne laisse pas ce transfert se refermer sur sa personne mais contribue à son
déplacement vers d'autres objets. C'est ce que Francis Imbert appelle "transfert de transfert" 5 .
L'élucidation de ce qui est en jeu dans le transfert ainsi que sa liquidation relèvent du seul champ
de la cure psychanalytique. Mais se référer à la psychanalyse dans d'autres champs suppose la
reconnaissance des phénomènes transférentiels et la prise en considération de la force de leur impact
dans la rencontre.
L'inconscient de l'analyste, du pédagogue ou de l'éducateur ne manque pas de se manifester aussi
dans les relations que chacun d'eux noue avec ses interlocuteurs. Il est nommé contre-transfert ou
transfert de l'analyste, du pédagogue ou de l'éducateur. Si Freud est resté relativement discret sur la
question, il a néanmoins poussé les analystes à être vigilants quant à leur implication dans la relation.
Il les a encouragés à reconnaître leur contre-transfert et à le surmonter, en l'élaborant par
l'intermédiaire de l'auto-analyse, de l'analyse didactique ou de la reprise périodique d'une psychanalyse
personnelle 6 . De nos jours, les analystes et d'autres intervenants du champ thérapeutique ont recours à
ce qu'on nomme contrôle ou supervision pour travailler les aspects contre-transférentiels en jeu dans
leur relation professionnelle.
1
"La dynamique du transfert", in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1967, p. 58.
FREUD (S.), "Sur la psychologie du lycéen" (1914), in Résultats, idées, problèmes, t. 1, Paris, PUF, (1984), p. 227-231.
3
Ibid.
4
FREUD (S.), "La dynamique du transfert", Opus cité p. 58.
5
IMBERT (F.) et le GRPI, L'inconscient dans la classe, Paris, ESF, 1996, p. 108.
6
Recommandations faites par Freud dans "Conseil aux médecins sur le traitement psychanalytique" (1912), in La technique
psychanalytique, Paris, PUF, 1975.
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Contrairement à ce qui est véhiculé dans les milieux des "métiers de l'humain", à propos d'un
professionnalisme bon teint, sous le signe de la maîtrise et exempt de toute passion, nous avons à
savoir que le contre-transfert se manifeste aussi dans ces champs. Et l'encouragement de Freud à en
reconnaître la nature garde toute son acuité et son actualité. Les enseignants, les éducateurs, comme
les analystes, devraient "se prêter à supporter le retour de quelques « revenants »", comme l'exprime
Francis Imbert. Il évoque sous ce terme ces personnages de notre enfance qui ne manquent pas de se
réactualiser à travers les acteurs de la vie présente. Les sentiments obscurs ravivés dans les rencontres
professionnelles ne sont pas à refouler mais demandent plutôt à être travaillés. Les groupes Balint en
offrent la possibilité.
ˆ Une manifestation de la pulsion de mort
Le transfert est l'un des trois phénomènes - aux côtés de la névrose traumatique et du jeu chez
l'enfant - repérés par Freud comme mettant en œuvre une compulsion du sujet à répéter des situations
désagréables. Ces phénomènes viennent contredire sa conception d'un appareil psychique régi par le
principe de plaisir et régulé par le principe de réalité. Freud appellera pulsion de mort ce mécanisme à
l'origine de la compulsion de répétition. On la trouve à l'œuvre dans toutes les manifestations
compulsives où le sujet répète des situations difficiles, pénibles, qui peuvent paraître insensées et
fondamentalement autodestructrices. Cependant, la compulsion de répétition ne représente pas
uniquement ce versant destructeur : elle vient remettre en jeu une tentative de symboliser ce qui est en
souffrance, d'y trouver une autre issue, comme nous l'avions vu pour le transfert.
Cette découverte freudienne met à mal l'idée d'harmonie qui est souvent à la base des principes de
l'éducation. Lorsqu'on œuvre "pour le bien des autres", comment comprendre qu'on puisse rencontrer
des résistances parfois insurmontables ? Et pourtant, repérer que la répétition permet aussi de
symboliser, aide à envisager un au-delà du cercle vicieux de l'échec et de l'auto-sabotage masochiste.
En ce sens, l'éclairage de la psychanalyse sur les phénomènes de répétition me semble particulièrement
important dans les champs éducatifs et pédagogiques.
Eclairage de la psychanalyse dans les champs pédagogique et éducatif, C. Strauss-Raffy