Alphabétisation totale : le « modèle » éducatif du Kérala

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Alphabétisation totale : le « modèle » éducatif du Kérala
465
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2005-3
Anne BUISSON
pp. 465-474
Université de Provence
U.M.R. ESPACE
Bureau B273
UFR de Sciences Géographiques
Université de Provence (Aix-Marseille 1)
29, avenue Robert Schuman
13621 Aix-en-Provence
[email protected]
Alphabétisation totale :
le « modèle » éducatif
du Kérala
INTRODUCTION : LA SÉGRÉGATION SCOLAIRE, BILANS ET PERSPECTIVES
Le Kérala est un État du sud-ouest de l’Inde
connu pour ses records en matière de développement social et notamment dans le
domaine de l’éducation. En avril 1991, le
Kérala est déclaré totalement alphabétisé1
par la « National Literacy Mission2 » avec
un taux d’alphabétisation de 89,8%3 alors
que la moyenne indienne ne dépasse pas les
53 %. En 2001, l’avance du Kérala se confirme : il reste en tête de l’Union Indienne
avec un taux de 91%. Si cette situation assez
exceptionnelle en termes d’éducation, dans
une région des pays du Sud, n’est qu’une
partie de ce qui est salué comme un exemple de développement original, elle reste un
aspect fondamental de ce qui caractérise la
singularité de cet État. La région du Kérala,
qui allie indicateurs de développement social de haut niveau et indicateurs économiques faibles, a bénéficié de ses échanges
anciens avec les autres parties du globe.
On peut alors se demander ce qui a forgé le
« modèle éducatif kéralais ». Voir Figure 1 en
page suivante.
L’attention toute particulière accordée à la
sphère éducative, qui remonte à l’époque
coloniale, est une clef pour comprendre la
réussite actuelle du Kérala. Le développement des idées et des échanges de cet espace
ouvert sur le monde extérieur a constitué un
terreau fertile pour accueillir une scolarisation précoce, destinée à servir des intérêts
différents.
Pour cerner les raisons du succès apparent
de l’alphabétisation au Kérala il faut donc
mettre en évidence plusieurs façons d’appréhender le processus éducatif. Qu’elle
soit perçue comme vecteur d’expansion religieuse, comme une base pour la construction d’un État, ou comme une arme pour le
développement, l’éducation a été, au Kérala,
une conquête de près de deux siècles.
1
2
Ce qui signifie qu’il a dépassé les 85 % d’alphabétisation si on se réfère aux définitions de l’UNESCO
sur le sujet
Programme du gouvernement indien pour l’éradication de l’analphabétisme (mis en œuvre le 5 mai 1988)
3 Census of India 1991.
466
Figure 1 : Comparaison inter-districts de l’alphabétisation en Inde en 1991 et en 2001
1. ÉDUCATION AU 19ème SIÈCLE
1.1. L’alphabétisation au service du
christianisme
Tout d’abord, l’expansion de l’éducation
au Kérala est à mettre en parallèle avec son
histoire coloniale. Avant l’arrivée des Européens au 17ème, le Kérala dispose d’un double système éducatif. Les brahmanes (hautes castes) valorisent l’enseignement des
Vedas4 et d’autres sujets considérés comme
part essentielle de l’éducation des sections
privilégiées de la population. L’éducation
appartient à un monde oral et les membres
des castes autres que les brahmanes ne bénéficient que d’un enseignement très parcimonieux, la rareté des infrastructures éducatives
expliquant la faiblesse de l’alphabétisation
de cette région. Selon M. Tharakan (1984),
si l’alphabétisation a connu un lent essor du
16ème au 18ème siècle, elle n’a été en aucun
cas un phénomène de masse. Les premières
écoles modernes ont été établies par les mis-
sions chrétiennes, la contribution du gouvernement dans ce domaine ayant été plus
tardive. Voir figure 2 en page suivante.
Les activités des missions chrétiennes se
retrouvent autour de deux courants : les catholiques, bien qu’ayant eu une influence
limitée, et les protestants, ces derniers étant
considérés comme les « pionniers » de l’éducation scolaire moderne [Ramachandran,
1997, p.266].
L’histoire de l’éducation commence à la fin
du 18ème siècle, avec une série d’évènements
dont la fondation de la Société Missionnaire
de Londres (composée essentiellement d’anglicans) et de la Société Missionnaire de
l’Église5 ( groupe évangélique créé à l’origine pour aider à la propagation du gospel
en Afrique et dans l’Est). De plus, la venue
au Travancore en 1806 du docteur Claudius
Buchanan, aumônier de la Compagnie des
Indes à Calcutta, qui proposa la construction
4
5
Le Veda est composé de quatre ouvrages qui fondent
la religion hindouiste.
Respectivement, la « London Missionary Society» et
la « Church Missionary Society ».
467
Figure 2 : Évolution du taux d’alphabétisation dans les provinces constituant le Kérala actuel et en
Inde de 1891 à 19511
1
Ramachandran V.K. (1997), p. 257.
d’écoles à l’intérieur de son diocèse marque
un tournant dans la diffusion du christianisme sur le territoire indien. En 1813 sont
ajoutées à la Chartre de la Compagnie des
Indes deux clauses relatives à l’établissement de l’Église en Inde et aux licences distribuées aux missionnaires pour leur prêche.
La conjugaison de ces évènements forme un
terrain propice aux tâches éducatives des sociétés missionnaires [Mathew, 1999].
Si les objectifs de telles organisations étaient
d’évangéliser la population kéralaise, leur
activité a pris la forme de véritables mouvements éducatifs et de réformes sociales dans
la mesure où ce sont les protestants qui, les
premiers, donnèrent le droit à une éducation
moderne aux personnes des classes défavorisées telles les Pulayas et les Ezhavas6.
En 1817, est construite par la Société Missionnaire de l’Église la première école primaire dans le Travancore Central. Et en
1878, cette société missionnaire a le contrôle
de 141 écoles. De son côté, la Société Missionnaire de Londres assure la construction
d’écoles chrétiennes, dont la première école
anglaise en 1819. L’accès à l’éducation chrétienne a été donc facilité par l’accroissement
du nombre d’écoles grâce aux activités des
missions chrétiennes. Mais leur contribution
à l’éducation de la population kéralaise réside aussi dans la promotion de l’enseignement à travers les groupes de population
défavorisée telles les femmes, les basses
classes et les tribus.
Les deux sociétés ont en effet, toutes deux,
accordé une attention toute particulière à
l’éducation des femmes, chose innovante
pour l’époque. Avec la construction de la première école pour filles en 1819 à Kottayam7,
les missions chrétiennes prennent le pas sur
le gouvernement et marquent un tournant
dans la conception générale de l’éducation.
Plus encore avec leurs différents efforts pour
emmener les communautés défavorisées à
fréquenter les écoles. Bien que les écoles séparées aient été maintenues au début de l’action des missions chrétiennes (c’est-à-dire
jusqu’au milieu du 19ème siècle), celles-ci ont
été les premières à encourager l’admission
des enfants de basses castes dans les écoles,
malgré les provocations et les oppositions
des hautes castes, peu enthousiastes à l’idée
d’une proximité des enfants intouchables
dans le giron scolaire.
Le rôle des évangélistes est essentiel pour
comprendre les exploits du modèle kéralais
en matière d’éducation. Mais il faut rappeler toutefois que si les activités des missions
6
agricoles de rang encore inférieur.
7 Ville du Sud du Kérala.
Les Ezhavas les Pulayas sont intouchables. Les Ezhavas ont une activité centrée sur le cocotier (cueillette
et fabrication d’alcool), les Pulayas sont des ouvriers
468
chrétiennes ont infléchi la progression de
l’éducation au Kérala, ce n’est que bien après
l’indépendance de l’Inde que l’explosion des
taux d’alphabétisation aura lieu dans un contexte de réforme gouvernementale.
1.2. Premières interventions du gouvernement
Le gouvernement n’entre véritablement dans
la question de l’éducation qu’au milieu du
19ème siècle, bien que la première tentative
étatique soit la déclaration de la princesse
Lakshmi Bayi de Travancore en 1817 :
« L’État devrait prendre à sa charge le coût
de l’éducation de son peuple entièrement,
pour qu’il n’y ait pas de retard dans la diffusion de la connaissance, pour qu’ils puissent
devenir de meilleurs sujets et de meilleurs
serviteurs publics et pour promouvoir la réputation de l’État »8.
La première mesure concrète du gouvernement pour encourager une éducation moderne est la construction de la Raja’s free school
à Trivandrum en 1836. En 1866, le gouvernement fait construire une école par taluk9.
Dans les domaines plus délicats des communautés défavorisées, l’abolition de l’esclavage et l’introduction du Mitchell’s Education Code, qui abroge la discrimination pour
l’admission en classe sont les mesures gouvernementales qui ont le plus contribué à la
croissance de l’accès à l’éducation.
Progressivement, dans la région du Travancore au sud du Kérala, les écoles se construisent et leur accès se démocratise, tandis
que le Malabar et le South Canare, sous la
présidence de Madras, ne bénéficient pas des
mêmes attentions gouvernementales. Néan-
8
“The state should defray the entire cost of the education of its people in order that there might be no backwardness in the spread of enlightenment among them,
that by diffusion of education they might become better
subjects and public servants and that the reputation of
the state might be enhanced thereby”.
9 Division administrative qui se situe à l’échelon au-dessous des districts, que l’on peut traduire par départe
ments bien que leur surface corresponde à des régions
selon la nomenclature française.
10 Rappelons qu’au Kérala, le système des castes en,
moins, la progression reste très lente tout
au long du 19ème siècle : l’accès à l’école est
refusé aux basses castes et l’éducation des
femmes reste négligé.
1.3. Mouvements populaires et éducation
de masse
Malgré les efforts accomplis par les missions
chrétiennes et le gouvernement du Travancore, au début du 20ème siècle, 927 sur 1000
Ezhavas dans le Travancore sont illettrés.
[Mathew, 1999]. Ce constat témoigne de
l’emprise des règles de l’intouchabilité sur
la société kéralaise de cette époque10.
C’est en 1903 qu’est formé le Sri Narayana
Dharma Paripalana Yogam, une organisation qui se donne comme objectif de supprimer les règles de discrimination relatives à
l’admission en classe des Ezhavas dans les
écoles gouvernementales. Ce qui aboutit en
1910 à l’ouverture des écoles gouvernementales aux Ezhavas.
De leur côté, les Pulayas vont suivre l’exemple du SNDP Yogam et vont créer le Sadhu
Jana Paripalana Sanghom, responsable de
nombreux mouvements d’agitation sociale
qui mettront fin dans les années trente à la
ségrégation dans les écoles publiques.
Ainsi, en 1956 lorsque ses frontières sont dessinées suivant un profil linguistique (c’est le
territoire du malayalam11), l’État du Kérala a
bénéficié de vagues d’éducation successives
depuis le 19ème siècle, ce qui le place dans
une position favorable en comparaison de
l’Inde en général. (Le taux d’alphabétisation
tourne autour des 40% en moyenne selon le
recensement de 1951, tandis que l’Union Indienne stagne à 16,6%12).
vigueur était l’un des plus vigoureux de toute l’Inde
puisque au concept d’intouchabilité était ajouté celui
d’invisibilité dans le sens où certaines personnes étaient
jugées comme tellement impures qu’elles ne pouvaient
être vues ou du moins être vues à un certain moment de
la journée par certaines personnes.
11 Langue du Kérala, établie au 12ème siècle par des
brahmanes par le mariage d’un dialecte local dérivé
du tamoul (langue dravidienne du Tamil Nadu) et du
sanskrit.
12 Census of India 1951.
469
2. LA SCOLARISATION POUR LE DÉVELOPPEMENT
Les particularités de la chronologie politique du Kérala depuis sa formation en 1956
sont un élément essentiel pour comprendre
l’expansion de l’éducation dans cet État.
Le rôle des différents gouvernements communistes qui se sont succédé est primordial
dans l’avancée de cette région en termes
d’éducation. Et plus encore, les intellectuels
baignant dans une ambiance générale de réforme sociale vont contribuer à la diffusion
de l’éducation dans tout le Kérala.
2.1. Des réformes en faveur de l’éducation
Il n’est pas essentiel d’énumérer les décisions politiques prises en faveur d’une amélioration générale de l’éducation dans la
continuité des processus engagés le siècle
précédent. Il faut souligner au moins deux
des choix qui ont guidé les différents gouvernements soucieux de promouvoir un développement social, une amélioration de la
qualité de vie qui passe par l’acquisition de
compétences scolaires.
L’État kéralais a investi dans le secteur de
l’éducation dans le but de :
• réduire les disparités régionales entre le
nord et le sud du Kérala. (La province du
Malabar n’a pas profité de l’engouement
des princes de Cochin et du Travancore
pour la diffusion de la connaissance)
• rapprocher les écoles privées de celles gérées par le gouvernement. De plus, le Kérala est, depuis les années soixante, l’État
indien qui alloue la part la plus importante
de son budget à la question éducative, à
tous les niveaux d’études.
Voir Tableau 1.
2.2. Mobilisation et éducation militante :
le rôle de la Kerala Sastra Sahitya Parishad13
À cette volonté étatique s’ajoutent les efforts
de la Kerala Sastra Sahitya Parishad (KSSP),
qui instaure dans les années soixante-dix un
mouvement de diffusion de la science dans
tout le Kérala [Zachariah M., Sooryamoorthy R., 1994]. Au niveau historique la KSSP
est inauguré formellement le 10 septembre
1962 même si ce regroupement scientifique
fonctionne déjà depuis 1957, notamment par
la publication commune d’articles en malayalam14 pour un prix modique de 1 roupie.
Le projet principal de la KSSP est de rendre accessible la science aux Kéralais et de
promouvoir l’éducation. Pour cela, les membres de ce regroupement vont sensibiliser les
Kéralais aux sciences naturelles en développant les traductions de textes scientifiques
en malayalam. En plus des efforts soutenus
de publication et le recrutement croissant de
Tableau 1 : Intervention du gouvernement dans la réduction des disparités régionales dans le
secteur de l'éducation1
Année
1950-1951
1955-56
1960-61
1965-66
1980-81
1985-86
1990-91
1
13
Travancore-Cochin
Nombre total
Écoles
d’écoles
publiques (%)
4249
43,56
4666
40,87
5264
38,24
5684
43,07
6274
39,85
6672
39,22
6656
39,66
Malabar
Nombre total
d’écoles
4282
4669
4524
4905
5236
5464
5477
Ramanathaiyer S., Mcpherson S. (2000), p. 64.
Regroupement académique pour la science formé en
1963 : les premiers pas vers la « science pour tous ».
14
Langue du Kérala.
Écoles
publiques (%)
3,04
2,7
31,63
32
34,15
33,93
34,07
470
nouveaux membres, la KSSP se distingue
par l’utilisation de jathas15 pour une mobilisation massive de la population. Elle insiste
sur la nécessité de la connaissance pour la
société et conduit de nombreuses processions à vocation éducative et la diffusion de
la « science dans la rue » s’étend dans tout
le Kérala à partir des années quatre-vingt.
La réceptivité de la population face au message de la KSSP se dessine par la création
progressive de forums de village de manière
spontanée.
Les différentes politiques éducatives du Kérala et la composante populaire inspirée par
la lutte de la KSSP expliquent donc pour la
majeure partie le bond en avant de cet État en
matière d’éducation, surtout une fois replacé
dans le contexte indien. Les années quatrevingt-dix sont dans le prolongement de cette
évolution vers une alphabétisation totale, notamment avec la Total Literacy Campaign.
Voir Figure 3.
2.3. La « Total Literacy Campaign »
En décembre 1988, le Left Democratic
Front16, arrive au pouvoir et lance la Total
Literacy Campaign dans le district de Ernakulam, sous le slogan « Sakshara Keralam, Sundara Keralam » (un Kérala éduqué est un Kérala magnifique). Ainsi le 21
janvier 1989 démarrent cinq processions de
différentes parties du département de Ernakulam. Les groupes ont marché pendant
5 jours à travers les villages et les villes, en
s’arrêtant pour proposer des pièces de théâtre et des chants, pour organiser des débats
publics et appeler les personnes illettrées
à venir apprendre à lire. Les communautés
locales ont fourni le gîte et le couvert pour
les participants à la procession. En arrivant
à la ville de Ernakulam, le 26 janvier 1989,
ils rejoignirent des milliers d’étudiants
dans un meeting massif pour éclairer la
« torche de l’éducation » et réciter la promesse suivante :
Figure 3 : Alphabétisation au Kérala : comparaison inter-taluks entre 1971 et 19911
1
Ramachandran V.K. (1997), p. 257.
15
16
Événements artistiques et déambulatoires.
Front démocratique de gauche mené par le Parti
Communiste de l’Inde Marxiste (CPIM).
471
« Je jure solennellement de faire mon possible
pour libérer ma mère l’Inde de l’analphabétisme et de donner à ceux qui souffrent et qui
sont dans la peine l’arme de l’éducation. »17
Les classes commencèrent en mai 1989 et la
campagne continua d’encourager les « élèves » à se joindre aux activités proposées.
En février 1991, le district d’Ernakulam
passe la barre des 85 % d’alphabétisation
et la campagne est étendue aux autres districts kéralais. Cette politique, entièrement
dévouée à l’éducation des populations en
marge dans l’acquisition de compétences
scolaires (principalement les femmes des
castes et classes défavorisées), a permis au
Kérala d’être le premier État de l’Union Indienne à avoir achevé une « alphabétisation
totale ».
Il semble donc que la campagne totale d’alphabétisation soit un élément majeur de l’accès à l’éducation sous la forme d’un mouvement de masse au Kérala. Mais il apparaît
aussi que ce succès soulève un certain nombre de questions quant à sa durabilité.
3. POUR UNE APPROCHE GÉOGRAPHIQUE DE L’ALPHABÉTISATION
La réussite du modèle éducatif à l’échelle
globale ne peut être remise en cause que par
la crise du chômage qui touche le Kérala depuis les dix dernières années. Une large part
du personnel qualifié trouve des débouchés
à l’extérieur du territoire kéralais et notamment dans les pays du Golfe. Cette dynamique de migrations alimente des échanges financiers informels chiffrés à un quart du PIB
du Kérala [Zachariah K.C., Kannan K.P.,
Irudaya Rajan S., 2002]. Ce qui se présente
comme un retour favorable du processus
éducatif vient atténuer la faiblesse mesurée
du développement économique18.
Par contre, si on se place à une échelle régionale, les disparités spatiales qui apparaissent soulignent quelques déséquilibres de ce
« modèle éducatif ». Parmi les facteurs qui
pèsent le plus sur l’éducation, on remarque
que les différences de genre expliquent une
large part du retard relatif de certaines zones.
Mais les formes spatiales qui se dégagent
favorisent la façade littorale : les régions
montagneuses de l’est du Kérala sont moins
alphabétisées que les autres en moyenne.
Ce qui laisse à penser que le bon fonctionnement d’un processus éducatif va résulter
en partie de sa localisation. Voir Figure 4 en
page suivante.
Au niveau des infrastructures, l’installation
originelle des premières écoles semble avoir
été décisive. Les traces de la scolarisation
dans le Travancore, et surtout celle des filles,
se lisent encore dans la configuration de
l’alphabétisation . La région de Kottayam et
Alappuzha est connue pour être la plus développée de l’Inde au niveau éducatif. A contrario, la zone des Ghâts, à l’est n’a profité que
tardivement de l’engouement général pour
l’éducation. Outre le manque d’infrastructures de niveau supérieur, l’enclavement de ces
régions se répercute à différents niveaux sur
la géographie de l’alphabétisation au Kérala.
La présence marquée des populations défavorisées telles les Scheduled Castes et les
Scheduled Tribes19 vient nuancer le succès du
Kérala : ces populations qui devraient bénéficier le plus des opportunités éducatives en ont
moins que les autres. De plus la dépendance
hiérarchique des écoles privées20 à une administration située sur la côte, le manque d’attrait des écoles gouvernementales aboutissent
à un système éducatif moins performant dans
ces régions. L’intégration de l’ensemble du
territoire kéralais à un processus d’alphabétisation, comme en témoigne les vagues éducatives successives, laisse en marge une partie
de la population et n’est pas total.
17 « I do hereby solemnly pledge that I will do everything within my capacity to liberate my motherland India from illiteracy and to arm the toiling and
suffering millions with the weapon of the letter »
18 En 1991, le PIB du Kérala est de 380 dollars par
habitants contre 450 pour l’Inde et, à titre comparatif
25 000 pour les États-Unis.
19
Les Scheduled Castes correspondent aux intouchables et les Scheduled Tribes incluent les communautés
qui refusent le système des castes et préfèrent habiter
dans la forêt ou dans les montagnes, loin de la population.
20 Comme celles de la CSI : Church of South India
472
Figure 4 : Inégalités de genre et alphabétisation au Kérala en 1991
CONCLUSION
La position très enviée du Kérala en Inde au
niveau de l’éducation est le résultat d’une habile concomitance entre le travail des missions
chrétiennes et les volontés politiques d’émancipation. L’ouverture du territoire kéralais sur
l’extérieur a facilité l’innovation et en a fait
le précurseur des programmes d’éducation de
masse, objectif de l'État fédéral encadré depuis l’Indépendance dans la Constitution indienne. Les efforts éducatifs sont couronnés
à l’échelle globale par des taux d’alphabétisation et de scolarisation très élevés. En dépit
des différences religieuses et des inégalités de
caste, la majorité des Kéralais a l’opportunité
d’être éduquée. En ce sens, l’originalité du
paysage religieux du Kérala21 a joué en faveur
du développement de la scolarisation même si
des comportements dépendants des cadres de
l’éducation réapparaissent : la prédominance
des écoles privées et la recherche d’un enseignement en langue anglaise (plus qualifiante
et donc plus coûteuse) induisent de nouveau
une hiérarchie des opportunités.
Des éléments viennent donc contrebalancer
une vision globale un peu trop positive. Une
approche spatiale de l’alphabétisation fait
apparaître une géographie des inégalités qui
pénalise les populations les plus fragiles.
De plus, les espaces en marge du territoire
kéralais sont aussi ceux dont le système est
le moins performant. Le reflet de cette éducation de masse réussie reste plus pâle dans
les districts du Nord et de l’Est où les castes
défavorisées sont dominantes. Se pose alors
un certain nombre de questions : dans quelles
conditions l’accès à l’éducation réforme-t-il
la pression sociale ou renforce-t-il les inégalités déjà existantes ? Comment évaluer
le changement social réel induit par l’accès
à l’éducation ? Et enfin comment mesurer la
diffusion progressive du système éducatif sur
le territoire kéralais ?
21 Les chrétiens constituent 19 % des kéralais contre
25 % pour les musulmans et 56 % pour les hindous
ces derniers représentant à l’échelle de l’Inde 84 % de
la population.
473
Une approche théorique qui met en évidence le rôle de l’espace dans le processus
éducatif peut aider à répondre à ces interrogations :
• au niveau micro il entretient une relation
avec les individus dans sa configuration
qui influence l’accès à la scolarité par la
présence des infrastructures adéquates ;
• au niveau macro : il est dépendant des
aménagements effectués en faveur de la
démarche éducative.
L’éducation est un phénomène dynamique
qui doit être perçu à travers le jeu des échelles temporelles. Le circuit éducatif relatif à
l’individu, son cycle de vie et aux sphères
sociales qui l’influencent est à replacer dans
une évolution historique qui, au Kérala, a
déjà laissé ses traces.
Figure 5 : Alphabétisation des populations défavorisées en 1991
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