« Je suis toujours gêné quand on parle des intellectuels, et d`ailleurs

Transcription

« Je suis toujours gêné quand on parle des intellectuels, et d`ailleurs
« Je suis toujours gêné quand on parle des intellectuels, et d’ailleurs aussi quand on
parle des humanitaires. Parce qu’il faut bien dire que les médecins humanitaires sont ultraminoritaires dans leur milieu. Et pour ce qui est des intellectuels, on ne peut même pas dire
s’ils sont minoritaires ou pas parce qu’il faudrait d’abord définir ce qu'est un intellectuel. Je
me souviens d’un titre pas si lointain du Monde où l'on parlait de 1 000 intellectuels ayant
signé une pétition quelconque. Il y avait là des kinésithérapeutes, qui sont des travailleurs
parfaitement respectables dont la qualification fait d'ailleurs autant problème que celle d’un
agrégé. Après tout, dans les manifestations pour la Bosnie, je suis sûr qu’il y avait plus
d’agents des PTT que d’agrégés. Donc si on dit que c’est une manifestation d’intellectuels, il
faudra d’abord préciser que les agents des PTT sont beaucoup plus intellectuels que les
agrégés, ce qui est d’ailleurs mon avis... Mais on risque là de s’empêtrer sur les termes. Il
s’agit donc de toute façon, si on parle des hommes, des cinéastes, des écrivains ou des
théoriciens, d’ultra-minoritaires. Il ne s’agit pas d’une élite intellectuelle, il ne s’agit pas des
travailleurs intellectuels. Je suis très gêné quand on dit : les rapports entre les intellectuels et
les médecins.
Ce sont des groupes ultra-minoritaires qui ont travaillé autour de MSF, de MDM. Cela
dit, je pense que ça a été une vraie révolution intellectuelle. Si cela n’a pas d'effet de
nombre, cela a au moins un effet d’idées et de débats. Pour situer la chose, je dirais
simplement : «souviens-toi de Samara ». Samara est une ville sur la Volga où, en 1891, règne
une très grande famine. Et c’est une des premières fois où l’opinion publique russe se rebelle
et entreprend des actions de secours pour les paysans qui crèvent littéralement de faim. Il y
a là des organismes malgré tout élus, même s’ils sont difficilement élus à l’époque tsariste,
qui se mobilisent. Il y a aussi des écrivains comme Tolstoï ou comme Tchékov, et une fraction
militante de l’opinion publique, en particulier les étudiants qui justement sortent d’un échec
militant, celui de la volonté du peuple, celui de l’action terroriste. Donc il y a un grand
mouvement, probablement un des premiers en Russie tsariste, de secours humanitaire en
faveur d’une population en train de crever de faim. Il y a, à l’époque, un jeune avocat qui est
totalement contre ce mouvement, et qui dit : «non, il vaut mieux que le paysan affronte la
famine, comme ça il perdra la foi, et pas seulement la foi dans le tsar mais la foi en Dieu, et
par conséquent il sera plus proche de la révolution : il nous aidera à faire la révolution ». Ce
jeune avocat avait eu, peu de temps auparavant, son frère aîné pendu, et c’est
évidemment... Vladimir Ilitch, celui qui s’appellera plus tard Lénine. Je crois que vous avez là
non pas une origine mais un point critique qui indique assez bien le poids de l’humanitaire.
Car la position de Vladimir Oulianov à l’époque n’est pas une position isolée, c’est vraiment
une position qui divise tout le mouvement intellectuel en Russie.
Il y a un gigantesque débat qui court à travers toute la littérature, en particulier chez
Tourguéniev ou Tchernychevski, entre les ultra-révolutionnaires terroristes, ce qu’on appelle
un temps les nihilistes, et d’autre part des gens qui sont tout aussi soucieux de réformer la
société, de libérer les serfs, ou plus exactement - comme ils viennent d’être libérés - de
libérer la terre, d’alphabétiser, mais qui ne sont pas terroristes. Donc vous avez là une
division qui court à travers toute l’époque, une discussion au sein de l’intelligentsia russe qui court encore aujourd’hui d’ailleurs - qui est fondamentale. Or, quand tout à coup des
médecins s’occupent du Biafra et que des intellectuels, non sans peine, les rejoignent, ils se
retrouvent dans cette problématique-là ; et pour être très précis, c’est la fameuse
problématique de l’engagement. Apparemment on s’engage pour le Biafra, pour les
victimes, mais on découvre assez rapidement que cet engagement remet en question les
idées dominantes. On parlait tout à l'heure des idées tiers-mondistes, je dirais aussi les idées
qui favorisent, à l’époque, le totalitarisme de gauche puisqu’il a gagné à Stalingrad. Et
finalement ça remet en cause soi-même, ça remet en cause non pas l’intellectuel mais ce qui
est le travail intellectuel ; travail intellectuel qui est aussi le fait du médecin, le fait du
journaliste, le fait du patron de bistrot ou du simple consommateur de la télévision et du
bistrot. Ce travail intellectuel, on pourrait - pour montrer qu’il y a vraiment crise et que cette
crise continue - rappeler ce que dit Sartre, en 1946, dans «Qu’est-ce que la littérature ?», il
dit : «l’écrivain - mais aussi bien le lecteur - fait deux choses : d’une part il dévoile, d’autre
part il s’engage». Et la grande théorie de l’engagement c’est la théorie du primat de
l’engagement, de l’action sur l’action de dévoiler, action proprement littéraire. Un écrivain
ne pèse pas lourd face à un enfant qui meurt. Ce débat là, entre dévoilement et
engagement, l’idée qu’il y a un primat absolu à l’engagement, ce n’est pas une invention ou
une originalité de Sartre, c’est un débat essentiel depuis le XVIIIe siècle. Et en Russie il a
vraiment scindé tout le mouvement d’opposition au tsar. Tourguéniev disait : «si on ne
dévoile pas on s’engage à mort et on s’engage vers la mort». On ne peut pas donner un
primat à un engagement qui est l’engagement de détruire le tsarisme sans se demander ce
qui se passe avant, après, pendant. Par ailleurs, il y a la position du «d’abord dévoiler» qui
est la position de la littérature française et de la littérature russe au XIXe siècle. C’est
«L’Education sentimentale » pour Flaubert. C’est toute la réflexion sur 1848 chez Baudelaire,
chez tous les écrivains, aussi chez Victor Hugo quand vous lisez «93». Donc l’activité de
dévoiler et l’activité de s’engager sont bien sûr des activités complémentaires, mais dont la
complémentarité est essentiellement polémique.
Et c’est cette problématique qu’on retrouve, dès qu’on réfléchit sur l’humanitaire.
Dans ces actions humanitaires, la vie intellectuelle a rencontré cette vieille tension entre le
dévoilement et l’importance des soins qu’on apporte, c’est-à-dire entre le témoignage et
l’engagement pour l’engagement. Je vous donne un exemple pour vous montrer que ce n’est
pas simplement une abstraction due à mes lectures. Quand j’étais en Ethiopie en 86/87/88,
il y avait la collectivisation, la famine, la «villagisation» du dictateur communiste Mengistu. Il
y avait 46 organisations humanitaires à Addis-Abeba. Sur ces 46 organisations humanitaires,
45 ont «fermé leur gueule» sur le thème : «nous voulons soigner, et si nous parlons - de ce
que Mengistu fait, à savoir qu’il dépeuple les campagnes, qu’il place les paysans manu
militari dans des avions non pressurisés, qu’il les balance dans un désert à 1 000 km de là en
leur disant de se débrouiller - si nous disons cela, nous sommes vidés d’Addis-Abeba et de
l’Ethiopie, nous ne collectons plus de fonds...
C’est à la fois la ruine de ceux que nous assistons mais c’est aussi la ruine de notre
organisation». Il y a eu une organisation, MSF, qui a osé dire ce qui se passait. Qui a été
évidemment expulsée, mais qui a réussi à infléchir la position du gouvernement américain,
lequel a légèrement modéré Mengistu, et qui a même finalement réussi à le déboulonner
avec l’aide des marxistes-léninistes de l’Erythrée ! Vous avez là la différence entre
l’engagement sans dévoilement, et la nécessité de s’engager en dévoilant, quitte à ne plus
pouvoir rien faire parce qu’il faut d’abord dévoiler une activité criminelle. Je crois que c’était
ça le problème intellectuel, et pour être bref et conclure, je dirais que le problème n’est pas
entre intellectuels et humanitaires mais entre le mouvement humanitaire, dans la mesure
où il témoigne de ce qu’on ne veut pas entendre, et les politiques. Je crois que la grande
opposition a toujours été entre ce mouvement humanitaire, complètement vibrionnaire qui
n’arrête pas de s’auto-critiquer, de se concurrencer et les politiques. Vous pouvez partir du
Biafra pour arriver jusqu’à la Tchétchénie, je dirais que ce qu’ont fait les intellectuels, les
humanitaires, les journalistes, les médecins, c’était de parler de ce qui se passait dans le
monde extérieur, de ce qui se passait de grave, qui nous engageait. Ce qu’ont fait les
politiques, c’est le black-out sur le monde extérieur. Je voudrais vous rappeler un exemple
assez parfait qui est celui des pays de l’Est. MDM est allé en Pologne, en Tchécoslovaquie, ils
n’étaient pas les seuls... Un jour Mitterrand, qui va en Pologne, téléphone et demande quels
sont les dissidents qu'il faut rencontrer à Varsovie! Ce qui veut dire que ni le Quai d’Orsay, ni
la Présidence de la République, ni les politiques n’avaient une quelconque idée de la
dissidence en Pologne! Je crois que c’est ça le vrai problème, et il continue. Aujourd’hui il y a
un scandale, une catastrophe humanitaire en Tchétchénie ; tous les chiffres disent que la
situation est au moins aussi grave que la situation bosniaque, évidemment plus puisque
Grozny est rasée, c’est bien pire que Sarajevo canonnée et assiégée. Et là-dessus règne un
silence politique total. Je crois que la différence a toujours été la même : c’est entre des
politiques qui ne veulent rien voir, et des gens - qu’ils soient journalistes, médecins, écrivains
ou cinéastes - qui vont regarder ce qui se passe. Donc le problème ce n’est pas l’humanitaire,
c’est l’inhumanité ; c’est le refus des politiques d’en tenir compte, et la nécessité d’en tenir
compte quand même. Ce que représente le mouvement humanitaire, ce n’est pas des
intellectuels, pas des médecins, pas des journalistes, c’est un tout petit bout de l’opinion
publique. Ce qui a toujours été l’originalité de ce mouvement, c’est qu’il était quelquefois
appuyé par l’opinion publique parce qu’il disait des choses que personne ne disait. Je me
rappelle du succès de la campagne pour les boatpeople, et je me souviens aussi du succès
populaire qui a finalement obligé les élites politiques à s’incliner. Mais je me souviens aussi
de l’histoire de la Yougoslavie et de la Bosnie : les sondages dans la population française
disaient qu’il fallait une intervention plus ferme, les politiques étaient évidemment
totalement contre. Sur la Tchétchénie aussi, le rejet de la non-action est assez fort dans les
sondages ; on ne peut pas dire la même chose des politiques. Ça ne veut pas dire que
l’opinion publique sait ce qu’il faut faire, évidemment elle ne sait pas, mais cette inquiétude
est relayée par ce qu’on a appelé le mouvement humanitaire, et c’est ce qui a fait sa force,
et ce qui a fait aussi sa faiblesse quand il n’a pas travaillé dans ce sens. »
André Glucksmann – novembre 2000