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4 RE P È R E S E T T E N D A N C E S 4 CO N J O N C T U R E S 6 L I V R E S E T I D É ES 4 D OS S I E R Mao: The Unknown Story Par Jung Chang, Jon Halliday Les vies parallèles du grand Timonier 1 JEAN-LoUis MARGoLiN * La dernière biographie en date de Mao Zedong apparaît proprement stupéfiante, à la mesure du « monstre sacré » – monstre dans tous les sens du terme – que fut celui qui, quarante ans durant, présida aux destinées du communisme chinois. Elle repose sur vingt ans d’enquêtes, d’entretiens, de lectures d’archives et de publications. Un grand nombre de témoins et de documents n’avaient jamais été mis au jour jusqu’ici, et cela, à soi seul, assure le considérable intérêt de l’ouvrage. L es entretiens qui ont servi à la rédaction de cette monumentale biographie – près de 400 au total, et il faudrait y ajouter les deux pages serrées de remerciements, qui concer* Université de Provence à Aix et Institut de recherches sur le Sud-Est asiatique (Marseille). Sociétal N° 53 g 3e trimestre 2006 nent essentiellement des réponses fournies par écrit – ont eu lieu dans 37 pays : Chine bien entendu, mais aussi, dans un grand nombre de cas, Russie, États-Unis,Taïwan, Japon,Albanie, sans oublier la France ou même la Corée du Nord. On relève parmi les témoins pas moins de huit proches parents du président, dont sa fille, et des dizaines de personnes l’ayant connu de près. On y trouve encore le fils adoptif de Tchang Kaï-chek, ainsi que le seigneur de la guerre qui avait séquestré ce dernier en 1936, le successeur du dictateur albanais Enver Hoxha, George Bush père, l’ancien président zaïrois Mobutu, le maître espion est-allemand Markus Wolf, de nombreux dirigeants communistes d’opposition (France, Japon, Malaisie, Italie, Espagne…), sans oublier le dalaï-lama et l’avocat Jacques Vergès. Beaucoup sont aujourd’hui décédés, ce qui ne rend leurs paroles que plus précieuses… mais empêche de les vérifier. Environ 1 400 sources écrites sont mentionnées, parmi lesquelles une masse impressionnante de publications restreintes, plus ou moins confidentielles, souvent des mémoires, récits ou recueils de documents dont l’écho n’était jusqu’à présent pas allé au-delà de telle ou telle ville de province chinoise. La présence d’un très grand nombre de témoignages, oraux ou écrits, venus de Russie, et encore récemment inaccessibles, permet un regard nouveau, ou affiné, sur bien des événements, 1. Jung Chang, Jon Halliday, Mao :The Unknown Story, Londres, Jonathan Cape, 2005, 814 pp. LES VIES PARALLÈLES DU GRAND TIMONIER et confirme l’étroitesse des liens entre communistes chinois et soviétiques, au moins jusqu’au schisme de 1960. ces sont très fréquemment peu accessibles, insuffisamment référencées, et donc mal vérifiables. Comme ils se fondent souvent sur elles pour avancer des récits ou des analyses qui prennent parfois le contre-pied de ce qui paraissait acquis, le DEsTRUCTioN DU MyTHE scepticisme est légitime. On s’interroge aussi sur la capacité e livre est aussi l’expression d’une désillusion et d’une apparente d’auteurs peu réputés amis du pouvoir chinois à implacable volonté de revanche : Jung Chang, qui narra parcourir année après année la Chine comme bon leur semson expérience de jeune garde rouge de 1966 dans le bestblait, et à y avoir librement accès aux personnes et aux docuseller mondial Les Cygnes sauvages, fut comme des millions de ments, plutôt explosifs, dont ils avaient besoin. L’auteur de ces jeunes Chinois ensuite assignée à résidence à la campagne, lignes est d’autant plus sensible à ces objections qu’il fait l’obpuis en usine, et sa famille fut durement persécutée lors de la jet d’une référence qui se révèle incorrecte3. Aller plus loin Révolution culturelle ; Jon Halliday, son mari, spécialiste de serait tomber dans la discussion de spécialistes, qui a peu sa l’URSS, commença sa carrière intellectuelle dans la place ici. On tiendra davantage compte dans cette mouvance de l’extrême gauche britannique. Pour présentation des deux autres séries d’objections, tous deux, il s’agit d’exposer le cynisme, les crimes qui portent sur l’exposé des faits (ou plutôt de cerD’un bout à et surtout les mensonges de celui qui les avait tains d’entre eux), et sur les interprétations d’enl’autre de sa fascinés et cruellement trompés. Le résultat est là : semble. longue vie une démolition complète, pierre après pierre, année après année (le plan est assez strictement (il meurt à UN PERsoNNAGE RECoMPosÉ, chronologique), de tout ce qui avait fait pour la UNE ÉPoPÉE REVisiTÉE 82 ans), Chine et le monde la légende dorée du Grand Mao se montre Timonier ; un nouveau best-seller (non encore trau’on ne s’y trompe pas : sur de très nombduit en français) encensé par la quasi-totalité de la reux points, le dossier fourni par Chang et fondamentalement presse du monde anglophone, et qui, malgré une Halliday apparaît très solide. C’est sur l’homme jouisseur, imbu lecture parfois ardue et un contenu souvent dense, Mao qu’il est sans doute le plus convaincant – et le de lui-même s’imposera vraisemblablement pour longtemps fondateur de la République populaire ne devrait auprès du grand public cultivé comme l’ouvrage de pas s’en relever. D’un bout à l’autre de sa longue et peut-être référence sur la question. vie (il meurt à 82 ans), Mao se montre fondamenplus encore, talement jouisseur, imbu de lui-même et peut-être vindicatif. Cette évidente partialité des auteurs n’est pas en plus encore, vindicatif. Le traitement qu’il fait subir soi une cause de disqualification, ou même un hanà sa famille et à ses proches est particulièrement dicap intellectuel : reprocherait-on à un Juif ou à un sinistre : il mêle l’indifférence affective, l’instrumenantinazi de s’occuper d’Hitler ou d’Auschwitz ? Faudrait-il talisation et, à l’occasion, la cruauté. Il paraît n’avoir rien fait (comme ce fut souvent le cas dans le passé) laisser aux compour sauver de l’exécution par le Guomindang sa deuxième munistes le soin de traiter du communisme ? Mais la détestaépouse, dont les extraits du déchirant journal intime de tion légitime à l’encontre de Mao, trop peu surmontée, laisse femme abandonnée sont l’une des révélations de ce livre (pp. subsister des biais assez redoutables : rien de positif (sinon sa 85-90). Son comportement et finalement son infidélité eurent formidable énergie, jusqu’à un âge avancé) n’est reconnu à raison de la santé mentale de sa troisième épouse, pourtant Mao ; ses partisans – tel Zhou Enlai – sont entraînés dans l’opindomptable militante communiste de la Longue Marche. probre ; par contre les adversaires sont assez systématiqueQuant à l’égérie de la « Bande des Quatre », l’actrice Jiang ment revêtus des plus grandes qualités, à commencer par Qing, qui fut son ultime compagne, la Chine des années 1970 Tchang Kaï-chek (père aimant, dirigeant humain au point d’en tremblait devant elle alors qu’elle était pratiquement interdite être faible, totalement dévoué au bonheur de la Chine…), ce d’accès aux appartements privés de son mari. Mao n’assista qui fait sourire les spécialistes et grincer des dents chez les pas au mariage de sa dernière fille et ne vit pratiquement démocrates taïwanais, qui se souviennent plutôt d’un implacable dictateur. Plus grave encore, d’un point de vue méthodologique : toutes les décisions et inflexions tendent à être 2.Très représentatif est le compte rendu du professeur de Columbia Andramenées aux traits de caractère et aux quelques obsessions rew Nathan, dans la London Review of Books du 17 novembre 2005 : fondamentales d’un personnage ainsi paradoxalement confirmé http://www.lrb.co.uk/v27/n22/nath01_.html dans sa position de démiurge de l’histoire chinoise récente. 3. Elle renvoie à la conclusion sur les communismes d'Asie, in Courtois, C Q Cela a déjà déclenché d’intenses polémiques autour de l’ouvrage, les spécialistes se montrant pour la plupart assez ou très critiques2. Les reproches portent d’abord sur les sources et leur utilisation. Outre que les auteurs font trop souvent comme s’ils étaient les premiers à traiter de leur sujet, ne se référant pratiquement jamais aux débats en cours, leurs sour- Werth, Margolin et al., Le Livre noir du communisme : crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1997, pp. 700. Les auteurs (p. 569) m'attribuent un chiffrage des morts de la Révolution culturelle d' « au moins 3 millions », alors que je n'y relève en fait « pas plus de 1 million de morts ». Il y a sans doute une confusion avec la note suivante, qui ne se réfère pas à mon texte tout en en reprenant, correctement cette fois, une autre évaluation. Sociétal N° 53 g 3e trimestre 2006 4REPÈRES ET TENDANCES 4 CO N J O N C T U R E S jamais ses petits-enfants. Ses deux filles sombrèrent dans la maladie mentale, ainsi que l’un de ses fils (l’autre fut tué pendant la guerre de Corée). Il envoya son frère se faire arrêter puis tuer au Xinjiang, en 1943. Son lien le plus solide fut avec son brutal neveu, arrêté avec les Quatre peu après sa mort. Les compagnons en révolution sont traités en serviteurs, opposés les uns aux autres, périodiquement humiliés, parfois contraints à des autocritiques publiques : ce fut en particulier le cas de Zhou Enlai, un peu trop capable et brillant, à qui l’on rappelait périodiquement ses lettres de rupture avec le communisme (probablement des faux) publiées par la presse du Guomindang en 1932. Ceux qui osent s’opposer sont réduits en miettes, persécutés jusqu’à leur mort (naturelle), tels le président de la République Liu Shao-qi et le prestigieux maréchal Peng De-huai. La face cachée du leader révolutionnaire est souvent celle d’un despote oriental. Depuis les confidences de son médecin personnel4, on connaissait son goût tardif pour de multiples jeunes femmes qui n’osaient guère dire non. On apprend ici la construction d’une cinquantaine de résidences en forme de bunkers, avec piscines chauffées, entretenues pour une hypothétique visite ; ou le tournage pour lui seul d’opéras de Pékin traditionnels, en pleine Révolution culturelle, qui les avait interdits (p. 644) ; ou encore l’accaparement pour sa bibliothèque privée de milliers d’ouvrages anciens ou précieux, préalablement raflés chez les « contre-révolutionnaires » : ils firent l’admiration des ultimes visiteurs occidentaux de ce fin lettré, authentique grand lecteur et homme cultivé. Mao ne respecte que les forts, de préférence cyniques : il prend, en privé, le deuil deTchang Kaï-chek, en 1975 ; il est choqué du sort fait à Richard Nixon lors du scandale du Watergate, et l’accueille après sa chute tel un chef d’État. Mais ce despote mit longtemps – deux décennies environ – à devenir le chef incontesté du parti qu’il avait contribué à fonder (en 1921). C’est un autre point fort de l’ouvrage que de montrer par le menu cet itinéraire tortueux, parsemé de revers, voire de mises à l’écart, que l’histoire officielle a cherché à gommer : plus de la moitié des pages sont consacrées à l’avant-1949. Elles mettent en lumière l’alliance initiale avec des bandits de grand chemin, auxquels il emprunte certaines méthodes, puis l’importance de la relation personnelle entre Mao et les services soviétiques, qui semblent l’avoir fréquemment soutenu contre ses adversaires au sein du parti, ainsi que le caractère vital de l’ « arrière » soviéto-mongol, qui aimante la fuite des communistes vers le nord (Longue Marche). Mao aurait à plusieurs reprises réclamé une intervention directe de l’Armée rouge en Chine. À l’intérieur, Mao s’occupe surtout de se constituer un petit cercle d’alliés sûrs, quitte à en changer périodiquement de peur qu’ils ne se renforcent trop. Une fois au pouvoir, il pratique, souvent avec dextérité, le jeu de bascule, entre Inde et Pakistan, et surtout entre URSS et États-Unis, tentant de se rendre indispensable aux uns puis aux autres. Un certain nombre de mythes essentiels du maoïsme – souvent déjà écornés par la recherche récente – sont littéralement pul- Sociétal N° 53 g 3e trimestre 2006 4 D OS S I E R 6 L I V R E S E T I D É ES vérisés. La Longue Marche commence par la liquidation de milliers de communistes considérés comme peu sûrs, elle se poursuit par des querelles intestines incessantes où l’intérêt général des communistes est fréquemment perdu de vue. Les résistances à surmonter au passage sont bien moindres que ne le conte l’histoire sainte, ce qui n’empêche pas les effectifs de s’effondrer, à la suite des privations mais aussi des désertions. Pendant la longue guerre sino-japonaise, les années 1939-1941 (celles du pacte germano-soviétique) auraient été marquées par des contacts directs entre services secrets nippons et communistes chinois (qui rentrent en zone occupée dans les organismes de collaboration), alors que le « front uni » avec le Guomindang s’est beaucoup distendu. La victoire dans la guerre civile a été facilitée par l’importance de l’aide militaire soviétique (qui aurait même fourni des contingents de prisonniers de guerre japonais retournés), par les atermoiements des ÉtatsUnis à l’égard du Guomindang, ainsi que par les trahisons de généraux nationalistes. Bien loin de présider à une révolution paysanne, Mao aurait toujours manifesté pour les ruraux le plus grand mépris et les a pressurés sans vergogne, au service de l’industrialisation accélérée, de l’armement et de la construction de la bombe atomique. Enfin le soutien fut loin d’avoir été indéfectible envers la Corée du Nord et le Nord Vietnam en guerre, Mao les poussant en particulier à un jusqu’au-boutisme qui aurait pu mener à leur destruction. Le même aventurisme aurait expliqué, en 1965, l’attitude du puissant Parti communiste indonésien, ensuite écrasé au prix d’un terrible massacre. Ces analyses plutôt convaincantes sont cependant inextricablement mêlées d’exagérations, voire d’erreurs. On est par exemple intrigué par la quasi-répétition d’événements analogues, à un faible intervalle temporel. Ainsi Mao, pour le contrôle de l’Armée rouge chinoise, triompherait du futur maréchal Zhu De à la fois fin 1929 (pp. 75-76) et fin 1930 (p. 100). À l’inverse, en décembre 1931 (p. 107) puis en octobre 1932 (pp. 120-121), Zhou Enlai – allié dans le premier cas à un Zhu De inexplicablement à nouveau dominant – humilierait Mao. Outre qu’il est difficile de suivre et plus encore de comprendre autant de retournements de situation (et il y en a encore bien d’autres dans la même période), on peut se demander si les auteurs n’ont pas été parfois victimes d’une difficulté bien connue de l’histoire orale, surtout recueillie longtemps après les faits : des incertitudes chez les témoins sur les dates ou les lieux, qui risquent d’amener au dédoublement factice d’un événement unique (ou, plus rarement, à l’erreur inverse). S’agissant de la Longue Marche, on hésite à croire que Tchang Kaï-chek aurait volontairement laissé passer les troupes communistes, à la fois pour déstabiliser des adversaires régionaux et pour ne pas compromettre les chances de retour en Chine de son fils retenu en URSS. Que Mao y ait volontairement sacrifié les nombreuses troupes commu- 4. Li Zhisui, The Private Life of Chairman Mao, Londres, Chatto, Windus, 1994. LES VIES PARALLÈLES DU GRAND TIMONIER nistes dont il n’avait pas le contrôle direct est également douteux. La victoire sur le Guomindang, en 1948-1949, est par trop réduite à une série de trahisons de généraux nationalistes considérés comme des taupes du PC. L’aide extérieure y est surévaluée : le transfert supposé par les Soviétiques de 900 avions japonais capturés (p. 308) rend incompréhensible l’absence d’aviation communiste dans la guerre civile ; quant à l’engagement d’« un contingent entraîné par les Russes de 200 000 soldats coréens aguerris » (p. 309), il dépasserait les effectifs de l’armée nord-coréenne au moment du déclenchement de la guerre de Corée... Quant au portrait au vitriol d’un Zhou Enlai réduit au rang d’esclave consentant de Mao, il paraît trop négatif : il est probable que l’inamovible Premier ministre ait tenté d’atténuer les effets de certaines lubies maoïstes, en particulier lors de la Révolution culturelle. À l’inverse, la volonté de pouvoir personnel du falot Lin Biao est peu corroborée par des études récentes faisant autorité 5. UN PERsoNNAGE siMPLiFiÉ L a thèse centrale des auteurs est simple. Le succès de Mao fut dû à l’intensité de sa motivation, servie par une énorme énergie ; elle se manifesta aussi par un constant effort d’autoformation – qui lui assura une grande culture, ironiquement centrée sur les classiques chinois –, ainsi que par son amour invétéré pour la natation. Quant au primum movens du Timonier, ce fut d’abord la volonté de se ménager un pouvoir sans partage, au niveau du parti puis à celui de la nation tout entière ; et une fois ce premier but atteint, la volonté de faire de la Chine une, voire « la » superpuissance mondiale, dans les plus brefs délais. Le personnage, par ailleurs, aurait usé plus souvent qu’à son tour de cynisme et de brutalité, humiliant et compromettant ceux qu’il entendait s’attacher, allant jusqu’à tenter à plusieurs reprises d’empoisonner le brillant Wang Ming, dont les Soviétiques avaient vers 1940 pensé faire le successeur de Mao6. Ce dernier n’aurait pas disposé de beaucoup d’autres atouts : il est décrit comme peu charismatique, piètre orateur, médiocre stratège, fantasque à l’occasion, et indolent dans ses jeunes années. Et pourtant cette biographie laisse percevoir, comme involontairement, d’autres qualités, essentielles en politique. D’abord un surprenant pouvoir de séduction, tout au long de son existence : les poèmes d’adoration de sa deuxième épouse, déjà évoqués, le montrent tout autant que certaines réflexions d’Henry Kissinger, cinquante ans après ; Mao sut constamment se ménager le soutien des réticents ou des adversaires de la veille, souvent sans leur promettre grand-chose en échange. On ressent ensuite la lucidité d’un personnage qui sait la combiner avec une volonté de fer : on peut, on doit contester ses choix essentiels, de fins comme de moyens, mais on lui reconnaîtra une grande habileté tactique, l’intelligence stratégique qui l’a longtemps sous-tendue s’émoussant sans doute avec l’âge. Tout cela conduit au constat d’une énorme compétence personnelle, sans égale dans la Chine de l’époque par son aptitude à s’imposer et à trancher. D’où cette étonnante capacité, si souvent illustrée dans les péripéties relatées par ce livre, à triompher de ses adversaires comme sans effort, ni recours pour eux, alors que Mao, lui, même envoyé dans les cordes, n’a jamais dit son dernier mot. Il sait prévoir, il sait instrumentaliser hommes et tendances – à l’intérieur comme à l’extérieur –, ce qui le rend assez tôt indispensable et lui permet peu à peu de se composer l’image d’un chef incontestable. Encore plus discutable est l’absence de référence à l’utopie, qui ne se réduit pas à la volonté de pouvoir pour lui et de puissance pour la Chine. Sauf à rendre incompréhensibles des phénomènes comme le Grand Bond en avant ou la Révolution culturelle, en les « raplatissant » sur des finalités assez banales chez les autocrates de toute nature, elle est pourtant présente en permanence, à côté d’un cynisme lui-même motivé par une assimilation complète de la destinée personnelle de Mao à celle de la révolution. Dès son premier texte politique (il avait alors 23 ans), abondamment cité dans le présent ouvrage (pp. 13-15), on ressent l’influence déterminante du nietzschéisme et du nihilisme, que le marxisme viendra teinter ensuite, surtout sous sa forme léninienne, tournée vers l’action, voire le volontarisme. Sans négliger les inflexions idéologiques d’une longue carrière – on n’a pas la place de les examiner ici –, on retrouve cinq constantes, du très jeune au très vieux Mao. La première est le mépris des institutions et des structures établies, mépris qui est aussi le bien commun de l’ensemble des révolutionnaires du XXe siècle ; il touche le parti lui-même, et l’État communiste, une fois celui-ci établi. La deuxième est un goût de la destruction peu courant chez des acteurs de ce poids ; il rend compte du recours précoce à la cruauté comme principe de gouvernement, de son « côté brigand », qu’il revendique à l’occasion et, une fois parvenu au pouvoir suprême, de l’allègre démolition des monuments de la vieille Chine aussi bien que de ses adversaires politiques. On discerne ensuite un profond amoralisme, très sensible dans sa vie privée, qui s’accompagne d’un volontarisme de principe auquel rien ne serait inaccessible : ce peuvent être des qualités dans le cadre de la lutte politique, mais à condition d’être limitées et contrebalancées, ce qui fut loin d’être toujours le cas avec Mao. D’où, quatrième constante, une vision fondamentalement hiérarchisée de la société, qui n’étonnera cependant que ceux qui prennent au pied de la lettre le discours égalitariste des communistes. Il s’agit d’unifier et d’uniformiser, mais en excluant radicalement les « irrécupérables », en distinguant des groupes à statuts différents suivant leurs origines « de classe », érigés à partir des années 1950 en véritables castes, et en consolidant dans son pouvoir absolu une élite révolutionnaire, que Mao se soumet cependant en en bouleversant à sa guise la hiérarchie (mais il est rare qu’on en soit définitivement exclu, rare aussi qu’on y soit promu). À titre personnel, Mao fait preuve d’un profond mépris pour les faibles (à com- 5. FrederickTeiwes &Warren Sun, TheTragedy of Lin Biao-Riding theTiger During the Cultural Revolution 1966-1971, Honolulu, University of HawaÏ Press, 1996. 6. Incidemment, encore un point douteux. Sociétal N° 53 g 3e trimestre 2006 4REPÈRES ET TENDANCES 4 CO N J O N C T U R E S 4 D OS S I E R 6 L I V R E S E T I D É ES mencer par les paysans), alors qu’à lui tout est permis. D’où durabilité de certains aspects de son œuvre. La Chine, divisée également son admiration pour les autres héros amoraux, au moins depuis 1912, a été unifiée comme rarement elle ceux du présent (le Nixon du Watergate) ou du l’avait été. Ce fut une condition indispensable au passé (le cruel Premier Empereur chinois, les rétablissement de son statut de grande puissance, brigands du célèbre roman Au bord de l’eau). La clairement recouvré sur le plan politique dès les Mao fut un dernière constante est l’attachement à un parti conférences de Genève (1954) et de Bandoung génie révolutionnaire, conçu sous la forme d’une société (1955), et sur le plan économique vers la fin des malfaisant. Mais secrète (son fonctionnement est très autocratiannées 1970. Cette dernière promotion avait été que), instrument irremplaçable aux mains de ceux préparée par l’implantation, sous Mao, de nouvelles ce fut, à sa qui parviennent à sa tête, car il est à la fois source bases industrielles et de nouveaux moyens de façon, un génie, de légitimité et système d’encadrement se substitransport, quoique au prix d’un effrayant gâchis ce que Chang et tuant à un État défaillant. d’hommes et de ressources. Enfin Mao sut, à certains moments décisifs, réfréner son inclination au Halliday font On mentionnera plus rapidement d’autres critinihilisme : il réhabilita en particulier, faute de beaucoup ques à faire à l’ouvrage. Mao a beaucoup écrit ; mieux, les cadres éliminés au début de la d’efforts pour même si ses textes visent autant à dissimuler qu’à Révolution culturelle, de façon à préserver les dévoiler, ils ont une grande importance pour la chances de l’État révolutionnaire. Pour le reste, on nier. compréhension de ses choix politiques et de la en conviendra, il a laissé à la Chine un tragique pasfaçon dont ils ont été reçus par ses camarades et sif à surmonter, et son règne autant que sa concepcompatriotes. Or, hormis l’écrit de jeunesse précité, peu sont tion du politique devraient demeurer des contre-exemples, étudiés, ou même mentionnés. Pourtant les trouvailles des pour son pays comme pour le monde. auteurs auraient parfois pu permettre de les lire d’une autre façon. Cette négligence est révélatrice : la prise en compte des textes pourrait faire comprendre que les haines et les lutidées fortes tes livrées par Mao ont aussi été fondées, à l’occasion, sur des idées, sur des interprétations différentes de la révolution, et 1) Ce livre est l’expression d’une désillusion et d’une implacable volonté pas seulement sur la volonté de puissance. Enfin les comporde revanche. tements hors normes de Mao ont sans doute moins eu pour 2) Le traitement que Mao fit subir à sa famille fut particulièrement sources sa paresse, son laisser-aller ou son goût du luxe que sinistre. son mépris des conventions, et des autres. 3) Mao aurait été mû par la volonté de se ménager un pouvoir sans parMao fut un génie malfaisant. Mais ce fut, à sa façon, un génie, ce que Chang et Halliday font beaucoup d’efforts pour nier. Trente ans après sa mort, il conviendrait de reconnaître la Sociétal N° 53 g 3e trimestre 2006 tage, puis par celle de faire de la Chine une superpuissance mondiale. 4) L’absence de référence à l’utopie est plus que discutable. 5) Il ne faudrait pas nier l’énorme compétence et l’immense pouvoir de séduction de Mao.