la haie d`honneur

Transcription

la haie d`honneur
L’envol du Mogaï
Roman Fantastique
Par Krystine Saint Thomas
- Extrait –
Mogaï voulait ouvrir les yeux, mais n’y parvenait pas. Il fit un effort, découvrit ses paupières collées,
gonflées.
⸺ Bouge, mon gars, recommanda une femme qu’il ne reconnut pas. Tu as sûrement plusieurs côtes cassées…
Sans parler du reste.
Comme pour confirmer ses dires, Mogaï sentit la douleur s’insinuer jusqu’à sa conscience et lui indiquer que
tout son corps avait été cruellement brutalisé. Il chercha un mot, un son, quelque chose qui l’aide à comprendre
qui il était, ce qu’il faisait là et pourquoi il avait été aussi durement malmené. Mais il ne trouva rien. Pas même
son nom. Une main compatissante passa de l’eau sur son visage tuméfié.
⸺ J’ai rarement vu Kolhen s’acharner avec autant de rage sur un homme, reprit celle qui se tenait près de lui.
⸺ Kolhen… qui est Kolhen ? demanda Mogaï d’une voix qu’il entendit ridiculement faible, à peine un murmure,
un filet rauque et brisé.
⸺ Le bras droit de ce cher Axelton. Il se réserve toujours les morceaux de choix. Mais toi, il t’a particulièrement
soigné. C’est même étrange que tu sois en vie.
⸺ Où sommes-nous ici ?
⸺ Dans les sous-sols de la Voûte Céleste. Le Commandeur y a fait aménager des cellules. Dans le plus grand
secret, bien sûr, puisqu’officiellement il n’y pas de prison sur Arkalia, encore moins dans la Citadelle.
⸺ La Voûte Céleste ? répéta Mogaï, sans comprendre pourquoi ce lieu semblait réveiller en lui de lointains
souvenirs.
⸺ C’est un endroit où autrefois aucun d’entre nous n’aurait jamais osé pénétrer. Il était réservé à l’élite des
Penseurs. On dit qu’un être humain normal ne peut pas survivre à l’écho de ses pensées. Mais tout est
abandonné aujourd’hui. Il n’existe plus de Penseurs et la Voûte Céleste s’est éteinte. Nous, nous sommes audessous de la grande salle, là où on pouvait communiquer avec d’autres mondes.
Mogaï l’écoutait parler, mais les mots semblaient ne trouver aucun sens et les phrases défilaient, sans qu’il en
comprenne une seule. Il finit par sombrer dans l’inconscience, oubliant qu’il n’était plus rien ni personne, ignorant
la douleur de son corps torturé.
Et, soudain, dans l’obscurité quasi complète, une petite lueur s’alluma, flottant juste au-dessus du sol, formant
tout d’abord comme une flamme. Puis s’arrondissant, elle devint une sphère dont l’éclat s’intensifiait jusqu’à
irradier tout le cachot d’une aura blanche. Les captifs levèrent une main devant leurs yeux éblouis tandis que la
bulle lumineuse s’agrandissait et prenait peu à peu forme humaine. La silhouette était indéterminée, floue,
mouvante et évanescente, mais un personnage se dessinait progressivement. Il portait les perles et les ornements
des guerriers xarquis.
⸺ Mogaï… m’entends-tu ? J’ai très peu de temps. Ma puissance s’épuise. Réponds-moi.
Terrorisés, les prisonniers se terraient au fond de la fosse, serrés les uns contre les autres. Déjà, l’orbe
rétrécissait, sa lumière faiblissait. La voix de l’homme aussi.
⸺ Mogaï… Mon ami... Es-tu là ? Mogaï…
Redevenue minuscule, la sphère disparut soudain. DaShï n’utilisait que très rarement cette méthode de
projection mentale, car elle drainait toute son énergie en quelques secondes et il devait être très près de Mogaï
pour pouvoir espérer le contacter. Il savait qu’il l’avait approché tout en ignorant où le trouver.
Il n’était même pas encore entré dans la ville et avait très vite compris qu’il n’y pénétrerait pas facilement.
Une étude minutieuse de chaque issue lui avait permis de réaliser que sans laissez-passer il n’avait aucune chance.
Il s’était installé tout près de la Citadelle, tout en haut d’une montagne au sommet plat, d’où il surplombait toute
la vallée. Ce qui l’inquiétait c’était l’absence de réponse de Mogaï. Ce n’était pas bien difficile de comprendre
qu’il était en danger. Dans le cas contraire, il se serait manifesté. Il refusait d’envisager qu’il puisse être mort.
DaShï ne savait pas quoi faire pour l’aider et il préféra ne pas quitter la dalle rocheuse, dans l’attente d’une
inspiration ou d’une assistance inopinée.
Shéïba le disait souvent. La patience est une vertu précieuse. DaShï en était pétri. Il s’assit en tailleur, ferma
les yeux et attendit.
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Éolia était restée longtemps dans sa baignoire, les yeux fermés, laissant la vapeur de ce bain très chaud
s’évaporer lentement. L’appel de Shéïba l’avait totalement prise au dépourvu.
Elle avait beau réfléchir, tourner le problème dans tous les sens, elle ne voyait pas de solution facile. Si elle
voulait rembourser sa dette, il lui faudrait risquer beaucoup plus que son petit confort. Elle pouvait tout perdre
dans cette aventure, y compris sa vie. Cette perspective qui ne cessait d’aller et venir se heurtait au poids du devoir
dont sa créance l’avait investie. Elle ne pouvait refuser à Shéïba ce qu’elle lui réclamait avec autant de ferveur,
même si pour cela elle devait renoncer à cette nouvelle existence dans laquelle elle se complaisait depuis plusieurs
années. Les paupières toujours closes, Éolia se mit à penser à ce pays qu’elle avait laissé, à tout ce qu’elle avait
manqué depuis son exil volontaire.
Elle réalisa brusquement que la perspective de revoir sa planète lui procurait une sensation de plaisir inégalée.
Finalement, elle comprenait qu’elle n’avait jamais attendu que cet instant. Cette certitude lui ouvrit les yeux et
elle jaillit de la baignoire dans une gerbe d’éclaboussures.
⸺ OK, Shéïba ! Prépare-toi, j’arrive !
L’idée de retrouver son amie la plongea un court moment dans un abîme de sombres pensées. Elle n’oubliait
pas dans quelles circonstances Shéïba était venue à son secours, dix ans auparavant, quand son père, un bandit
notoire, avait décidé de vendre sa toute jeune fille pour honorer une dette de jeu. Il l’avait livrée pieds et poings
liés à une horde de pilleurs sales et arrogants. Sans l’arrivée impromptue de Shéïba et ses crocs, Éolia serait morte
après l’assaut de dizaines d’hommes qui ne se seraient pas embarrassés d’elle après leur forfait accompli. Ce
souvenir restait douloureux pour Éolia.
Son père était cupide et grossier. Il s’enrichissait en dévalisant les convois, les voyageurs, en faisant du trafic
d’armes auprès de peuples opprimés ou toutes sortes d’autres commerces pourvu qu’ils fussent lucratifs. Éolia
avait tenté de le contrer, mais elle était si jeune, si inexpérimentée qu’elle n’avait pu éviter ce funeste sort que par
miracle.
Après une longue hésitation, Éolia décrocha son téléphone, composa lentement un numéro. La sonnerie
résonna plusieurs fois avant qu’une voix masculine réponde.
⸺ Colonel Arden, j’écoute.
⸺ Steve… On doit parler.
⸺ Éolia ? s’étonna son interlocuteur. Je t’avais dit de ne jamais m’appeler ici !
⸺ Je sais, mais c’est urgent ! Il faut qu’on se voie !
⸺ C’est hors de question ! pesta le soldat. Enfin, quoi, tu connais le règlement mieux que personne ! Pas de
relations intimes entre les officiers ! Si on nous surprenait…
La jeune femme resta quelques secondes silencieuses, pesant les paroles que cet homme venait de prononcer.
⸺ Steve ? reprit-elle.
⸺ Quoi ? s’écria-t-il dans un violent accès de colère.
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⸺ Va au diable !
Puis elle raccrocha sèchement.
⸺ Dire que j’ai failli hésiter à cause de cet abruti, marmonna-t-elle.
Avec un profond soupir de résignation, Éolia enfila l’uniforme sous lequel elle servait depuis bientôt six ans
et s’examina dans un miroir. Lorsqu’elle souriait, ses deux canines de nacre brillaient d’un éclat particulier. Avec
le bout de sa langue, Éolia vérifia qu’elles avaient encore poussé et elle pesta. Ses séances chez le dentiste pour
réduire ses crocs devenaient de plus en plus pénibles. Mais sans ça, il lui était impossible de dissimuler leur
longueur réelle. Quant à ses prunelles d’or, personne n’avait remarqué qu’elles s’arrondissaient la nuit et que, plus
que jamais, Éolia retrouvait ses racines, sa race. Elle était née Tcholën et ses ascendances mi-homme, mi-fauve,
avaient eu du mal à s’accommoder de ce petit jeu de cache-cache imposé par la vie terrienne. Finalement, ce retour
aux sources se faisait dans sa totalité, entraînant dans une chaîne solidaire son mental et son physique. Elle
ressentit ce changement comme une renaissance. Enfin, elle allait redevenir elle-même, Éolia de Terranove, fille
du bandit qui s’était autoproclamé le Grand Carpenter.
En fin de compte, Éolia commençait à trouver l’idée de rentrer sur Arkalia plutôt plaisante. Elle n’aurait plus
besoin d’artifices pour dissimuler sa race. Elle pourrait de nouveau afficher son appartenance à ce peuple fier et
courageux dont son père avait été la honte et le déshonneur. Éolia s’était un jour fait la promesse de se venger.
Shéïba lui en offrait l’occasion.
Ayant posé sa casquette sur ses cheveux longs sagement maîtrisés en un chignon strict, Éolia quitta ses
quartiers. Elle vivait dans la base même, comme tous les officiers. Traversant la partie habitée par les civils, Éolia
gagna un bâtiment où elle entra sans difficulté, après juste quelques saluts à des plantons. Elle finit par pénétrer
dans une salle uniquement occupée par des ordinateurs. Apercevant un jeune homme au visage avenant et au
regard clair, Éolia s’approcha et lui sourit.
⸺ Salut, Francis… J’ai besoin que tu me rendes un service.
⸺ Tiens donc… fit l’autre. Quel genre ?
⸺ Une enquête... personnelle… confidentielle, expliqua Éolia en baissant la voix.
⸺ Mais encore ?
⸺ Je cherche une fille. Elle s’appelle Gabrielle Santori. Je voudrais savoir qui elle est et où la trouver. Tu peux
faire ça pour moi ?
⸺ Gabrielle Santori ? répéta Francis. Tu as de la chance, je ne connais qu’elle !
⸺ Quoi ? Comment ça ?
Visiblement satisfait à l’idée d’avoir impressionné la jeune femme, Francis affichait un air vainqueur.
⸺ Ben oui… reprit-il. C’est l’héritière d’un riche industriel. On a parlé d’elle quand ses parents sont morts. La
pauvre fille est complètement folle ! Elle a pété les plombs ! Son histoire a tourné sur le net pendant des mois.
Éolia leva les yeux au ciel. Francis employait souvent des expressions dont le sens lui échappait.
⸺ Et où peut-on la trouver ?
⸺ Ça, mystère et boule de gomme ! Il n’y a que sa sœur qui pourrait le dire. Et vu que maintenant c’est elle qui
gère la fortune de papa, je doute qu’elle ait très envie qu’on s’intéresse de trop près à sa chère frangine.
⸺ Localise-la ! commanda Éolia en quittant la pièce. Je repasserai dans deux heures.
Le ton était si impératif que Francis ne s’y trompa pas. Le grade mis à part, il avait senti que l’ordre était sans
détour. Il se jeta sur son clavier avec frénésie. Il entreprit en premier lieu d’interroger les hôpitaux psychiatriques,
les cliniques privées, les établissements étrangers, mais ne trouva rien. C’était comme si Gabrielle Santori n’avait
jamais existé. Francis était un informaticien pugnace. Il s’acharna, s’introduisit dans les fichiers confidentiels,
fouilla, décortiqua les données et finalement, alors que ses yeux commençaient à se troubler à force d’avoir scruté
l’écran scintillant, un visage s’afficha. Il l’avait suffisamment vu dans les magazines pour le reconnaître du
premier coup, malgré les évidentes et grossières tentatives de déguisement. On l’avait affublée d’une coiffure non
seyante et d’une énorme paire de lunettes, pourtant, sans hésiter, il sut qu’il avait trouvé Gabrielle Santori.
⸺ Je te tiens ! s’exclama-t-il.
Le dossier parlait d’une jeune fille appelée Martine Dupuis, mais il ne s’y trompa pas. Aux États-Unis, elle
serait Jane Doe, mais, il en était sûr, il s‘agissait bien de Gabrielle Santori, probablement séquestrée par sa sœur
dans le but évident de la déposséder de son héritage. Âgée de dix-huit ans, Martine Dupuis souffrait de
déstructuration mentale aggravée et d’une totale déconnexion avec la réalité. Francis siffla entre ses dents.
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⸺ Eh bien… Comme quoi, l’argent, ça ne résout pas tout.
Il peaufina encore ses investigations, s’infiltra dans le registre des médications et finit par dénicher celle de
Martine Dupuis. La liste des prescriptions était impressionnante.
⸺ N’importe qui deviendrait timbré avec ça ! Et je ne suis pas médecin…
⸺ Moi non plus… Mais je suis de ton avis.
Éolia était de nouveau dans son dos, plus silencieuse qu’une ombre, et il détestait ça, cette manière souple et
invisible qu’elle avait de se déplacer.
⸺ Merde, tu pourrais prévenir ! pesta-t-il.
⸺ Ça va, écrase, jeta Éolia d’un ton sec. Résultat des courses ?
⸺ Elle est cachée sous une fausse identité dans une clinique privée, en Suisse. Mais je trouve ça louche. Tu as vu
tout ce qu’ils lui font ingurgiter ?
⸺ J’ai comme dans l’idée que sa chère sœur s’accommoderait plutôt bien de devenir l’unique héritière. D’après
ce que je sais, la dernière fois que Gabrielle s’est manifestée, elle semblait craindre pour sa vie.
⸺ Que comptes-tu faire, exactement ?
⸺ Désolée, Francis, mais ce ne sont pas tes affaires. Mais merci pour les recherches.
⸺ Tu me renverras l’ascenseur, un de ces jours, lança Francis avec dans le regard une lueur qui en disait long sur
ce qu’il attendait en retour.
Éolia parut hésiter puis elle eut un sourire étroit.
⸺ Je ne crois pas, répondit-elle. Mais je ne t’oublierai pas pour autant. Prends garde à toi, mon ami.
Francis réalisa qu’Éolia était en train de lui dire adieu. Cette idée le tétanisa. Pourquoi n’avait-il jamais osé lui
avouer les tendres sentiments qu’il nourrissait à son égard ? Peut-être à cause de ce grand gaillard dont le grade
l’avait sans doute protégé d’une concurrence assidue.
Pas besoin d’être devin pour comprendre qu’entre Éolia et le Colonel Arden il y avait plus que des ordres de
mission. Francis se sentait liquéfié, vidé de toute substance intelligente.
⸺ Tu… tu t’en vas ? Tu pars vraiment ?
La jeune femme se rapprocha de lui et déposa un baiser délicat sur ses lèvres.
⸺ Je rentre chez moi, annonça-t-elle simplement.
⸺ Chez toi… protesta-t-il. Je croyais que tu étais orpheline… Sans famille, sans…
⸺ Tu sais mieux que moi qu’on fait dire ce qu’on veut aux machines, murmura-t-elle à son oreille. Et je ne suis
pas trop nulle à ce petit jeu. Pas autant que toi, mais pas mauvaise quand même.
⸺ Qu’est-ce que tu racontes, Éolia ? Je pige rien ! bafouilla Francis.
⸺ Rien… Bonne chance, petit terrien.
Déjà, elle avait quitté la salle, laissant Francis abasourdi, comme étourdi par cette discussion qui lui semblait
irréelle. Il ne comprenait pas ce qu’il venait se passer, comment d’une simple conversation ils en étaient arrivés à
se séparer vraisemblablement pour toujours. Secouant cet égarement qui le plongeait dans l’apathie, Francis se
rua de nouveau sur son ordinateur, brisa les codes, fouilla les dossiers ultras confidentiels et finalement ouvrit
celui de son amie.
Il relut ce qu’il savait déjà. Éolia avait été abandonnée à sa naissance et confiée à un orphelinat dont elle était
sortie à sa majorité. Brillante dans de nombreux domaines, mathématicienne avérée, elle avait intégré l’armée à
dix-huit ans pour gravir les échelons à une vitesse supersonique. Au cours de ses différentes formations, elle avait
traversé tous les États-Unis pour finalement achever son parcours dans cette base où elle semblait se plaire et d’où
elle n’avait pas bougé depuis deux ans.
⸺ Alors là j’en perds mon latin… maugréa Francis. Pourquoi « petit terrien » ? Et elle, elle vient de quelle
galaxie ?
En se posant la question, ce fut comme si l’évidence lui sautait au visage. Il secoua pourtant la tête, éteignit
son poste informatique d’un doigt rageur.
⸺ Tu débloques, Francis, dit-il à voix haute pour se convaincre. Tu regardes trop de films.
Ce n’était sans doute pas pour rien qu’il était un admirateur acharné de toutes sortes de séries télévisées de
science-fiction. Il croyait obstinément qu’un jour prochain le peuple de la planète bleue verrait arriver d’autres
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entités, humaines ou non, en provenance de galaxies lointaines. Cette idée l’avait toujours réjoui. À présent, ses
certitudes se heurtaient à sa raison. Comment une femme comme Éolia aurait-elle pu être autre chose qu’une
Terrienne ?
Et lorsque, quelques heures plus tard, il apprit la disparition mystérieuse d’Éolia, il comprit qu’il ne s’était pas
trompé. Il était seul à savoir, à croire, mais son horizon venait de s’ouvrir sur un ciel nouveau et toute sa vision
du futur en fut bouleversée.
⸺ Bonne chance, petite aliène, lança-t-il avec un sourire en levant les yeux vers l’azur. Mais je n’ai pas encore
dit mon dernier mot.
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