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André Gosselin L’insupportable L’insupportable bonheur bonheur des des autres autres Tome 2 • America Roman L’insupportable bonheur des autres ANDRÉ GOSSELIN L’insupportable bonheur des autres TOME 2 AMERICA roman Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition. Mise en page : Diane Trottier Maquette de couverture : Laurie Patry Photographie de la couverture : Laurence Hervieux-Gosselin © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 4e trimestre 2015 ISBN 978-2-7637-2787-5 PDF 9782763727882 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Un Pour un homme de ma condition, trente-six ans, célibataire, instruit, je crois enfin avoir trouvé ma vocation, à défaut d’avoir rencontré le grand amour, celui qui vous laisse tomber. Je suis recherchiste : chef recherchiste. C’est à moi, Gabriel Kirouac, Franco-Ontarien décomplexé n’ayant plus rien à perdre, qu’on a confié la responsabilité du contenu scientifique de Bonheur des nations, la série télévisée de la décennie. Une chance de cocu. Je n’ai pas toujours été recherchiste. J’ai fait trente-six métiers, sans négliger pour autant ma « culture générale » : animateur social, journaliste pigiste, rédacteur Web, assistant de recherche, gardien de nuit aussi, ce qui m’a donné tout le temps voulu pour écrire une thèse. J’y suis presque arrivé. J’étais à deux doigts de devenir un vrai sociologue, une grosse pointure universitaire avec Ph. D. en poche. Dans le dernier droit, j’ai tout abandonné. Par esprit d’orgueil. On me reprochait de vouloir élaborer une « théorie générale du bonheur ». Une chose qui ne se fait pas. Un étudiant n’a pas le droit d’écrire une thèse aussi audacieuse. C’est un crime de lèse-majesté face à la confrérie des sociologues patentés. Qu’ils aillent donc au diable ! C’est Sam Weirdstein, grand patron de Satisfaction Films, qui a donné une seconde chance à mes ambitions effrénées. Sans lui, ce travail de limier aurait été un ratage complet. Séduit par mes idées subversives sur le bonheur terrestre, il a fait de 1 L’ insupportable bonheur des autres – T ome 2 moi son éminence grise. J’ai donc dirigé une petite équipe de recherchistes, avec la mission de débusquer les plus grands spécialistes du bonheur humain tapis dans les universités, les centres de recherche et les officines gouvernementales. Un chef recherchiste ne se déplace jamais sans un bon compagnon d’armes. On m’a tout de suite désigné Laura Holland, une vraie professionnelle. Une recherchiste par choix, et non par défaut. Laura connaît tous les rouages du métier. Son carnet d’adresses est aussi volumineux qu’un roman de Stephen King. J’aurais été broyé par une moissonneusebatteuse que personne chez Satisfaction Films n’en aurait souffert. Laura m’aurait remplacé au pied levé et tout le monde aurait été heureux. Laura, prêtée par la BBC, notre principal partenaire, possède le charme sulfureux d’une belle gitane qui risque à tout moment de causer votre perte. Ajoutez à cela qu’elle est l’arrière-petite-fille d’Oscar Wilde, et vous avez une bonne idée du génie insolent qui habite cette femme. Notre tournée européenne nous avait déjà réservé son lot de surprises. La plus inattendue s’est produite en Belgique. Nous devions y rencontrer Thomas Beaudoin, un grand psychologue à l’esprit retors, spécialiste des émotions positives. Pour nous mettre au parfum de ses travaux de recherche, Beaudoin avait cru bon nous soumettre à une batterie de tests psychométriques, question de nous montrer l’impressionnante quincaillerie qui lui sert à colliger ses données cliniques, puis à construire ses théories sur le « bonheur durable ». Après avoir effectué une analyse minutieuse de nos résultats, il a découvert que Laura était un cas d’exception, une anomalie scientifique, en clair, qu’elle était anormalement heureuse quand on la comparait à ses semblables (dans mon cas, je souffrais plutôt d’un déficit d’émotions positives). Thomas Beaudoin était si excité par sa découverte qu’il en avait confié le secret à quelques-uns de ses confrères des deux côtés de l’Atlantique, en affublant Laura 2 L’ insupportable bonheur des autres du titre de Femme la plus heureuse d’Europe, un titre honorifique racoleur qui n’allait nous attirer que des ennuis. Je connaissais Laura depuis à peine un mois, et sans être neurobiologiste, j’avais moi-même remarqué que le cerveau de cette femme sortait de la norme. Sa joie de vivre n’avait rien d’ostentatoire, elle ne provoquait pas les inimitiés, mais elle sautait aux yeux de quiconque savait faire preuve de perspicacité. Comme la plupart des femmes que j’ai connues, le bonheur de Laura carburait à l’amour. « Quand on est en amour, disait-elle, on a déjà fait la moitié du chemin sur la route du bonheur. » À l’entendre, il suffisait d’aimer d’un amour fidèle, engagé et raisonnablement passionné pour être heureux. Sauf que Laura Holland gérait sa passion amoureuse comme on gère une salle de spectacle : en renouvelant la programmation aussi souvent que nécessaire. L’homme sur lequel elle jetait son dévolu avait droit à un visa de deux ans, trois à la rigueur. Après cette période de grâce, il était renvoyé dans ses terres, hors des frontières de son espace vital de femme libre et émancipée. Laura prenait une pause de quelques mois, un an parfois, puis repartait à la conquête d’un nouveau compagnon qui alimenterait sa fureur de vivre. « Je suis une serial lover, m’avoua-t-elle quand nous nous sommes rencontrés le tout premier jour à la BBC, car la passion ne dure jamais longtemps. Et sur le marché des ivresses jubilatoires, la course au bonheur n’a rien trouvé de mieux que la passion amoureuse pour être optimale. » On dit souvent que les femmes aiment bien emprunter le chemin de l’amitié dans l’espoir d’y rencontrer l’amour. Mais on dit souvent plein de conneries que les autres ne remarquent même plus, fatigués qu’ils sont de ce trop-plein de mots qui se bousculent sur les réseaux et qui ne veulent plus rien dire. Laura savait se contenter de la pensée de l’amour, en attendant l’amour véritable. Et l’amitié restait l’amitié. Nous étions tous les deux au beau milieu de la trentaine, sans attaches familiales strictes, et je serais à côté de la vérité en disant que nous n’avions aucune attirance l’un envers l’autre. Mais pour les besoins de la cause 3 L’ insupportable bonheur des autres – T ome 2 (notre contrat avec Satisfaction Films et la préproduction de Bonheur des nations), nous avions décrété un embargo sur nos affections réciproques, un gel des élans sentimentaux dans lesquels j’étais tenté de plonger tête première. Le contrat de Laura s’étalait sur douze mois. Ça passe vite, douze mois. En attendant, nous avions tout le loisir d’apprendre à nous connaître. Nous étions ensemble tous les jours, week-ends compris, du matin au soir. Seules les nuits nous isolaient l’un de l’autre, dans nos chambres d’hôtel séparées mais contiguës. Que cet amour incertain, en état de blocus, soit voué à l’échec ou promis à un avenir radieux, nous allions le savoir bien assez tôt. Je ne détestais pas l’idée de passer une année avec une serial lover. Ma vie adulte n’avait été faite jusque-là que de relations d’une durée de vie moyenne de trente-deux mois. Une liaison sans lendemain de plus ne changeait pas grand-chose à ma situation. Laura en valait le coup. C’était une question de patience. Seulement voilà. Bien des hommes n’ont pas la même patience que moi, ni les mêmes contraintes. Ils étaient libres de courtiser Laura, de lui chanter la sérénade. En Europe déjà, plus d’un mandarin universitaire lui avait fait la cour. Les plus vieux (certains avaient deux fois son âge) galantisaient la Belle avec une coquetterie raffinée. Les plus jeunes la draguaient sans y mettre les manières, comme le veut l’époque. Autant de tentatives avortées qui m’incitaient à croire que j’avais toutes mes chances. C’était oublier qu’en Amérique, l’esprit de conquête est toujours bien vivant. Les prédateurs ne manquent pas. Laura était une proie affriolante. Je ne pouvais quand même pas assister à cette chasse ouverte en spectateur passif et résigné. Après tout, je jouissais d’un pouvoir considérable : celui de décider quel expert du bonheur humain avait sa place dans la série, quel universitaire pouvait accéder à ce tremplin médiatique qui, à coup sûr, allait le propulser vers les plus hauts sommets de la célébrité académique. Plus une femme vous dévoile ses secrets, plus elle est attirante. Mais plus vous découvrez ses mystères contre sa 4 L’ insupportable bonheur des autres volonté, plus elle vous obsède. Laura ne faisait pas exception à la règle. Parmi les quelques mystères qu’elle dissimulait sous un regard fuyant et des silences butés, le plus notable de tous s’était produit le 17 novembre 1997, dans le temple d’Hatshepsout, en Égypte. Un drame mieux connu sous le nom de « Massacre de Louxor », en raison des soixante-deux touristes occidentaux exécutés par six hommes armés. Ce jour-là, le petit ami de Laura fut assassiné froidement devant ses yeux par des fous d’Allah. Laura n’avait que dix-neuf ans. Son amoureux, un jeune professeur de littérature d’origine juive né à Édimbourg, venait d’en avoir vingt-trois. C’est Sam Weirdstein qui m’a appris cette terrible histoire. Le grand manitou possédait un dossier fouillé sur ses principaux collaborateurs, et dans celui de Laura Holland figurait un bref récit de ce drame sans nom dont elle était sortie vivante par on ne sait quel prodige. Le patron n’était pas du genre à ébruiter les renseignements personnels qu’il colligeait sur chacun de nous. Mais comme il redoutait l’espionnage industriel, comme il avait une peur bleue qu’on lui pique ses idées ou qu’un de ses employés ne fasse défection pour passer chez un concurrent, il préférait jouer de prudence. Et la prudence lui commandait de me mettre sur un pied d’alerte. Non pas parce que Laura fut l’une des vingt-quatre rescapés du massacre et, pour tout dire, une miraculée. Non pas par crainte qu’elle ne soit fragilisée, instable ou imprévisible. Mais tout simplement parce qu’après le 17 novembre 1997, on avait perdu sa trace. Laura ne répondait plus à l’appel. Envolée dans la nuit profonde comme si elle avait cherché à conjurer le mal. Selon les « agents » de Sam Weirdstein, elle n’était rentrée en Angleterre que plusieurs mois après les événements. On craignait même qu’elle ne soit restée en Égypte, mais pour quoi faire ? Dans la courte « biographie non autorisée » de Laura Holland que le grand manitou avait commandée, un chapitre manquait. Un chapitre qui le rendait soupçonneux. Quelqu’un devait bien l’écrire, ce chapitre. Et c’est ce que j’ai fait. En bon recherchiste. J’ai 5 L’ insupportable bonheur des autres – T ome 2 attendu le moment propice, puis j’ai cueilli l’information directement à la source. Ça s’est passé à Copenhague. La police danoise venait d’arrêter huit suspects soupçonnés d’avoir préparé une attaque terroriste contre la capitale. Nous étions attablés, elle et moi, dans un café de la Radhuspladsen, tout près des jardins de Tivoli. La télévision, accrochée au mur près du comptoir, ne parlait que de ça. Le personnel du café aussi. L’angoisse se voyait sur tous les visages, clients réguliers ou touristes de passage. Le lendemain soir, les vannes se sont ouvertes. Nous étions dans un taxi, de retour à notre hôtel après une longue journée de travail, et le chauffeur ne cessait de déblatérer les âneries habituelles sur les immigrants, les musulmans, les islamistes. Toute la haine de l’Autre qui éructait autour de nous cette journée-là avait fini par déteindre sur l’humeur de ma collègue. L’attentat raté de Copenhague ravivait les instincts belliqueux. De vieux souvenirs douloureux, terrés au plus profond de sa mémoire, refaisaient surface. Affichant un calme précaire, Laura s’est mise à me raconter une facette encore plus sombre de son histoire, celle qui avait échappé à la vigilance des privés recrutés par Sam Weirdstein. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’exécution sommaire de son jeune fiancé devant ses yeux n’était pas le pire. Le pire était d’avoir été épargnée parce qu’elle était enceinte de six mois. Comme si on voulait en faire le témoin unique de la scène d’horreur qui se jouait devant ses yeux. Oui, Laura était fiancée à son amoureux depuis trois ans, et tous les deux avaient choisi de célébrer cet anniversaire en Égypte, avant la naissance de leur enfant. Mais l’enfant n’est jamais venu au monde. Il est mort d’un violent coup de crosse qu’un des monstres a asséné dans le ventre de sa mère. Laura a perdu connaissance, est tombée en syncope, puis s’est réveillée, tant bien que mal, du sang entre les jambes, dans une boutique de souvenirs tenue par deux femmes venues lui prêter assistance avant l’arrivée des secouristes. Comme ils tardaient à arriver, elles ont décidé 6 L’ insupportable bonheur des autres d’amener la pauvre fille dans leur village tout près, où un jeune médecin pourrait s’occuper d’elle sans délai. C’était ça ou mourir dans une ambulance. Les deux boutiquières hébergèrent Laura quelques jours, le temps pour elle de se remettre de son traumatisme. Elles ne se doutaient pas alors que la femme blessée, cette étrangère brutalisée sans ménagement, n’avait plus envie de rentrer chez elle. Un autre mal s’était emparé de son être, insidieux. La haine. Le besoin obsessif de vengeance. Au début, je me disais que Laura devait appartenir à cette race d’extraterrestres pour qui l’expérience physique de l’horreur absolue rend plus vivants, et qui, après « les événements », ne se refusent aucune des émotions qui font un bras d’honneur à la douleur, aucune des joies qui transgressent la souffrance. Son apocalypse personnelle devait bien avoir laissé quelques marques, mais où ? À l’âme ? Mais qui peut prétendre avoir accès à l’âme de ses semblables, si ce n’est Dieu lui-même, à supposer qu’il existe. Qu’est-ce que l’Amérique pouvait bien espérer d’une Anglaise qui voulait réinventer l’amour ? Une Londonienne à qui on avait remis la médaille de Femme la plus heureuse d’Europe, en minorant la couronne d’épines et le sceptre de roseau. Et si, quittant la vieille et lointaine Europe, elle transportait dans ses bagages autre chose qu’un idéal de bonheur ? Une nouvelle « peste noire » par exemple, ou de funestes passions refoulées que Sigmund Freud lui-même n’aurait pu imaginer. Rien qui ne s’apparente, de près ou de loin, à une version améliorée du « droit à la recherche du bonheur » et à la société idéale imaginée par Thomas Jefferson. Nous avions affaire à un problème de vigilance sanitaire. 7 Deux Sam Weirdstein avait décrété que nous avions soixante jours pour faire la tournée des deux Amériques, pas un jour de plus. Outre les affaires courantes à New York et Los Angeles, il devait rencontrer ses producteurs associés et former des équipes de tournage à Toronto, Montréal, Mexico, Buenos Aires et Sao Paulo. Claudio Baglione, notre réalisateur en chef, coordonnerait le travail des scénaristes, et tiendrait des auditions avec des acteurs américains, canadiens, brésiliens, argentins et mexicains. Quant à Laura et moi, nous savions que la petite intelligentsia universitaire américaine – celle qui a fait du bonheur sa spécialité – nous attendait à bras ouverts. Comme les trois quarts des chercheurs se concentraient dans les universités de la côte Est, j’avais convenu de couvrir tout ce territoire en voiture, en quatre semaines, avec Laura à mes côtés. Le centre et l’ouest du pays, ainsi que le Canada, allaient pouvoir se faire sur les lignes commerciales en trois semaines. Il nous resterait une vingtaine de jours pour faire la tournée des grandes métropoles de l’Amérique latine, en compagnie de Weirdstein et Baglione. Je connaissais par cœur la côte Est des États-Unis pour l’avoir traversée plusieurs fois à moto. Étudiant, j’adorais sillonner les routes de la Nouvelle-Angleterre l’été, et je m’étais entiché du Vermont, un État où ma grand-mère maternelle est née. Les grandes et moins grandes villes américaines, du nord du Maine jusqu’au sud de la Floride, n’avaient plus de secrets 9 L’ insupportable bonheur des autres – T ome 2 pour moi. J’avais traîné mes pénates de campeur dans tous les parcs nationaux, sur les plages du Massachusetts et de la Caroline du Sud, dans les collines des Catskills et à l’entrée des villages pittoresques qui bordent le lac Champlain, la rivière Hudson et le littoral de l’océan Atlantique. Grâce à Satisfaction Films, je pouvais revivre les moments les plus heureux de mes voyages de jeunesse, et offrir à Laura, au volant d’une Honda Odyssey, un road trip qu’elle ne serait pas prête d’oublier, elle qui ne connaissait des États-Unis, en bonne Anglaise bobo, que les quartiers branchés de Manhattan. *** Cela faisait plus de deux mois que nous entretenions une correspondance avec les chercheurs américains, et on sentait leur hâte de nous rencontrer. Certains avaient même exprimé leur agacement à ne pas être visités les premiers, sachant qu’on avait déjà eu de belles discussions avec leurs collègues d’outreAtlantique. Le plus content de nous recevoir était Fred Funnigans, cofondateur, avec Alvin Carter, de la psychologie positive et professeur à l’Université du Vermont, à Burlington. La psychologie, depuis Freud et même avant lui, s’était essentiellement concentrée sur les maladies mentales et les troubles du comportement ; en créant la psychologie positive, Funnigans et Carter souhaitaient que les chercheurs portent davantage leur attention sur les expériences positives que vivent les êtres humains, et les facteurs qui contribuent à leur épanouissement optimal. Qui pouvait s’y opposer ? On en connaissait des rayons sur les éclopés, les tourmentés, les désaxés et tous les autres détraqués insensibles au bonheur, étrangers à toute forme de plaisir et de ravissement ; il était plus que temps que la psychologie jette son dévolu sur la horde des bienheureux, ces êtres humains dits normaux, équilibrés et satisfaits, ne serait-ce que pour savoir qui ils sont, pourquoi ils sont faits ainsi, et ce que cela leur apporte finalement, à eux comme à leur entourage, d’être heureux. 10 L’ insupportable bonheur des autres Fred Funnigans accumulait les fonctions prestigieuses et les distinctions honorifiques comme d’autres collectionnent les vinyles ou les godemichets : président honoraire de la Positive Psychology Association, premier rédacteur en chef du Journal of Happiness Sciences, directeur adjoint du centre de recherche en psychologie positive du MIT à Boston, maître d’œuvre du premier diplôme de doctorat de psychologie positive dans le monde (orgueil de l’Université du Vermont), membre de l’Académie américaine des arts et des sciences, élu président de l’Association américaine de psychologie, et j’en passe. Fort de ses médailles, il avait l’ambition de créer, à Burlington toujours, le premier département en sciences du bonheur, composé de professeurs de toutes les disciplines qui ont fait de ce sujet éternel, ce puits sans fond, leur domaine d’expertise. Ainsi, un étudiant inscrit à ce type de programme ne suivrait que des cours sur le bonheur : biologie du bonheur, psychologie du bonheur, philosophie du bonheur, sociologie du bonheur, économie du bonheur, droit du bonheur et, pourquoi pas, un cours sur l’histoire du bonheur, un autre sur le bonheur dans la littérature contemporaine, et d’autres cours complémentaires, plus spécialisés : bonheur et religion, bonheur et famille, bonheur et travail, bonheur et sexualité, bonheur et méditation (joli pied de nez que celui-là à tous ces bouddhistes prosélytes qui n’hésitent pas à surfer sur la vague du bonheur pour se monter un joli fonds de commerce), le bonheur dans la civilisation gréco-romaine, bonheur et politique publique, psychothérapie du bonheur… Bref, le bonheur servi à toutes les sauces, pour tous les optimistes exaltés qui veulent exercer une profession pleine de promesses : docteur ès bonheur. Funnigans ne cachait pas ses ambitions. Il jouait à visière levée, couteau entre les dents, déployant une énergie à séparer la mer Rouge en deux. Dans une entrevue qu’il avait accordée au Burlington Free Press, il avait déclaré qu’il voulait faire des sciences du bonheur une science à part entière, intégrale, autonome, distincte, qu’on appellerait la science hédonique 11 L’ insupportable bonheur des autres – T ome 2 (hedonics, en anglais). Les plus prestigieuses universités américaines, de New York à Los Angeles, lui avaient offert un poste à la mesure de sa renommée, mais il préféra faire carrière dans une petite université de province comme celle de Burlington, là où il avait les coudées franches pour réaliser ses ambitieux projets. Fred Funnigans avait mis quarante ans de sa vie à scruter à la loupe le bonheur de ses contemporains. Afin de donner un peu de crédibilité scientifique à son objet de recherche, une aura de respectabilité qui lui faisait cruellement défaut, il avait créé le concept de bien-être subjectif, pour bien faire comprendre que c’est l’opinion des gens sur leur propre bonheur qui l’intéressait, le jugement qu’ils portent sur leur vie et le degré de satisfaction qu’ils sont en mesure d’exprimer. « Vous êtes satisfait de votre vie, oui ou non ? Très, assez ou pas du tout ? » Ce genre de questions, simples, directes, sans fioritures, était le point de départ et le point d’arrivée de toutes ses recherches. Chez ses distingués confrères, le concept de bonheur était beaucoup plus élastique. Fred Funnigans, lui, n’était pas le genre de chercheur à étirer la définition du bonheur jusqu’à ce qu’elle lui pète à la gueule. Quand il vous parlait de la preuve empirique, il était intraitable. C’était un être pragmatique, terre à terre, concret. D’un positivisme quasi primaire. Son acharnement à vouloir institutionnaliser les sciences du bonheur lui avait valu le surnom de Docteur Bonheur. Il avait été l’un des premiers à formuler la théorie de l’habituation, selon laquelle les êtres humains s’habituent tellement à tout (l’argent, la gloire, l’amour, le confort matériel, etc.) que la satisfaction qu’ils tirent des bienfaits de la vie est rarement un état permanent, une jouissance durable qui s’ajoute à leur niveau habituel, normal et naturel de bonheur. Même les événements les plus malheureux, avait découvert Docteur Bonheur, n’ont pas d’effet persistant sur notre seuil courant de bonheur. L’une des obsessions de Funnigans était de dresser la liste, sur deux colonnes, de tous les événements heureux et 12 L’ insupportable bonheur des autres malheureux qui peuvent affecter la vie des êtres humains, afin de mesurer la durée de chacun. C’est ainsi qu’il avait démontré qu’un homme marié, peu importe sa nationalité, mettait trentecinq mois en moyenne à se relever de la mort de son épouse, et vingt-neuf mois à se remettre de la perte d’un emploi ; ou encore qu’une femme qui avait gagné le loto, au point d’être à l’abri du besoin pour le reste de ses jours, ne jouissait de son coup de chance, sur le plan des émotions positives, que pour une période de onze mois. Les points que vous pouviez ajouter à votre bonheur grâce au mariage ne duraient que dix-sept mois, soit un mois de plus que le plaisir tiré de la pose d’implants mammaires ou d’un lifting du visage chez la femme. Dans sa tête de scientifique excédé par les lieux communs, Fred Funnigans avait réglé, une fois pour toutes, la question de la beauté et du bonheur, en montrant, preuves à l’appui, que les tops modèles qui défilent à New York, Paris ou Milan – et à pleines pages dans les magazines féminins – étaient moins heureuses, à âge égal, que la plupart des femmes. Et vlan ! Chanel. Vlan ! Lagerfeld. *** Le bonheur, chez Fred Funnigans, n’était pas qu’une affaire personnelle. C’était aussi et surtout une affaire familiale. Son épouse, docteure en psychologie et professeure à l’Université Dartmouth, dans le New Hampshire, avait fait du bonheur optimal, le bonheur enivrant qui agit comme le plus puissant des opiacés, sa grande spécialité. Fred et Joyce s’étaient rencontrés à l’occasion d’un congrès de l’Association américaine de psychologie à Seattle, alors que tous les deux étaient encore étudiants au doctorat. Leurs regards s’étaient croisés pour la première fois durant une conférence donnée par le grand Abraham Maslow, bien connu pour sa pyramide des besoins et ses travaux sur la motivation, l’estime et l’accomplissement de soi. Un an plus tard, ils étaient mariés. Joyce amorçait tout juste la rédaction de sa thèse sous la direction de Maslow lui-même, 13 L’ insupportable bonheur des autres – T ome 2 tandis que Fred achevait la sienne sous l’autorité de Carl Rogers, l’autre grand tenant, avec Maslow, de la psychologie humaniste, ancêtre de la psychologie positive. C’est le concept de plénitude chez Maslow qui avait poussé Joyce vers ce savant américain d’origine juive qui avait le même air espiègle qu’Albert Einstein avec sa grosse moustache, ses petits yeux malicieux et son sourire olympien. Le sentiment de satisfaction (ou bien-être subjectif) constituait la marotte intellectuelle, le concept phare de Fred Funnigans ; le sentiment de plénitude, cette extase mentale et physique que l’on ressent quand notre bonheur est à son paroxysme, avec la nette et non moins troublante impression que nos actions forment un tout indéfectible avec notre milieu, était l’affaire de Joyce Funnigans, sa marque de commerce dans le champ académique. Dans la préface du premier ouvrage qu’elle a écrit sur le sujet (Psychologie de la plénitude salvatrice), elle raconte comment, alors qu’elle n’avait que dix ans, elle a découvert le phénomène de la plénitude chez son père, un passionné de voiliers en modèles réduits : « Quand il fabriquait ses petits bateaux avec des pièces de bois, de la ficelle, des bouts de tissus et de la colle, mon père, un voyageur de commerce qui ressemblait à s’y méprendre à Willy Loman, le héros de Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, rayonnait de bonheur. Il perdait, l’espace d’une soirée ou d’un dimanche après-midi, toute notion du temps, il prenait congé de ses soucis, il oubliait pour un moment quel individu il était, tellement il était concentré à sa tâche, tant il faisait corps avec son art, fébrile quant au résultat final auquel il aspirait. Cette activité toute simple, ce hobby tout à fait banal comme il en existe des milliers d’autres, a sans doute sauvé mon père du désespoir et du suicide, et permis à tous les autres membres de notre famille de vivre heureux, même si je sais que ce petit représentant de commerce, sillonnant les routes de l’Amérique de l’après-guerre pour une compagnie d’assurance ingrate, voyait devant ses yeux, mille 14