Extrait du livre PDF

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Extrait du livre PDF
André Gosselin
L’insupportable
L’insupportable bonheur
bonheur
des
des autres
autres
Tome 2 • America
Roman
L’insupportable bonheur
des autres
ANDRÉ GOSSELIN
L’insupportable bonheur
des autres
TOME 2
AMERICA
roman
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts
du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du
Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.
Mise en page : Diane Trottier
Maquette de couverture : Laurie Patry
Photographie de la couverture : Laurence Hervieux-Gosselin
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 4e trimestre 2015
ISBN 978-2-7637-2787-5
PDF 9782763727882
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
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Un
Pour un homme de ma condition, trente-six ans, célibataire,
instruit, je crois enfin avoir trouvé ma vocation, à défaut d’avoir
rencontré le grand amour, celui qui vous laisse tomber. Je suis
recherchiste : chef recherchiste. C’est à moi, Gabriel Kirouac,
Franco-Ontarien décomplexé n’ayant plus rien à perdre, qu’on
a confié la responsabilité du contenu scientifique de Bonheur
des nations, la série télévisée de la décennie. Une chance
de cocu.
Je n’ai pas toujours été recherchiste. J’ai fait trente-six
métiers, sans négliger pour autant ma « culture générale » :
animateur social, journaliste pigiste, rédacteur Web, assistant
de recherche, gardien de nuit aussi, ce qui m’a donné tout le
temps voulu pour écrire une thèse. J’y suis presque arrivé.
J’étais à deux doigts de devenir un vrai sociologue, une grosse
pointure universitaire avec Ph. D. en poche. Dans le dernier
droit, j’ai tout abandonné. Par esprit d’orgueil. On me reprochait
de vouloir élaborer une « théorie générale du bonheur ». Une
chose qui ne se fait pas. Un étudiant n’a pas le droit d’écrire
une thèse aussi audacieuse. C’est un crime de lèse-majesté face
à la confrérie des sociologues patentés. Qu’ils aillent donc
au diable !
C’est Sam Weirdstein, grand patron de Satisfaction Films,
qui a donné une seconde chance à mes ambitions effrénées.
Sans lui, ce travail de limier aurait été un ratage complet. Séduit
par mes idées subversives sur le bonheur terrestre, il a fait de
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bonheur des autres
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moi son éminence grise. J’ai donc dirigé une petite équipe de
recherchistes, avec la mission de débusquer les plus grands
spécialistes du bonheur humain tapis dans les universités, les
centres de recherche et les officines gouvernementales.
Un chef recherchiste ne se déplace jamais sans un bon
compagnon d’armes. On m’a tout de suite désigné Laura
Holland, une vraie professionnelle. Une recherchiste par choix,
et non par défaut. Laura connaît tous les rouages du métier.
Son carnet d’adresses est aussi volumineux qu’un roman de
Stephen King. J’aurais été broyé par une moissonneusebatteuse que personne chez Satisfaction Films n’en aurait
souffert. Laura m’aurait remplacé au pied levé et tout le monde
aurait été heureux. Laura, prêtée par la BBC, notre principal
partenaire, possède le charme sulfureux d’une belle gitane qui
risque à tout moment de causer votre perte. Ajoutez à cela
qu’elle est l’arrière-petite-fille d’Oscar Wilde, et vous avez une
bonne idée du génie insolent qui habite cette femme.
Notre tournée européenne nous avait déjà réservé son lot
de surprises. La plus inattendue s’est produite en Belgique.
Nous devions y rencontrer Thomas Beaudoin, un grand
psychologue à l’esprit retors, spécialiste des émotions
positives. Pour nous mettre au parfum de ses travaux de
recherche, Beaudoin avait cru bon nous soumettre à une
batterie de tests psychométriques, question de nous montrer
l’impressionnante quincaillerie qui lui sert à colliger ses
données cliniques, puis à construire ses théories sur le
« bonheur durable ». Après avoir effectué une analyse
minutieuse de nos résultats, il a découvert que Laura était un
cas d’exception, une anomalie scientifique, en clair, qu’elle
était anormalement heureuse quand on la comparait à ses
semblables (dans mon cas, je souffrais plutôt d’un déficit
d’émotions positives). Thomas Beaudoin était si excité par sa
découverte qu’il en avait confié le secret à quelques-uns de
ses confrères des deux côtés de l’Atlantique, en affublant Laura
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du titre de Femme la plus heureuse d’Europe, un titre
honorifique racoleur qui n’allait nous attirer que des ennuis.
Je connaissais Laura depuis à peine un mois, et sans être
neurobiologiste, j’avais moi-même remarqué que le cerveau de
cette femme sortait de la norme. Sa joie de vivre n’avait rien
d’ostentatoire, elle ne provoquait pas les inimitiés, mais elle
sautait aux yeux de quiconque savait faire preuve de perspicacité.
Comme la plupart des femmes que j’ai connues, le bonheur de
Laura carburait à l’amour. « Quand on est en amour, disait-elle,
on a déjà fait la moitié du chemin sur la route du bonheur. » À
l’entendre, il suffisait d’aimer d’un amour fidèle, engagé et
raisonnablement passionné pour être heureux. Sauf que Laura
Holland gérait sa passion amoureuse comme on gère une salle
de spectacle : en renouvelant la programmation aussi souvent
que nécessaire. L’homme sur lequel elle jetait son dévolu avait
droit à un visa de deux ans, trois à la rigueur. Après cette période
de grâce, il était renvoyé dans ses terres, hors des frontières de
son espace vital de femme libre et émancipée. Laura prenait
une pause de quelques mois, un an parfois, puis repartait à la
conquête d’un nouveau compagnon qui alimenterait sa fureur
de vivre. « Je suis une serial lover, m’avoua-t-elle quand nous
nous sommes rencontrés le tout premier jour à la BBC, car la
passion ne dure jamais longtemps. Et sur le marché des ivresses
jubilatoires, la course au bonheur n’a rien trouvé de mieux que
la passion amoureuse pour être optimale. »
On dit souvent que les femmes aiment bien emprunter le
chemin de l’amitié dans l’espoir d’y rencontrer l’amour. Mais
on dit souvent plein de conneries que les autres ne remarquent
même plus, fatigués qu’ils sont de ce trop-plein de mots qui se
bousculent sur les réseaux et qui ne veulent plus rien dire. Laura
savait se contenter de la pensée de l’amour, en attendant l’amour
véritable. Et l’amitié restait l’amitié. Nous étions tous les deux
au beau milieu de la trentaine, sans attaches familiales strictes,
et je serais à côté de la vérité en disant que nous n’avions aucune
attirance l’un envers l’autre. Mais pour les besoins de la cause
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(notre contrat avec Satisfaction Films et la préproduction de
Bonheur des nations), nous avions décrété un embargo sur nos
affections réciproques, un gel des élans sentimentaux dans
lesquels j’étais tenté de plonger tête première. Le contrat de
Laura s’étalait sur douze mois. Ça passe vite, douze mois. En
attendant, nous avions tout le loisir d’apprendre à nous connaître.
Nous étions ensemble tous les jours, week-ends compris, du
matin au soir. Seules les nuits nous isolaient l’un de l’autre,
dans nos chambres d’hôtel séparées mais contiguës. Que cet
amour incertain, en état de blocus, soit voué à l’échec ou promis
à un avenir radieux, nous allions le savoir bien assez tôt.
Je ne détestais pas l’idée de passer une année avec une
serial lover. Ma vie adulte n’avait été faite jusque-là que de
relations d’une durée de vie moyenne de trente-deux mois. Une
liaison sans lendemain de plus ne changeait pas grand-chose
à ma situation. Laura en valait le coup. C’était une question de
patience. Seulement voilà. Bien des hommes n’ont pas la même
patience que moi, ni les mêmes contraintes. Ils étaient libres
de courtiser Laura, de lui chanter la sérénade. En Europe déjà,
plus d’un mandarin universitaire lui avait fait la cour. Les plus
vieux (certains avaient deux fois son âge) galantisaient la Belle
avec une coquetterie raffinée. Les plus jeunes la draguaient
sans y mettre les manières, comme le veut l’époque. Autant de
tentatives avortées qui m’incitaient à croire que j’avais toutes
mes chances. C’était oublier qu’en Amérique, l’esprit de
conquête est toujours bien vivant. Les prédateurs ne manquent
pas. Laura était une proie affriolante. Je ne pouvais quand même
pas assister à cette chasse ouverte en spectateur passif et
résigné. Après tout, je jouissais d’un pouvoir considérable :
celui de décider quel expert du bonheur humain avait sa place
dans la série, quel universitaire pouvait accéder à ce tremplin
médiatique qui, à coup sûr, allait le propulser vers les plus hauts
sommets de la célébrité académique.
Plus une femme vous dévoile ses secrets, plus elle est
attirante. Mais plus vous découvrez ses mystères contre sa
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volonté, plus elle vous obsède. Laura ne faisait pas exception
à la règle. Parmi les quelques mystères qu’elle dissimulait sous
un regard fuyant et des silences butés, le plus notable de tous
s’était produit le 17 novembre 1997, dans le temple
d’Hatshepsout, en Égypte. Un drame mieux connu sous le nom
de « Massacre de Louxor », en raison des soixante-deux
touristes occidentaux exécutés par six hommes armés. Ce
jour-là, le petit ami de Laura fut assassiné froidement devant
ses yeux par des fous d’Allah. Laura n’avait que dix-neuf ans.
Son amoureux, un jeune professeur de littérature d’origine
juive né à Édimbourg, venait d’en avoir vingt-trois.
C’est Sam Weirdstein qui m’a appris cette terrible histoire.
Le grand manitou possédait un dossier fouillé sur ses principaux
collaborateurs, et dans celui de Laura Holland figurait un bref
récit de ce drame sans nom dont elle était sortie vivante par on
ne sait quel prodige. Le patron n’était pas du genre à ébruiter
les renseignements personnels qu’il colligeait sur chacun de
nous. Mais comme il redoutait l’espionnage industriel, comme
il avait une peur bleue qu’on lui pique ses idées ou qu’un de
ses employés ne fasse défection pour passer chez un concurrent,
il préférait jouer de prudence. Et la prudence lui commandait
de me mettre sur un pied d’alerte. Non pas parce que Laura fut
l’une des vingt-quatre rescapés du massacre et, pour tout dire,
une miraculée. Non pas par crainte qu’elle ne soit fragilisée,
instable ou imprévisible. Mais tout simplement parce qu’après
le 17 novembre 1997, on avait perdu sa trace. Laura ne
répondait plus à l’appel. Envolée dans la nuit profonde comme
si elle avait cherché à conjurer le mal. Selon les « agents » de
Sam Weirdstein, elle n’était rentrée en Angleterre que plusieurs
mois après les événements. On craignait même qu’elle ne soit
restée en Égypte, mais pour quoi faire ? Dans la courte
« biographie non autorisée » de Laura Holland que le grand
manitou avait commandée, un chapitre manquait. Un chapitre
qui le rendait soupçonneux. Quelqu’un devait bien l’écrire, ce
chapitre. Et c’est ce que j’ai fait. En bon recherchiste. J’ai
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attendu le moment propice, puis j’ai cueilli l’information
directement à la source.
Ça s’est passé à Copenhague. La police danoise venait
d’arrêter huit suspects soupçonnés d’avoir préparé une attaque
terroriste contre la capitale. Nous étions attablés, elle et moi,
dans un café de la Radhuspladsen, tout près des jardins de
Tivoli. La télévision, accrochée au mur près du comptoir, ne
parlait que de ça. Le personnel du café aussi. L’angoisse se
voyait sur tous les visages, clients réguliers ou touristes de
passage. Le lendemain soir, les vannes se sont ouvertes. Nous
étions dans un taxi, de retour à notre hôtel après une longue
journée de travail, et le chauffeur ne cessait de déblatérer les
âneries habituelles sur les immigrants, les musulmans, les
islamistes. Toute la haine de l’Autre qui éructait autour de nous
cette journée-là avait fini par déteindre sur l’humeur de ma
collègue. L’attentat raté de Copenhague ravivait les instincts
belliqueux. De vieux souvenirs douloureux, terrés au plus
profond de sa mémoire, refaisaient surface. Affichant un calme
précaire, Laura s’est mise à me raconter une facette encore plus
sombre de son histoire, celle qui avait échappé à la vigilance
des privés recrutés par Sam Weirdstein. Aussi étonnant que
cela puisse paraître, l’exécution sommaire de son jeune fiancé
devant ses yeux n’était pas le pire. Le pire était d’avoir été
épargnée parce qu’elle était enceinte de six mois. Comme si
on voulait en faire le témoin unique de la scène d’horreur qui
se jouait devant ses yeux. Oui, Laura était fiancée à son
amoureux depuis trois ans, et tous les deux avaient choisi de
célébrer cet anniversaire en Égypte, avant la naissance de leur
enfant. Mais l’enfant n’est jamais venu au monde. Il est mort
d’un violent coup de crosse qu’un des monstres a asséné dans
le ventre de sa mère. Laura a perdu connaissance, est tombée
en syncope, puis s’est réveillée, tant bien que mal, du sang
entre les jambes, dans une boutique de souvenirs tenue par
deux femmes venues lui prêter assistance avant l’arrivée des
secouristes. Comme ils tardaient à arriver, elles ont décidé
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d’amener la pauvre fille dans leur village tout près, où un jeune
médecin pourrait s’occuper d’elle sans délai. C’était ça ou
mourir dans une ambulance. Les deux boutiquières hébergèrent
Laura quelques jours, le temps pour elle de se remettre de son
traumatisme. Elles ne se doutaient pas alors que la femme
blessée, cette étrangère brutalisée sans ménagement, n’avait
plus envie de rentrer chez elle. Un autre mal s’était emparé de
son être, insidieux. La haine. Le besoin obsessif de vengeance.
Au début, je me disais que Laura devait appartenir à cette
race d’extraterrestres pour qui l’expérience physique de
l’horreur absolue rend plus vivants, et qui, après « les
événements », ne se refusent aucune des émotions qui font un
bras d’honneur à la douleur, aucune des joies qui transgressent
la souffrance. Son apocalypse personnelle devait bien avoir
laissé quelques marques, mais où ? À l’âme ? Mais qui peut
prétendre avoir accès à l’âme de ses semblables, si ce n’est
Dieu lui-même, à supposer qu’il existe.
Qu’est-ce que l’Amérique pouvait bien espérer d’une
Anglaise qui voulait réinventer l’amour ? Une Londonienne à
qui on avait remis la médaille de Femme la plus heureuse
d’Europe, en minorant la couronne d’épines et le sceptre de
roseau. Et si, quittant la vieille et lointaine Europe, elle
transportait dans ses bagages autre chose qu’un idéal de
bonheur ? Une nouvelle « peste noire » par exemple, ou de
funestes passions refoulées que Sigmund Freud lui-même
n’aurait pu imaginer. Rien qui ne s’apparente, de près ou de
loin, à une version améliorée du « droit à la recherche du
bonheur » et à la société idéale imaginée par Thomas Jefferson.
Nous avions affaire à un problème de vigilance sanitaire.
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Deux
Sam Weirdstein avait décrété que nous avions soixante
jours pour faire la tournée des deux Amériques, pas un jour de
plus. Outre les affaires courantes à New York et Los Angeles,
il devait rencontrer ses producteurs associés et former des
équipes de tournage à Toronto, Montréal, Mexico, Buenos Aires
et Sao Paulo. Claudio Baglione, notre réalisateur en chef,
coordonnerait le travail des scénaristes, et tiendrait des
auditions avec des acteurs américains, canadiens, brésiliens,
argentins et mexicains. Quant à Laura et moi, nous savions que
la petite intelligentsia universitaire américaine – celle qui a fait
du bonheur sa spécialité – nous attendait à bras ouverts.
Comme les trois quarts des chercheurs se concentraient
dans les universités de la côte Est, j’avais convenu de couvrir
tout ce territoire en voiture, en quatre semaines, avec Laura à
mes côtés. Le centre et l’ouest du pays, ainsi que le Canada,
allaient pouvoir se faire sur les lignes commerciales en trois
semaines. Il nous resterait une vingtaine de jours pour faire la
tournée des grandes métropoles de l’Amérique latine, en
compagnie de Weirdstein et Baglione.
Je connaissais par cœur la côte Est des États-Unis pour
l’avoir traversée plusieurs fois à moto. Étudiant, j’adorais
sillonner les routes de la Nouvelle-Angleterre l’été, et je m’étais
entiché du Vermont, un État où ma grand-mère maternelle est
née. Les grandes et moins grandes villes américaines, du nord
du Maine jusqu’au sud de la Floride, n’avaient plus de secrets
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pour moi. J’avais traîné mes pénates de campeur dans tous les
parcs nationaux, sur les plages du Massachusetts et de la
Caroline du Sud, dans les collines des Catskills et à l’entrée
des villages pittoresques qui bordent le lac Champlain, la rivière
Hudson et le littoral de l’océan Atlantique. Grâce à Satisfaction
Films, je pouvais revivre les moments les plus heureux de mes
voyages de jeunesse, et offrir à Laura, au volant d’une Honda
Odyssey, un road trip qu’elle ne serait pas prête d’oublier, elle
qui ne connaissait des États-Unis, en bonne Anglaise bobo, que
les quartiers branchés de Manhattan.
***
Cela faisait plus de deux mois que nous entretenions une
correspondance avec les chercheurs américains, et on sentait
leur hâte de nous rencontrer. Certains avaient même exprimé
leur agacement à ne pas être visités les premiers, sachant qu’on
avait déjà eu de belles discussions avec leurs collègues d’outreAtlantique. Le plus content de nous recevoir était Fred
Funnigans, cofondateur, avec Alvin Carter, de la psychologie
positive et professeur à l’Université du Vermont, à Burlington.
La psychologie, depuis Freud et même avant lui, s’était
essentiellement concentrée sur les maladies mentales et les
troubles du comportement ; en créant la psychologie positive,
Funnigans et Carter souhaitaient que les chercheurs portent
davantage leur attention sur les expériences positives que vivent
les êtres humains, et les facteurs qui contribuent à leur
épanouissement optimal. Qui pouvait s’y opposer ? On en
connaissait des rayons sur les éclopés, les tourmentés, les
désaxés et tous les autres détraqués insensibles au bonheur,
étrangers à toute forme de plaisir et de ravissement ; il était
plus que temps que la psychologie jette son dévolu sur la horde
des bienheureux, ces êtres humains dits normaux, équilibrés
et satisfaits, ne serait-ce que pour savoir qui ils sont, pourquoi
ils sont faits ainsi, et ce que cela leur apporte finalement, à eux
comme à leur entourage, d’être heureux.
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Fred Funnigans accumulait les fonctions prestigieuses et
les distinctions honorifiques comme d’autres collectionnent les
vinyles ou les godemichets : président honoraire de la Positive
Psychology Association, premier rédacteur en chef du Journal
of Happiness Sciences, directeur adjoint du centre de recherche
en psychologie positive du MIT à Boston, maître d’œuvre du
premier diplôme de doctorat de psychologie positive dans le
monde (orgueil de l’Université du Vermont), membre de
l’Académie américaine des arts et des sciences, élu président
de l’Association américaine de psychologie, et j’en passe. Fort
de ses médailles, il avait l’ambition de créer, à Burlington
toujours, le premier département en sciences du bonheur,
composé de professeurs de toutes les disciplines qui ont fait
de ce sujet éternel, ce puits sans fond, leur domaine d’expertise.
Ainsi, un étudiant inscrit à ce type de programme ne suivrait
que des cours sur le bonheur : biologie du bonheur, psychologie
du bonheur, philosophie du bonheur, sociologie du bonheur,
économie du bonheur, droit du bonheur et, pourquoi pas, un
cours sur l’histoire du bonheur, un autre sur le bonheur dans
la littérature contemporaine, et d’autres cours complémentaires,
plus spécialisés : bonheur et religion, bonheur et famille,
bonheur et travail, bonheur et sexualité, bonheur et méditation
(joli pied de nez que celui-là à tous ces bouddhistes prosélytes
qui n’hésitent pas à surfer sur la vague du bonheur pour se
monter un joli fonds de commerce), le bonheur dans la
civilisation gréco-romaine, bonheur et politique publique,
psychothérapie du bonheur… Bref, le bonheur servi à toutes
les sauces, pour tous les optimistes exaltés qui veulent exercer
une profession pleine de promesses : docteur ès bonheur.
Funnigans ne cachait pas ses ambitions. Il jouait à visière
levée, couteau entre les dents, déployant une énergie à séparer
la mer Rouge en deux. Dans une entrevue qu’il avait accordée
au Burlington Free Press, il avait déclaré qu’il voulait faire des
sciences du bonheur une science à part entière, intégrale,
autonome, distincte, qu’on appellerait la science hédonique
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(hedonics, en anglais). Les plus prestigieuses universités
américaines, de New York à Los Angeles, lui avaient offert un
poste à la mesure de sa renommée, mais il préféra faire carrière
dans une petite université de province comme celle de
Burlington, là où il avait les coudées franches pour réaliser ses
ambitieux projets.
Fred Funnigans avait mis quarante ans de sa vie à scruter
à la loupe le bonheur de ses contemporains. Afin de donner un
peu de crédibilité scientifique à son objet de recherche, une aura
de respectabilité qui lui faisait cruellement défaut, il avait créé
le concept de bien-être subjectif, pour bien faire comprendre
que c’est l’opinion des gens sur leur propre bonheur qui
l’intéressait, le jugement qu’ils portent sur leur vie et le degré
de satisfaction qu’ils sont en mesure d’exprimer. « Vous êtes
satisfait de votre vie, oui ou non ? Très, assez ou pas du tout ? »
Ce genre de questions, simples, directes, sans fioritures, était
le point de départ et le point d’arrivée de toutes ses recherches.
Chez ses distingués confrères, le concept de bonheur était
beaucoup plus élastique. Fred Funnigans, lui, n’était pas le genre
de chercheur à étirer la définition du bonheur jusqu’à ce qu’elle
lui pète à la gueule. Quand il vous parlait de la preuve empirique,
il était intraitable. C’était un être pragmatique, terre à terre,
concret. D’un positivisme quasi primaire. Son acharnement à
vouloir institutionnaliser les sciences du bonheur lui avait valu
le surnom de Docteur Bonheur. Il avait été l’un des premiers à
formuler la théorie de l’habituation, selon laquelle les êtres
humains s’habituent tellement à tout (l’argent, la gloire, l’amour,
le confort matériel, etc.) que la satisfaction qu’ils tirent des
bienfaits de la vie est rarement un état permanent, une jouissance
durable qui s’ajoute à leur niveau habituel, normal et naturel
de bonheur. Même les événements les plus malheureux, avait
découvert Docteur Bonheur, n’ont pas d’effet persistant sur
notre seuil courant de bonheur.
L’une des obsessions de Funnigans était de dresser la liste,
sur deux colonnes, de tous les événements heureux et
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bonheur des autres
malheureux qui peuvent affecter la vie des êtres humains, afin
de mesurer la durée de chacun. C’est ainsi qu’il avait démontré
qu’un homme marié, peu importe sa nationalité, mettait trentecinq mois en moyenne à se relever de la mort de son épouse,
et vingt-neuf mois à se remettre de la perte d’un emploi ; ou
encore qu’une femme qui avait gagné le loto, au point d’être
à l’abri du besoin pour le reste de ses jours, ne jouissait de son
coup de chance, sur le plan des émotions positives, que pour
une période de onze mois. Les points que vous pouviez ajouter
à votre bonheur grâce au mariage ne duraient que dix-sept mois,
soit un mois de plus que le plaisir tiré de la pose d’implants
mammaires ou d’un lifting du visage chez la femme. Dans sa
tête de scientifique excédé par les lieux communs, Fred
Funnigans avait réglé, une fois pour toutes, la question de la
beauté et du bonheur, en montrant, preuves à l’appui, que les
tops modèles qui défilent à New York, Paris ou Milan – et à
pleines pages dans les magazines féminins – étaient moins
heureuses, à âge égal, que la plupart des femmes. Et vlan !
Chanel. Vlan ! Lagerfeld.
***
Le bonheur, chez Fred Funnigans, n’était pas qu’une affaire
personnelle. C’était aussi et surtout une affaire familiale. Son
épouse, docteure en psychologie et professeure à l’Université
Dartmouth, dans le New Hampshire, avait fait du bonheur
optimal, le bonheur enivrant qui agit comme le plus puissant
des opiacés, sa grande spécialité. Fred et Joyce s’étaient
rencontrés à l’occasion d’un congrès de l’Association américaine
de psychologie à Seattle, alors que tous les deux étaient encore
étudiants au doctorat. Leurs regards s’étaient croisés pour la
première fois durant une conférence donnée par le grand
Abraham Maslow, bien connu pour sa pyramide des besoins et
ses travaux sur la motivation, l’estime et l’accomplissement de
soi. Un an plus tard, ils étaient mariés. Joyce amorçait tout juste
la rédaction de sa thèse sous la direction de Maslow lui-même,
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tandis que Fred achevait la sienne sous l’autorité de Carl Rogers,
l’autre grand tenant, avec Maslow, de la psychologie humaniste,
ancêtre de la psychologie positive.
C’est le concept de plénitude chez Maslow qui avait poussé
Joyce vers ce savant américain d’origine juive qui avait le
même air espiègle qu’Albert Einstein avec sa grosse moustache,
ses petits yeux malicieux et son sourire olympien. Le sentiment
de satisfaction (ou bien-être subjectif) constituait la marotte
intellectuelle, le concept phare de Fred Funnigans ; le sentiment
de plénitude, cette extase mentale et physique que l’on ressent
quand notre bonheur est à son paroxysme, avec la nette et non
moins troublante impression que nos actions forment un tout
indéfectible avec notre milieu, était l’affaire de Joyce
Funnigans, sa marque de commerce dans le champ académique.
Dans la préface du premier ouvrage qu’elle a écrit sur le sujet
(Psychologie de la plénitude salvatrice), elle raconte comment,
alors qu’elle n’avait que dix ans, elle a découvert le phénomène
de la plénitude chez son père, un passionné de voiliers en
modèles réduits : « Quand il fabriquait ses petits bateaux avec
des pièces de bois, de la ficelle, des bouts de tissus et de la
colle, mon père, un voyageur de commerce qui ressemblait à
s’y méprendre à Willy Loman, le héros de Mort d’un commis
voyageur d’Arthur Miller, rayonnait de bonheur. Il perdait,
l’espace d’une soirée ou d’un dimanche après-midi, toute notion
du temps, il prenait congé de ses soucis, il oubliait pour un
moment quel individu il était, tellement il était concentré à sa
tâche, tant il faisait corps avec son art, fébrile quant au résultat
final auquel il aspirait. Cette activité toute simple, ce hobby
tout à fait banal comme il en existe des milliers d’autres, a sans
doute sauvé mon père du désespoir et du suicide, et permis à
tous les autres membres de notre famille de vivre heureux,
même si je sais que ce petit représentant de commerce,
sillonnant les routes de l’Amérique de l’après-guerre pour une
compagnie d’assurance ingrate, voyait devant ses yeux, mille
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