Wagner ou l`Amour Fou - Béjart Ballet Lausanne

Transcription

Wagner ou l`Amour Fou - Béjart Ballet Lausanne
Wagner ou l’Amour Fou
Chorégraphie Maurice Béjart
Musique Richard Wagner
Décors et costumes Joëlle Roustan, Roger Bernard
Théâtre Royal de la Monnaie Bruxelles, 14 janvier 1965
Ballet du XXème Siècle
L'amour est la nécessité divine qui toujours reconstruit ma vie et qui toujours me rend la foi et
l'espérance.
Si l'on a si souvent, à commencer par lui-même, écrit la vie de Richard Wagner, c'est qu'elle est
inséparable de son œuvre. Ces femmes qui y défilent, épouses, amantes ou amies, ne sont que les
personnages d'une immense épopée, modèles transfigurés, recréés par le talent du poète, le génie
du compositeur. La femme réelle lui est une drogue nécessaire à la construction de la Femme, celle
qu'il aime vraiment, l'autre, la créature née de son esprit, de sa volonté, comme Brunhilde est née de
Wotan.
Éternel voyageur, il cherche Senta, tombe dans les bras de Vénus, meurt pour Isolde, renaît pour
Elsa, pleure pour Élisabeth, chante Éva pour mourir à nouveau et toujours. Fou d'amour, trouvera-t-il
l'amour ici-bas?
- Pour ne pas sombrer, je regarde vers toi. Et plus je crie ‘Aide-moi, reste proche de moi’, plus tu
m'échappes et quelque chose me répond: ’Dans ce monde où tu assumas tant de détresse afin de
rendre véritables les images de ton cœur, dans ce monde elle ne t'appartiendra pas’!
- Ce qui m'élève, ce qui reste durable en moi, c'est le bonheur d'être aimé de toi.
- Mon ange, ne sais-tu pas que je suis à toi, et que toi seule disposes de mes actes, de mon travail, de
mon art. Rien n'a de sens, rien n'a de signification si ce n'est par toi et pour toi!...
- À mesure que ma conscience est devenue adulte, il ne m'a pas été possible d'imaginer une amitié
sans amour.
- Adieu, ange bien-aimé... Adieu, adieu, mon adorée! je pars tranquille. Où que ce soit, je serai
éternellement à toi!
Lettres d'amour, chants d'amour, cris de joie, de désespoir, dans sa vie comme dans sa musique,
c'est la passion amoureuse toute-puissante, poussée au paroxysme qui déroule ses sortilèges. jusqu'à
la fin de sa vie, Wagner fut un amant!
«Je vous souhaite d'être follement aimée.» Cette phrase qu'André Breton adresse à son héroïne,
dans L'amour fou, peut s'appliquer au masculin à Richard Wagner.
Amant... Aimé!
Rarement homme a suscité au cours de sa vie autant de passions violentes, d'amitiés éperdues, de
tendresses enflammées.
«Les femmes sont la musique de la vie», disait-il; parmi les femmes que Wagner a adorées,
choisissons les trois principaux personnages.
Minna (Wilhelmine Planer)
La comédienne, la première épouse, l'amour de ses vingt ans. Affection profonde et durable malgré
les divergences de caractère et les nombreuses disputes qui les déchireront jusqu'à la séparation
finale. «Mon sentiment pour Minna n'est pas un simple caprice: c'est bien l'amour dans ce qu'il a de
plus réel»
Mathilde
L'amante idéale, l'amour impossible, le rêve romantique. «Elle a été le point culminant de ma vie. Les
années d'angoisse, les belles et oppressantes années vécues dans la magie de son voisinage, dans la
croissante emprise de son sentiment, contiennent toute la douceur de mon existence. Sois bénie,
Mathilde.»
Cosima
Mère de ses enfants, héritière de sa pensée, compagne de la gloire tardive et de la vieillesse
heureuse.
Tannhäuser
C'est en 1842, à Paris, que Richard Wagner, en quête de vieilles légendes allemandes, tomba par
hasard sur un livre populaire intitulé Le Vénusberg. D'autres ouvrages lui donnèrent ultérieurement
différentes versions des aventures du chevalier Tannhäuser et du tournoi de la Wartburg: passionné
par ce sujet, il rentra en Allemagne, pour pouvoir s'adonner tranquillement à un travail créateur dans
la patrie qu'il avait à reconquérir.
Nommé chef d'orchestre à Dresde, c'est là qu'il écrira le poème et la partition de cet opéra
romantique qui vit le jour dans cette ville, le 19 octobre 1845.
Il fut toujours insatisfait de cette œuvre à laquelle il tenait tant et qu'il remania à diverses reprises,
en 1846, en 1847, puis surtout en 1861 pour la version de Paris, enfin, à Vienne, en 1875. Peu de
temps avant de mourir, il s'écriait «je dois encore Tannhäuser au monde!».
Il parle, après la création, de la «composition sommaire et maladroite du rôle de Vénus», et ajoute
plus loin: «Ce rôle était à peine esquissé, je m'en suis rendu compte plus tard à la représentation de
Paris». En fait, à chaque remaniement, il cherchera à l'amplifier. Pourtant, la Vénus de Dresde, Mme
Schroeder-Devrient, vedette adulée, «bacchante et nymphomane», était pour lui plus qu'une simple
interprète. Se nommant curieusement Wilhelmine comme sa propre femme, Minna, la splendeur
sculpturale de l'une et le dévouement inépuisable et jaloux de l'autre entoureront le compositeur
durant cette période de sa vie, image de ce Tannhäuser déchiré entre les étreintes brûlantes de la
Déesse et la passion sensible d'Élisabeth.
Double face de l'amour, la chair et le cœur, le corps et l'âme, frénésie du sexe qui conduit à la folie
sacrée, profondeur de la passion qui mène au sacrifice et à la mort d'Élisabeth.
Ce déchirement entre deux tendances, cette dualité qui tiraille Tannhäuser, trouvera un jour sa
résolution dans la même femme, l'amour total, corps et âme, au-delà de toute norme, de toute
convention, l'amour absolu, l'amour fou par excellence: Isolde!
Le Vénusberg
Dans une grotte marine, à côté d'une plage, des garçons et des filles s'amusent à se poursuivre dans
la joie saine de leur jeunesse. L'un d'eux, fasciné par la beauté d'une femme étrange, tente à
plusieurs reprises de la saisir; elle s'échappe chaque fois et l'entraîne plus avant dans les profondeurs
de la grotte. Lorsque la paroi du fond s'ouvrira sur un paysage surréel, il comprendra que c'est dans
les filets de Dame Vénus qu'il est tombé, moderne Tannhäuser, et qu'il restera pour toujours auprès
d'elle, captif des enchantements du Vénusberg.
Siegfried-Idyll
C'est encore en Suisse que l'éternel voyageur trouvera un second havre de paix, un deuxième foyer
d'inspiration.
Le soir du 30 mars 1866, Wagner, se promenant avec Cosima (qui était encore Mme von Bülow, à
cette époque) sur les bords du lac des Quatre-Cantons, découvre, sur cette langue de terre avançant
au milieu des eaux, une maison blanche un peu délabrée entourée d'une végétation touffue:
«Triebschen»
Et, pendant six ans, cette , grande ferme sera le repos de sa vie errante, le centre de son monde où
afflueront hôtes divers, amis, disciples, journalistes, admirateurs... et jusqu'au monarque bien-aimé:
Louis II.
C'est là qu'en juin 1869 naquit son fils, dernier-né de trois enfants (Éva et Isolde sont ses sœurs), à
peu près à la période où Wagner achevait son Siegfried. Aussi est-ce le prénom de son héros qu'il lui
donna, sa vie privée et son œuvre s'enchevêtrant harmonieusement.
Au printemps de 1870, Cosima put obtenir la séparation d'avec son mari et, le 25 août, dans l'église
protestante de Lucerne, Richard épouse la fille de Liszt. Au début de l'hiver, c'est le baptême de
Siegfried. Pour cette circonstance, Wagner a composé, à l'insu de Cosima, une pièce symphonique,
Siegfried-Idyll, dont il déclare lui-même, dans une lettre adressée à Louis Il: «Voici Siegfried-Idyll. Je
l'ai composée pour en faire une musique matinale que je fis jouer pour la mère de mon Siegfried, un
matin de Noël (Cosima est née dans la nuit de Noël), à Triebschen, en guise d'aubade. Le petit
orchestre (dix-sept exécutants seulement) était installé dans le vestibule et sur l'escalier, et c'est
pourquoi, aujourd'hui encore, ce morceau de musique est appelé par mes enfants la musique de
l'escalier.»
Cosima eut la surprise d'y trouver les thèmes de Siegfried et un message d'amour qui la bouleversa.
Wagner lut alors à voix haute la dédicace qu'il avait écrite pour elle; c'était un chant d'amour fou,
sage, où de nouveau la réalité de la vie se mêlait intimement à la vie d'une œuvre, où les héros
côtoient les êtres de chair, où l'amour devient musique, où la musique devient amour.
Mathilde
Toute musique offre deux voies d'approche:
- l'anecdote, si l'on songe aux sentiments, aux intentions de celui qui l'a composée, au moment où il
la compose, et toute la tranche de vie que cela implique. Mais peut-on vraiment connaître,
comprendre l'existence d'un autre? Les gestes d'autrui nous sont une énigme.
- l'abstraction, si l'on écoute seulement la musique, puisque la musique, «c'est avant tout des notes»,
et non des idées, des images ou des sentiments comme certains le prétendent. Mais le compositeur
peut-il faire entièrement abstraction de son état d'âme (ou de santé) au moment où il compose? Le
personnage ne perce-t-il pas, même dans les œuvres les plus abstraites?
N'ayant pu opter pour aucune des deux solutions en face de la musique de Wagner, qui est toujours
musique pure et toujours langage émotif, dramatique, ce ballet offre deux possibilités d'arguments
qui se déroulent en même temps sur la même scène. Peut-être se rejoignent-ils parfois?
L'anecdote
Un voyageur pénètre dans le monde insolite d'un théâtre endormi. Une musique s'élève soudain...
une musique qu'il croit reconnaître, une musique qui lui apporte tout un passé enfoui au fond de sa
mémoire... mais est-ce bien sa mémoire? «Une villa baroque et surannée, surchargée de décorations
d'une autre époque, où trois êtres vont vivre une éternelle et douloureuse histoire d'amour.» Quelle
est, quelle fut, quelle sera cette histoire?
Chacun de vous interprétant les gestes, les regards, les silences de ces trois personnages, peut
l'imaginer, la vivre à sa guise en même temps que la musique.
L'abstraction
Des danseurs attendent sur la scène nue d'un théâtre.
Une musique s'élève soudain... ils écoutent: une voix de femme semble les inviter à la danse.
Leur ballet fait de figures abstraites, de mouvements précis ou esquissés, d'émotions contenues,
n'exprime rien d'autre que la ligne musicale des cinq mélodies que la voix chante au loin. Un
voyageur croise leur route. Ils croient un instant le reconnaître et se sentent attirés par lui. Mais il
appartient à un autre monde et repart solitaire vers son destin.
Épilogue
Enfin, comment terminer un aperçu, si bref soit-il, sur l'importance du thème de l'amour dans la vie
et l’œuvre de Richard Wagner, sans évoquer l'étrange figure du jeune roi Louis II, dont l'attachement
passionné pour le compositeur ne fléchira pas durant presque vingt ans, jusqu'à la mort de celui-ci.
Image peut-être la plus poignante de ce que l'on peut nommer vraiment l'amour fou, passion qui se
refléta dans la vie, les actes, les constructions multiples et la correspondance brûlante de celui que
Wagner nommait son Parsifal.
En lisant ces lignes, il est difficile de ne pas penser aux cris d'amour des grands mystiques, à la
frénésie, à la beauté, à la profondeur des plus grands poètes, chez qui la folie rejoint le sacré.
«Mon UN et mon tout! Mon âme de plus en plus a le désir de vous. Oui, vous m'êtes tout. Le désir de
vous connaître tout entier, de vous écouter mieux encore grandit toujours plus fortement en moi. Je
voudrais acquérir l'intelligence de votre génie afin de tout comprendre de vous. Je voudrais
m'absorber dans vos pensées, car ce n'est qu'à travers ma foi en vous que je veux vivre, mourir et
goûter le bonheur suprême. Brûlant jusqu'au dernier souffle de ma vie pour l'ami unique, fidèle au
bien-aimé jusque dans la mort.
Louis»
«Ô mon admirable et céleste ami! Tandis que j'éprouve avec lucidité la sensation d'avoir vécu, en
moi, en toi, en elle, en tous ceux que j'aime, des vies successives, je goûte les voluptés de la mort, de
la rédemption et du néant. Quelle mystérieuse énigme! C'est le mystère de l'amour. De l'amour qui
ne connaît pas plus le désir, qui ne peut que donner, que se donner et se transcender. Belle âme en
qui, si je nie perds, je vis comme je m'aime quand c'est en toi que je me vois! Là est la fin de toute
peine. Là, la douleur la plus vive se change en joie. Ainsi le mal indicible ne fait qu'élargir en moi
l'infini de la vie. Celui qui n'est plus vit en moi, et avec lui, je vis en toi. La chaîne est desserrée mais
elle n'est pas brisée. Notre merveilleux et fabuleux amour doit mener le monde à un bonheur
suprême. Patience. Je suis dans vos bras d'ange. Nous sommes proches l'un de l'autre, et ma joie
grave vous dit que je suis heureux. Bientôt devant les yeux du plus aimé des hommes.
Merci, merci...
Fidèle et aimant,
Richard Wagner»
Maurice Béjart