Dialogisme et polyphonie dans les arr黎s de la `common law`

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Dialogisme et polyphonie dans les arr黎s de la `common law`
Le Dialogisme dans les arrêts de la ‘Common law’
Ross Charnock
In: L’Analyse du discours dans la société, Pugière-Saavedra, F. / F. Sitri / M. Veniard (éds)
Champion: Paris / Slatkine: Genève (2012), pp. 269-85.
Abstract:
Following the rule of precedent, common law decisions depend to a great extent on decisions made in the
past. Yet because new decisions create new precedents, they must also take account of possible future
effects. The same is true of interpretation, regarding the definitions of legal terms. Legal discourse thus
depends explicitly on a plurality of ongoing dialogues, not just between the judges and the legislature, but
also between the judges of the present and the past. In this way, common law judgments exemplify and
illustrate a Bakhtinian dialogical process, which provides a plausible account of some aspects of the
development of the law. At the same time, the dialogical analysis raises new theoretical problems in
linguistics, notably concerning the role of the context in the establishment of semantic meaning.
[Résumé :
Suivant la règle de ‘stare decisis’ dans la ‘common law’, les décisions juridiques dépendent en grande partie
des décisions prises par le passé. Cependant, puisque les nouvelles décisions créent de nouveaux précédents,
elles doivent tenir compte en même temps des éventuels effets futurs. Il en va de même pour l’interprétation,
en ce qui concerne les définitions des termes techniques juridiques. Ainsi, le discours juridique dépend d’une
pluralité de dialogues, non seulement entre les juges et la législature, mais aussi entre les juges du présent et
du passé. De cette manière, les jugements rendus dans le système de la ‘common law’ illustrent clairement le
processus dialogique bakhtinien, qui suggère une explication plausible de certains aspects du développement
de la loi. Dans le même temps, l’analyse dialogique soulève de nouveaux problèmes théoriques en
linguistique, notamment concernant le rôle du contexte dans l’établissement de la signification sémantique.]
1. Introduction : Dialogisme juridique
A en juger par les titres des ouvrages du Cercle Bakhtine, le dialogisme semble surtout concerner
non pas la sémantique mais la littérature (Tolstoï, Dostoïevsky) ou l’histoire des idées (Marx,
Freud). Il apparaît cependant qu’il y est question non pas de concepts spécifiques liés à une
discipline particulière, mais de la signification en général. Dans le modèle dialogique, le sens des
énoncés est conçu comme étant en perpétuelle évolution dans un dialogue sans fin. Voloshinov
(1927 : 118, cité par Todorov, 1981: 50), membre du Cercle Bakhtine, note qu’aucun énoncé ne
peut être attribué à un seul locuteur et que le sens est le produit de l’interaction active entre des
locuteurs. Selon Bakhtine, écrivant sous son propre nom (1974 : 373, cité par Todorov, 1981 :
573) :
“Le contexte dialogique ne connaît pas de limites (il disparaît dans un passé illimité et dans un futur
illimité). Même les sens passés, c’est-à-dire ceux qui sont nés au cours du dialogue des siècles passés
ne peuvent être stables (achevés une fois pour toutes, finies) ; ils changeront toujours (en se
renouvelant) au cours du développement ultérieur, à venir, du dialogue.”
Bakhtine (ibid) fait remarquer à ce propos qu’'il existe des masses immenses, illimitées, de sens
oubliés, mais susceptibles de revenir à l’esprit au fur et à mesure que le dialogue avance, et de
revivre sous une forme renouvelée (dans un autre contexte)”. Ainsi, le sens attribué aux mots
dépend non seulement de la situation au moment de l’énonciation, mais aussi des utilisations avant
et même après l’énonciation.
Puisque l’évolution du sens passe par l’acquisition cumulative de nouvelles connotations, le
dialogisme bakhtinien est étroitement lié au concept de la “texture ouverte” (open texture), introduit
2
en philosophie du langage par Waismann (1951). Selon Waismann, les choses sont associées à un
nombre infini de traits sémantiques, dont certains n’ont pas encore été remarqués, alors que d’autres
ne le seront jamais. Il s’ensuit qu’aucune définition ne pourra jamais être complète. La texture
ouverte est aussi présentée comme fondamentale en théorie du droit. Hart (1961) a repris le terme à
son compte, avec un sens légèrement différent, en faisant remarquer que certains aspects d’un
jugement précédent peuvent ne pas être remarqués avant qu’un nouveau problème juridique ne se
pose.
A la différence des arrêts français, souvent motivés de manière très technique, les
‘judgments’ rendus par les juges anglais ou américains font clairement apparaître les éléments d’un
dialogue quasi conversationnel. Dans le système de la ‘common law’, chaque juge rend son propre
jugement, en décrivant les faits, en évaluant les arguments des deux parties et en explicitant le
raisonnement adopté. Il est ainsi possible de suivre les débats internes et de mieux saisir
l’argumentation mise en oeuvre.
Les juges sont naturellement contraints par les textes votés par la législature, qu’ils
interprètent dans des contextes particuliers. Mais dans la ‘common law’, ils sont aussi contraints par
les jugements précédents, qui ont dans ce système force de loi. Il n’est donc pas étonnant de
constater que les jugements comportent des traces de rapports discursifs à plusieurs niveaux, non
seulement entre les juges et le législateur, mais aussi entre les juges du présent et ceux du passé.1
2. Dialogues avec la législature
La fonction traditionnelle des juges est de donner effet à l’intention du législateur. Ils doivent donc
appliquer et faire exécuter les lois telles qu’elles sont votées par le Parlement. Mais même si une
législature en tant que collectivité peut avoir une intention claire et univoque, celle-ci ne saurait être
communiquée directement par des mots exprimant des règles générales. Les juges doivent donc
décider du sens du texte dans tel ou tel cas particulier, en fonction des faits spécifiques. La tension
permanente entre la loi et la justice correspond souvent à celle, inéliminable, qui subsiste entre “ce
qui est dit” dans le texte voté, et ce qui semble avoir été l’intention. Par conséquent, si les ‘lois
écrites’ sont naturellement citées dans les jugements, souvent in extenso, leur signification varie dans
le temps.
De telles questions d’interprétation sont soulevées de manière évidente par le Bill of Rights
(1791), qui comprend les dix premiers amendements à la Constitution des Etats-Unis. Le 8e
Amendement interdit, par exemple, les punitions ‘cruelles et inhabituelles’ (cruel and unusual). Le
fait que cette interdiction n’empêche pas la peine de mort soulève des questions inévitables
concernant la notion de la cruauté et la véritable signification de l’expression. Le Justice Scalia
signale dans l’affaire Roper v Simmons (2005) que ces mots figurent déjà dans le Bill of Rights
anglais de 1689,2 et qu’ils doivent donc être interprétés par rapport à ce premier texte. Selon le juge,
le sens dépend donc non pas du mot ‘cruel’, qui a pu évoluer avec la société, ni du mot ‘unusual’,
tout aussi subjectif, mais du connecteur logique ‘and’. Par conséquent, toujours selon le Justice
Scalia, parlant en 2005, suivant en cela le sens voulu par les rédacteurs du Bill of Rights de 1689,
seules les punitions qui sont à la fois cruelles et inhabituelles sont interdites par la constitution.
L’expression ‘equal protection of the laws’ figure dans le 14e amendement (1868). Il est
généralement admis que l’objectif premier de cet amendement, voté après la guerre de sécession,
était d’accorder des droits aux anciens esclaves. Pourtant, l’expression a été réinterprétée à plusieurs
reprises. Dans l’affaire Plessy v Ferguson (1896), notamment, il a été déclaré que l’égalité des races
n’était pas incompatible avec la ségrégation. Selon le Justice Brown, puisque l’égalité sociale n’était
1 La plupart des affaires importantes jugées entre 1220 et 1865 sont disponibles dans les “English Reports” (178 tomes
de 1500 pages en moyenne). Depuis 1865 les rapports sont publiés dans les “Law Reports”, ainsi que dans d’autres séries
spécialisées. Aux Etats-Unis, toutes les affaires décidées par la Cour Suprême sont disponibles gratuitement sur divers
sites électroniques.
2 “That excessive bail ought not to be required, nor excessive fines imposed, nor cruel and unusual punishments
inflicted.” (Bill of Rights 1689)
3
pas concevable, l’amendement ne pouvait concerner que l’égalité strictement juridique, 3 ce qui
n’interdisait en rien la séparation sociale. Cette interprétation ne fut inversée qu’en 1954 dans
l’affaire Brown v Board of Education.
Le 14e amendement protège tout citoyen des Etats Unis, le statut de ‘citoyen’ étant accordé à
“toute personne née ou naturalisée aux Etats-Unis” (All persons born or naturalized in the United
States ...). Cependant, interprétés dans un autre contexte, ces mots ont amené les juges à conclure à la
constitutionnalité de l’avortement. En effet, puisque par définition les fétus ne sont pas encore nés (ni
a fortiori naturalisés), ils ne peuvent être considérés comme des citoyens ; ils n’ont donc aucun droit.
Dans l’affaire Roe v Wade (1973), le Justice Blackmun considère que cette interprétation correspond
justement à l’intention du législateur.4
Si les juges suivent les règles décidées par la législature, l’inverse est aussi vrai, puisque la
législature peut tenir compte des décisions prises par les juges. En effet, de nombreuses expressions
créées par les juges sont adoptées par la suite par les législateurs, qui les utilisent dans de nouvelles
lois. Il suffit de prendre un seul exemple, celui de ‘fit for purpose’ (ce qui convient pour un usage
normal). Cette expression, qui figurait dans l’affaire Smith v Baker (1891), a été reprise dans le Sale
of Goods Act (1893 s14). Elle est devenue célèbre dans l’affaire Grant v Australian Knitting Mills
(1936), lorsque Lord Wright a défini les obligations des vendeurs concernant les délits civils. Elle
figure toujours dans le Consumer Protection Act (1987).
Il est clair que la fonction des juges en tant qu’interprètes n’est pas simplement passive. En
établissant le sens des lois, ils créent de nouvelles règles, qui sont parfois reprises par la législature.
Comme l’avait prévu Bakhtine, il s’agit d’une interaction active, qui contribue à l’établissement du
sens.
3 Rapports discursifs avec les juges du passé
Selon la règle de stare decisis, les juges de la ‘common law’ sont liés par les jugements émis dans les
affaires précédentes, lorsque les faits sont suffisamment similaires. Cette règle permet d’assurer
l’égalité de traitement, étant donné que les faits semblables seront toujours jugés de la même façon.
Elle soulève pourtant de nombreux problèmes, notamment lorsque le résultat de l’affaire précédente
paraît inacceptable, soit à cause d’une erreur, soit à cause de l’évolution naturelle de la société. Dans
ce cas, les juges risquent de se sentir obligés de suivre la règle ancienne, et de persister dans
l’injustice. Le Justice Holmes signale explicitement ce danger, lorsqu’il fait remarquer dans l’affaire
Lochner v NY (1905) que les opinions des juges ont tendance à devenir des lois (“Every opinion
tends to become a law”)
Les juges apprennent donc comment contourner les précédents douteux. Il est courant de faire
un ‘distinguo’, en déclarant tout simplement que les faits ne sont pas les mêmes, et que la règle
précédente ne s’applique donc pas. Il est aussi possible de considérer la règle précédente comme une
simple remarque faite en passant (obiter dicta), sans portée juridique, plutôt que comme une règle
nécessaire pour la décision (ratio decidendi). Les cours supérieures ont aussi le droit d’inverser la
jurisprudence (to ‘overrule’, voir Charnock 2009). Mais il reste toujours possible d’adopter une
technique sémantique, et de réinterpréter les paroles des juges. Pour prendre un exemple
particulièrement frappant, Lord Diplock a rejeté en 1962 une règle décidée par Lord Atkinson
quarante ans plus tôt, en supposant tout simplement qu’en disant ‘will’ (devra), il voulait dire ‘may’
(pourra).5 Comme l’avait prévu Bakhtine, le contenu des règles apparaît ici explicitement comme le
3 “The object of the 14th amendment was undoubtedly to enforce the absolute equality of the two races before the law,
but in the nature of things, it could not have been intended to abolish distinctions based upon color, or to enforce social,
as distinguished from political, equality, or a commingling of the two races upon terms unsatisfactory to either.” (Plessy
v Ferguson 1896, per Justice Brown)
4 “The Constitution does not define “person” in so many words. [...] the use of the word is such that it has application
only postnatally. [...] All this [...] persuades us that the word “person,” as used in the Fourteenth Amendment, does not
include the unborn.” (Roe v Wade 1973, per Justice Blackmun)
5 “It follows from the whole tenor of Lord Atkinson’s speech [...] that the word ‘will’ was intended to be ‘may’”. (Hong
4
produit d’une interaction active entre interlocuteurs privilégiés, dans un dialogue qui s’étend parfois
sur une période longue.
3.1 Dialogues concernant le sens des mots - ‘money’
Une règle d’interprétation décidée en 1725 impose aux juges anglais d’interpréter le mot ‘money’
dans des testaments comme dénotant les espèces (cash), par opposition aux valeurs mobilières. Cette
règle fut décidée par le Baron Gilbert dans l’affaire Mary Shelmer’s will (1725). La dame avait
effectué des dons en faveur des membres de sa famille, avant de léguer l’argent restant à ses fidèles
serviteurs. Elle avait malheureusement sous-estimé sa fortune. Par conséquent ses serviteurs
risquaient de toucher plus que ses enfants. Le Baron Gilbert estimait que cela ne pouvait
correspondre à sa véritable intention. Pourtant, aux termes de la loi, il n’avait pas le droit de corriger
le testament. Il devait au contraire respecter le texte, pris dans son sens littéral. Il a donc adopté une
solution étymologique. Même s’il n’y avait aucune raison de croire que la testatrice ait rédigé son
testament en fonction de l’étymologie latine des mots (qu’elle ignorait probablement), le juge affirma
que le mot anglais ‘money’ correspondait non pas au mot latin ‘pecunia’, mais à ‘moneta’, 6 et ne
dénotait donc dans son sens littéral que l’argent comptant.
Cette nouvelle règle a permis d’obtenir un résultat satisfaisant pour les enfants de Mary
Shelmer, mais elle a conduit par la suite à de nombreux jugements injustes. Dans Lowe v Thomas
(1854), la testatrice, Ann Thomas, a légué “tout son argent” à son frère. Elle disposait
d’investissements importants, mais n’avait à sa disposition, au moment de sa mort, que £60 en
espèces. Tout en reconnaissant que la cour devait interpréter les mots dans leur acceptation
‘ordinaire’, Sir W. Page Wood VC considéra que cette acceptation devait forcément correspondre à
ce que les juges précédents avaient déjà décidé. Il restait donc dans l’obligation de déclarer que le
testament ne concernait que la somme immédiatement disponible.7
Pour éviter de telles absurdités, il était admis que les mots du testament pouvaient être
interprétés en tenant compte du contexte. Mais la notion de “contexte” n’étant pas clairement définie,
cette modification de la règle ne garantissait pas toujours des résultats acceptables. Dans l’affaire Re
Gates (1929), le testateur avait légué “tout son argent” à Alfred George Cabell. A sa mort, il
possédait plus de £700 en actions et obligations, mais seulement £4 en espèces. Hanworth MR
voulait bien interpréter le testament conformément au contexte ; mais il dut finalement reconnaître
qu’en dehors des mots du texte, il ne disposait d’aucun élément contextuel susceptible de fonder sa
décision. Par conséquent, il a dû retenir une interprétation qui ne correspondait certainement pas à
l’intention supposée du testateur.8
La question ne fut définitivement réglée qu’en 1943 par la Chambre des Lords, dans l’affaire
Perrin v Morgan. Constatant que cette règle constituait un obstacle à la justice, les juges se
demandaient s’il était préférable soit de la supprimer soit de modifier son application afin d’obtenir
des résultats différents.9 Par une majorité de trois contre deux la Chambre des Lords décida la
suppression de la règle, Lord Atkin affirmant avec satisfaction que le nombre de testateurs
insatisfaits (dont les esprits l’attendaient peut-être pour se plaindre sur l’autre rive de la rivière Styx)
Kong Fir Shipping Co Ltd v Kawasaki Kisan Kaisha Ltd 1962, per Lord Diplock)
6 “I am of Opinion, that the word ‘money’ mentioned in the Bequest to the Servants in her Will, is a general Word, but
yet not so large, and comprehensive as the Word ‘pecunia’ in the Roman tongue; [...] The Word ‘money’ in our
Language answers to the Barbarians Latin Word ‘moneta’, and is a Genus that comprehends two Species, viz. ready
money and Money due.” (Mary Shelmer’s Will 1725, per Baron Gilbert)
7 “However I might differ in my own notion of the ordinary acceptation of the word ‘money’ in this case, I cannot hold
its meaning to be contrary to what judicial decision has determined its ordinary sense to be.” (Lowe v Thomas 1854, per
Sir W Page-Wood VC)
8 “[T]he rule is that the word ‘money’ when used in a will means money in the strict sense unless there is a context to
show otherwise. What is meant by context? [...] In the present case we have simply the words ‘all my money.’ [...]
Therefore the appeal fails.” (Re Gates CA 1929, per Hanworth MR)
9 “Thus two questions arise in the appeal; the first relates to the rule of construction, and is whether the rule, as applied
by the courts in the decisions referred to, is a wrong rule altogether, or is a sound rule, which has been wrongly applied. ”
(Perrin v Morgan 1943, per Lord Thankerton)
5
“serait considérablement diminué”.10
3.2 Argumentation polyphonique
Selon Bakhtine, le discours d’un seul individu reste essentiellement dialogique. Il affirme (1952-3:
273, cité par Todorov 1981 : 95) que : “Ces relations [entre le discours d’autrui et celui du Je] sont
analogues (mais bien entendu non identiques) aux relations entre les répliques d’un dialogue.”
Bakhtine parle à ce propos d’une seconde voix qui serait présente lorsque nous parlons à
nous-mêmes, ce qui donne lieu à un “dialogue intérieur”. Ainsi, le principe dialogique comprend non
seulement les interlocuteurs réels du présent et du passé, mais aussi les dialogues virtuels, lorsqu’un
seul interlocuteur exprime différents points de vue. Il s’agit alors de ‘polyphonie’.
Selon Ducrot (1984), ces différents points de vue s’articulent à l’intérieur des énoncés à
l’aide des ‘connecteurs argumentatifs’. Dans ce modèle, tout locuteur fait parler des énonciateurs
virtuels, comme l’auteur de pièces de théâtre fait parler ses personnages. Cependant, le locuteur
s’identifie habituellement au point de vue de l’un des énonciateurs, l’orientation argumentative étant
signalée sur le plan linguistique par l’emploi de connecteurs comme ‘mais’, ‘donc’ ou ‘puisque’. Sur
le plan juridique, étant donnée que les juges sont dans l’obligation d’évaluer les arguments des deux
parties, leurs jugements font naturellement apparaître ce phénomène. Il est facile de trouver des
exemples polyphoniques où les juges présentent des arguments apparemment convaincants mais
immédiatement réfutés (voir par exemple Mazzi, 2007). De tels arguments sont qualifiés selon les
cas de ‘formidables’, ‘séduisants’, ‘impressionnants’, ‘puissants’ ou ‘ingénieux’, avant d’être rejetés.
Dès 1880, Stephen J qualifie un argument d’“ingénieux”, mais signale dans la même phrase
qu’il n’est pas fondé.11 En 1944, Scott CJ présente un argument comme “séducteur” avant de
montrer dans la même phrase qu’il est fallacieux. 12 En 1951, Denning LJ présente un argument qu’il
qualifie de “formidable” mais qu’il rejette ensuite. 13 En 1956, Lord Devlin qualifie un argument
d’“impressionnant” avant d’indiquer un défaut logique.14 En 1998, Lord Hoffmann refuse d’accepter
un argument “fort”, préférant retenir une autre solution plus juste et plus cohérente. 15 Encore plus
récemment, en 2006, Lord Bingham admet la force d’un argument qu’il ne peut pas rejeter, mais
qu’il ne pense pas devoir accepter non plus.16
D’autres arguments qualifiés de non négligeables se révèlent néanmoins inacceptables. 17
Encore d’autres sont qualifiés d’intéressantes mais sans pertinence.18
10 “I anticipate with satisfaction that henceforth the group of ghosts of dissatisfied testators who [...] wait on the other
bank of the Styx, to receive the judicial personages who have misconstrued their wills, may be considerably diminished.”
(Perrin v Morgan 1943, per Lord Atkin)
11 “This ingenious argument appears to us to be unfounded, both in law and in fact.” (AG v Edison Telephone ExD 1880,
per Stephen J)
12 “Attractive as this argument is at first sight, it is in our opinion fallacious,” (Temple Steamship v Sovfracht. CA 1944,
per Scott LJ
13 “There is a formidable argument against any intervention on the part of the King’s Bench at all. [...] The answer to this
argument, however, is that the Court of King’s Bench has an inherent jurisdiction to control all inferior tribunals, not in
an appellate capacity, but in a supervisory capacity.” (R v Northumberland Compensation App Tribunal exp Shaw CA
1951, per Denning LJ)
14 “This is an impressive argument. But it does not seem to me that the logic of the matter necessarily requires that an
animal that is savage by disposition should be put on exactly the same footing as one that is savage by nature. ” (Behrens
v Bertram Mills Circus QB 1957, per Devlin J)
15 ”There is obviously a strong argument for doing so, but I do not think that it should prevail over the desirability of
giving in this case what your Lordships consider to be a just and principled decision.” ( Kleinwort Benson Ltd v. Lincoln
CC HL 1998, per Lord Hoffmann)
16 “I see very considerable force in this argument [...] I would not, therefore, reject this argument. But nor do I think the
House should in this appeal accept it, for reasons which I find, cumulatively, to be compelling.” (Jones v Whalley HL
2006, per Lord Bingham)
17 “[...] is not a negligible argument, and a majority of the Court of Appeal broadly accepted it. There are, however, in
my opinion, a number of reasons why it must be rejected. (A (FC) v Sec Home Dept HL 2005, per Lord Bingham)
18 “[...] is an interesting argument, but I find myself unable to read it into section 16” (Cummings v Thomas & Baldwins
CA 1955, per Singleton LJ)
6
4. Terminologie juridique - la définition dans le dialogue
Les textes juridiques sont facilement reconnaissables à cause de l’occurrence fréquente de termes
spécialisés. Dans la plupart des disciplines, les termes techniques sont par définition univoques, liés à
un concept rigoureusement défini. En droit, pourtant, le sens des termes techniques évolue à
l’intérieur d’un dialogue continu, selon les besoins des affaires qui se présentent.
Le terme ‘offer’, par exemple, dans le droit des contrats, correspond à la ‘pollicitation’,
susceptible en cas d’acceptation de créer des obligations juridiques. Mais la définition précise peut
être modifiée si nécessaire. Ainsi, suivant une jurisprudence constante depuis Harris v Nickerson
(1873), ni un catalogue ni une publicité ne constituent une offre, puisque cela reviendrait à créer des
obligations impossibles à tenir, envers le monde entier. Cette règle se heurte à des difficultés lorsque
des objets sont déposés dans les vitrines des magasins, étiquetés avec un prix. En 1960, lorsqu’un
commerçant fut accusé d’avoir “offert” à la vente un couteau à cran, à l’époque interdit de vente, il
soutint pour sa défense que selon la jurisprudence applicable, l’exposition dans la vitrine ne
constituait pas une offre. Parker CJ fut alors obligé de lui donner raison.19 Le Parlement a ensuite
modifié la loi pour mieux défendre le consommateur (Consumer Protection Act 1987).
La notion de ‘misrepresentation’ (le dol contractuel) est particulièrement intéressante à cet
égard. La définition précise fut le sujet d’un débat sur plusieurs décennies entre certains juges qui
considéraient que cela devait correspondre à un vice du consentement, suffisant pour justifier
l’annulation d’un contrat, et d’autres qui considéraient au contraire qu’il ne pouvait y avoir
‘misrepresentation’ en l’absence de fraude intentionnelle. Sir George Jessel MR affirmait dans
l’affaire Smith v Chadwick (1882) que la ‘misrepresentation’ est constituée dès que le contractant
laisse entendre des choses qui se révèlent par la suite fausses, même s’il pensait sincèrement dire la
vérité. Il s’agirait alors de négligence plutôt que de mauvaise foi.20 Mais cette affirmation fut rejetée
quelques années plus tard par Lord Herschell, qui considérait au contraire, dans l’affaire Derry v
Peek (1889), qu’il était toujours nécessaire de démontrer la fraude.21
Après cette dernière décision de la Chambre des Lords, en tant que tribunal de dernier
recours, les juges ont dû faire preuve d’ingéniosité pour rendre justice dans de nombreuses affaires.
Le Parlement n’est intervenu pour leur faciliter la tâche qu’en 1967, en précisant dans la
Misrepresentation Act que même en l’absence de fraude, le responsable de la ‘misrepresentation’
devra toujours payer les dommages et intérêts. 22 Cet exemple illustre encore une fois le dialogue
permanent entre les juges et la législature. Puisqu’il s’agissait de revenir à la définition acceptée
avant Derry v Peek (1889), il confirme en même temps l’affirmation bakhtinienne selon laquelle le
sens peut toujours être influencé par le discours du passé. Ainsi, comme l’avait prévu Bakhtine,
l’ancienne définition de ‘misrepresentation’ revit sous une forme renouvelée.
19 “I confess that I think most lay people and, indeed, I myself when I first read the papers, would be inclined to the view
that to say that if a knife was displayed in a window like that with a price attached to it was not offering it for sale was
just nonsense. In ordinary language it is there inviting people to buy it, and it is for sale; but any statute must of course be
looked at in the light of the general law of the country.” (Fisher v Bell CA 1960, per Lord Parker)
20 “A man may issue a prospectus or make any other statement to induce another to enter into a contract, believing his
statement is true, and not intending to deceive; but he may through carelessness have made statements which are not true,
and which he ought to have known were not true, and if he does so he is liable in an action for deceit. He cannot be
allowed to escape merely because he had good intentions, and did not intend to defraud.” (Smith v Chadwick CA 1882,
per George Jessel MR)
21 “I cannot assent to the doctrine that a false statement made through carelessness which ought to have been known to
be untrue, of itself renders the person who makes it liable to an action for deceit. This does not seem to me by any means
necessarily to amount to fraud, without which the action will not, in my opinion, lie.” (Derry v Peek HL 1889, per Lord
Herschell)
22 Misrepresentation Act 1967, s2(1): “Where a person has entered into a contract after a misrepresentation has been
made to him by another party thereto and as a result thereof he has suffered loss, then, if the person making the
misrepresentation would be liable to damages in respect thereof had the misrepresentation been made fraudulently, that
person shall be so liable notwithstanding that the misrepresentation was not made fraudulently, unless he proves that he
had reasonable ground to believe and did believe up to the time the contract was made that the facts represented were
true.”
7
Il en va de même pour le terme ‘consideration’. Dans la ‘common law’ anglaise, aucun
contrat n’est constitué sans qu’il y ait une contre-partie pour la promesse, appelée la ‘consideration’.
En l’absence de ‘consideration’ suffisante, une simple promesse est considérée comme un “nudum
pactum”, qui ne crée pas d’obligations juridiques. Pour éviter des injustices, les juges ont souvent
modifié la définition de la ‘consideration’, tout en respectant les définitions proposées par les juges
précédents. Aujourd’hui les étudiants apprennent en première année que ni les ‘pre-existing
obligations’ (la promesse de faire ce que l’on devait faire de toute façon) ni la ‘past consideration’ (la
promesse de faire ce qu’on a déjà fait) ne sont acceptables. Ils apprennent aussi que si la
‘consideration’ doit être juridiquement ‘suffisante’, il n’est pas nécessaire qu’elle soit
économiquement ‘adéquate’.
Dès 1765, devant l’impossibilité de créer une nouvelle exception, Lord Mansfield est allé
jusqu’à nier l’existence même du principe général. Dans l’affaire Pillans v Van Mierop (1765), une
banque, ayant accepté de garantir un chèque, refusa, après la faillite du client acheteur, de tenir sa
promesse. Devant le tribunal, elle justifia son refus en faisant remarquer qu’elle n’avait rien reçu en
contrepartie de la promesse. Pour Mansfield, la banque restait néanmoins obligée de payer. Selon lui
la ‘consideration’ n’était pas nécessaire, du moins dans le droit mercantile. 23 Cette approche fut
rejetée en 1840 par Denman CJ, qui évoque surtout des raisons pratiques.24
Au lieu de rejeter la règle, d’autres juges ont préféré introduire des modifications et des
exceptions. Pour Blackstone, écrivant en 1762, l’affection familiale pouvait tout à fait constituer une
‘good consideration’.25 A l’époque moderne, pourtant, il en va autrement, puisque ni les liens
familiaux ni le sentiment d’affection ne peuvent justifier une obligation contractuelle. Néanmoins,
Denning LJ a réussi à valider et à faire exécuter des accords apparemment sans ‘consideration’, par
exemple dans l’affaire Ward v Byam (1956). Dans cette affaire, un mari, ayant quitté sa femme,
accepta de lui payer une pension alimentaire à condition qu’elle s’occupe de leur enfant. Comme elle
devait de toute façon s’occuper de l’enfant, il s’agissait techniquement d’une ‘pre-existing
obligation’. Denning LJ justifia cependant sa décision en faisant remarquer que l’accord entre les
parties précisait que la mère devait s’occuper “bien” de l’enfant. L’engagement pris dépassait donc
l’obligation pré-existante.26
Même les termes juridiques les plus anciens, y compris ceux qui proviennent du droit romain,
peuvent toujours évoluer dans le temps. Il en va ainsi des notions de “Actus reus” ou de “Mens rea”.
Dans le droit pénal, un délit n’est constitué que s’il y a à la fois l’acte (actus reus) et l’intention
criminelle (mens rea). Ainsi, en règle générale, une personne ayant commis un acte interdit ne saura
être condamnée au pénal que s’il avait l’intention de commettre le crime. De même, la simple
intention non suivie d’effet ne peut constituer au mieux qu’une tentative. Lord Hailsham explique
pourtant dans l’affaire Haughton v Smith (1973) que la signification généralement attribuée à ces
termes résulte d’une erreur de traduction, et qu’à l’origine les termes ne recouvraient pas les mêmes
concepts.27 Dans l’affaire en question, la distinction était justement fondamentale. Le prévenu avait
bien l’intention de se rendre coupable de recel d’objets volés, mais l’acte envisagé s’est révélé être
juridiquement impossible. En effet, les objets en question ayant déjà été récupérés par la police, ils
23 “A nudum pactum does not exist, in the usage and law of merchants [...] I take it, that the ancient notion about the
want of consideration was for the sake of evidence only: for when it is reduced into writing [...] In commercial cases
amongst merchants, the want of consideration is not an objection.” (Pillans v Van Mierop, 1765)
24 “The enforcement of such promises by law, however plausibly reconciled by the desire to effect all conscientious
engagements, might be attended with mischievous consequences to society”. (Eastwood v Kenyon 1840, per Denman CJ)
25 “A good confideration is fuch as that of blood, or of natural love and affection, when a man grants an eftate to a near
relation; being founded in motives of generofity, prudence, and natural duty.” (Blackstone 1762, T2: 297)
26 “I approach the case, therefore, on the footing that, in looking after the child, the mother is only doing what she is
legally bound to do. Even so, I think that there was sufficient consideration to support the promise.” (Ward v Byam 1956,
per Denning LJ)
27 “Strictly speaking, though in almost universal use, it derives, I believe, from a mistranslation of the Latin aphorism:
‘Actus non facit reum nisi mens sit rea.’ Properly translated, this means ‘An act does not make a man guilty of a crime,
unless his mind be also guilty.’ It is thus not the actus which is ‘reus,’ but the man and his mind respectively. Before the
understanding of the Latin tongue has wholly died out of these islands, it is as well to record this as it has frequently led
to confusion.” (Haughton v Smith HL, per Hailsham LC)
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ne pouvaient plus être considérés comme étant ‘volés’.
Il en va de même pour la notion de ‘stare decisis’, qui désigne aujourd’hui la règle du
précédent, fondamental dans la ‘common law’. Il apparaît que cette expression provient d’une
citation tronquée, selon laquelle il vaut mieux ne pas modifier ce qui ne pose pas de problème :
“Stare decisis, et non quieta movere”. La citation complète se comprend non pas comme une règle
contraignante, mais plutôt comme un conseil.
L’évolution terminologique continue aujourd’hui, y compris dans le droit européen. Dans
l’affaire EB v France (2007), la Grande Chambre s’est réunie pour modifier le sens attribué au mot
‘discrimination’ dans la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Les juges ont décidé,
contrairement aux jugements précédents, que la définition devait désormais comprendre
l’interdiction d’adoption pour les femmes lesbiennes. Pour avoir appliqué la loi telle qu’elle existait
auparavant, au moment des faits,28 la France fut condamnée à 25 000 euros d’amende (dont 15 000
pour l’avocat).
5. Discours juridique et langue ordinaire
Les juges sont censés décider les affaires en fonction de la loi existante sans se laisser influencer ni
par leur avis personnel ni par l’opinion publique. Cependant, ils doivent souvent fonder leurs
décisions sur le “sens ordinaire des mots”, par exemple dans des affaires de diffamation ou
concernant les marques déposées. L’interprétation de ces expressions ordinaires relève du juge, qui
doit se fier à ces propres intuitions linguistiques. Mais pour se justifier, de nombreux juges font appel
à ce qu’ils conçoivent comme le parler ordinaire. Ainsi, dans AG’s Reference 5 (1980), il fallait
savoir si les verbes “shows, plays or projects” dans le Obscene Publications Act (1959) pouvaient
désigner l’utilisation des magnétoscopes, inconnus du législateur à l’époque du passage de la loi.
Lawton LJ répondit dans l’affirmatif, fondant sa décision explicitement sur le “parler populaire”
(ordinary parlance). Il soutint, peut-être à tort, que le verbe ‘to play’ prend couramment comme objet
non seulement les disques, mais aussi les bandes VHS.
Si le langage ordinaire peut influencer les décisions des juges, les jugements rendus peuvent
aussi influencer la langue de tous les jours. On remarque de nombreuses expressions ordinaires qui
trouvent leur origine dans le discours juridique. Certaines expressions surannées comme “M’lud”
(My Lord - Sieur, pour s’adresser à M le Président) ou “my learnèd friends” (confrères) dénotent
directement le parler juridique. D’autres, plus idiomatiques, comme “save your neck” (échapper
belle) ou “for a small consideration” (contre-partie), sont moins transparentes. Elles n’évoquent plus
aussi directement leurs origines dans la peine de mort par pendaison ou dans le droit des contrats. Il
en va de même pour le mot ‘peppercorn’ (poivron), rarement employé dans son sens premier mais
courant lorsqu’il s’agit d’un loyer pas cher, qualifié le cas échéant de ‘peppercorn rent’ (loyer
poivron). Il s’agit d’une valeur minimale qui sert uniquement pour ‘contractualiser’ un accord, à
l’aide d’une ‘considération’ juridiquement suffisante. L’expression est déjà utilisée en ce sens par
Blackstone (1762).29 Elle figure aussi dans le Conveyancing Act (1881 s65), qui distingue un loyer
sans valeur monétaire d’un loyer qui ne peut plus être exigé pour d’autres raisons.
L’origine juridique du terme ‘sectioned’ (être interné de force dans un établissement
psychiatrique) est plus récente. Les juristes parlent plutôt d’internement selon les pouvoirs conférés
par la 2e ‘section’ du Mental Health Act 1959, qui parle justement des compulsory admissions’
(admissions obligatoires).
Aux Etats-Unis, le verbe ‘to mirandarize’ est couramment utilisé dans les séries télévisées
28 “In the Court’s opinion, if the reasons advanced for such a difference in treatment were based solely on considerations
regarding the applicant’s sexual orientation this would amount to discrimination under the Convention. ” (EB v France
ECHR 2008)
29 “[...] though thefe very feldom carry the outward appearance of a gift, however freely beftowed; being ufually
expreffed to be made in confideration of blood, or natural affection, or of five or ten fhillings nominally paid to the
grantor [...], though it be but a peppercorn: any of which confiderations will, in the eye of the law, convert the gift, if
executed, into a grant; if not executed, into a contract.” (Blackstone Bk 2, ch 30 : 440)
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policières, au moment de l’arrestation d’un suspect, lorsque les policiers doivent lui signifier ses
droits. Le grand public ne sait pas qu’il s’agit d’un éponyme. Dans l’affaire Miranda v Arizona
(1966) Ernesto Miranda fut déclaré non coupable (de viol) par la Cour Suprême uniquement parce
qu’il n’avait pas été prévenu de ses droits avant l’interrogatoire (au cours duquel il a avoué le crime).
D’autres termes populaires sont en fait des acronymes. Des jeunes voyous se vantent parfois
de s’être rendu coupables de “GBH”, sans savoir qu’il s’agit en fait de ‘Grevious Bodily Harm’
(dommages corporels graves), expression introduite dans le Offences Against the Person Act qui date
de 1861. Plus récemment, un nouveau type d’injonction, créée par les Travaillistes du ‘New Labour’
pour lutter contre les incivilités et appelée ‘Anti-Social Behaviour Order’, est vite devenue “Asbo”
dans la bouche des premiers concernés.
L’expression ‘fit for purpose’ mentionnée plus haut, a récemment acquis une nouvelle
signification qui illustre clairement le processus dialogique. Suite à quelques épisodes embarrassants
dont il ne voulait pas accepter la responsabilité, John Reid, Ministre de l’Intérieur, qualifia
bizarrement son propre Ministère de ‘not fit for purpose’. Cette expression, reprise avec joie par les
journalistes, est aujourd’hui couramment utilisée par les non-spécialistes avec un sens peu clair qui
relève plus de la langue journalistique que du droit.
6. Conclusion
Les jugements de la ‘common law’, ainsi que les statuts législatifs, permettent d’illustrer le
dialogisme bakhtinien, qui est intégré dans le fonctionnement même du droit de manière claire et
évidente. Il est possible d’en tirer deux conclusions non exclusives.
La première concerne l’utilité de la linguistique pour les juristes. Même si le modèle
bakhtinien n’a pas d’application directe susceptible de faciliter la tache du juge, de confirmer ses
jugements ou de suggérer d’autres solutions possibles, il peut néanmoins contribuer à l’étude de
l’institution juridique en rendant compte de manière plausible de certains aspects du développement
historique de la loi. Pour autant, en tant que simple modèle, cela ne peut fournir de véritable
explication permettant de prévoir ou de contraindre l’évolution future.
La seconde conclusion concerne au contraire l'intérêt du droit pour la linguistique. Il est clair
que les jugements de la ‘common law’ constituent un corpus important, qui traite d’ailleurs
explicitement des questions de sens et d’interprétation. Les exemples authentiques que l’on y trouve
soulèvent souvent des problèmes théoriques intéressants. Dans cette optique, le fonctionnement du
droit permet de clarifier et de mieux saisir l'intérêt du dialogisme en tant que théorie du sens.
En effet, il est courant de distinguer, en adoptant une terminologie relativement transparente,
entre la signification de la phrase, définie au niveau sémantique, et le sens de l’énoncé, qui comprend
l’implicature intentionnelle qui apparait dans le contexte de discours. Il est pourtant difficile
d’intégrer dans un tel modèle la nécessaire flexibilité contextuelle de la notion de signification, qui
ne peut être fondée sur des invariants. En effet, même la signification de base est un fait social,
établie par consensus, au niveau de la collectivité. Loin d’être directement accessible aux intuitions
des sujets-parlants, elle est donc liée aux connaissances des membres de la communauté linguistique
à travers leurs expériences des discours passés. Elle dépend par conséquent des éléments contextuels.
(au sujet de la théorie de la sémantique contextualiste, voir par ex. Travis, 1991).
Il est clair en diachronie que la signification évolue dans le temps. De même, en synchronie
les mots n’ont pas la même signification dans différentes situations. Le sens d’un mot comme
“operation” a une signification différente lorsqu’il est utilisé par des médecins, des militaires ou des
mathématiciens. Ce qui est vrai des mots est également vrai des phrases, dont la signification et
même la valeur de vérité changent aussi selon le contexte. Ainsi, dans un contexte où la mère d’un
enfant se demande s’il a soif, une phrase tout à fait banale comme “Il a bu”, sera vrai si l’enfant a bu
un verre d’eau,, mais faux s’il a pris du vin. Ces valeurs de vérités seront inversées s’il s’agit d’un
policier qui se demande si un conducteur est ivre au volant. De même, une femme qui voit des
gouttes de lait en bas du frigo, et considère que son mari l’a mal nettoyé, dira avec raison que “Il y a
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du lait dans le frigo”. Dans ce contexte, la même phrase serait fausse si on ne trouve dans le frigo
qu’une boite de lait bien rangée. Ces valeurs de vérité seront inversée s’il s’agit d’un mari qui se
demande s’il pourra préparer des corn-flakes pour le petit-déjeuner. Cette variation au niveau de la
significtion ne peut s’expliquer ici en termes d’implicature pragmatique, car les mots désignent
souvent les mêmes espèces naturelles. Mais une fois la signification par défaut établie et admise dans
la situation particulière, l’implicature n’est pas exclue; l’une des phrases données en exemple
pourrait par exemple constituer un avertisssement (ne pas prendre le volant), alors que l’autre
pourrait intimer l’ordre de recommencer le travail de nettoyage.
Il semble donc que, si le consensus sémantique reste relativement stable, il doit néanmoins
être constamment remis à jour et ré-établi dans chaque nouveau contexte d’énonciation, en tenant
compte des connaissances des participants. Il s’agit d’un problème qui est souvent traité par les
juges. Le dialogisme suggère justement une explication de cette mutation permanente du sens.
Afin d’éviter de juger au cas par cas, les juges évitent autant que possible de rechercher
l’intention subjective (du législateur ou du testateur, par exemple) ou de tenir compte du sens
contextuel. Ils se fient de préférence au “sens littéral”, réputé plus objectif. Malheureusement, ils
constatent vite que ce sens littéral ne peut être directement appréhendé, et que l’interprétation varie
forcément selon le contexte. Ils font alors appel à une notion de sémantique juridique appelée le
‘sens littéral en contexte’. Ce concept, qui semble à première vue relever de l’oxymore, correspond
dans la pratique à la notion de “ce qui est dit” par les mots, pris dans le contexte particulier. Il est
donc à distinguer de l’intention communicative pragmatique.
Pour exprimer l’idée de ‘sens littéral en contexte’, les juges utilisent couramment le mot
‘couleur’ comme terme métalinguistique. Dans l’affaire AG v Prince Ernest-Augustus (1957), par
exemple, le Vicomte Simonds déclare que les mots ne peuvent être lus isolément, car leur ‘couleur’
et leur contenu sont dérivés du contexte.30 Stamp J reprend la même expression en 1976, pour
affirmer que les mots prennent leur ‘couleur’ en fonction des mots environnants .31 Enfin, en 1983,
Lord Scarman fait remarquer que le mot ‘economic’, comme un caméléon, prend sa ‘couleur’ de la
situation environnante.32 En reprenant systématiquement cette expression, afin d’y apporter à chaque
fois de nouvelles précisions, les juges donnent ici l’impression de participer à un dialogue bakhtinien
à long terme sur le sujet de l’interprétation juridique.
Les relations entre l’analyse linguistique et l’analyse juridique du sens apparaissent aussi
dans l’application de la règle du précédent. En effet, dans le langage ordinaire, la compréhension des
mots utilisés dans des contextes nouveaux dépend nécessairement des connaissances tacites
concernant l’emploi des mêmes mots par le passé. Comme le fait remarquer Recanati (2004: 143), la
signification d’un terme de la langue ordinaire dans une nouvelle situation dépend de la similarité
entre la situation cible et la situation source, y compris en ce qui concerne l’arrière-plan sémantique.
Lorsque les deux situations divergent, l’applicabilité du terme n’est plus claire .33 Cette remarque
rappelle très précisément le fonctionnement de la règle du précédent. En effet, l’interprétation
juridique est fondée explicitement sur l’utilisation des termes lors des affaires précédentes. Tout
comme les expressions de la langue ordinaire, les règles précédentes ne s’appliquent que si les faits
sont suffisamment proches. Bien que les juges aient toujours la possibilité de réinterpréter les
jugements précédents, le dialogue entre les juges du présent et du passé permet dans la pratique
d’établir un consensus relativement stable à long terme.
Certains auteurs défendent néanmoins l’idée de l’objectivité du droit. Pour Dworkin (1986 :
337), il y aurait toujours une “bonne réponse”, qu’un juge idéal (en occurrence le juge Hercules)
30“Words, and particularly general words, cannot be read in isolation, their colour and content are derived from their
context.” (AG v Prince Ernest-Augustus 1957, per Viscount Simonds)
31“English words derive colour from those which surround them.” (Bourne v Norwich Crematorium 1976, per Stamp J)
32“[Economic] is a very useful word, chameleon-like, taking its colour from its surroundings.” (Bromley LBC v GLC
1983, per Lord Scarman)
33 “The applicability of a term to novel situations depends on its similarity to the source situations. The target situation
must be similar to the source situations not only with respect to the ‘explicit’ definition of the term, but also with respect
to the hidden background. If the two situations diverge, it will be unclear whether the term will be applicable. ” (Recanati
2004: 143)
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pourrait un jour découvrir à l’aide d’un raisonnement purement juridique. Dans cette approche
"réaliste" (au sens philosophique), il existerait toujours une vérité juridique, même si dans la pratique
elle ne nous est pas accessible. Selon Dworkin, pour établir cette vérité objective, le juge idéal doit
chercher à préserver l’intégrité du système, en faisant appel aux ‘principes’ de justice, qui viennent
compléter les règles écrites du droit positif. Dworkin se heurte ici à une objection bien connue. En
effet, il parait illusoire de chercher à démontrer l’objectivité du droit en se fondant sur des principes
qui ne sont pas susceptibles d'être énoncés de manière précise. De tels principes non écrits seraient
nécessairement subjectifs.
Pour Habermas, en revanche, seul le dialogue peut établir des normes acceptables pour tous.
Il rejette l’approche ‘monologique’ de Dworkin, en qualifiant ce dernier de ‘solipsiste’ (Habermas
1996 : 225). Son objection rappelle celle de Bakhtine lui-même, qui rejette tout raisonnement
monologique, en affirmant justement (1961 : 318, cité par Todorov, 1981 : 165) que : “Le
monologue se passe d’autrui. C’est pourquoi dans une certaine mesure il objective toute la réalité”.
Pour Habermas, les juges, en tant que participants à un vaste dialogue, doivent donc rejeter les
définitions fixes. Certes, cet auteur s’intéresse plus à la délibération démocratique qu’au dialogisme
bakhtinien. Néanmoins, toute délibération implique un dialogue susceptible de créer un consensus
plutôt qu’une vérité absolue. De ce point de vue, la norme juridique ne peut être que dialogique.
Le dialogisme bakhtinien fait ainsi apparaître la norme comme le produit d’une interprétation
cumulative, qui dépend de la mémoire discursive sur le long terme. Il permet ainsi de rendre compte
de certains aspects du développement du droit. Dans le même temps, la ‘common law’ permet
d’illustrer certains éléments du modèle bakhtinien, intégrés dans le fonctionnement même du droit, et
qui y paraissent comme une évidence. Les travaux en linguistique et en théorie du droit semblent
ainsi susceptibles d’apporter un éclairage réciproque.
Références
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Blackstone, William 1762. Commentaries on the laws of England (4 volumes) (University of
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Charnock, Ross, 2009. “Overruling as a speech act : performativity and normative discourse”,
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Ducrot, Oswald, 1984. “Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation”, in Le dire et le dit.
Minuit :171-233.
Dworkin, Ronald, 1986. Law’s Empire. London: Fontana Press.
Habermas, Jurgen, 1996. Between facts and norms: contributions to a discourse theory of law and
democracy. Cambridge, Mass : MIT Press.
Hart, H.L.A. 1961. The concept of law. Oxford: Clarendon (2e éd. 1994).
Mazzi, Davide, 2007. “The construction of argumentation in judicial texts”, Argumentation 21/1: 2138.
Recanati, François, 2004. Literal meaning. Cambridge: CUP.
Todorov, T. 1981. Mikhail Bakhtine : le principe dialogique, suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine.
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Travis, Charles, 1991. Annals of analysis (Review of Grice), Mind 398: 237-264.
Waismann, Frederick, 1951. “Verifiability”, in Flew, Anthony (dir), Logic and Language (1st
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Bourne v Norwich Crematorium [1976] 1 All ER
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Cummings v Thomas & Baldwins [1955] 2 WLR
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Eastwood v Kenyon 113 ER 482 (1840)
Fisher v Bell CA [1960] 1 QB 394
Re Gates [1929] 2 Ch 420
Grant v Australian Knitting Mills [1936] AC 85
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Haughton v Smith [1975] AC 476
Hong Kong Fir Shipping v Kawasaki Kisan [1962]
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Jones v Whalley [2006] AC 63 (HL)
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Perrin v Morgan [1943] 1 All ER 187 (HL)
Pillans and Rose v Van Mierop 97 ER 1035 (1765)
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Smith v Baker HL [1891] AC 325
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(CA)
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Roper v Simmons 543 US 551(2005)