La levée de l`anonymat du donneur de sperme

Transcription

La levée de l`anonymat du donneur de sperme

La levée de l’anonymat du don de sperme
Catherine PUIGELIER
Professeur à l’Université Paris VIII
Sommaire
I.-
D’UN CONSENTEMENT ET D’UNE IDENTITE RECHERCHES… ...................................... 3
A.
B.
II.A.
B.
D’AUTRES DISCIPLINES ET POINTS DE VUE...................................................................................... 3
L’IDENTITE JURIDIQUE ................................................................................................................... 5
… À UN CONSENTEMENT ET UNE IDENTITE RETROUVES ........................................ 7
LA QUESTION DU CONSENTEMENT DU DONNEUR ............................................................................ 7
LA QUESTION DE LA NOUVEAUTE OU DE LA REALITE ...................................................................... 8
1. En 1595, William Shakespeare (1564-1616) prêtait à Juliette les mots
suivants :
« O Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom; ou, si
tu ne le veux pas, jure de m’aimer, et je ne serai plus une Capulet ».
En écrivant ces lignes, le grand dramaturge anglais avait bien compris qu’il est
autre chose que le sang ou l’identité.
Il est l’amour qui autorise certains à être heureux ou à être malheureux. Il est
l’amour qui pousse certains à abandonner à la science le pouvoir (on ne peut
plus intime) de transmettre la vie, ses traditions et son patrimoine.
Mais il est aussi l’amour qui pousse un homme à donner à la science ce qui
permet à d’autres de faire un enfant. Sage est le père qui connait son enfant,
écrivait aussi William Shakespeare. Sage est peut-être encore celui qui fait don
à l’humanité le pouvoir de créer ou de procréer.

C’est avec ces sentiments qui frôlent l’amour, l’autre et le soi et plus
simplement le don, la transparence et l’anonymat que le législateur de ce début
du troisième millénaire doit écrire la loi. Une loi relative au don de sperme qui
existe déjà mais que l’évolution du monde laisse insuffisante ou apte à être
refondue ou renouvelée.
Au sein du titre V du projet de loi relatif à la bioéthique (n° 2911) (modifiant le
Code de la santé publique) (et adopté en première lecture par l’Assemblée
nationale le 15 février 2011) (l’Assemblée nationale a cependant aussi adopté
un amendement rejetant l’ouverture d’une possibilité « d’accès à l’identité du
donneur pour les personnes issues d’un don de gamètes ») figure l’ouverture
d’une possibilité d’accès à l’identité du donneur pour les personnes issues d’un
don de gamètes aux fins d’une meilleure prise en compte de l’intérêt de l’enfant.
Selon le projet de loi, l’ouverture ne s’appliquerait qu’aux dons futurs et
nécessiterait le consentement du donneur au moment où des personnes issues
de ce don en feraient la demande. Pour les dons passés, il faudrait une
initiative spontanée du donneur déclarant qu’il est prêt à révéler son identité si
cela est souhaité (V. à cet égard, les dispositions transitoires et diverses du
projet de loi relatif à la bioéthique, titre IX, article 33) 1.

1
L’article 14 du projet de loi rappelle plus exactement le principe de l’accès à
l’identité du donneur et du receveur par le seul médecin et en cas de nécessité
thérapeutique. « Il introduit l’accès à l’identité du donneur de gamètes et, plus
généralement, à tout tiers dont les gamètes ont contribué à la conception, pour les
enfants majeurs issus d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur,
sous réserve du consentement exprès de celui-ci. Il précise que le principe de
l’anonymat du don ne fait pas obstacle à l’accès de l’enfant majeur issu d’une
assistance médicale à la procréation avec tiers donneur à certaines données non
identifiantes relatives à celui-ci ».
L’article 15 traite quant à lui de l’information des couples ou de tout tiers dont les
gamètes ont contribué à la mise en œuvre de l’assistance médicale à la procréation.
« Il prévoit l’information du donneur de gamètes au moment du don ».
L’article 16 précise encore que le donneur doit s’entendre comme toute personne,
autre que les parents de l’enfant, dont les gamètes ont permis la conception de celuici dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation. « Les données non
identifiantes susceptibles d’être communiquées à l’enfant qui en fait la demande
seront recueillies par le médecin, de manière facultative pour certaines, au moment
du don. Le consentement exprès du donneur sera nécessaire pour tout accès à
certaines données non identifiables et à son identité et ce, postérieurement à la
demande d’accès. « Les données recueillies par les médecins au moment du don sont
conservées dans des conditions garantissant leur confidentialité ».

I.-
D’UN CONSENTEMENT ET D’UNE IDENTITE RECHERCHES…
2. Que penser d’une levée de l’anonymat du donneur de sperme ?
Une réponse à cette question impose un regard vers d’autres matières que le
droit.
A. D’AUTRES DISCIPLINES ET POINTS DE VUE
3. Madame Irène Théry, sociologue et directrice d’études à l’EHESS, est
favorable à la levée de l’anonymat du don de sperme.
Il faut, dit-elle, permettre à ces enfants de répondre à une question
essentielle : « Qui suis-je ? Comment suis-je venu au monde ? » : « 99 % des
individus savent de qui ils sont nés, pas eux ». Il s’agit d’une injustice
ontologique qui doit être résolue (la singularité de chacun résidant dans ses
relations avec les autres mais aussi dans ses relations avec le système de
parenté). L’accès aux origines n’a rien à voir avec la filiation et un donneur ne
sera jamais un père.
Il faut une révolution conceptuelle et de nouveaux outils pour saisir la réalité. Il
faut savoir dire non lorsque la société organise un secret d’État. C’est ce
qu’évoque Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans son ouvrage sur la
démocratie en Amérique lorsqu’il dénonce les institutions tutélaires qui traitent
les citoyens comme des enfants2.

L’article 17 est enfin relatif aux modifications du Code civil liées au niveau
dispositif. Ainsi, l’article 16-8 du Code civil est-il modifié pour introduire la
possibilité d’une dérogation au principe d’anonymat dans le cadre de l’assistance
médicale à la procréation avec tiers donneur sous réserve du consentement exprès du
donneur de gamètes.
Reste à relever l’article 18 qui concerne les modifications du Code pénal et modifie
plus précisément son article 511-10 pour prendre en compte la dérogation au
principe d’anonymat.
2
Cf. I. Théry, « Faut-il lever l’anonymat du don de sperme ? », in Philosophie
magazine, février 2011, n° 46, p. 18 ; V. encore, I. Théry, Des humains comme les
autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, éd. de l’EHESS, 2010.

4. Monsieur Pierre Jouannet, professeur de médecine à l’Université René
Descartes et directeur du service de biologie de la reproduction de l’hôpital
Cochin, est quant à lui défavorable à la levée de l’anonymat du don de sperme.
Il s’en explique dans les termes suivants.
Le nombre d’enfants nés de dons de sperme après la levée de l’anonymat en
Suède (en 1985) a connu une diminution extrêmement importante, les couples
étant probablement partis chercher à l’étranger (notamment au Danemark) un
donneur anonyme. Il n’y a par ailleurs pas eu d’enfants qui ait après cette loi
cherché (une fois atteint l’âge de seize ans) à connaître l’identité du donneur.
Principale explication, note-t-il, les parents ne parlent plus à leurs enfants de la
façon dont ils ont été conçus. En favorisant la transparence, on renforce le
secret. Pierre Jouannet perçoit par conséquent la levée de l’anonymat comme
une menace pour l’enfant ou pour sa famille.
Il s’inquiète tout autant des donneurs. 25% des donneurs renonceraient, selon
une étude réalisée dans les centres de dons, à donner leur sperme si la levée
de l’anonymat était effectivement généralisée3.
5. Les arguments favorables ou défavorables à la levée de l’anonymat sont
par conséquent extrêmement intéressants.

3
Cf. P. Jouannet, « Faut-il lever l’anonymat du don de sperme ? », in Philosophie
magazine, op. cit. p. 19 ; « Pour lever l'anonymat, souligne-t-il encore, certains
utilisent également l'argument du concept de pluriparenté, le fait d'être parents à
plusieurs. C'est une solution anxiogène : dix-huit-ans après la naissance de leur
enfant, des parents accepteraient-ils de voir débarquer dans leur vie quelqu'un avec
un statut, des droits et des devoirs ?
Enfin, il ne faut pas oublier que les interrogations sur ses véritables origines existent
depuis toujours et qu'elles ont une dimension émotionnelle. Tout le monde a pu
imaginer, un jour, que son père n'était pas son père. Si ce droit d'accès aux origines
biologiques devient un jour absolu, pourquoi ne pas l'appliquer à tous ceux qui ont
un doute ? Nous assistons peut-être à un premier pas vers une biologisation de la
filiation. Au fond, avons-nous besoin de tout savoir ? ll y aura toujours une part de
mystère et d'inconnu dans la quête des origines. C'est un leurre de croire qu'avoir
accès au donneur résoudra les problèmes de ces enfants. Au contraire, cette
possibilité pourrait apporter son lot de désillusions » (op. cit. p. 19). ; V. encore, P.
Jouannet, Donner et après… La procréation par don de spermatozoïdes avec ou
sans anonymat ?, Paris, Springer, 2010.

Le droit pourrait-il alors à lui seul permettre d’y voir plus clair ?
L’identité juridique est peut-être l’un des éléments qui permettraient d’adopter
une solution qui se rapprocherait au plus près de la vérité.
B. L’IDENTITE JURIDIQUE
6. L’identité civile est l’ensemble des données permettant d’individualiser une
personne (le nom, le prénom, l’adresse, la date de naissance, la filiation, le
mariage, le veuvage, etc.)4.
L’identité est au carrefour de deux tendances - comme l’est d’ailleurs la levée
de l’anonymat du donneur de sperme – de l’expression et du silence5.
On doit révéler son identité pour être un bon citoyen (la notion d’identité (audelà de celle purement administrative), à l’instar de celle de citoyenneté, est
cependant, comme le souligne Jean Baechler, par nature évolutive et par suite
parfois difficile à décliner6. « L’exigence de perfection du savoir est un idéal

4
V. D. Gutmann, Le sentiment d’identité. Etude de droit des personnes et de la
famille (préface F. Terré), Paris, LGDJ, 1999 ; V. encore, F. Gros, « Identité
biologique et individualité : le rôle des gènes », in L’identité changeante de
l’individu. La constante construction du Soi (sous la direction de E. D. Carosella, B.
Saint-Sernin, P. Capelle et S. E. M. Sánchez Sorondo), Paris, L’Harmattan, 2008, p.
87 ; B. Saint-Sernin, « L’identité changeante de l’individu vue par Bergson et par
Whitehead » in L’identité changeante de l’individu. La constante construction du
Soi, op. cit. p. 221 ; F. Terré, « La promesse de tenir ses promesses », in L’identité
changeante de l’individu. La constante construction du Soi, op. cit. p. 233.
5
V. C. Puigelier, « Equité et identité », in L’identité changeante de l’individu. La
constante construction du Soi, op. cit. p. 157.
6
Cf. J. Baechler, « Le concept d’identité », in Commentaire, n° 133, 2011, p. 90 ; il
convient de s’imprégner, affirme à juste titre Jean Baechler, de l’idée que l’identité
de chacun « n’est pas la juxtaposition inerte de l’humain, du culturel et de
l'idiosyncrasique, mais le produit de la gestion - libre, finalisée, rationnelle, faillible
- par l'individu de ses dotations naturelles et de ses héritages culturels. Comme cette
gestion commence dès le sein maternel et se poursuit tout au long de la vie jusqu'à la
mort, elle est une oeuvre continuée, dont le produit est en transformation
permanente, en fonction de l'âge et des expériences. Ainsi, l'identité de chacun est,
de nature, évolutive » (op. cit. p. 90).
Celui-ci souligne encore que l’analyse conceptuelle révèle les raisons profondes de
la difficulté « et même de l’impossibilité de donner une définition satisfaisante de
l'identité. Un humain qui choisirait de suivre le conseil d'Apollon et de Socrate et

inaccessible, si bien que décliner son identité est, sinon impossible, du moins
difficile. En effet, entre la connaissance parfaite et l'ignorance complète, il y a
place pour un grand nombre de degrés intermédiaires de plus ou moins grande
connaissance ou ignorance de son identité »)7.
On doit encore s’intéresser à l’identité des autres pour conclure des
conventions ou pour respecter la loi8.
Mais l’on ne doit pas non plus trop s’intéresser à une identité qui n’est pas la
sienne9. Il y a des interdits qu’emporte le droit au respect de la vie privée qui
peuvent froisser la liberté d’information ou la liberté d’expression10.
7. Comme le rappelle le président Bernard Teyssié, la divulgation (y compris
sous le masque d’un roman), voire la seule recherche (éventuellement par
intrusion dans des fichiers informatiques), d’éléments intéressant l’identité
(actuels ou passés s’il a été procédé à un changement de nom) les mœurs, la
pratique religieuse, le domicile, les amours, les désamours, la vie familiale,
l’état de santé, etc., peut rapidement mettre à jour une atteinte à la vie privée11.
Il revient alors au juge d’aplanir (d’amoindrir) ou de faire disparaître le conflit
apparu entre deux notions de droit aux logiques antagonistes, l’une appelant au

chercherait à se connaître lui-même n’y parviendrait, en toute rigueur, qu'à la
condition de disposer d'une connaissance parfaite : de la nature humaine; des cercles
culture dont il relève, et donc des autres aussi, car le même ne peut être saisi que par
comparaison avec l'autre ; de son propre psychisme toutes ses dimensions ; et de sa
personnalité à mesure qu'elle se construit tout au long son existence ou, ce qui
revient au même, du cheminement par lequel son existence transforme
progressivement sa destinée en destin » (op. cit. p. 90).
7
Op. cit. p. 90.
8
V. G. Loiseau, Le nom. Objet d’un contrat (préface Jacques Ghestin), Paris,
LGDJ, 1997.
9
V. M. Schmitt, « La protection de la vie privée et la famille », AJ Famille, 2008,
191.
10
V. d’une façon plus générale, G. Lebreton, Libertés publiques et droits de
l’Homme, Paris, Armand Colin, 2008 ; V. encore, C. Puigelier, « Une crise de
l’expression ? », in Crises sociales et droits fondamentaux de la personne humaine
(sous la direction de G. Lebreton), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 85.
11
Cf. B. Teyssié, Droit civil. Les personnes, Paris, Litec, 2010, n° 78, p. 64.

silence, l’autre à la révélation. L’une et l’autre doivent cohabiter jusqu’au jour
où, au nom de l’Histoire, la seconde annihilera (ou annulera) la première12.
« Mais toute vérité n’est pas, poursuit Bernard Teyssié, nécessairement offerte
révélation sitôt fermé le cercueil de celui qui, après avoir écrit une page
d’histoire, a rejoint le royaume des morts »13.
Le défunt a droit au respect non seulement de sa dépouille mais encore de
l'être qu'il fut14.
II.- … À UN CONSENTEMENT ET UNE IDENTITE RETROUVES
A. LA QUESTION DU CONSENTEMENT DU DONNEUR
8. Le consentement du donneur peut-il dans ces conditions permettre d’écarter
les intérêts antagonistes qui précèdent ?
Le prélèvement de tissus ou de cellules ou la collecte des produits du corps
humain sur une personne vivante ne peut être réalisé que dans un but
déterminé par le législateur (il peut notamment s’agir d’un but thérapeutique ou
d’un but scientifique)15.
Il impose le consentement écrit du donneur (article L. 1241-1, alinéa 2 du Code
de la santé publique). Ce prélèvement est prohibé (« réserve faite, dans des
conditions strictes, des cellules hématopoïétiques issues de la moelle
osseuse ») sur un mineur ou un majeur faisant l'objet d'une mesure de
protection légale comme la tutelle, la curatelle ou la sauvegarde de justice
(article L. 1241-2 du Code de la santé publique) 16.

12
Op. cit. n°79, p. 65.
13
Op. cit. n° 79, p. 66.
14
Op. cit. n° 79, p. 66.
15
Op. cit. n° 55, p. 41.
16
Op. cit. n° 55, p. 41.

Or le don des gamètes, envisagé comme un apport par un tiers de
spermatozoïdes (ou d’ailleurs d’ovocytes) en vue d'une assistance médicale à
la procréation, doit répondre à des conditions précises17.
Le donneur doit avoir procréé et il doit avoir donné son consentement au don.
La personne avec laquelle il forme un couple (si couple il y a) doit également
donner son consentement (à un tel acte), sans compter le consentement de
chacun des membres du couple receveur (articles L. 1244-1 et suivants du
Code de la santé publique) 18.
Il y aurait donc – si l’on acceptait la levée de l’anonymat – plusieurs étapes à
respecter. D’une part, l’homme devrait accepter de donner son sperme. D’autre
part, il devrait accepter de lever l’anonymat.
9. Le consentement du donneur de sperme suffirait-il alors ?19
Une réponse négative semble s’imposer pour plusieurs raisons.
Le donneur de sperme n’est pas seul (on en revient donc à la situation initiale).
Le couple receveur est au premier chef concerné par la levée de l’anonymat du
don de sperme. La levée de l’anonymat met en cause trois personnes (voire
quatre personnes avec le conjoint du donneur) dont une seule (c’est-à-dire le
donneur) autorise la levée de l’anonymat.
La semence est devenue le seul produit humain qui permet de dire ou de
déclarer alors que la semence sans l’œuf ou sans l’utérus n’est rien.
B. LA QUESTION DE LA NOUVEAUTE OU DE LA REALITE
10. La controverse susceptible d’apparaître entre ceux qui sont favorables à la
levée de l’anonymat du donneur de sperme et ceux qui ne le sont pas n’est pas

17
Op. cit. n° 55, p. 41.
18
Op. cit. n° 55, p. 41.
19
V. F. Dreifuss-Netter, « Quels principes pour un droit de la procréation
assistée ? », in Avancées biomédicales et protection des libertés (sous la direction de
H. Gaumont-Prat), Médecine et droit, janvier-février 2011, n° 106, p. 8.

sans rappeler l’épisode de l’homme entre Dieu et la nature évoquée par
l’historienne des idées Catriona Seth (professeur de littérature à l’Université de
Nancy 2) dans son ouvrage sur les Lumières en lutte contre la petite vérole20.
On introduisait en procédant à l’inoculation – il suffit de lire à cet égard l’Émile
de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) - la matière organique d’un tiers dans
le corps d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. On produisait, écrit-elle,
« un être bâtard » au sein d’une société où se confondaient les actes de la vie
civile et les actes de la vie religieuse21.
L’essence du combat consistait ici à laisser agir la nature ou à suivre le progrès
scientifique22.
Mais que signifiait commander à la nature ? Etait-ce lui obéir, selon le principe
baconien [« qui, appliqué à la variole, encouragerait une attitude passive ou du
moins attentiste ? »]. Était-ce au contraire l’aider ? « Et si oui, quand ? [lorsqu’il
y a un déséquilibre perceptible ? en cas d’agression subie ? ou provoquée ? »].
Comment agir si la Nature se comportait plus en marâtre qu’en mère ?23.

20
V. C. Seth, Les rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite
vérole, Paris, éd. Desjonquères, 2008.
21
Op. cit. p. 168.
22
Op. cit. p. 167.
23
Op. cit. p. 167 ; L’historienne des idées s’interroge encore sur le point de savoir si
la Nature et la Providence sont synonymes ou si elles sont opposées (op. cit. p. 167).
« Les deux hypothèses se trouvent chez les auteurs des Lumières. Tout dépend du
poids moral donné à l’idée de nature. Est-elle simplement un ensemble de lois
physiques ou faut-il la penser comme un être positif qui agit ? » (op. cit. p. 167). On
a pu distinguer la variole naturelle que l’on attrape de la variole artificielle que l’on
inocule (op. cit. p. 167). « Dans la distillation du mal pour guérir une maladie
éventuelle et incertaine, bien des hommes du siècle des Lumières voient un procédé
contre-nature, ou alors une approche d’apprenti sorcier qui se mêlerait de forces
impossibles à contrôler. La nature est dangereuse » (op. cit. p. 167).
« Il n’est que de lire les premières pages de l’Émile pour s’en convaincre. En
inoculant, on introduit de la matière organique d’un tiers dans le corps. On produit
donc un être bâtard. De nos jours encore les témoins de Jéhovah refusent la
transfusion du sang » (op. cit. p. 168).
« Si, majoritairement, les échos britanniques ont été favorables à la technique, une
véritable guerre de pamphlets fut menée dans le royaume. Le poète Savage rappelle
dans une satire de 1725 que journalistes et écrivaillons sont prêts à dire tout et
n’importe quoi. L’inoculation sauve-t-elle en limitant l’infection ? » (op. cit. p. 170).
« Les vers le disent, l'expérience individuelle l'indique: l'inoculation, simple
opération médicale, a des enjeux considérables et oblige à se poser des questions

Les mêmes questions se posent en matière de levée de l’anonymat du don de
sperme.
Faut-il obéir à la Nature ou faut-il aider celle-ci ? Que faire si la Nature se
comporte plus en marâtre qu’en mère ?
11. La controverse susceptible d’apparaître entre les partisans ou non de la
levée de l’anonymat du donneur de sperme n’est pas non plus sans rappeler la
question de la vérité et de la réalité chère à la philosophie.
L’anthropologue et économiste Paul Jorion écrit que la vérité est née dans la
Grèce du IVème siècle avant Jésus-Christ et la réalité (objective) est née dans
l’Europe du XVIème siècle. « L’une découle de l’autre : à partir du moment où
s’impose l’idée d’une vérité, dire la vérité revient à décrire la réalité telle qu’elle
est »24.
Platon (428-348 avant J. C.) et Aristote (384-322 avant J. C.) imposèrent la
vérité afin de dépasser les objections sceptiques de leurs adversaires
sophistes25.
Ils opposèrent aux sophistes l’existence d’un monde plus réel que le monde
sensible « (l’Existence-empirique des philosophes), dont les sophistes avaient
beau jeu de mettre en évidence qu’il s’agissait d’un univers d’illusions » (il leur

dérangeantes. Affirmant que les « enfants d'Esculape » devraient apprendre à
observer la nature et regrettant l'ingérence de ses confrères dans le débat, l'abbé
Roman observe : « L'inoculation est devenue le sujet le plus intéressant de
conversations des gens du monde. Il est vrai que nos Orateurs sacrés ne sont pas
encore montés dans les chaires pour faire l'éloge de cet Art ; mais il faut les en
louer; ce sujet, purement physique, est étranger à l'éloquence de la chaire, et il serait
à souhaiter que nos théologiens eussent imité nos prédicateurs, et renvoyé aux
Académies et à la Faculté une question qui n'était pas de leur compétence ». Au
coeur des discussions et débats, l'inoculation cristallise l'expression des hantises et
des espoirs. Ils se concrétisent autour de questions aussi diverses que la langue
poétique, les statistiques, la royauté ou encore la mode » (op. cit. p. 174).
24
Cf. P. Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard,
2009, p. 7.
25
Op. cit. p. 7.

fallait en outre opérer une distinction entre ce monde et la réalité ultime
inconnaissable)26.
Au XVIème siècle et au XVIIème siècle, les choses vont changer.
Nicolas Copernic (1473-1543), Johannes Kepler (1571-1630) et Galilée (Galileo
Galilei) (1564-1642) vont inventer la réalité objective en assimilant les
disciplines scolastiques de l’« astronomie »27 (il s’agissait là d’envisager le
monde tel qu’il est en soi et le monde tel qu’il est en objets mathématiques). La
distinction entre le « réel » et un « espace de modélisation » va être sacrifiée
lors de cette fusion et ce sacrifice va constituer une source de confusion dans
l'explication28.
Le coup de force épistémologique des astronomes permettait, selon Paul
Jorion, « d'opérer un raccourci dans l'explication en faisant l'économie de
l'opinion des docteurs de l'Église »29. Il n'en constituait pas moins un recul
(tragique) dans la méthodologie d'engendrement du savoir30.
Paul Jorion plaide donc en faveur d’un retour à Aristote. Il a d’ailleurs été
précédé dans cette démarche par Friedrich Hegel (1770-1831), Emile
Meyerson (1859-1933), Pierre Duhem (1861-1916), Ludwig Wittgenstein (18891951), Alexandre Kojève (1902-1968) ou Kurt Gödel (1906-1978)31.
S’agissant du mathématicien et philosophe Kurt Gödel, il relève également que
son analyse de la démonstration du second théorème de ce savant (qui a
révolutionné les mathématiques avec son travail sur l’incomplétude (ou avec
son théorème d’incomplétude)) prolonge celle qu’a esquissée Ludwig
Wittgenstein dans ses Remarks on the Foundations of Mathematics (19371944). Les lecteurs ne manqueront pas, souligne-t-il encore, de remarquer
« que cette analyse adopte la même perspective épistémologique de

26
Op. cit. p. 8.
27
Op. cit. p. 9.
28
Op. cit. p. 9.
29
Op. cit. p. 9.
30
Op. cit. p. 9.
31
Op. cit. p. 11.

« philosophie de la nature » que la critique par Hegel de la physique
newtonienne dans sa dissertation sur Les Orbites des planètes (1801) et dans
son Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1817-1830) »32.
12. Or ce sont de réalités objectives, de monde réel ou de monde sensible dont
il est question lorsque l’on parle d’une levée de l’anonymat du donneur de
sperme.
Doit-on laisser la nature l’emporter au profit de l’anonymat ? Doit-on considérer
que l’on confond la réalité et la vérité en refusant ou en acceptant la levée de
l’anonymat du don de sperme ? Le droit en est-il à réaliser un coup de force
épistémologique pour mettre le monde en termes juridiques ?
Le temps qui nous est imparti pour cette contribution orale empêche de
répondre correctement à ces questions. Il n’y a ici plus de vérités. Il n’y a que
des réalités compliquées. Ni la biologie ni le droit français ne disposent à cet
égard de réponses définitives.
Le droit européen ou le droit international ne semblent pas - dans cette
recherche de la vérité ou de la réalité - apporter davantage d’appuis33. Le droit
européen (comme d’ailleurs certaines dispositions du droit international) est très
sensible au respect de la dignité de l’individu34. Est-il question de dignité
lorsque l’on ne connait pas l’identité de son père biologique à la suite d’un don
de sperme ? C’est possible.
Mais que dire alors de la dignité de l’homme qui n’a pu procréer ? Que dire de
la dignité de la femme qui a accueilli les éléments biologiques d’un homme
qu’elle ne connaît pas ? Peut-être n’aurait-elle pas voulu de ce don si elle avait
connu le donneur ?35

32
Op. cit. p. 12.
33
V. notamment, N. Lenoir et B. Mathieu, Les normes internationales de la
bioéthique, Paris, PUF, 1998.
34
V. F. David, « Brevetabilité d’éléments isolés du corps humain et dignité de la
personne en droit communautaire », RD sanit. soc., 2004, 326.
35
V. G. Lebreton, « Les ambiguïtés du droit français à l’égard de la dignité de la
personne humaine », in Mélanges Patrice Gélard. Droit constitutionnel, Paris,
Montchrestien, 2000, p. 53.

Si l’on admet une levée de l’anonymat du donneur de sperme dans l’intérêt de
l’enfant, on opère un tri dans la dignité. La dignité de l’enfant serait plus
importante que celle de ses parents.



13. Comment dès lors conclure ?
Le philosophe Martin Heidegger (1889-1976) affirmait que la science ne pensait
pas. La réalité était telle que son interprétation s’opposait à toute pensée (la
science étant la traduction la plus extrême et la plus aboutie de la réalité).
En sommes-nous là avec la levée de l’anonymat du don de sperme ?
Il y a avec l’assistance médicale à la procréation deux réalités. La première
réalité est celle de la science et des progrès qu’elle a favorisés. La seconde
réalité est celle d’un couple en proie au souci de ne pas donner la vie et qui
compte sur le sperme d’un donneur (qu’il soit anonyme ou non). Le désir d’un
enfant donne lieu tout à la fois à une réalité scientifique et à une réalité sociale
(les deux réalités voulant devenir vérité).
Or ces deux réalités sont de nature différente. La raideur d’une éprouvette ne
s’accorde pas nécessairement avec la souplesse d’un rapport humain36.
Pourtant, dans les deux cas, il s’agit bien de réalités37.

36
V. à cet égard, J. Baechler, « Le concept d’identité », in Commentaire, op. cit. p.
93.
37
Jean Baechler écrit ainsi que proposer une identification humaine aux humains
suppose que l'on sache précisément et assurément ce qu'est l'humain (op. cit. p. 93).
« Cette condition suppose sinon l'achèvement de la science de l'humain, du moins
des progrès assez fermes pour que l'on s'entende sur l'essentiel. On en est loin. Cette
situation n'est pas due seulement à la complexité de l'objet à étudier. Elle résulte
aussi d'une confusion consistant à identifier « la » science, qui est un mode du
connaître défini par des procédures spécifiques, avec « une » science, qui est
l’application de ce mode à un segment du réel. La confusion bénéficie à une science
signalée par ses réussites dans l’application de la méthode. Le résultat, pour la
connaissance scientifique de l'humain, est un obscurantisme original, qui consiste à
étudier un « homme-machine », quand la mécanique triomphe, et un « homme
neuronal » ou « génétique », si c'est le tour de la biologie » (op. cit. p. 93).

14. Vouloir imposer au droit la prise en compte simultanée de ces deux réalités
(la réalité naturelle et la réalité sociale) pour en faire une vérité n’est pas sans
risques.
Une telle volonté priverait tout droit à l’oubli au couple receveur. Au malheur de
n’avoir pu enfanter de façon naturelle ou de façon habituelle s’ajouterait le
malheur de la transparence.
Une telle volonté ferait également perdre en intensité l’altruisme ou l’idée de
don. On donne par amour de l’humain et non par amour de soi.
L’altruisme comporte une part de mystère. On n’offre pas un cadeau en
annonçant son prix. Doit-on par ailleurs connaitre le nom de celui qui a donné
son sang ou son cœur sans lesquels on ne pourrait pas vivre non plus ?
En arrivera-t-on à choisir – comme c’est le cas dans d’autres pays – son
donneur de sperme ? Frôlera-t-on l’eugénisme ? En arrivera-t-on à abandonner
le don au profit de la sélection ?
Si le don de sperme est si important, n’y a-t-il pas un abandon d’enfant
potentiel ? Peut-on mettre sur un pied d’égalité la possibilité pour un enfant de
connaître (dans des conditions restrictives) l’identité de sa mère biologique à la
suite d’un accouchement sous X (V. à cet égard, Cour d’appel d’Angers, 26
janvier 2011, Jurisdata n° 2011-000717 où les juges du fond ont confié un
enfant abandonné par sa mère à ses grands-parents biologiques)38 et celle
pour un enfant de connaître l’identité de son père biologique à la suite d’un don
de sperme ?
En arrivera-t-on à s’interroger – comme c’est le cas aux Etats-Unis - en termes
de propriété ou en termes financiers sur le devenir des cellules ou des tissus

38
V. à cet égard, A. Gouttenoire, « La victoire à la Pyrrhus des grands-parents
biologiques… », JCP 2011, éd. G., 161, p. 298 ; V. encore, E. Poisson-Drocourt,
« L’accouchement sous X », in Le monde du droit. Ecrits rédigés en l’honneur de
Jacques Foyer, Paris, Economica, 2008, p. 811.

retirés d’un corps humain à des fins thérapeutiques ou à des fins
d’expérimentations ?39
Lever l’anonymat du don de sperme signifie peut-être s’engager dans
l’antichambre de la levée de la gratuité des produits du corps humain.
À ce point donné de la réflexion, c’est alors la notion de bénéfices/risques – qui
comme en matière d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament réapparaît40.
Il semblerait qu’il y ait en l’état des arguments qui précèdent plus
d’inconvénients à lever l’anonymat du don de sperme qu’à le conserver.
L’historien du droit Jean Gaudemet (1908-2001) écrivait que plus une société
se développe et plus le rôle des « techniciens » est essentiel. « Ainsi se
construit, disait-il, le faisceau des acteurs qui participent à la naissance du droit,
un Pouvoir qui l’édicte, un Peuple qui l’accepte, une Science qui le formule »41.
Rappelons toutefois que le droit n’est pas une science (ou la science) et que la
science n’est pas le droit (ou un droit)42. Rêver l’inconnu de ses origines
apportera toujours plus que subir la réalité d’une famille ou d’un donneur que
l’on n’aura pas choisis.
L’imagination, affirmait Albert Einstein (1879-1955), est plus importante que la
connaissance.

39
V. notamment, R. Skloot, La vie immortelle d’Henrietta Lacks, Paris, CalmannLévy, 2011.
40
V. d’une façon plus générale, H. Gaumont-Prat, Droit de la propriété industrielle,
Paris, Dalloz, 2009.
41
Cf. J. Gaudemet, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au
service du droit, Paris, Montchrestien, 2006, p. 373.
42
V. C. Puigelier et J. Sainte-Rose, « Le juge et les données contemporaines de la
science », in Le monde du droit. Ecrits rédigés en l’honneur de Jacques Foyer, op.
cit. p. 891.