La levée de l`anonymat du donneur de sperme
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La levée de l`anonymat du donneur de sperme
La levée de l’anonymat du don de sperme Catherine PUIGELIER Professeur à l’Université Paris VIII Sommaire I.- D’UN CONSENTEMENT ET D’UNE IDENTITE RECHERCHES… ...................................... 3 A. B. II.A. B. D’AUTRES DISCIPLINES ET POINTS DE VUE...................................................................................... 3 L’IDENTITE JURIDIQUE ................................................................................................................... 5 … À UN CONSENTEMENT ET UNE IDENTITE RETROUVES ........................................ 7 LA QUESTION DU CONSENTEMENT DU DONNEUR ............................................................................ 7 LA QUESTION DE LA NOUVEAUTE OU DE LA REALITE ...................................................................... 8 1. En 1595, William Shakespeare (1564-1616) prêtait à Juliette les mots suivants : « O Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom; ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, et je ne serai plus une Capulet ». En écrivant ces lignes, le grand dramaturge anglais avait bien compris qu’il est autre chose que le sang ou l’identité. Il est l’amour qui autorise certains à être heureux ou à être malheureux. Il est l’amour qui pousse certains à abandonner à la science le pouvoir (on ne peut plus intime) de transmettre la vie, ses traditions et son patrimoine. Mais il est aussi l’amour qui pousse un homme à donner à la science ce qui permet à d’autres de faire un enfant. Sage est le père qui connait son enfant, écrivait aussi William Shakespeare. Sage est peut-être encore celui qui fait don à l’humanité le pouvoir de créer ou de procréer. C’est avec ces sentiments qui frôlent l’amour, l’autre et le soi et plus simplement le don, la transparence et l’anonymat que le législateur de ce début du troisième millénaire doit écrire la loi. Une loi relative au don de sperme qui existe déjà mais que l’évolution du monde laisse insuffisante ou apte à être refondue ou renouvelée. Au sein du titre V du projet de loi relatif à la bioéthique (n° 2911) (modifiant le Code de la santé publique) (et adopté en première lecture par l’Assemblée nationale le 15 février 2011) (l’Assemblée nationale a cependant aussi adopté un amendement rejetant l’ouverture d’une possibilité « d’accès à l’identité du donneur pour les personnes issues d’un don de gamètes ») figure l’ouverture d’une possibilité d’accès à l’identité du donneur pour les personnes issues d’un don de gamètes aux fins d’une meilleure prise en compte de l’intérêt de l’enfant. Selon le projet de loi, l’ouverture ne s’appliquerait qu’aux dons futurs et nécessiterait le consentement du donneur au moment où des personnes issues de ce don en feraient la demande. Pour les dons passés, il faudrait une initiative spontanée du donneur déclarant qu’il est prêt à révéler son identité si cela est souhaité (V. à cet égard, les dispositions transitoires et diverses du projet de loi relatif à la bioéthique, titre IX, article 33) 1. 1 L’article 14 du projet de loi rappelle plus exactement le principe de l’accès à l’identité du donneur et du receveur par le seul médecin et en cas de nécessité thérapeutique. « Il introduit l’accès à l’identité du donneur de gamètes et, plus généralement, à tout tiers dont les gamètes ont contribué à la conception, pour les enfants majeurs issus d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, sous réserve du consentement exprès de celui-ci. Il précise que le principe de l’anonymat du don ne fait pas obstacle à l’accès de l’enfant majeur issu d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur à certaines données non identifiantes relatives à celui-ci ». L’article 15 traite quant à lui de l’information des couples ou de tout tiers dont les gamètes ont contribué à la mise en œuvre de l’assistance médicale à la procréation. « Il prévoit l’information du donneur de gamètes au moment du don ». L’article 16 précise encore que le donneur doit s’entendre comme toute personne, autre que les parents de l’enfant, dont les gamètes ont permis la conception de celuici dans le cadre d’une assistance médicale à la procréation. « Les données non identifiantes susceptibles d’être communiquées à l’enfant qui en fait la demande seront recueillies par le médecin, de manière facultative pour certaines, au moment du don. Le consentement exprès du donneur sera nécessaire pour tout accès à certaines données non identifiables et à son identité et ce, postérieurement à la demande d’accès. « Les données recueillies par les médecins au moment du don sont conservées dans des conditions garantissant leur confidentialité ». I.- D’UN CONSENTEMENT ET D’UNE IDENTITE RECHERCHES… 2. Que penser d’une levée de l’anonymat du donneur de sperme ? Une réponse à cette question impose un regard vers d’autres matières que le droit. A. D’AUTRES DISCIPLINES ET POINTS DE VUE 3. Madame Irène Théry, sociologue et directrice d’études à l’EHESS, est favorable à la levée de l’anonymat du don de sperme. Il faut, dit-elle, permettre à ces enfants de répondre à une question essentielle : « Qui suis-je ? Comment suis-je venu au monde ? » : « 99 % des individus savent de qui ils sont nés, pas eux ». Il s’agit d’une injustice ontologique qui doit être résolue (la singularité de chacun résidant dans ses relations avec les autres mais aussi dans ses relations avec le système de parenté). L’accès aux origines n’a rien à voir avec la filiation et un donneur ne sera jamais un père. Il faut une révolution conceptuelle et de nouveaux outils pour saisir la réalité. Il faut savoir dire non lorsque la société organise un secret d’État. C’est ce qu’évoque Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans son ouvrage sur la démocratie en Amérique lorsqu’il dénonce les institutions tutélaires qui traitent les citoyens comme des enfants2. L’article 17 est enfin relatif aux modifications du Code civil liées au niveau dispositif. Ainsi, l’article 16-8 du Code civil est-il modifié pour introduire la possibilité d’une dérogation au principe d’anonymat dans le cadre de l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur sous réserve du consentement exprès du donneur de gamètes. Reste à relever l’article 18 qui concerne les modifications du Code pénal et modifie plus précisément son article 511-10 pour prendre en compte la dérogation au principe d’anonymat. 2 Cf. I. Théry, « Faut-il lever l’anonymat du don de sperme ? », in Philosophie magazine, février 2011, n° 46, p. 18 ; V. encore, I. Théry, Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, éd. de l’EHESS, 2010. 4. Monsieur Pierre Jouannet, professeur de médecine à l’Université René Descartes et directeur du service de biologie de la reproduction de l’hôpital Cochin, est quant à lui défavorable à la levée de l’anonymat du don de sperme. Il s’en explique dans les termes suivants. Le nombre d’enfants nés de dons de sperme après la levée de l’anonymat en Suède (en 1985) a connu une diminution extrêmement importante, les couples étant probablement partis chercher à l’étranger (notamment au Danemark) un donneur anonyme. Il n’y a par ailleurs pas eu d’enfants qui ait après cette loi cherché (une fois atteint l’âge de seize ans) à connaître l’identité du donneur. Principale explication, note-t-il, les parents ne parlent plus à leurs enfants de la façon dont ils ont été conçus. En favorisant la transparence, on renforce le secret. Pierre Jouannet perçoit par conséquent la levée de l’anonymat comme une menace pour l’enfant ou pour sa famille. Il s’inquiète tout autant des donneurs. 25% des donneurs renonceraient, selon une étude réalisée dans les centres de dons, à donner leur sperme si la levée de l’anonymat était effectivement généralisée3. 5. Les arguments favorables ou défavorables à la levée de l’anonymat sont par conséquent extrêmement intéressants. 3 Cf. P. Jouannet, « Faut-il lever l’anonymat du don de sperme ? », in Philosophie magazine, op. cit. p. 19 ; « Pour lever l'anonymat, souligne-t-il encore, certains utilisent également l'argument du concept de pluriparenté, le fait d'être parents à plusieurs. C'est une solution anxiogène : dix-huit-ans après la naissance de leur enfant, des parents accepteraient-ils de voir débarquer dans leur vie quelqu'un avec un statut, des droits et des devoirs ? Enfin, il ne faut pas oublier que les interrogations sur ses véritables origines existent depuis toujours et qu'elles ont une dimension émotionnelle. Tout le monde a pu imaginer, un jour, que son père n'était pas son père. Si ce droit d'accès aux origines biologiques devient un jour absolu, pourquoi ne pas l'appliquer à tous ceux qui ont un doute ? Nous assistons peut-être à un premier pas vers une biologisation de la filiation. Au fond, avons-nous besoin de tout savoir ? ll y aura toujours une part de mystère et d'inconnu dans la quête des origines. C'est un leurre de croire qu'avoir accès au donneur résoudra les problèmes de ces enfants. Au contraire, cette possibilité pourrait apporter son lot de désillusions » (op. cit. p. 19). ; V. encore, P. Jouannet, Donner et après… La procréation par don de spermatozoïdes avec ou sans anonymat ?, Paris, Springer, 2010. Le droit pourrait-il alors à lui seul permettre d’y voir plus clair ? L’identité juridique est peut-être l’un des éléments qui permettraient d’adopter une solution qui se rapprocherait au plus près de la vérité. B. L’IDENTITE JURIDIQUE 6. L’identité civile est l’ensemble des données permettant d’individualiser une personne (le nom, le prénom, l’adresse, la date de naissance, la filiation, le mariage, le veuvage, etc.)4. L’identité est au carrefour de deux tendances - comme l’est d’ailleurs la levée de l’anonymat du donneur de sperme – de l’expression et du silence5. On doit révéler son identité pour être un bon citoyen (la notion d’identité (audelà de celle purement administrative), à l’instar de celle de citoyenneté, est cependant, comme le souligne Jean Baechler, par nature évolutive et par suite parfois difficile à décliner6. « L’exigence de perfection du savoir est un idéal 4 V. D. Gutmann, Le sentiment d’identité. Etude de droit des personnes et de la famille (préface F. Terré), Paris, LGDJ, 1999 ; V. encore, F. Gros, « Identité biologique et individualité : le rôle des gènes », in L’identité changeante de l’individu. La constante construction du Soi (sous la direction de E. D. Carosella, B. Saint-Sernin, P. Capelle et S. E. M. Sánchez Sorondo), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 87 ; B. Saint-Sernin, « L’identité changeante de l’individu vue par Bergson et par Whitehead » in L’identité changeante de l’individu. La constante construction du Soi, op. cit. p. 221 ; F. Terré, « La promesse de tenir ses promesses », in L’identité changeante de l’individu. La constante construction du Soi, op. cit. p. 233. 5 V. C. Puigelier, « Equité et identité », in L’identité changeante de l’individu. La constante construction du Soi, op. cit. p. 157. 6 Cf. J. Baechler, « Le concept d’identité », in Commentaire, n° 133, 2011, p. 90 ; il convient de s’imprégner, affirme à juste titre Jean Baechler, de l’idée que l’identité de chacun « n’est pas la juxtaposition inerte de l’humain, du culturel et de l'idiosyncrasique, mais le produit de la gestion - libre, finalisée, rationnelle, faillible - par l'individu de ses dotations naturelles et de ses héritages culturels. Comme cette gestion commence dès le sein maternel et se poursuit tout au long de la vie jusqu'à la mort, elle est une oeuvre continuée, dont le produit est en transformation permanente, en fonction de l'âge et des expériences. Ainsi, l'identité de chacun est, de nature, évolutive » (op. cit. p. 90). Celui-ci souligne encore que l’analyse conceptuelle révèle les raisons profondes de la difficulté « et même de l’impossibilité de donner une définition satisfaisante de l'identité. Un humain qui choisirait de suivre le conseil d'Apollon et de Socrate et inaccessible, si bien que décliner son identité est, sinon impossible, du moins difficile. En effet, entre la connaissance parfaite et l'ignorance complète, il y a place pour un grand nombre de degrés intermédiaires de plus ou moins grande connaissance ou ignorance de son identité »)7. On doit encore s’intéresser à l’identité des autres pour conclure des conventions ou pour respecter la loi8. Mais l’on ne doit pas non plus trop s’intéresser à une identité qui n’est pas la sienne9. Il y a des interdits qu’emporte le droit au respect de la vie privée qui peuvent froisser la liberté d’information ou la liberté d’expression10. 7. Comme le rappelle le président Bernard Teyssié, la divulgation (y compris sous le masque d’un roman), voire la seule recherche (éventuellement par intrusion dans des fichiers informatiques), d’éléments intéressant l’identité (actuels ou passés s’il a été procédé à un changement de nom) les mœurs, la pratique religieuse, le domicile, les amours, les désamours, la vie familiale, l’état de santé, etc., peut rapidement mettre à jour une atteinte à la vie privée11. Il revient alors au juge d’aplanir (d’amoindrir) ou de faire disparaître le conflit apparu entre deux notions de droit aux logiques antagonistes, l’une appelant au chercherait à se connaître lui-même n’y parviendrait, en toute rigueur, qu'à la condition de disposer d'une connaissance parfaite : de la nature humaine; des cercles culture dont il relève, et donc des autres aussi, car le même ne peut être saisi que par comparaison avec l'autre ; de son propre psychisme toutes ses dimensions ; et de sa personnalité à mesure qu'elle se construit tout au long son existence ou, ce qui revient au même, du cheminement par lequel son existence transforme progressivement sa destinée en destin » (op. cit. p. 90). 7 Op. cit. p. 90. 8 V. G. Loiseau, Le nom. Objet d’un contrat (préface Jacques Ghestin), Paris, LGDJ, 1997. 9 V. M. Schmitt, « La protection de la vie privée et la famille », AJ Famille, 2008, 191. 10 V. d’une façon plus générale, G. Lebreton, Libertés publiques et droits de l’Homme, Paris, Armand Colin, 2008 ; V. encore, C. Puigelier, « Une crise de l’expression ? », in Crises sociales et droits fondamentaux de la personne humaine (sous la direction de G. Lebreton), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 85. 11 Cf. B. Teyssié, Droit civil. Les personnes, Paris, Litec, 2010, n° 78, p. 64. silence, l’autre à la révélation. L’une et l’autre doivent cohabiter jusqu’au jour où, au nom de l’Histoire, la seconde annihilera (ou annulera) la première12. « Mais toute vérité n’est pas, poursuit Bernard Teyssié, nécessairement offerte révélation sitôt fermé le cercueil de celui qui, après avoir écrit une page d’histoire, a rejoint le royaume des morts »13. Le défunt a droit au respect non seulement de sa dépouille mais encore de l'être qu'il fut14. II.- … À UN CONSENTEMENT ET UNE IDENTITE RETROUVES A. LA QUESTION DU CONSENTEMENT DU DONNEUR 8. Le consentement du donneur peut-il dans ces conditions permettre d’écarter les intérêts antagonistes qui précèdent ? Le prélèvement de tissus ou de cellules ou la collecte des produits du corps humain sur une personne vivante ne peut être réalisé que dans un but déterminé par le législateur (il peut notamment s’agir d’un but thérapeutique ou d’un but scientifique)15. Il impose le consentement écrit du donneur (article L. 1241-1, alinéa 2 du Code de la santé publique). Ce prélèvement est prohibé (« réserve faite, dans des conditions strictes, des cellules hématopoïétiques issues de la moelle osseuse ») sur un mineur ou un majeur faisant l'objet d'une mesure de protection légale comme la tutelle, la curatelle ou la sauvegarde de justice (article L. 1241-2 du Code de la santé publique) 16. 12 Op. cit. n°79, p. 65. 13 Op. cit. n° 79, p. 66. 14 Op. cit. n° 79, p. 66. 15 Op. cit. n° 55, p. 41. 16 Op. cit. n° 55, p. 41. Or le don des gamètes, envisagé comme un apport par un tiers de spermatozoïdes (ou d’ailleurs d’ovocytes) en vue d'une assistance médicale à la procréation, doit répondre à des conditions précises17. Le donneur doit avoir procréé et il doit avoir donné son consentement au don. La personne avec laquelle il forme un couple (si couple il y a) doit également donner son consentement (à un tel acte), sans compter le consentement de chacun des membres du couple receveur (articles L. 1244-1 et suivants du Code de la santé publique) 18. Il y aurait donc – si l’on acceptait la levée de l’anonymat – plusieurs étapes à respecter. D’une part, l’homme devrait accepter de donner son sperme. D’autre part, il devrait accepter de lever l’anonymat. 9. Le consentement du donneur de sperme suffirait-il alors ?19 Une réponse négative semble s’imposer pour plusieurs raisons. Le donneur de sperme n’est pas seul (on en revient donc à la situation initiale). Le couple receveur est au premier chef concerné par la levée de l’anonymat du don de sperme. La levée de l’anonymat met en cause trois personnes (voire quatre personnes avec le conjoint du donneur) dont une seule (c’est-à-dire le donneur) autorise la levée de l’anonymat. La semence est devenue le seul produit humain qui permet de dire ou de déclarer alors que la semence sans l’œuf ou sans l’utérus n’est rien. B. LA QUESTION DE LA NOUVEAUTE OU DE LA REALITE 10. La controverse susceptible d’apparaître entre ceux qui sont favorables à la levée de l’anonymat du donneur de sperme et ceux qui ne le sont pas n’est pas 17 Op. cit. n° 55, p. 41. 18 Op. cit. n° 55, p. 41. 19 V. F. Dreifuss-Netter, « Quels principes pour un droit de la procréation assistée ? », in Avancées biomédicales et protection des libertés (sous la direction de H. Gaumont-Prat), Médecine et droit, janvier-février 2011, n° 106, p. 8. sans rappeler l’épisode de l’homme entre Dieu et la nature évoquée par l’historienne des idées Catriona Seth (professeur de littérature à l’Université de Nancy 2) dans son ouvrage sur les Lumières en lutte contre la petite vérole20. On introduisait en procédant à l’inoculation – il suffit de lire à cet égard l’Émile de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) - la matière organique d’un tiers dans le corps d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. On produisait, écrit-elle, « un être bâtard » au sein d’une société où se confondaient les actes de la vie civile et les actes de la vie religieuse21. L’essence du combat consistait ici à laisser agir la nature ou à suivre le progrès scientifique22. Mais que signifiait commander à la nature ? Etait-ce lui obéir, selon le principe baconien [« qui, appliqué à la variole, encouragerait une attitude passive ou du moins attentiste ? »]. Était-ce au contraire l’aider ? « Et si oui, quand ? [lorsqu’il y a un déséquilibre perceptible ? en cas d’agression subie ? ou provoquée ? »]. Comment agir si la Nature se comportait plus en marâtre qu’en mère ?23. 20 V. C. Seth, Les rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole, Paris, éd. Desjonquères, 2008. 21 Op. cit. p. 168. 22 Op. cit. p. 167. 23 Op. cit. p. 167 ; L’historienne des idées s’interroge encore sur le point de savoir si la Nature et la Providence sont synonymes ou si elles sont opposées (op. cit. p. 167). « Les deux hypothèses se trouvent chez les auteurs des Lumières. Tout dépend du poids moral donné à l’idée de nature. Est-elle simplement un ensemble de lois physiques ou faut-il la penser comme un être positif qui agit ? » (op. cit. p. 167). On a pu distinguer la variole naturelle que l’on attrape de la variole artificielle que l’on inocule (op. cit. p. 167). « Dans la distillation du mal pour guérir une maladie éventuelle et incertaine, bien des hommes du siècle des Lumières voient un procédé contre-nature, ou alors une approche d’apprenti sorcier qui se mêlerait de forces impossibles à contrôler. La nature est dangereuse » (op. cit. p. 167). « Il n’est que de lire les premières pages de l’Émile pour s’en convaincre. En inoculant, on introduit de la matière organique d’un tiers dans le corps. On produit donc un être bâtard. De nos jours encore les témoins de Jéhovah refusent la transfusion du sang » (op. cit. p. 168). « Si, majoritairement, les échos britanniques ont été favorables à la technique, une véritable guerre de pamphlets fut menée dans le royaume. Le poète Savage rappelle dans une satire de 1725 que journalistes et écrivaillons sont prêts à dire tout et n’importe quoi. L’inoculation sauve-t-elle en limitant l’infection ? » (op. cit. p. 170). « Les vers le disent, l'expérience individuelle l'indique: l'inoculation, simple opération médicale, a des enjeux considérables et oblige à se poser des questions Les mêmes questions se posent en matière de levée de l’anonymat du don de sperme. Faut-il obéir à la Nature ou faut-il aider celle-ci ? Que faire si la Nature se comporte plus en marâtre qu’en mère ? 11. La controverse susceptible d’apparaître entre les partisans ou non de la levée de l’anonymat du donneur de sperme n’est pas non plus sans rappeler la question de la vérité et de la réalité chère à la philosophie. L’anthropologue et économiste Paul Jorion écrit que la vérité est née dans la Grèce du IVème siècle avant Jésus-Christ et la réalité (objective) est née dans l’Europe du XVIème siècle. « L’une découle de l’autre : à partir du moment où s’impose l’idée d’une vérité, dire la vérité revient à décrire la réalité telle qu’elle est »24. Platon (428-348 avant J. C.) et Aristote (384-322 avant J. C.) imposèrent la vérité afin de dépasser les objections sceptiques de leurs adversaires sophistes25. Ils opposèrent aux sophistes l’existence d’un monde plus réel que le monde sensible « (l’Existence-empirique des philosophes), dont les sophistes avaient beau jeu de mettre en évidence qu’il s’agissait d’un univers d’illusions » (il leur dérangeantes. Affirmant que les « enfants d'Esculape » devraient apprendre à observer la nature et regrettant l'ingérence de ses confrères dans le débat, l'abbé Roman observe : « L'inoculation est devenue le sujet le plus intéressant de conversations des gens du monde. Il est vrai que nos Orateurs sacrés ne sont pas encore montés dans les chaires pour faire l'éloge de cet Art ; mais il faut les en louer; ce sujet, purement physique, est étranger à l'éloquence de la chaire, et il serait à souhaiter que nos théologiens eussent imité nos prédicateurs, et renvoyé aux Académies et à la Faculté une question qui n'était pas de leur compétence ». Au coeur des discussions et débats, l'inoculation cristallise l'expression des hantises et des espoirs. Ils se concrétisent autour de questions aussi diverses que la langue poétique, les statistiques, la royauté ou encore la mode » (op. cit. p. 174). 24 Cf. P. Jorion, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris, Gallimard, 2009, p. 7. 25 Op. cit. p. 7. fallait en outre opérer une distinction entre ce monde et la réalité ultime inconnaissable)26. Au XVIème siècle et au XVIIème siècle, les choses vont changer. Nicolas Copernic (1473-1543), Johannes Kepler (1571-1630) et Galilée (Galileo Galilei) (1564-1642) vont inventer la réalité objective en assimilant les disciplines scolastiques de l’« astronomie »27 (il s’agissait là d’envisager le monde tel qu’il est en soi et le monde tel qu’il est en objets mathématiques). La distinction entre le « réel » et un « espace de modélisation » va être sacrifiée lors de cette fusion et ce sacrifice va constituer une source de confusion dans l'explication28. Le coup de force épistémologique des astronomes permettait, selon Paul Jorion, « d'opérer un raccourci dans l'explication en faisant l'économie de l'opinion des docteurs de l'Église »29. Il n'en constituait pas moins un recul (tragique) dans la méthodologie d'engendrement du savoir30. Paul Jorion plaide donc en faveur d’un retour à Aristote. Il a d’ailleurs été précédé dans cette démarche par Friedrich Hegel (1770-1831), Emile Meyerson (1859-1933), Pierre Duhem (1861-1916), Ludwig Wittgenstein (18891951), Alexandre Kojève (1902-1968) ou Kurt Gödel (1906-1978)31. S’agissant du mathématicien et philosophe Kurt Gödel, il relève également que son analyse de la démonstration du second théorème de ce savant (qui a révolutionné les mathématiques avec son travail sur l’incomplétude (ou avec son théorème d’incomplétude)) prolonge celle qu’a esquissée Ludwig Wittgenstein dans ses Remarks on the Foundations of Mathematics (19371944). Les lecteurs ne manqueront pas, souligne-t-il encore, de remarquer « que cette analyse adopte la même perspective épistémologique de 26 Op. cit. p. 8. 27 Op. cit. p. 9. 28 Op. cit. p. 9. 29 Op. cit. p. 9. 30 Op. cit. p. 9. 31 Op. cit. p. 11. « philosophie de la nature » que la critique par Hegel de la physique newtonienne dans sa dissertation sur Les Orbites des planètes (1801) et dans son Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques (1817-1830) »32. 12. Or ce sont de réalités objectives, de monde réel ou de monde sensible dont il est question lorsque l’on parle d’une levée de l’anonymat du donneur de sperme. Doit-on laisser la nature l’emporter au profit de l’anonymat ? Doit-on considérer que l’on confond la réalité et la vérité en refusant ou en acceptant la levée de l’anonymat du don de sperme ? Le droit en est-il à réaliser un coup de force épistémologique pour mettre le monde en termes juridiques ? Le temps qui nous est imparti pour cette contribution orale empêche de répondre correctement à ces questions. Il n’y a ici plus de vérités. Il n’y a que des réalités compliquées. Ni la biologie ni le droit français ne disposent à cet égard de réponses définitives. Le droit européen ou le droit international ne semblent pas - dans cette recherche de la vérité ou de la réalité - apporter davantage d’appuis33. Le droit européen (comme d’ailleurs certaines dispositions du droit international) est très sensible au respect de la dignité de l’individu34. Est-il question de dignité lorsque l’on ne connait pas l’identité de son père biologique à la suite d’un don de sperme ? C’est possible. Mais que dire alors de la dignité de l’homme qui n’a pu procréer ? Que dire de la dignité de la femme qui a accueilli les éléments biologiques d’un homme qu’elle ne connaît pas ? Peut-être n’aurait-elle pas voulu de ce don si elle avait connu le donneur ?35 32 Op. cit. p. 12. 33 V. notamment, N. Lenoir et B. Mathieu, Les normes internationales de la bioéthique, Paris, PUF, 1998. 34 V. F. David, « Brevetabilité d’éléments isolés du corps humain et dignité de la personne en droit communautaire », RD sanit. soc., 2004, 326. 35 V. G. Lebreton, « Les ambiguïtés du droit français à l’égard de la dignité de la personne humaine », in Mélanges Patrice Gélard. Droit constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2000, p. 53. Si l’on admet une levée de l’anonymat du donneur de sperme dans l’intérêt de l’enfant, on opère un tri dans la dignité. La dignité de l’enfant serait plus importante que celle de ses parents. 13. Comment dès lors conclure ? Le philosophe Martin Heidegger (1889-1976) affirmait que la science ne pensait pas. La réalité était telle que son interprétation s’opposait à toute pensée (la science étant la traduction la plus extrême et la plus aboutie de la réalité). En sommes-nous là avec la levée de l’anonymat du don de sperme ? Il y a avec l’assistance médicale à la procréation deux réalités. La première réalité est celle de la science et des progrès qu’elle a favorisés. La seconde réalité est celle d’un couple en proie au souci de ne pas donner la vie et qui compte sur le sperme d’un donneur (qu’il soit anonyme ou non). Le désir d’un enfant donne lieu tout à la fois à une réalité scientifique et à une réalité sociale (les deux réalités voulant devenir vérité). Or ces deux réalités sont de nature différente. La raideur d’une éprouvette ne s’accorde pas nécessairement avec la souplesse d’un rapport humain36. Pourtant, dans les deux cas, il s’agit bien de réalités37. 36 V. à cet égard, J. Baechler, « Le concept d’identité », in Commentaire, op. cit. p. 93. 37 Jean Baechler écrit ainsi que proposer une identification humaine aux humains suppose que l'on sache précisément et assurément ce qu'est l'humain (op. cit. p. 93). « Cette condition suppose sinon l'achèvement de la science de l'humain, du moins des progrès assez fermes pour que l'on s'entende sur l'essentiel. On en est loin. Cette situation n'est pas due seulement à la complexité de l'objet à étudier. Elle résulte aussi d'une confusion consistant à identifier « la » science, qui est un mode du connaître défini par des procédures spécifiques, avec « une » science, qui est l’application de ce mode à un segment du réel. La confusion bénéficie à une science signalée par ses réussites dans l’application de la méthode. Le résultat, pour la connaissance scientifique de l'humain, est un obscurantisme original, qui consiste à étudier un « homme-machine », quand la mécanique triomphe, et un « homme neuronal » ou « génétique », si c'est le tour de la biologie » (op. cit. p. 93). 14. Vouloir imposer au droit la prise en compte simultanée de ces deux réalités (la réalité naturelle et la réalité sociale) pour en faire une vérité n’est pas sans risques. Une telle volonté priverait tout droit à l’oubli au couple receveur. Au malheur de n’avoir pu enfanter de façon naturelle ou de façon habituelle s’ajouterait le malheur de la transparence. Une telle volonté ferait également perdre en intensité l’altruisme ou l’idée de don. On donne par amour de l’humain et non par amour de soi. L’altruisme comporte une part de mystère. On n’offre pas un cadeau en annonçant son prix. Doit-on par ailleurs connaitre le nom de celui qui a donné son sang ou son cœur sans lesquels on ne pourrait pas vivre non plus ? En arrivera-t-on à choisir – comme c’est le cas dans d’autres pays – son donneur de sperme ? Frôlera-t-on l’eugénisme ? En arrivera-t-on à abandonner le don au profit de la sélection ? Si le don de sperme est si important, n’y a-t-il pas un abandon d’enfant potentiel ? Peut-on mettre sur un pied d’égalité la possibilité pour un enfant de connaître (dans des conditions restrictives) l’identité de sa mère biologique à la suite d’un accouchement sous X (V. à cet égard, Cour d’appel d’Angers, 26 janvier 2011, Jurisdata n° 2011-000717 où les juges du fond ont confié un enfant abandonné par sa mère à ses grands-parents biologiques)38 et celle pour un enfant de connaître l’identité de son père biologique à la suite d’un don de sperme ? En arrivera-t-on à s’interroger – comme c’est le cas aux Etats-Unis - en termes de propriété ou en termes financiers sur le devenir des cellules ou des tissus 38 V. à cet égard, A. Gouttenoire, « La victoire à la Pyrrhus des grands-parents biologiques… », JCP 2011, éd. G., 161, p. 298 ; V. encore, E. Poisson-Drocourt, « L’accouchement sous X », in Le monde du droit. Ecrits rédigés en l’honneur de Jacques Foyer, Paris, Economica, 2008, p. 811. retirés d’un corps humain à des fins thérapeutiques ou à des fins d’expérimentations ?39 Lever l’anonymat du don de sperme signifie peut-être s’engager dans l’antichambre de la levée de la gratuité des produits du corps humain. À ce point donné de la réflexion, c’est alors la notion de bénéfices/risques – qui comme en matière d’autorisation de mise sur le marché d’un médicament réapparaît40. Il semblerait qu’il y ait en l’état des arguments qui précèdent plus d’inconvénients à lever l’anonymat du don de sperme qu’à le conserver. L’historien du droit Jean Gaudemet (1908-2001) écrivait que plus une société se développe et plus le rôle des « techniciens » est essentiel. « Ainsi se construit, disait-il, le faisceau des acteurs qui participent à la naissance du droit, un Pouvoir qui l’édicte, un Peuple qui l’accepte, une Science qui le formule »41. Rappelons toutefois que le droit n’est pas une science (ou la science) et que la science n’est pas le droit (ou un droit)42. Rêver l’inconnu de ses origines apportera toujours plus que subir la réalité d’une famille ou d’un donneur que l’on n’aura pas choisis. L’imagination, affirmait Albert Einstein (1879-1955), est plus importante que la connaissance. 39 V. notamment, R. Skloot, La vie immortelle d’Henrietta Lacks, Paris, CalmannLévy, 2011. 40 V. d’une façon plus générale, H. Gaumont-Prat, Droit de la propriété industrielle, Paris, Dalloz, 2009. 41 Cf. J. Gaudemet, Les naissances du droit. Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Paris, Montchrestien, 2006, p. 373. 42 V. C. Puigelier et J. Sainte-Rose, « Le juge et les données contemporaines de la science », in Le monde du droit. Ecrits rédigés en l’honneur de Jacques Foyer, op. cit. p. 891.