ExpOSItIOn Du 19 avRIl au 21 juIllEt 2014 Partage littéraire
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ExpOSItIOn Du 19 avRIl au 21 juIllEt 2014 Partage littéraire
DOSSIER pRESSE PartageDE littéraire ExpOSItIOn Du 19 avRIl au 21 juIllEt 2014 François René de Chateaubriand Génie du Christianisme 1802 Fleury Richard Valentine de Milan 1802 Huile sur toile Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage Pour consulter le texte intégral cliquez ici © The State Hermitage Museum / Leonard Kheifets, Alexander Koksharov Les ruines en général. — Qu’il y en a de deux espèces De l’examen des sites des monuments chrétiens nous passons aux effets des ruines de ces monuments. Elles fournissent au cœur de majestueux souvenirs et aux arts des compositions touchantes. Consacrons quelques pages à cette poétique des morts. Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence. Il s’y joint en outre une idée qui console notre petitesse, en voyant que des peuples entiers, des hommes quelquefois si fameux, n’ont pu vivre cependant au delà du peu de jours assignés à notre obscurité. Ainsi les ruines jettent une grande moralité au milieu des scènes de la nature ; quand elles sont placées dans un tableau, en vain on cherche à porter les yeux autre part : ils reviennent toujours s’attacher sur elles. Et pourquoi les ouvrages des hommes ne passeraient-ils pas, quand le soleil qui les éclaire doit lui-même tomber de sa voûte ? Celui qui le plaça dans les cieux est le seul souverain dont l’empire ne connaisse point de ruines. Il y a deux sortes de ruines : l’une, ouvrage du temps ; l’autre, ouvrage des hommes. Les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres, elle y sème des fleurs ; entrouvrent-ils un tombeau, elle y place le nid d’une colombe : sans cesse occupée à reproduire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines ; elles n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du malheur et non des années, elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d’ailleurs plus violentes et plus complètes que celles des âges ; les seconds minent, les premiers renversent. Quand Dieu, pour des raisons qui nous sont inconnues, veut hâter les ruines du monde, il ordonne au Temps de prêter sa faux à l’homme, et le temps nous voit avec épouvante ravager dans un clin d’œil ce qu’il eût mis des siècles à détruire. enfants étaient prosternés. Nous nous précipitâmes sur la terre, au milieu d’eux ; nos larmes coulaient ; nous dîmes, dans le secret de notre cœur : Pardonne, ô Seigneur, si nous avons murmuré en voyant la désolation de ton temple ; pardonne à notre raison ébranlée ! L’homme n’est luimême qu’un édifice tombé, qu’un débris du péché et de la mort ; son amour tiède, sa foi chancelante, sa charité bornée, ses sentiments incomplets, ses pensées insuffisantes, son cœur brisé, tout chez lui n’est que ruines. […] Nous nous promenions un jour derrière le palais du Luxembourg, et nous nous trouvâmes près de cette même Chartreuse que M. de Fontanes a chantée. Nous vîmes une église dont les toits étaient enfoncés, les plombs des fenêtres arrachés, et les portes fermées avec des planches mises debout. La plupart des autres bâtiments du monastère n’existaient plus. Nous nous promenâmes longtemps au milieu des pierres sépulcrales de marbre noir semées çà et là sur la terre ; les unes étaient totalement brisées, les autres offraient encore quelques restes d’épitaphes. Nous entrâmes dans le cloître intérieur : deux pruniers sauvages y croissaient parmi de hautes herbes et des décombres. Sur les murailles on voyait des peintures, à demi effacées, représentant la vie de saint Bruno ; un cadran était resté sur un des pignons de l’église, et dans le sanctuaire, au lieu de cette hymne de paix qui s’élevait jadis en l’honneur des morts, on entendait crier l’instrument du manœuvre qui sciait des tombeaux. […] Tombeaux Saint-Denis Nous entrâmes dans l’église au moment où le prêtre donnait la bénédiction. De pauvres femmes, des vieillards, des 2 On voyait autrefois, près de Paris, des sépultures fameuses entre les sépultures des hommes. Les étrangers venaient en foule visiter les merveilles de Saint-Denis. Ils y puisaient une profonde vénération pour la France, et s’en retournaient en disant en dedans d’eux-mêmes, comme saint Grégoire : Ce royaume est réellement le plus grand parmi les nations ; mais il s’est élevé un vent de la colère autour de l’édifice de la Mort ; les flots des peuples ont été poussés sur lui, et les hommes étonnés se demandent encore : Comment le temple d’Ammon a disparu sous les sables des déserts. L’abbaye gothique où se rassemblaient ces grands vassaux de la mort ne manquait point de gloire : les richesses de la France étaient à ses portes ; la Seine passait à l’extrémité de sa plaine ; cent endroits célèbres remplissaient, à quelque distance, tous les sites de beaux noms, tous les champs de beaux souvenirs ; la ville de Henri IV et de Louis le Grand était assise dans le voisinage ; et la sépulture royale de Saint-Denis se trouvait au centre de notre puissance et de notre luxe, comme un trésor où l’on déposait les débris du temps et la surabondance des grandeurs de l’empire français. C’est là que venaient tour à tour s’engloutir les rois de la France. Un d’entre eux, et toujours le dernier descendu dans ces abîmes, restait sur les degrés du souterrain, comme pour inviter sa postérité à descendre. Cependant Louis XIV a vainement attendu ses deux derniers fils : l’un s’est précipité au fond de la voûte, en laissant son ancêtre sur le seuil ; l’autre, ainsi qu’Œdipe, a disparu dans une tempête. Chose digne de méditation ! le premier monarque que les envoyés de la justice divine rencontrèrent fut ce Louis si fameux par l’obéissance que les nations lui portaient. Il était encore tout entier dans son cercueil. En vain pour défendre son trône il parut se lever avec la majesté de son siècle et une arrière-garde de huit siècles de rois ; en vain son geste menaçant épouvanta les ennemis des morts, lorsque, précipité dans une fosse commune, il tomba sur le sein de Marie de Médicis : tout fut détruit. Dieu, dans l’effusion de sa colère, avait juré par luimême de châtier la France : ne cherchons point sur la terre les causes de pareils événements ; elles sont plus haut. Dès le temps de Bossuet, dans le souterrain de ces princes anéantis, on pouvait à peine déposer madame Henriette, « tant les rangs y sont pressés, s’écrie le plus éloquent des orateurs, tant la mort est prompte à remplir ces places ! » En présence des âges, dont les flots écoulés semblent gronder encore dans ces profondeurs, les esprits sont abattus par le poids des pensées qui les oppressent. L’âme entière frémit en contemplant tant de néant et tant de grandeur. Lorsqu’on cherche une expression assez magnifique pour peindre ce qu’il y a de plus élevé, l’autre moitié de l’objet sollicite le terme le plus bas, pour exprimer ce qu’il y a de plus vil. Ici les ombres des vieilles voûtes s’abaissent, pour se confondre avec les ombres des vieux tombeaux ; là des grilles de fer entourent inutilement ces bières, et ne peuvent défendre la mort des empressements des hommes. Ecoutez le sourd travail du ver du sépulcre, qui semble filer dans ces cercueils les indestructibles réseaux de la mort ! Tout annonce qu’on est descendu à l’empire des ruines ; et, à je ne sais quelle odeur de vétusté répandue sous ces arches funèbres, on croirait, pour ainsi dire, respirer la poussière des temps passés. Lecteurs chrétiens, pardonnez aux larmes qui coulent de nos yeux en errant au milieu de cette famille de saint Louis et de Clovis. Si tout à coup, jetant à l’écart le drap mortuaire qui les couvre, ces monarques allaient se dresser dans leurs sépulcres et fixer sur nous leurs regards, à la lueur de cette lampe !… Oui, nous les voyons tous se lever à demi, ces spectres des rois ; nous les reconnaissons, nous osons interroger ces majestés du tombeau. Hé bien, peuple royal de fantômes, dites-le-nous : voudriez-vous revivre maintenant au prix d’une couronne ? Le trône vous tente-til encore ?… Mais d’où vient ce profond silence ? D’où vient que vous êtes tous muets sous ces voûtes ? Vous secouez vos têtes royales, d’où tombe un nuage de poussière ; vos yeux se referment, et vous vous recouchez lentement dans vos cercueils ! Ah ! si nous avions interrogé ces morts champêtres, dont naguère nous visitions les cendres, ils auraient percé le gazon de leurs tombeaux ; et, sortant du sein de la terre comme des vapeurs brillantes, ils nous auraient répondu : « Si Dieu l’ordonne ainsi, pourquoi refuserionsnous de revivre ? Pourquoi ne passerionsnous pas encore des jours résignés dans nos chaumières ? Notre hoyau n’était pas si pesant que vous le pensez ; nos sueurs mêmes avaient leurs charmes, lorsqu’elles étaient essuyées par une tendre épouse ou bénies par la religion. » Mais où nous entraîne la description de ces tombeaux déjà effacés de la terre ? Elles ne sont plus, ces sépultures ! Les petits enfants se sont joués avec les os des puissants monarques : Saint-Denis est désert ; l’oiseau l’a pris pour passage, l’herbe croît sur ses autels brisés : et au lieu du cantique de la mort, qui retentissait sous ses dômes, on n’entend plus que les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert, la chute de quelque pierre qui se détache de ses murs en ruine, ou le son de son horloge, qui va roulant dans les tombeaux vides et les souterrains dévastés . 3 Friedrich Schiller Marie Stuart 1800 Pour consulter le texte intégral cliquez ici Jean-Baptiste Vermay Marie Stuart, reine d’Ecosse, recevant sa sentence de mort que vient de ratifier le Parlement Vers 1808 Huile sur toile Arenenberg, Musée Napoléon Thurgovie © Musée Napoléon Thurgovie / Daniel Steiner SCÈNE X Elisabeth, seule : Oh tyrannie du culte populaire ! honteuse servitude ! Que je suis lasse de flatter cette idole, qu’au fond de mon cœur je méprise ! Quand serai-je libre sur ce trône ? Il me faut respecter l’opinion, rechercher les louanges de la multitude, agir au gré de cette populace qui n’aime que les jongleurs. Ah ! celuilà n’est pas roi, qui est forcé de plaire au monde. Celui-là seul est roi, qui, dans ses actions, n’a besoin de rechercher l’approbation de personne. Pourquoi ai-je pratiqué la justice toute ma vie, et détesté l’arbitraire ? C’était donc pour me lier les mains pour cette première, cette inévitable violence ? L’exemple que j’ai moi-même donné me condamne ! Si j’avais agi tyranniquement comme l’Espagnole Marie, qui m’a précédée sur le trône, je pourrais maintenant sans blâme verser un sang royal. Mais est-ce donc de mon propre et libre choix que j’ai été juste ? La nécessité toute-puissante, qui contraint même la libre volonté des rois, m’a commandé cette vertu. Entourée d’ennemis, la faveur seule du peuple me maintient sur ce trône disputé. Toutes les puissances du continent s’efforcent de me perdre. Implacable dans sa haine, le pape de Rome lance l’anathème sur ma tête ; la France me trahit par de fausses démonstrations de tendresse, et l’Espagnol me prépare sur les mers une guerre ouverte, une guerre d’extermination. Ainsi, moi, faible femme, me voilà en lutte avec un monde entier. Il me faut cacher par de hautes vertus la faiblesse de mes droits ; la tâche dont mon père a lui-même flétri ma naissance, c’est en vain que je la cache, la haine de mes adversaires la découvre, et m’oppose cette Stuart, fantôme éternellement menaçant. Non, il faut que cette crainte cesse, que cette tête tombe. Je veux avoir la paix. Elle est la furie de ma vie, l’esprit de malheur attaché par le sort à ma perte. Partout où je me crée une joie, une espérance, je trouve dans mon chemin cette infernale vipère : elle m’arrache un amant, elle me ravit un époux ! Marie Stuart, c’est le nom de chaque malheur qui me frappe ! Qu’elle soit rayée du nombre des vivants, et je suis libre comme l’air sur les montagnes. (Elle se tait un moment.) Avec quel dédain elle laissait tomber sur moi son regard, comme si ce regard eût dû me foudroyer ! Impuissante ! je porte de meilleures armes, elles frappent mortellement, et tu as cessé d’être ! (Elle va d’un pas rapide vers la table, et saisit la plume.) Je suis pour toi une bâtarde ? Malheureuse ! je ne le suis que parce que tu vis, parce que tu respires : tout soupçon sur ma royale naissance sera anéanti, dès que je t’aurai anéantie ; dès qu’il ne reste à l’Anglais aucun autre choix, je suis le fruit d’un légitime mariage. (Elle signe d’un trait de plume rapide et ferme, puis laisse tomber la plume et recule avec une expression d’effroi. Après un moment de silence, elle sonne.) Traduction par T. Fix 4 Théophile Gautier Élias Wildmanstadius ou L’homme moyen âge 1833 Pierre Révoil L’Offrande du chef du cerf Plume et encre brune sur papier Lyon, musée des Beaux-Arts Pour consulter le texte intégral cliquez ici … Laudator temporis acti. HORACE. La cathédrale rugueuse était sa carapace. VICTOR HUGO. Parmi les innombrables variétés de JeunesFrance, une des plus remarquables, sans contredit, est celle dont nous allons nous occuper. Il y a le Jeune-France byronien, le Jeune-France artiste, le Jeune-France passionné, le Jeune-France viveur, chiqueur, fumeur, avec ou sans barbe, que certains naturalistes placent entre les pachydermes, d’autres dans les palmipèdes, ce qui nous paraît également fondé. Mais de toutes ces espèces de Jeunes-France, le Jeune-France moyen âge est la plus nombreuse, et les individus qui la composent ne sont pas médiocrement curieux à examiner. J’en chercherai un entre tous, ami lecteur ; il pourra te donner une idée du genre, si tu n’as pas eu le bonheur d’en voir un vivant ou empaillé. Comme il est mort, je puis te dire son véritable nom : il se nommait Élias Wildmanstadius ; c’était un très-beau nom pour un homme moyen âge, d’autant que ce n’était pas un pseudonyme. Je vous prie, lecteur, de ne pas trop rire de lui, car c’était mon ami, et il fut sincère dans sa folie, bien différent de tant d’autres, qui ne le sont que par mode et par manière. J’espère que vous me pardonnerez l’espèce de teinte sentimentale répandue sur ce récit. Songez qu’Élias Wildmanstadius fut mon plus cher camarade, et qu’il est mort, et d’ailleurs j’ai besoin de faire reposer un peu mes lèvres, qui, depuis trois cents pages environ, se tordent en ricanements sardoniques. L’ange chargé d’ouvrir aux âmes la porte de ce monde, par la plus inexplicable des distractions, n’avait livré passage à la sienne qu’environ trois cents ans après © Lyon MBA - Photo Alain Basset l’époque fixée pour son entrée dans la vie. Le pauvre Élias Wildmanstadius, avec cette âme du quinzième siècle au dix-neuvième, ces croyances et ces sympathies d’un autre âge au milieu d’une civilisation égoïste et prosaïque, se trouvait aussi dépaysé qu’un sauvage des bords de l’Orénoque dans un cercle de fashionables parisiens. Se sentant gauche et déplacé dans cette société pour laquelle il n’était pas fait, il avait pris le parti de s’isoler en lui-même et de se créer une existence à part. Il s’était bâti autour de lui un moyen âge de quelques toises carrées, à peu près comme un amant qui, ayant perdu sa maîtresse, fait lever son masque en cire, et habille un mannequin des vêtements qu’elle avait coutume de porter. À cet effet, il avait loué une des plus vieilles maisons de S***, une maison noire, lézardée, aux murailles lépreuses et moisies, avec des poutres sculptées, un toit qui surplombe, des fenêtres en ogive, aux carreaux en losange, tremblant au moindre coup de vent dans leur résille de plomb. Il la trouvait un peu moderne ; elle ne datait que de 1550 tout au plus. Quelques bossages vermiculés, quelques refends, quelques essais timides de colonnes corinthiennes, où le goût de la Renaissance se faisait déjà sentir, gâtaient, à son grand regret, la façade de la rue et altéraient la pureté toute gothique du reste de l’édifice. C’était d’ailleurs la maison la plus incommode de toute la ville. Les portes mal jointes, les châssis vermoulus laissaient passer la bise comme un crible. La cheminée au manteau blasonné, sous lequel toute une famille se fût assise, eût avalé un chêne entier à chaque bouchée de sa gueule énorme ; il eût fallu deux hommes pour changer de place ses lourds chenets de fer, ornés de 5 grosses boules de cuivre. Les tapisseries de haute lisse, représentant des passes d’armes et des sujets de chevalerie, s’en allaient en lambeaux ; les murs suaient à grosses gouttes à force d’humidité ; quelques tableaux noirs et enfumés étaient pendus çà et là dans leurs cadres poudreux. Pour compléter l ’illusion, Élias Wildmanstadius avait rassemblé à grands frais les meubles les plus anciens qu’il eût pu trouver : de grands fauteuils de chêne à oreillettes, couverts de cuir de Cordoue avec des clous à grosses têtes, des tables massives aux pieds tortus, des lits à estrade et à baldaquin, des buffets d’ébène, incrustés de nacre, rayés de filets d’or, des panoplies de diverses époques, tout ce bagage rouillé et poussiéreux, qu’un siècle qui s’en va laisse à l’autre comme témoin de son passage, et que les peintres disputent aux antiquaires chez les marchands de curiosités. Afin d’être assorti à ces meubles et de ne pas faire dissonance, il portait toujours chez lui un costume du moyen âge. Rien n’était plus divertissant que de le voir, ce bon Élias Wildmanstadius, avec un surcot de samit armorié, des jambes mi-parties, des souliers à la poulaine, les cheveux fendus sur le front, le chaperon en tête, la dague et l’aumônière au côté, se promener gravement, à travers les salles désertes, comme une apparition des temps passés. Quelquefois il se revêtait d’une armure complète, et il prenait un grand plaisir à entendre le son de fer qu’il rendait en marchant. Cet amour de l’antiquité s’étendait jusque sur la cuisine : il fallait mettre sur sa table des drageoirs et des hanaps ; il ne voulait manger que faisans avec leurs plumes, paons rôtis, ou toute autre viande chevaleresque. Dès qu’il voyait paraître quelque mets plus bourgeois et plus confortable, il entrait en fureur, et il aurait presque battu Marthe, sa vieille gouvernante, lorsqu’elle lui versait du faro ou du lambick, au lieu d’hydromel et de cervoise. Par le même motif, il n’admettait dans sa bibliothèque aucun livre imprimé, à moins que ce ne fût en gothique ; car il détestait l’invention de Guttemberg autant que celle de l’artillerie. En revanche, les rayons étaient chargés de force beaux manuscrits sur vélin, aux coins et aux fermoirs d’argent, à la reliure de parchemin ou de velours. Il admirait avec une naïveté d’enfant les images des frontispices, les fleurons des marges, les majuscules ornées aux commencements des chapitres ; il s’extasiait sur les roides figures des saintes aux cils et aux prunelles d’azur, les beaux anges aux ailes blanches et roses ; il avait peur des diables et des dragons, et croyait à toute légende, si absurde qu’elle fût, pourvu que le texte fût en bonne gothique ligaturée et le titre en grandes lettres rouges. En peinture, ses opinions étaient fort étranges : au delà des tableaux du quinzième siècle, il ne voyait plus rien ; il n’aimait que Mabuse, Jacquemain Gringoneur, Giotto, Pérugin et quelques peintres de ce genre. Raphaël commençait à être trop nouveau pour lui. De la musique telle que l’ont faite Rossini, Mozart et Weber, il ne connaissait rien ; au lieu du Di tanti palpiti, il chantait : Sa conversation était hérissée d’expressions vieillies, de tours tombés en désuétude, si bien que chaque phrase était une énigme, et qu’il y fallait un commentaire. In : Théophile Gautier, Les Jeunes-France, romans goguenards Tout est verlore, La tintelore,Tout est frelore, bei Gott ! de la défaite des Suisses à Marignan, par Clément Janequin, ou quelque autre air d’Ockeghem, de Francesco Rosello, de Constantio Festa ou d’Hobrecht : il n’allait pas plus loin. Pour les instruments dont on se sert aujourd’hui, il n’en savait pas le nom ; en récompense, il savait à merveille ce que c’était qu’une sambucque, des naquerres, des regales, une épinette, un psaltérion et un rebec : il en eût même joué au besoin. En littérature, il eût cité juste le plus obscur roman : Parténopeux de Blois, Huon de Bordeaux, Atys et Profilas, le Saint-Graal, Dolopathos, Perceforest, et mille autres ; il ne se doutait pas de Byron et de Gœthe. Il vous eût raconté de point en point la chronique de tel roitelet breton antérieur à Grâlon et à Konan, et vous l’eussiez fort surpris en lui parlant de Napoléon. Lorsqu’il était forcé d’écrire a quelqu’un, c’était dans un style si plein d’archaïsme, avec un caractère si hors d’usage, qu’il était impossible d’en déchiffrer un mot, et qu’il fallait en déférer au chartrier de la ville. 6 Victor Hugo Préface de Cromwell 1827 Paul Delaroche Cromwell et Charles Ier 1831 Huile sur toile Centre national des arts plastiques, en dépôt à Nîmes, musée des Beaux-Arts Pour consulter le texte intégral cliquez ici © Photo Florent Gardin D’autres, ce nous semble, l’ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art. Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art. L’art feuillette les siècles, feuillette la nature, interroge les chroniques, s’étudie à reproduire la réalité des faits, surtout celle des mœurs et des caractères, bien moins léguée au doute et à la contradiction que les faits, restaure ce que les annalistes ont tronqué, harmonise ce qu’ils ont dépouillé, devine leurs omissions et les répare, comble leurs lacunes par des imaginations qui aient la couleur du temps, groupe ce qu’ils ont laissé épars, rétablit le jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines, revêt le tout d’une forme poétique et naturelle à la fois, et lui donne cette vie de vérité et de saillie qui enfante l’illusion, ce prestige de réalité qui passionne le spectateur, et le poète le premier, car le poëte est de bonne foi. Ainsi le but de l’art est presque divin : ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il fait de la poésie. C’est une grande et belle chose que de voir se déployer avec cette largeur un drame où l’art développe puissamment la nature ; un drame où l’action marche à la conclusion d’une allure ferme et facile, sans diffusion et sans étranglement ; un drame enfin où le poëte remplisse pleinement le but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur des hommes ; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions ; l’intérieur, par les a parte et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience. On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. Non qu’il convienne de faire, comme on dit aujourd’hui, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère. Il faut quelque étude, quelque labeur pour en venir là ; tant mieux. Il est bon que les avenues de l’art soient obstruées de ces ronces devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes. C’est d’ailleurs cette étude, soutenue d’une ardente inspiration, qui garantira le drame d’un vice qui le tue, le commun. Le commun est le défaut des poètes à courte vue et à courte haleine. 7 Il faut qu’à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un accent. Rien ne doit être abandonné. Comme Dieu, le vrai poète est présent partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l’effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d’or. Jules Michelet Introduction Jeanne d’Arc 1853 Paul Delaroche Jeanne d’Arc, malade, est interrogée dans sa prison par le cardinal de Winchester 1824 Huile sur toile Rouen, musée des Beaux-Arts Pour consulter le texte intégral cliquez ici © Musées de la Ville de Rouen / C. Lancien, C. Loisel J’entrais un jour chez un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup fait et beaucoup souffert. Il tenait à la main un livre qu’il venait de fermer, et semblait plonger dans un rêve ; je vis, non sans surprise, que ses yeux étaient pleins de larmes. Enfin, revenant à lui-même : « Elle est donc morte ! dit-il. - Qui ? - La pauvre Jeanne d’Arc. » Telle est la force de cette histoire, telle sa tyrannie sur le cœur, sa puissance pour arracher les larmes. Bien dite ou mal contée, que le lecteur soit jeune ou vieux, qu’i1 soit, tant qu’il voudra, affermi par l’expérience, endurci par la vie, elle le fera pleurer. Hommes, n’en rougissez pas, et ne vous cachez pas d’être hommes. Ici la cause est belle. Nul deuil récent, nul événement personnel n’a droit d’émouvoir davantage un bon et digne cœur. La vérité, la foi et la patrie ont eu leurs martyrs, et en foule. Les héros eurent leurs dévouements, les saints leur Passion. Le monde a admiré, et l’Eglise a prié. Ici c’est autre chose. Nulle canonisation, ni culte, ni autel. On n’a pas prié, mais on pleure. de brigands ; elle s’impose à la cour de Charles VII, se jette dans la guerre ; et dans les camps qu’elle n’a jamais vus, dans les combats rien ne l’étonne ; elle plonge. Intrépide au milieu des épées ; blessée toujours, découragée jamais, elle rassure les vieux soldats, entraîne tout le peuple qui devient soldat avec elle, et personne n’ose plus avoir peur de rien. Tout est sauvé ! La pauvre fille, de sa chair pure et sainte, de ce corps délicat et tendre, a émoussé le fer, brisé l’épée ennemie, couvert de son sein le sein de la France. La récompense, la voici. Livrée en trahison, outragée des barbares, tentée des pharisiens qui essayent en vain de la prendre par ses paroles, elle résiste à tout en ce dernier combat, elle monte au-dessus d’elle-même, éclate en paroles sublimes, qui feront pleurer éternellement.... Abandonnée et de son roi et du peuple qu’elle a sauvés, par le cruel chemin des flammes, elle revient dans le sein de Dieu. Elle n’en fonde pas moins sur l’échafaud le droit de la conscience, l’autorité de la voix intérieure. L’histoire est telle : Une enfant de douze ans, une toute jeune fille, confondant la voix de son cœur avec la voix du ciel, conçoit l’idée étrange, improbable, absurde, si l’on veut, d’exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver son pays. Elle couve cette idée pendant six ans sans la confier à personne; elle n’en dit rien même a sa mère, rien à nul confesseur. Sans nul appui de prêtre ou de parents, elle marche tout ce temps seule avec Dieu dans la solitude de son grand dessein. Elle attend qu’elle ait dix-huit ans, et alors immuable, elle l’exécute malgré les siens et malgré tout le monde. Elle traverse la France ravagée et déserte, les routes infestées Introduction (1853) pour l’édition séparée du texte de Jeanne d’Arc (1841) paru dans le tome V de l’ Histoire de France. 8 William Shakespeare La vie et la mort du roi Richard III Tragédie 1592-1593 Paul Delaroche Édouard V, roi mineur d’Angleterre, et Richard, duc d’York, son frère puîné, dit Les Enfants d’Édouard 1830 Huile sur toile Paris, musée du Louvre Pour consulter le texte intégral cliquez ici © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda Acte IV Scène 3 TYRREL.—L’acte sanglant et tyrannique est consommé; l’action la plus perfide, le massacre le plus horrible dont cette terre se soit jamais rendue coupable ! Dighton et Forrest, que j’ai gagnés pour exécuter cette impitoyable scène de boucherie, des scélérats endurcis, des chiens sanguinaires, tout pénétrés d’attendrissement et d’une douce pitié, ont pleuré comme deux enfants en me faisant le triste récit de leur mort. « C’est ainsi, me disait Dighton, qu’étaient couchés ces aimables enfants. »- « Ils se tenaient ainsi, disait Forrest, se tenant mutuellement dans leurs bras innocents et blancs comme l’albâtre ; leurs lèvres semblaient quatre roses rouges sur une seule tige, qui, dans leur beauté d’été, se baisaient l’une l’autre. Un livre de prières était posé sur leur oreiller : cette vue, dit Forrest, a, pendant un moment, presque changé mon âme. Mais, oh le démon... » Le scélérat s’est arrêté à ce mot, et Dighton a continué « Nous avons étouffé le plus parfait, le plus charmant ouvrage que la nature ait jamais formé depuis la création ! » Ils m’ont quitté tous deux si pénétrés de douleur et de remords qu’ils ne pouvaient parler ; et je les ai laissés aller pour venir apporter cette nouvelle à notre roi sanguinaire.-Ah le voilà. (Entre le roi Richard.) Salut à mon souverain seigneur. LE ROI RICHARD. — Eh bien, cher Tyrrel, vais-je être heureux par ta nouvelle ? LE ROI RICHARD.—Mais les as-tu vus morts ? TYRREL. Oui, seigneur. LE ROI RICHARD.—Et enterrés, cher Tyrrel ? TYRREL.-Le chapelain de la Tour les a enterrés ; mais pour vous dire où, j’avoue que je ne le sais pas. LE ROI RICHARD.—Reviens me trouver, cher Tyrrel, immédiatement après mon souper, et tu me conteras alors toutes les circonstances de leur mort. En attendant, ne t’occupe qu’à chercher dans ta pensée comment je pourrais te faire du bien, et sois sûr de l’accomplissement de tes désirs.—Adieu jusqu’à tantôt. TYRREL.—Je prends humblement congé de vous. (Il sort.) LE ROI RICHARD.—Je vous ai bien enfermé le fils de Clarence ; j’ai marié sa fille en bas lieu. Les fils d’Édouard dorment dans le sein d’Abraham, et ma femme Anne a souhaité le bonsoir à ce bas monde. A présent, comme je sais que Richmond de Bretagne a des vues sur la jeune Elisabeth, la fille de mon frère, et qu’à la faveur de ce nœud il forme des projets ambitieux sur la couronne, je vais la trouver, et lui faire ma cour en amant heureux et galant. Traduction de François Guizot TYRREL.—Si l’exécution de l’acte dont vous m’avez chargé doit enfanter votre bonheur, soyez donc heureux, car il est consommé. 9 ALEXANDRE DUMAS Une Année à Florence 1841 Pour consulter le texte intégral cliquez ici Louis Ducis Bianca Capello et son amant fuyant vers Florence à travers les Apennins 1824 Huile sur toile Cherbourg, musée d’art Thomas-Henry © Cherbourg-Octeville, musée d’art Thomas-Henry - Photo Daniel Sohier C’est sur la place de la Darse que s’élève la statue de Ferdinand I er. Comme je n’ai pas grand-chose à dire sur Livourne, j’en profiterai pour raconter l’histoire de ce second successeur du Tibère toscan, ainsi que celle de François Ier son frère, et de Bianca Capello sa belle-soeur. Il y a plus d’un roman moins étrange et moins curieux que cette histoire. Sur la fin du règne de Cosme le Grand, c’està-dire vers le commencement de l’an 1563, un jeune homme nommé Pierre Bonaventuri, issu d’honnête mais pauvre famille, était venu chercher fortune à Venise. Un de ses oncles, qui portait le même nom que lui, et qui habitait la ville sérénissime depuis une vingtaine d’années, le recommanda à la maison de banque des Salviati, dont il était lui-même un des gérants. Le jeune homme était de haute mine, possédait une belle écriture, chiffrait comme un astrologue : il fut reçu sans discussion comme troisième ou quatrième commis, avec promesse que, s’il se conduisait bien, il pourrait, outre sa nourriture, dans trois ou quatre ans, arriver à gagner 150 ou 200 ducats. Une pareille promesse dépassait tout ce que le pauvre Bonaventuri avait jamais pu rêver dans ses songes les plus ambitieux. Il baisa les mains de son oncle et promit aux Salviati de se conduire de manière à être le modèle de toute la maison. Le pauvre Pietro avait bonne envie de tenir parole ; mais le diable se mêla de ses affaires et vint se jeter au travers de toutes ses bonnes intentions. En face de la banque de Salviati logeait un riche seigneur vénitien, chef de la maison Capello, lequel avait un fils et une fille. Le fils était un beau jeune homme, à la barbe pointue, à la moustache retroussée, à la parole leste et insolente ; ce qui faisait que trois ou quatre fois par mois il tirait l’épée à propos de jeu ou de femmes, car de la politique il ne s’en mêlait aucunement, trouvant la chose trop sérieuse pour être discutée par d’autres que par des barbes grises : si bien qu’on avait déjà rapporté deux fois à la maison paternelle Giovannino perforé de part en part ; mais, attendu sans doute que le diable aurait trop perdu à sa mort, Giovannino en était revenu. Cependant, comme le père était un homme de sens, et qu’il avait pensé qu’il n’aurait peut-être pas toujours le même bonheur, il avait renoncé à l’idée qu’il avait eue d’abord de faire sa fille religieuse afin de doubler la fortune de son fils : il craignait qu’en passant une belle nuit de ce monde à l’autre, Giovannino ne le laissât à la fois sans fils et sans fille. Quant à Bianca, c’était une charmante enfant de quinze à seize ans, au teint blanc et mat, sur lequel, à toute émotion, le sang passait comme un nuage rosé ; aux cheveux de ce blond puissant dont Raphaël venait de faire une beauté, aux yeux noirs et pleins de flamme, à la taille souple et flexible, mais de cette souplesse et de cette flexibilité qu’on sent pleine de force, toute prête à l’amour comme Juliette, et qui n’attendait que le moment où quelque beau Roméo se trouverait sur son chemin pour dire comme la jeune fille de Vérone : Je serai à toi ou à la tombe. Elle vit Pietro Bonaventuri ; la fenêtre de la chambre du jeune homme s’ouvrait sur la chambre de la jeune fille. Ils échangèrent d’abord des regards, puis des signes, puis des promesses d’amour. Arrivés là, la distance seule les empêchait d’y ajouter les preuves : cette distance, Bianca la franchit. Chaque nuit, quand tout le monde était couché chez le noble Capello, quand la nourrice qui avait élevé Bianca était retirée dans la chambre voisine, quand la jeune fille, debout contre la cloison, s’était assurée que ce dernier argus s’était endormi, elle passait une robe brune afin de n’être point vue dans la rue, descendait à tâtons et légère comme une ombre les escaliers de marbre du palais paternel, entr’ouvrait la porte en dedans et traversait la rue ; sur le seuil de la porte opposée, elle trouvait son amant. Tous deux alors, avec de douces étreintes, montaient l’escalier qui conduisait à la petite chambre de Pietro. Puis, lorsque le jour était sur le point de paraître, Bianca redescendait et 10 rentrait dans sa chambre, où sa nourrice, le matin, la trouvait endormie de ce sommeil de la volupté qui ressemble tant à celui de l’innocence. Une nuit que Bianca était chez son amant, un garçon boulanger qui venait de chauffer un four dans les environs trouva une porte entr’ouverte et crut bien faire de la fermer ; dix minutes après, Bianca descendit et vit qu’il lui était impossible de rentrer chez son père. Bianca était une de ces âmes fortes dont les résolutions se prennent en un instant, et une fois prises sont inébranlables : elle vit tout son avenir changé par un accident, et elle accepta sans hésiter la vie nouvelle que cet accident lui faisait. Bianca remonta chez son amant, lui raconta ce qui venait d’arriver, lui demanda s’il était prêt à tout sacrifier pour elle comme elle tout pour lui, et lui proposa de profiter des deux heures de nuit qui leur restaient pour quitter Venise et se mettre à l’abri des poursuites de ses parents. Pietro Bonaventuri accepta. Les deux jeunes gens sautèrent dans une gondole et se rendirent chez le gardien du port. Là, Pietro Bonaventuri se fit reconnaître, et dit qu’une affaire importante pour la banque des Salviati le forçait à partir à l’instant même de Venise pour Rimini. Le gardien donna l’ordre de laisser tomber la chaîne, et les fugitifs passèrent ; seulement, au lieu de prendre la route de Rimini, ils prirent en toute hâte celle de Ferrare. On devine l’effet que produisit dans le noble palais Capello la fuite de Bianca. Pendant un jour tout entier on attendit sans faire aucune recherche ; on espérait toujours que la jeune fille allait revenir ; mais la journée s’écoula sans apporter de nouvelles de la fugitive. Il fallut donc s’informer ; on apprit la fuite de Pietro Bonaventuri. On rapprocha mille faits qui avaient passé sans être aperçus, et qui maintenant se représentaient dans toute leur importance. Le résultat de ce rapprochement fut la conviction que les deux jeunes gens étaient partis ensemble.