ExpOSItIOn Du 19 avRIl au 21 juIllEt 2014 Partage littéraire

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ExpOSItIOn Du 19 avRIl au 21 juIllEt 2014 Partage littéraire
DOSSIER
pRESSE
PartageDE
littéraire
ExpOSItIOn
Du 19 avRIl au
21 juIllEt 2014
François René
de Chateaubriand
Génie du Christianisme
1802
Fleury Richard
Valentine de Milan
1802
Huile sur toile
Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage
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© The State Hermitage Museum / Leonard
Kheifets, Alexander Koksharov
Les ruines en général. — Qu’il y
en a de deux espèces
De l’examen des sites des monuments
chrétiens nous passons aux effets
des ruines de ces monuments. Elles
fournissent au cœur de majestueux
souvenirs et aux arts des compositions
touchantes. Consacrons quelques pages
à cette poétique des morts.
Tous les hommes ont un secret attrait
pour les ruines. Ce sentiment tient à la
fragilité de notre nature, à une conformité
secrète entre ces monuments détruits et
la rapidité de notre existence. Il s’y joint en
outre une idée qui console notre petitesse,
en voyant que des peuples entiers, des
hommes quelquefois si fameux, n’ont pu
vivre cependant au delà du peu de jours
assignés à notre obscurité. Ainsi les ruines
jettent une grande moralité au milieu des
scènes de la nature ; quand elles sont
placées dans un tableau, en vain on
cherche à porter les yeux autre part : ils
reviennent toujours s’attacher sur elles.
Et pourquoi les ouvrages des hommes
ne passeraient-ils pas, quand le soleil qui
les éclaire doit lui-même tomber de sa
voûte ? Celui qui le plaça dans les cieux
est le seul souverain dont l’empire ne
connaisse point de ruines.
Il y a deux sortes de ruines : l’une, ouvrage
du temps ; l’autre, ouvrage des hommes.
Les premières n’ont rien de désagréable,
parce que la nature travaille auprès des
ans. Font-ils des décombres, elle y sème
des fleurs ; entrouvrent-ils un tombeau,
elle y place le nid d’une colombe : sans
cesse occupée à reproduire, elle environne
la mort des plus douces illusions de la vie.
Les secondes ruines sont plutôt des
dévastations que des ruines ; elles
n’offrent que l’image du néant, sans
une puissance réparatrice. Ouvrage
du malheur et non des années, elles
ressemblent aux cheveux blancs sur la
tête de la jeunesse. Les destructions des
hommes sont d’ailleurs plus violentes et
plus complètes que celles des âges ; les
seconds minent, les premiers renversent.
Quand Dieu, pour des raisons qui nous
sont inconnues, veut hâter les ruines du
monde, il ordonne au Temps de prêter sa
faux à l’homme, et le temps nous voit avec
épouvante ravager dans un clin d’œil ce
qu’il eût mis des siècles à détruire.
enfants étaient prosternés. Nous nous
précipitâmes sur la terre, au milieu d’eux ;
nos larmes coulaient ; nous dîmes, dans
le secret de notre cœur : Pardonne, ô
Seigneur, si nous avons murmuré en voyant
la désolation de ton temple ; pardonne à
notre raison ébranlée ! L’homme n’est luimême qu’un édifice tombé, qu’un débris
du péché et de la mort ; son amour tiède,
sa foi chancelante, sa charité bornée,
ses sentiments incomplets, ses pensées
insuffisantes, son cœur brisé, tout chez
lui n’est que ruines.
[…]
Nous nous promenions un jour derrière
le palais du Luxembourg, et nous nous
trouvâmes près de cette même Chartreuse
que M. de Fontanes a chantée. Nous vîmes
une église dont les toits étaient enfoncés,
les plombs des fenêtres arrachés, et les
portes fermées avec des planches mises
debout. La plupart des autres bâtiments
du monastère n’existaient plus. Nous nous
promenâmes longtemps au milieu des
pierres sépulcrales de marbre noir semées
çà et là sur la terre ; les unes étaient
totalement brisées, les autres offraient
encore quelques restes d’épitaphes. Nous
entrâmes dans le cloître intérieur : deux
pruniers sauvages y croissaient parmi de
hautes herbes et des décombres. Sur les
murailles on voyait des peintures, à demi
effacées, représentant la vie de saint
Bruno ; un cadran était resté sur un des
pignons de l’église, et dans le sanctuaire,
au lieu de cette hymne de paix qui s’élevait
jadis en l’honneur des morts, on entendait
crier l’instrument du manœuvre qui sciait
des tombeaux.
[…]
Tombeaux
Saint-Denis
Nous entrâmes dans l’église au moment
où le prêtre donnait la bénédiction.
De pauvres femmes, des vieillards, des
2
On voyait autrefois, près de Paris, des
sépultures fameuses entre les sépultures
des hommes. Les étrangers venaient en
foule visiter les merveilles de Saint-Denis.
Ils y puisaient une profonde vénération
pour la France, et s’en retournaient en
disant en dedans d’eux-mêmes, comme
saint Grégoire : Ce royaume est réellement
le plus grand parmi les nations ; mais il
s’est élevé un vent de la colère autour de
l’édifice de la Mort ; les flots des peuples
ont été poussés sur lui, et les hommes
étonnés se demandent encore : Comment
le temple d’Ammon a disparu sous les
sables des déserts.
L’abbaye gothique où se rassemblaient ces
grands vassaux de la mort ne manquait
point de gloire : les richesses de la France
étaient à ses portes ; la Seine passait à
l’extrémité de sa plaine ; cent endroits
célèbres remplissaient, à quelque distance,
tous les sites de beaux noms, tous les
champs de beaux souvenirs ; la ville de
Henri IV et de Louis le Grand était assise
dans le voisinage ; et la sépulture royale
de Saint-Denis se trouvait au centre de
notre puissance et de notre luxe, comme
un trésor où l’on déposait les débris du
temps et la surabondance des grandeurs
de l’empire français.
C’est là que venaient tour à tour
s’engloutir les rois de la France. Un d’entre
eux, et toujours le dernier descendu
dans ces abîmes, restait sur les degrés
du souterrain, comme pour inviter sa
postérité à descendre. Cependant Louis
XIV a vainement attendu ses deux derniers
fils : l’un s’est précipité au fond de la
voûte, en laissant son ancêtre sur le seuil ;
l’autre, ainsi qu’Œdipe, a disparu dans une
tempête. Chose digne de méditation ! le
premier monarque que les envoyés de la
justice divine rencontrèrent fut ce Louis si
fameux par l’obéissance que les nations
lui portaient. Il était encore tout entier
dans son cercueil. En vain pour défendre
son trône il parut se lever avec la majesté
de son siècle et une arrière-garde de
huit siècles de rois ; en vain son geste
menaçant épouvanta les ennemis des
morts, lorsque, précipité dans une fosse
commune, il tomba sur le sein de Marie
de Médicis : tout fut détruit. Dieu, dans
l’effusion de sa colère, avait juré par luimême de châtier la France : ne cherchons
point sur la terre les causes de pareils
événements ; elles sont plus haut.
Dès le temps de Bossuet, dans le souterrain
de ces princes anéantis, on pouvait à
peine déposer madame Henriette, « tant
les rangs y sont pressés, s’écrie le plus
éloquent des orateurs, tant la mort
est prompte à remplir ces places ! » En
présence des âges, dont les flots écoulés
semblent gronder encore dans ces
profondeurs, les esprits sont abattus par
le poids des pensées qui les oppressent.
L’âme entière frémit en contemplant tant
de néant et tant de grandeur. Lorsqu’on
cherche une expression assez magnifique
pour peindre ce qu’il y a de plus élevé,
l’autre moitié de l’objet sollicite le terme
le plus bas, pour exprimer ce qu’il y a de
plus vil. Ici les ombres des vieilles voûtes
s’abaissent, pour se confondre avec les
ombres des vieux tombeaux ; là des
grilles de fer entourent inutilement ces
bières, et ne peuvent défendre la mort des
empressements des hommes. Ecoutez le
sourd travail du ver du sépulcre, qui semble
filer dans ces cercueils les indestructibles
réseaux de la mort ! Tout annonce qu’on
est descendu à l’empire des ruines ; et, à je
ne sais quelle odeur de vétusté répandue
sous ces arches funèbres, on croirait, pour
ainsi dire, respirer la poussière des temps
passés.
Lecteurs chrétiens, pardonnez aux larmes
qui coulent de nos yeux en errant au milieu
de cette famille de saint Louis et de Clovis.
Si tout à coup, jetant à l’écart le drap
mortuaire qui les couvre, ces monarques
allaient se dresser dans leurs sépulcres et
fixer sur nous leurs regards, à la lueur de
cette lampe !… Oui, nous les voyons tous
se lever à demi, ces spectres des rois ; nous
les reconnaissons, nous osons interroger
ces majestés du tombeau. Hé bien,
peuple royal de fantômes, dites-le-nous :
voudriez-vous revivre maintenant au prix
d’une couronne ? Le trône vous tente-til encore ?… Mais d’où vient ce profond
silence ? D’où vient que vous êtes tous
muets sous ces voûtes ? Vous secouez
vos têtes royales, d’où tombe un nuage
de poussière ; vos yeux se referment, et
vous vous recouchez lentement dans vos
cercueils !
Ah ! si nous avions interrogé ces morts
champêtres, dont naguère nous visitions
les cendres, ils auraient percé le gazon
de leurs tombeaux ; et, sortant du sein
de la terre comme des vapeurs brillantes,
ils nous auraient répondu : « Si Dieu
l’ordonne ainsi, pourquoi refuserionsnous de revivre ? Pourquoi ne passerionsnous pas encore des jours résignés dans
nos chaumières ? Notre hoyau n’était pas
si pesant que vous le pensez ; nos sueurs
mêmes avaient leurs charmes, lorsqu’elles
étaient essuyées par une tendre épouse
ou bénies par la religion. »
Mais où nous entraîne la description de
ces tombeaux déjà effacés de la terre ?
Elles ne sont plus, ces sépultures ! Les
petits enfants se sont joués avec les os
des puissants monarques : Saint-Denis
est désert ; l’oiseau l’a pris pour passage,
l’herbe croît sur ses autels brisés : et au
lieu du cantique de la mort, qui retentissait
sous ses dômes, on n’entend plus que les
gouttes de pluie qui tombent par son toit
découvert, la chute de quelque pierre qui
se détache de ses murs en ruine, ou le
son de son horloge, qui va roulant dans
les tombeaux vides et les souterrains
dévastés .
3
Friedrich Schiller
Marie Stuart
1800
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Jean-Baptiste Vermay
Marie Stuart, reine d’Ecosse, recevant sa sentence de mort que
vient de ratifier le Parlement
Vers 1808
Huile sur toile
Arenenberg, Musée Napoléon Thurgovie
© Musée Napoléon Thurgovie / Daniel Steiner
SCÈNE X
Elisabeth, seule : Oh tyrannie du culte
populaire ! honteuse servitude ! Que je
suis lasse de flatter cette idole, qu’au fond
de mon cœur je méprise ! Quand serai-je
libre sur ce trône ? Il me faut respecter
l’opinion, rechercher les louanges de la
multitude, agir au gré de cette populace
qui n’aime que les jongleurs. Ah ! celuilà n’est pas roi, qui est forcé de plaire au
monde. Celui-là seul est roi, qui, dans
ses actions, n’a besoin de rechercher
l’approbation de personne.
Pourquoi ai-je pratiqué la justice toute ma
vie, et détesté l’arbitraire ? C’était donc
pour me lier les mains pour cette première,
cette inévitable violence ? L’exemple que
j’ai moi-même donné me condamne !
Si j’avais agi tyranniquement comme
l’Espagnole Marie, qui m’a précédée sur le
trône, je pourrais maintenant sans blâme
verser un sang royal. Mais est-ce donc
de mon propre et libre choix que j’ai été
juste ? La nécessité toute-puissante, qui
contraint même la libre volonté des rois,
m’a commandé cette vertu.
Entourée d’ennemis, la faveur seule du
peuple me maintient sur ce trône disputé.
Toutes les puissances du continent
s’efforcent de me perdre. Implacable
dans sa haine, le pape de Rome lance
l’anathème sur ma tête ; la France me
trahit par de fausses démonstrations de
tendresse, et l’Espagnol me prépare sur
les mers une guerre ouverte, une guerre
d’extermination. Ainsi, moi, faible femme,
me voilà en lutte avec un monde entier.
Il me faut cacher par de hautes vertus la
faiblesse de mes droits ; la tâche dont
mon père a lui-même flétri ma naissance,
c’est en vain que je la cache, la haine de
mes adversaires la découvre, et m’oppose
cette Stuart, fantôme éternellement
menaçant.
Non, il faut que cette crainte cesse, que
cette tête tombe. Je veux avoir la paix. Elle
est la furie de ma vie, l’esprit de malheur
attaché par le sort à ma perte. Partout
où je me crée une joie, une espérance, je
trouve dans mon chemin cette infernale
vipère : elle m’arrache un amant, elle me
ravit un époux ! Marie Stuart, c’est le nom
de chaque malheur qui me frappe ! Qu’elle
soit rayée du nombre des vivants, et je
suis libre comme l’air sur les montagnes.
(Elle se tait un moment.) Avec quel dédain
elle laissait tomber sur moi son regard,
comme si ce regard eût dû me foudroyer !
Impuissante ! je porte de meilleures
armes, elles frappent mortellement, et
tu as cessé d’être ! (Elle va d’un pas rapide
vers la table, et saisit la plume.)
Je suis pour toi une bâtarde ? Malheureuse !
je ne le suis que parce que tu vis, parce que
tu respires : tout soupçon sur ma royale
naissance sera anéanti, dès que je t’aurai
anéantie ; dès qu’il ne reste à l’Anglais
aucun autre choix, je suis le fruit d’un
légitime mariage. (Elle signe d’un trait de
plume rapide et ferme, puis laisse tomber la
plume et recule avec une expression d’effroi.
Après un moment de silence, elle sonne.)
Traduction par T. Fix
4
Théophile Gautier
Élias Wildmanstadius
ou
L’homme moyen âge
1833
Pierre Révoil
L’Offrande du chef du cerf
Plume et encre brune sur papier
Lyon, musée des Beaux-Arts
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… Laudator temporis acti.
HORACE.
La cathédrale rugueuse était sa
carapace.
VICTOR HUGO.
Parmi les innombrables variétés de JeunesFrance, une des plus remarquables, sans
contredit, est celle dont nous allons
nous occuper. Il y a le Jeune-France
byronien, le Jeune-France artiste, le
Jeune-France passionné, le Jeune-France
viveur, chiqueur, fumeur, avec ou sans
barbe, que certains naturalistes placent
entre les pachydermes, d’autres dans les
palmipèdes, ce qui nous paraît également
fondé. Mais de toutes ces espèces de
Jeunes-France, le Jeune-France moyen
âge est la plus nombreuse, et les
individus qui la composent ne sont pas
médiocrement curieux à examiner. J’en
chercherai un entre tous, ami lecteur ; il
pourra te donner une idée du genre, si tu
n’as pas eu le bonheur d’en voir un vivant
ou empaillé. Comme il est mort, je puis te
dire son véritable nom : il se nommait Élias
Wildmanstadius ; c’était un très-beau
nom pour un homme moyen âge, d’autant
que ce n’était pas un pseudonyme. Je vous
prie, lecteur, de ne pas trop rire de lui, car
c’était mon ami, et il fut sincère dans sa
folie, bien différent de tant d’autres, qui
ne le sont que par mode et par manière.
J’espère que vous me pardonnerez l’espèce
de teinte sentimentale répandue sur ce
récit. Songez qu’Élias Wildmanstadius fut
mon plus cher camarade, et qu’il est mort,
et d’ailleurs j’ai besoin de faire reposer un
peu mes lèvres, qui, depuis trois cents
pages environ, se tordent en ricanements
sardoniques.
L’ange chargé d’ouvrir aux âmes la porte
de ce monde, par la plus inexplicable
des distractions, n’avait livré passage à la
sienne qu’environ trois cents ans après
© Lyon MBA - Photo Alain Basset
l’époque fixée pour son entrée dans la vie.
Le pauvre Élias Wildmanstadius, avec cette
âme du quinzième siècle au dix-neuvième,
ces croyances et ces sympathies d’un autre
âge au milieu d’une civilisation égoïste et
prosaïque, se trouvait aussi dépaysé qu’un
sauvage des bords de l’Orénoque dans un
cercle de fashionables parisiens.
Se sentant gauche et déplacé dans cette
société pour laquelle il n’était pas fait, il
avait pris le parti de s’isoler en lui-même
et de se créer une existence à part. Il
s’était bâti autour de lui un moyen âge
de quelques toises carrées, à peu près
comme un amant qui, ayant perdu sa
maîtresse, fait lever son masque en cire,
et habille un mannequin des vêtements
qu’elle avait coutume de porter.
À cet effet, il avait loué une des plus
vieilles maisons de S***, une maison
noire, lézardée, aux murailles lépreuses
et moisies, avec des poutres sculptées,
un toit qui surplombe, des fenêtres en
ogive, aux carreaux en losange, tremblant
au moindre coup de vent dans leur résille
de plomb.
Il la trouvait un peu moderne ; elle ne
datait que de 1550 tout au plus. Quelques
bossages vermiculés, quelques refends,
quelques essais timides de colonnes
corinthiennes, où le goût de la Renaissance
se faisait déjà sentir, gâtaient, à son grand
regret, la façade de la rue et altéraient
la pureté toute gothique du reste de
l’édifice.
C’était d’ailleurs la maison la plus
incommode de toute la ville.
Les portes mal jointes, les châssis
vermoulus laissaient passer la bise
comme un crible. La cheminée au manteau
blasonné, sous lequel toute une famille
se fût assise, eût avalé un chêne entier à
chaque bouchée de sa gueule énorme ; il
eût fallu deux hommes pour changer de
place ses lourds chenets de fer, ornés de
5
grosses boules de cuivre.
Les tapisseries de haute lisse, représentant
des passes d’armes et des sujets de
chevalerie, s’en allaient en lambeaux ; les
murs suaient à grosses gouttes à force
d’humidité ; quelques tableaux noirs et
enfumés étaient pendus çà et là dans leurs
cadres poudreux.
Pour compléter l ’illusion, Élias
Wildmanstadius avait rassemblé à grands
frais les meubles les plus anciens qu’il
eût pu trouver : de grands fauteuils de
chêne à oreillettes, couverts de cuir de
Cordoue avec des clous à grosses têtes,
des tables massives aux pieds tortus, des
lits à estrade et à baldaquin, des buffets
d’ébène, incrustés de nacre, rayés de filets
d’or, des panoplies de diverses époques,
tout ce bagage rouillé et poussiéreux,
qu’un siècle qui s’en va laisse à l’autre
comme témoin de son passage, et que
les peintres disputent aux antiquaires chez
les marchands de curiosités.
Afin d’être assorti à ces meubles et de ne
pas faire dissonance, il portait toujours
chez lui un costume du moyen âge.
Rien n’était plus divertissant que de le
voir, ce bon Élias Wildmanstadius, avec
un surcot de samit armorié, des jambes
mi-parties, des souliers à la poulaine, les
cheveux fendus sur le front, le chaperon
en tête, la dague et l’aumônière au côté, se
promener gravement, à travers les salles
désertes, comme une apparition des
temps passés. Quelquefois il se revêtait
d’une armure complète, et il prenait un
grand plaisir à entendre le son de fer qu’il
rendait en marchant.
Cet amour de l’antiquité s’étendait
jusque sur la cuisine : il fallait mettre
sur sa table des drageoirs et des hanaps ;
il ne voulait manger que faisans avec
leurs plumes, paons rôtis, ou toute autre
viande chevaleresque. Dès qu’il voyait
paraître quelque mets plus bourgeois et
plus confortable, il entrait en fureur, et
il aurait presque battu Marthe, sa vieille
gouvernante, lorsqu’elle lui versait du faro
ou du lambick, au lieu d’hydromel et de
cervoise.
Par le même motif, il n’admettait dans sa
bibliothèque aucun livre imprimé, à moins
que ce ne fût en gothique ; car il détestait
l’invention de Guttemberg autant que
celle de l’artillerie.
En revanche, les rayons étaient chargés
de force beaux manuscrits sur vélin, aux
coins et aux fermoirs d’argent, à la reliure
de parchemin ou de velours.
Il admirait avec une naïveté d’enfant les
images des frontispices, les fleurons
des marges, les majuscules ornées
aux commencements des chapitres ; il
s’extasiait sur les roides figures des saintes
aux cils et aux prunelles d’azur, les beaux
anges aux ailes blanches et roses ; il avait
peur des diables et des dragons, et croyait
à toute légende, si absurde qu’elle fût,
pourvu que le texte fût en bonne gothique
ligaturée et le titre en grandes lettres
rouges.
En peinture, ses opinions étaient fort
étranges : au delà des tableaux du
quinzième siècle, il ne voyait plus rien ;
il n’aimait que Mabuse, Jacquemain
Gringoneur, Giotto, Pérugin et quelques
peintres de ce genre. Raphaël commençait
à être trop nouveau pour lui.
De la musique telle que l’ont faite Rossini,
Mozart et Weber, il ne connaissait rien ; au
lieu du Di tanti palpiti, il chantait :
Sa
conversation
était
hérissée
d’expressions vieillies, de tours tombés
en désuétude, si bien que chaque phrase
était une énigme, et qu’il y fallait un
commentaire.
In : Théophile Gautier, Les Jeunes-France,
romans goguenards
Tout est verlore,
La tintelore,Tout est frelore, bei Gott !
de la défaite des Suisses à Marignan, par
Clément Janequin, ou quelque autre air
d’Ockeghem, de Francesco Rosello, de
Constantio Festa ou d’Hobrecht : il n’allait
pas plus loin.
Pour les instruments dont on se sert
aujourd’hui, il n’en savait pas le nom ; en
récompense, il savait à merveille ce que
c’était qu’une sambucque, des naquerres,
des regales, une épinette, un psaltérion et
un rebec : il en eût même joué au besoin.
En littérature, il eût cité juste le plus
obscur roman : Parténopeux de Blois,
Huon de Bordeaux, Atys et Profilas, le
Saint-Graal, Dolopathos, Perceforest,
et mille autres ; il ne se doutait pas de
Byron et de Gœthe. Il vous eût raconté de
point en point la chronique de tel roitelet
breton antérieur à Grâlon et à Konan, et
vous l’eussiez fort surpris en lui parlant
de Napoléon.
Lorsqu’il était forcé d’écrire a quelqu’un,
c’était dans un style si plein d’archaïsme,
avec un caractère si hors d’usage, qu’il
était impossible d’en déchiffrer un mot,
et qu’il fallait en déférer au chartrier de
la ville.
6
Victor Hugo
Préface de Cromwell
1827
Paul Delaroche
Cromwell et Charles Ier
1831
Huile sur toile
Centre national des arts plastiques, en dépôt à Nîmes,
musée des Beaux-Arts
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© Photo Florent Gardin
D’autres, ce nous semble, l’ont déjà dit :
le drame est un miroir où se réfléchit
la nature. Mais si ce miroir est un miroir
ordinaire, une surface plane et unie, il ne
renverra des objets qu’une image terne et
sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait
ce que la couleur et la lumière perdent
à la réflexion simple. Il faut donc que le
drame soit un miroir de concentration qui,
loin de les affaiblir, ramasse et condense
les rayons colorants, qui fasse d’une lueur
une lumière, d’une lumière une flamme.
Alors seulement le drame est avoué de
l’art.
Le théâtre est un point d’optique. Tout ce
qui existe dans le monde, dans l’histoire,
dans la vie, dans l’homme, tout doit et
peut s’y réfléchir, mais sous la baguette
magique de l’art. L’art feuillette les
siècles, feuillette la nature, interroge
les chroniques, s’étudie à reproduire la
réalité des faits, surtout celle des mœurs
et des caractères, bien moins léguée au
doute et à la contradiction que les faits,
restaure ce que les annalistes ont tronqué,
harmonise ce qu’ils ont dépouillé, devine
leurs omissions et les répare, comble
leurs lacunes par des imaginations qui
aient la couleur du temps, groupe ce qu’ils
ont laissé épars, rétablit le jeu des fils
de la providence sous les marionnettes
humaines, revêt le tout d’une forme
poétique et naturelle à la fois, et lui
donne cette vie de vérité et de saillie qui
enfante l’illusion, ce prestige de réalité
qui passionne le spectateur, et le poète
le premier, car le poëte est de bonne foi.
Ainsi le but de l’art est presque divin :
ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il
fait de la poésie.
C’est une grande et belle chose que de
voir se déployer avec cette largeur un
drame où l’art développe puissamment
la nature ; un drame où l’action marche à
la conclusion d’une allure ferme et facile,
sans diffusion et sans étranglement ;
un drame enfin où le poëte remplisse
pleinement le but multiple de l’art, qui
est d’ouvrir au spectateur un double
horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur
et l’extérieur des hommes ; l’extérieur, par
leurs discours et leurs actions ; l’intérieur,
par les a parte et les monologues ; de
croiser, en un mot, dans le même tableau,
le drame de la vie et le drame de la
conscience.
On conçoit que, pour une œuvre de ce
genre, si le poète doit choisir dans les choses
(et il le doit), ce n’est pas le beau, mais
le caractéristique. Non qu’il convienne
de faire, comme on dit aujourd’hui, de la
couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après
coup quelques touches criardes çà et là
sur un ensemble du reste parfaitement
faux et conventionnel. Ce n’est point
à la surface du drame que doit être la
couleur locale, mais au fond, dans le cœur
même de l’œuvre, d’où elle se répand
au dehors, d’elle-même, naturellement,
également, et, pour ainsi parler, dans tous
les coins du drame, comme la sève qui
monte de la racine à la dernière feuille de
l’arbre. Le drame doit être radicalement
imprégné de cette couleur des temps ;
elle doit en quelque sorte y être dans
l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y
entrant et qu’en en sortant qu’on a changé
de siècle et d’atmosphère. Il faut quelque
étude, quelque labeur pour en venir là ;
tant mieux. Il est bon que les avenues
de l’art soient obstruées de ces ronces
devant lesquelles tout recule, excepté
les volontés fortes. C’est d’ailleurs cette
étude, soutenue d’une ardente inspiration,
qui garantira le drame d’un vice qui le tue,
le commun. Le commun est le défaut des
poètes à courte vue et à courte haleine.
7
Il faut qu’à cette optique de la scène,
toute figure soit ramenée à son trait le
plus saillant, le plus individuel, le plus
précis. Le vulgaire et le trivial même
doit avoir un accent. Rien ne doit être
abandonné. Comme Dieu, le vrai poète
est présent partout à la fois dans son
œuvre. Le génie ressemble au balancier
qui imprime l’effigie royale aux pièces de
cuivre comme aux écus d’or.
Jules Michelet
Introduction
Jeanne d’Arc
1853
Paul Delaroche
Jeanne d’Arc, malade, est interrogée dans
sa prison par le cardinal de Winchester
1824
Huile sur toile
Rouen, musée des Beaux-Arts
Pour consulter le texte intégral
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© Musées de la Ville de Rouen / C. Lancien,
C. Loisel
J’entrais un jour chez un homme qui
a beaucoup vécu, beaucoup fait et
beaucoup souffert. Il tenait à la main un
livre qu’il venait de fermer, et semblait
plonger dans un rêve ; je vis, non sans
surprise, que ses yeux étaient pleins de
larmes. Enfin, revenant à lui-même : « Elle
est donc morte ! dit-il. - Qui ? - La pauvre
Jeanne d’Arc. »
Telle est la force de cette histoire, telle
sa tyrannie sur le cœur, sa puissance pour
arracher les larmes.
Bien dite ou mal contée, que le lecteur
soit jeune ou vieux, qu’i1 soit, tant qu’il
voudra, affermi par l’expérience, endurci
par la vie, elle le fera pleurer. Hommes,
n’en rougissez pas, et ne vous cachez pas
d’être hommes. Ici la cause est belle. Nul
deuil récent, nul événement personnel
n’a droit d’émouvoir davantage un bon
et digne cœur.
La vérité, la foi et la patrie ont eu leurs
martyrs, et en foule. Les héros eurent leurs
dévouements, les saints leur Passion. Le
monde a admiré, et l’Eglise a prié. Ici c’est
autre chose. Nulle canonisation, ni culte,
ni autel. On n’a pas prié, mais on pleure.
de brigands ; elle s’impose à la cour de
Charles VII, se jette dans la guerre ; et
dans les camps qu’elle n’a jamais vus,
dans les combats rien ne l’étonne ; elle
plonge. Intrépide au milieu des épées ;
blessée toujours, découragée jamais, elle
rassure les vieux soldats, entraîne tout
le peuple qui devient soldat avec elle, et
personne n’ose plus avoir peur de rien.
Tout est sauvé !
La pauvre fille, de sa chair pure et sainte,
de ce corps délicat et tendre, a émoussé
le fer, brisé l’épée ennemie, couvert de
son sein le sein de la France.
La récompense, la voici. Livrée en
trahison, outragée des barbares, tentée
des pharisiens qui essayent en vain de
la prendre par ses paroles, elle résiste
à tout en ce dernier combat, elle monte
au-dessus d’elle-même, éclate en
paroles sublimes, qui feront pleurer
éternellement.... Abandonnée et de son
roi et du peuple qu’elle a sauvés, par le
cruel chemin des flammes, elle revient
dans le sein de Dieu. Elle n’en fonde
pas moins sur l’échafaud le droit de la
conscience, l’autorité de la voix intérieure.
L’histoire est telle :
Une enfant de douze ans, une toute
jeune fille, confondant la voix de son
cœur avec la voix du ciel, conçoit l’idée
étrange, improbable, absurde, si l’on veut,
d’exécuter la chose que les hommes ne
peuvent plus faire, de sauver son pays. Elle
couve cette idée pendant six ans sans la
confier à personne; elle n’en dit rien même
a sa mère, rien à nul confesseur. Sans nul
appui de prêtre ou de parents, elle marche
tout ce temps seule avec Dieu dans la
solitude de son grand dessein. Elle attend
qu’elle ait dix-huit ans, et alors immuable,
elle l’exécute malgré les siens et malgré
tout le monde. Elle traverse la France
ravagée et déserte, les routes infestées
Introduction (1853) pour l’édition séparée
du texte de Jeanne d’Arc (1841) paru dans
le tome V de l’ Histoire de France.
8
William Shakespeare
La vie et la mort du roi Richard III
Tragédie
1592-1593
Paul Delaroche
Édouard V, roi mineur d’Angleterre, et Richard, duc d’York, son
frère puîné, dit Les Enfants d’Édouard
1830
Huile sur toile
Paris, musée du Louvre
Pour consulter le texte intégral
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© RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda
Acte IV Scène 3
TYRREL.—L’acte sanglant et tyrannique
est consommé; l’action la plus perfide,
le massacre le plus horrible dont cette
terre se soit jamais rendue coupable !
Dighton et Forrest, que j’ai gagnés
pour exécuter cette impitoyable scène
de boucherie, des scélérats endurcis,
des chiens sanguinaires, tout pénétrés
d’attendrissement et d’une douce pitié,
ont pleuré comme deux enfants en
me faisant le triste récit de leur mort.
« C’est ainsi, me disait Dighton, qu’étaient
couchés ces aimables enfants. »- « Ils se
tenaient ainsi, disait Forrest, se tenant
mutuellement dans leurs bras innocents
et blancs comme l’albâtre ; leurs lèvres
semblaient quatre roses rouges sur une
seule tige, qui, dans leur beauté d’été,
se baisaient l’une l’autre. Un livre de
prières était posé sur leur oreiller : cette
vue, dit Forrest, a, pendant un moment,
presque changé mon âme. Mais, oh le
démon... » Le scélérat s’est arrêté à ce
mot, et Dighton a continué « Nous avons
étouffé le plus parfait, le plus charmant
ouvrage que la nature ait jamais formé
depuis la création ! » Ils m’ont quitté tous
deux si pénétrés de douleur et de remords
qu’ils ne pouvaient parler ; et je les ai
laissés aller pour venir apporter cette
nouvelle à notre roi sanguinaire.-Ah le
voilà. (Entre le roi Richard.) Salut à mon
souverain seigneur.
LE ROI RICHARD. — Eh bien, cher Tyrrel,
vais-je être heureux par ta nouvelle ?
LE ROI RICHARD.—Mais les as-tu vus
morts ?
TYRREL. Oui, seigneur.
LE ROI RICHARD.—Et enterrés, cher
Tyrrel ?
TYRREL.-Le chapelain de la Tour les a
enterrés ; mais pour vous dire où, j’avoue
que je ne le sais pas.
LE ROI RICHARD.—Reviens me trouver,
cher Tyrrel, immédiatement après mon
souper, et tu me conteras alors toutes les
circonstances de leur mort. En attendant,
ne t’occupe qu’à chercher dans ta pensée
comment je pourrais te faire du bien, et
sois sûr de l’accomplissement de tes
désirs.—Adieu jusqu’à tantôt.
TYRREL.—Je prends humblement congé
de vous. (Il sort.)
LE ROI RICHARD.—Je vous ai bien enfermé
le fils de Clarence ; j’ai marié sa fille en
bas lieu. Les fils d’Édouard dorment dans
le sein d’Abraham, et ma femme Anne a
souhaité le bonsoir à ce bas monde. A
présent, comme je sais que Richmond de
Bretagne a des vues sur la jeune Elisabeth,
la fille de mon frère, et qu’à la faveur de
ce nœud il forme des projets ambitieux
sur la couronne, je vais la trouver, et lui
faire ma cour en amant heureux et galant.
Traduction de François Guizot
TYRREL.—Si l’exécution de l’acte dont
vous m’avez chargé doit enfanter votre
bonheur, soyez donc heureux, car il est
consommé.
9
ALEXANDRE DUMAS
Une Année à Florence
1841
Pour consulter le texte intégral
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Louis Ducis
Bianca Capello et son amant fuyant vers
Florence à travers les Apennins
1824
Huile sur toile
Cherbourg, musée d’art Thomas-Henry
© Cherbourg-Octeville, musée d’art
Thomas-Henry - Photo Daniel Sohier
C’est sur la place de la Darse que s’élève
la statue de Ferdinand I er. Comme je n’ai
pas grand-chose à dire sur Livourne, j’en
profiterai pour raconter l’histoire de ce
second successeur du Tibère toscan, ainsi
que celle de François Ier son frère, et de
Bianca Capello sa belle-soeur. Il y a plus
d’un roman moins étrange et moins curieux
que cette histoire.
Sur la fin du règne de Cosme le Grand, c’està-dire vers le commencement de l’an 1563,
un jeune homme nommé Pierre Bonaventuri,
issu d’honnête mais pauvre famille, était
venu chercher fortune à Venise. Un de ses
oncles, qui portait le même nom que lui,
et qui habitait la ville sérénissime depuis
une vingtaine d’années, le recommanda à la
maison de banque des Salviati, dont il était
lui-même un des gérants. Le jeune homme
était de haute mine, possédait une belle
écriture, chiffrait comme un astrologue : il
fut reçu sans discussion comme troisième
ou quatrième commis, avec promesse que,
s’il se conduisait bien, il pourrait, outre sa
nourriture, dans trois ou quatre ans, arriver
à gagner 150 ou 200 ducats. Une pareille
promesse dépassait tout ce que le pauvre
Bonaventuri avait jamais pu rêver dans ses
songes les plus ambitieux. Il baisa les mains
de son oncle et promit aux Salviati de se
conduire de manière à être le modèle de
toute la maison. Le pauvre Pietro avait bonne
envie de tenir parole ; mais le diable se mêla
de ses affaires et vint se jeter au travers de
toutes ses bonnes intentions.
En face de la banque de Salviati logeait un riche
seigneur vénitien, chef de la maison Capello,
lequel avait un fils et une fille. Le fils était
un beau jeune homme, à la barbe pointue, à
la moustache retroussée, à la parole leste et
insolente ; ce qui faisait que trois ou quatre
fois par mois il tirait l’épée à propos de jeu
ou de femmes, car de la politique il ne s’en
mêlait aucunement, trouvant la chose trop
sérieuse pour être discutée par d’autres que
par des barbes grises : si bien qu’on avait déjà
rapporté deux fois à la maison paternelle
Giovannino perforé de part en part ; mais,
attendu sans doute que le diable aurait
trop perdu à sa mort, Giovannino en était
revenu. Cependant, comme le père était un
homme de sens, et qu’il avait pensé qu’il
n’aurait peut-être pas toujours le même
bonheur, il avait renoncé à l’idée qu’il avait
eue d’abord de faire sa fille religieuse afin
de doubler la fortune de son fils : il craignait
qu’en passant une belle nuit de ce monde à
l’autre, Giovannino ne le laissât à la fois sans
fils et sans fille.
Quant à Bianca, c’était une charmante enfant
de quinze à seize ans, au teint blanc et mat,
sur lequel, à toute émotion, le sang passait
comme un nuage rosé ; aux cheveux de
ce blond puissant dont Raphaël venait de
faire une beauté, aux yeux noirs et pleins de
flamme, à la taille souple et flexible, mais
de cette souplesse et de cette flexibilité
qu’on sent pleine de force, toute prête à
l’amour comme Juliette, et qui n’attendait
que le moment où quelque beau Roméo se
trouverait sur son chemin pour dire comme
la jeune fille de Vérone : Je serai à toi ou à
la tombe.
Elle vit Pietro Bonaventuri ; la fenêtre de la
chambre du jeune homme s’ouvrait sur la
chambre de la jeune fille. Ils échangèrent
d’abord des regards, puis des signes, puis des
promesses d’amour. Arrivés là, la distance
seule les empêchait d’y ajouter les preuves :
cette distance, Bianca la franchit.
Chaque nuit, quand tout le monde était
couché chez le noble Capello, quand la
nourrice qui avait élevé Bianca était retirée
dans la chambre voisine, quand la jeune fille,
debout contre la cloison, s’était assurée que
ce dernier argus s’était endormi, elle passait
une robe brune afin de n’être point vue dans
la rue, descendait à tâtons et légère comme
une ombre les escaliers de marbre du palais
paternel, entr’ouvrait la porte en dedans
et traversait la rue ; sur le seuil de la porte
opposée, elle trouvait son amant. Tous deux
alors, avec de douces étreintes, montaient
l’escalier qui conduisait à la petite chambre
de Pietro. Puis, lorsque le jour était sur le
point de paraître, Bianca redescendait et
10
rentrait dans sa chambre, où sa nourrice, le
matin, la trouvait endormie de ce sommeil
de la volupté qui ressemble tant à celui de
l’innocence.
Une nuit que Bianca était chez son amant,
un garçon boulanger qui venait de chauffer
un four dans les environs trouva une porte
entr’ouverte et crut bien faire de la fermer ;
dix minutes après, Bianca descendit et vit
qu’il lui était impossible de rentrer chez
son père.
Bianca était une de ces âmes fortes dont
les résolutions se prennent en un instant,
et une fois prises sont inébranlables : elle
vit tout son avenir changé par un accident,
et elle accepta sans hésiter la vie nouvelle
que cet accident lui faisait.
Bianca remonta chez son amant, lui raconta
ce qui venait d’arriver, lui demanda s’il était
prêt à tout sacrifier pour elle comme elle
tout pour lui, et lui proposa de profiter
des deux heures de nuit qui leur restaient
pour quitter Venise et se mettre à l’abri des
poursuites de ses parents. Pietro Bonaventuri
accepta. Les deux jeunes gens sautèrent
dans une gondole et se rendirent chez le
gardien du port. Là, Pietro Bonaventuri se fit
reconnaître, et dit qu’une affaire importante
pour la banque des Salviati le forçait à partir
à l’instant même de Venise pour Rimini. Le
gardien donna l’ordre de laisser tomber la
chaîne, et les fugitifs passèrent ; seulement,
au lieu de prendre la route de Rimini, ils
prirent en toute hâte celle de Ferrare.
On devine l’effet que produisit dans le noble
palais Capello la fuite de Bianca. Pendant un
jour tout entier on attendit sans faire aucune
recherche ; on espérait toujours que la jeune
fille allait revenir ; mais la journée s’écoula
sans apporter de nouvelles de la fugitive.
Il fallut donc s’informer ; on apprit la fuite
de Pietro Bonaventuri. On rapprocha mille
faits qui avaient passé sans être aperçus,
et qui maintenant se représentaient dans
toute leur importance. Le résultat de ce
rapprochement fut la conviction que les
deux jeunes gens étaient partis ensemble.