André Coyné

Transcription

André Coyné
André Coyné
Antonio, Cretina, César
S
ur César Moro – sa vie, son œuvre – on peut lire le prologue, « Poésie, fil
d’Ariane... », et la notice biographique de mon édition d’Amour à mort et
autres poèmes, Paris, Orphée/La Différence, 1990.
Je me bornerai à rappeler trois points :
1) Quand, le dernier jour d’août 1925, Moro quitte Lima, où il est né en 1903,
pour se lancer à la conquête de Paris, il a déjà beaucoup dessiné, beaucoup peint,
peu écrit en revanche de poèmes.
2) C’est sa découverte du Surréalisme à Paris et le fait que, juste avant 1930, il
adhère au groupe animé par Breton qui l’assurent qu’il est né poète, et aussi que
le français sera la prima lingua de sa poésie (elle le restera lorsqu’il retournera aux
Amériques : Lima, puis Mexico et de nouveau Lima jusqu’à sa mort).
3) De 1930 à octobre 1933, où il voyage de Paris à Londres pour rejoindre
le bateau qui le ramènera au Pérou, il a fréquenté les cafés et autres lieux de
réunion des surréalistes de façon plus ou moins suivie,1 tout en menant, en
marge du groupe, des amours comme des amitiés nullement orthodoxes. Parfois, à l’intérieur même du groupe, il ruait contre l’excès de sérieux de ses amis;
ainsi la fois où, lors du « procès » intenté à une des vedettes de la politique du
moment, le rad-soc Édouard Herriot, il coupa le procureur du service : « Oui
da, cet Herriot est une horrible canaille, mais cela n’empêche pas que ce soit un
fort bel homme ! ».
1. D’un billet d’Éluard, peut-être de 1930 : « Quand nous verrons-nous ? Nous nous réunissons le
soir à 7 heures au Café-Tabacs du Nouveau Siècle, près de la Porte St. Martin, faubourg St. Martin ».
D’un autre billet du même Éluard, mais co-signé par Breton et de 1932 : « Pourquoi ne vous voit-on
plus ? Nous allons toujours à Cyrano, jusqu’au 5 août ». D’une carte de Breton du 5 septembre 1932,
de Cadaqués, co-signé par Crevel, Valentine Hugo, Éluard, Dali : « Je rentre à Paris dans une huitaine
de jours et j’espère que cette année j’aurai l’occasion de vous voir très souvent ».
42
Lecturas del texto
De la dizaine de poèmes de jeunesse de Moro qui subsistent, antérieurs à
son départ pour l’Europe, le second en date, du 25 janvier 1925, est adressé à
un certain « Reinaldo, à Lima »: « Yo maté mi alegria... / Bien quisiera volverla a
escarmenar ! ».
Quoi qu’il en soit, la « préhistoire poétique» de Moro allait conclure quelques
mois après son arrivée à Paris, avec une suite de vers datée du 14 janvier 1926 :
« Jorge, qué lejos ... / qué lejos mis pupilas / incansables... » (p. 131). Le « Jorge»
en question désigne Jorge Seoane à qui Moro était lié, depuis Lima, par une
grande affection et à qui il empruntait l’épigraphe du poème qu’il lui dédiait : « lo
miré con César Moro en las pupilas y él miro fijamente a César Moro ».
Entre 1927 et 1929, Moro commence à écrire – encore très peu et toujours en
espagnol – « surréalistiquement ».
Ses premiers textes dûment « surréalistes », qui, à la fois, inaugurent sa poésie
française – simplement, sa poésie – sont de 1930 et de 1931.
De mars 1930, « À l’occasion du Nouvel An », une « prose» d’un humour
atroce, dès son titre, laquelle, à sa manière, corrobore les explications qu’en 1935,
à Mexico, Antonin Artaud donnera du Surréalisme, « plus qu’un mouvement littéraire », « le cri organique de l’homme », le « refus désespéré de vivre, et qui pourtant doit accepter la vie» (« Le plus pur, le plus désespéré d’entre vous, disait-on
communément de tel ou tel surréaliste. Car pour nous n’était vraiment pur que ce
qui était désespéré ») :
Il fallait détruire l’abominable amour qui nous mène encore, il faudrait tout
détruire jusqu’aux cendres, jusqu’à l’ombre, pour ne plus recommencer, pour
faire disparaître cette honte que signifie exister ne fût-ce qu’un instant (p. 262).
Et plus loin :
Je vis loin de ce que j’aime, on a le courage, on appelle cela courage, de vivre
quand même, je rencontre des gens dans la rue, j’ai des personnes qui ne m’estiment pas ou qui m’estiment, je dis bonjour, je suis libre encore, c’est-à-dire je
ne suis ni au bagne, ni dans une maison de fous, j’habite encore parmi les gens
normaux, je prétends avoir des amis, dans la rue je me conduis comme tout le
monde [...].
Tant qu’il me sera possible de supporter tant d’ignominies il me semble bon
de me tenir pour un lâche.
Que ceux qui aiment la vie sortent de leurs taupinières et prennent leur
parti. Ah, je vous assure que vous ne me prendrez pas à vos plaisirs imbéciles,
car je n’aime ni boire, ni manger, ni faire l’amour. Voilà ce qui me fait différent
de vous, je n’aime pas m’amuser, je n’aime rien (pp. 262-263).
43
André Coyné
À l’autre extrême de cette période, décembre 1931, une autre « prose », qui,
elle, a vaincu, du moins temporairement, le « désespoir » et opté pour la « merveille », qu’elle quête dans les couloirs et les rames du Métro parisien :
C’est la pluie, le vent, le soleil, mais c’est toujours l’amour. L’amour souterrain,
dans ces couloirs illuminés un instant par le passage des trains (p. 256).
Six mois plus tard, un dimanche de juin 1932, Moro écrit le seul poème érotique stricto sensu que j’aie trouvé dans ses papiers :
Garde-moi vite dans ton cœur
Je t’embrasse comme une flamme
Je te brûle de baisers
De baisers hurlants tu brûles
Mon fleuve je suis ta mère
Et je lèche tes pieds mon père
Je suis ta mère et c’est pour ça que tu viens vers moi
Je lèche ton testicule gauche où je m’attarde
Comme sous le soleil
Je bois à flots en m’étouffant le parfum de tes aisselles
À pleines dents je mâche tes poils
Ô quel grand cri ta poitrine velue
Tes testicules frémissants
Attends tes jambes comme des colonnes d’église
À côté de ton membre entre tes jambes
C’est mieux que la vie intra-utérine
Vite passe-moi l’eau de tes yeux
Je brûle j’ai la poitrine fendue
Pour recevoir ton flot de ton sperme
Pour me frotter les yeux de ton sperme
Pour me frotter le corps pour me remplir la bouche
Pour avaler tes pieds (p. 301).
1932 est la première année faste de la poésie de Moro.
Le 22 et le 23 octobre, il compose un long poème qui commence: « Pour l’amour /
À la dédicace de l’amour... » (pp. 306-307). C’est ce poème, revu et resserré, que publie,
en son n° 5, mai 1933, la revue L.S.A.S.D.L.R, sous le titre « Renommée de l’amour » :
L’amour dédicace à l’amour
Les jours sans pluie
Et comme il convient les beaux jours
Pour l’amour et ses préférences
Au renom du plus vieil amour
À la pluie du mot amour
Au seul amour sans regret sans bonheur sans retour
[...]
44
Lecturas del texto
Aux signes de feu du poignard
Aux seuls aux uniques souvenirs sexuels
À la bouche de pierre de l’amour
Au froid de l’eau la nuit
Pour ne plus recommencer
Au plus tendre amour (pp. 308-309).
Un des derniers mois qu’il passe à Paris, exactement en août 1933, Moro reprend le titre « Renommée de l’amour » pour en-tête d’une « prose » d’une véhémence exacerbée:
J’ai cherché l’amour comme un forcené, le sombre amour dont l’extase se tient
à midi comme une orange transpercée par un clou, nourrie du seul air et de la
pluie battante, suspendue à rien, navigant dans l’espace comme des milliers de
boîtes légères exhalant une fumée plaintive, les tonnes de nuages de l’amour
et ses chagrins de fer blindé, dont le visage sobre, uni, poli comme une aiguille
était plus large que le marbre [...] (p. 336).
De retour à Lima, fin 1933-début 1934, Moro se comporte en héraut du « Surréalisme Mondial ». Aussi souvent qu’il le peut, il « intervient » : des articles,
deux expositions, une polémique avec le chilien Vicente Huidobro et, à partir
de 1936, la rédaction et la diffusion d’un Bulletin de « défense de la République
Espagnole ». Il continue à élaborer son œuvre poétique à part : force poèmes, à
une exception près, en français, qui prolongent ceux de ses dernières années parisiennes, et qu’il garde, presque tous, dans ses tiroirs.2
Il est manifeste mon désir, je l’abandonne au domaine des hautes antiquités,
cette rumeur de la mer une bague, de cette soif de la mer les produits interdits
si chers aux marécages de l’âme-sandale (p. 263).
À peine débarqué, courant janvier 1934, il célèbre de plus belle l’amour, ses
« aspects », ses « reflets » – et déjà, nul doute, un amour, qui doit avoir, comme
tous ses amours, d’emblée, la violence de la passion, « une encre rouge servant à
écrire / AMOUR » :
Aspects je parle de vous seuls
Reflets sublimes de l’amour
Pour mieux m’entendre
2. Voir l’édition que j’ai faite, en 1987, à Madrid, d’un choix d’entre eux, qu’il voulait dédier, avec
son « admiration sans fin », à Breton et à Éluard : Ces poèmes..., Madrid, Ediciones La Misma, Col.
Libros Maina.
45
André Coyné
Je baisse la tête et je vous parle sublimes reflets
Aussi loin que ma main
Mais près de toi mon amour
Plus près de toi
J’ignore l’absence
Car ma force naît de ton image
Premièrement c’est vert et j’erre dans ton nom
Dans le tunnel interminable de la vie de forçat
Premièrement les couleurs changent
Mais l’amour revient plus blessé que jamais
Seul se maintient son visage invulnérable
Du naufrage les restes j’oublie (p. 220).
S’agit-il du même amour, d’un autre, ce 7 avril suivant, un « samedi », à « minuit », dans le long « adieu » qui débute :
Ce qui devait arriver est arrivé, sans que je m’en aperçoive tout ce long travail
de chagrins et de chagrins est apparu devant mes yeux en sécheresse mortelle.
À nu l’échafaudage d’inégalable peine (p. 260).
Et, une page plus loin, s’achève :
Adieu ma jeunesse, adieu passé misérable prenant une allure grandiose à la
lueur vorace de cette ignition minérale. Combien durera-t-il mon corps secoué
par la fièvre, combien encore résisteront mes yeux devant cette lumière sans
l’ombre prodigieuse de mon amour.
Je dis adieu à tout ce qui un moment a pu faire dévier ma pensée vers des
contrées où l’on ne sait pas ton nom.
Adieu amour, je te quitte à jamais pour mes tourments (p. 261).
Toujours de ce mois d’avril, une semaine plus tard, le 14 :
Que d’étincelles se ruent
Avec une vivacité non ordinaire
Vers le souffle chaud du contact charnel
Imbibé de larmes
La vue lourde
La vie insoutenable
Une saison éternelle pour l’amour
Quel temps de fièvre pour aimer
Quelle joie de feu de sanglots pour aimer
Premier jour au monde pour l’amour (p. 230).
46
Lecturas del texto
Et le 19 encore :
Nuit des amants ouvre ta gangue
Ouvre tes jambes sors tes mamelles d’acier
Avale-moi comme tu avales la fumée des cratères
Giclant sur ton visage inaltérable
Pour moi plus pauvre que nature
Dont les veines éclatent au sang qui passe
Charriant l’angoisse d’un amour
Plus grand que le souffle du monde
Ouvre tes lèvres
Donne la mesure monstrueuse de ta cruauté
Plus loin que ma présence
Brûle et dévore les ciments de ma vie (p. 242).
Puis le 28 :
Oublier ton goût d’incendie
Ta nuée de tourments
Ton odeur de tonnerre
Ton poids de fleuve
Tes gestes de cataclysme ?
Je t’avoue par extorsion d’aveux
Je vomis mon âme
Même le souvenir se sauve
Péniblement des miasmes de la bataille
Où je me nomme pluie aiglefin
Échelle de braise
Dans les rues mortelles du rêve
Tu t’éloignes
Je me réveille aveugle
Quelle rencontre sans terme
Comme une douleur abdominale
Aux fils les plus fins du bout
Des doigts crispés (pp. 238-239).
Je saute au 10 janvier 1938. Moro se prépare à quitter derechef Lima, cette
fois pour Mexico. Qu’est-ce qui lui souffle de « prendre congé » de celui qui doit
alors être « l’amour » pour lui exceptionnellement en espagnol ? À peine dix vers :
El amor al despedirse dice: sueña conmigo
El sueño es una bestia huraña
Que hace revolverse los ojos con la respiración
Entrecortada pronunciar tu nombre
47
André Coyné
Con letras indelebles escribir tu nombre
Y no encontrarte y estar lejos y salir dormido
Marchar hasta la madrugada a caer en
El sueño para olvidar tu nombre
Y no ver el día que no lleva tu nombre
Y la noche desierta que se lleva tu cuerpo (p. 84).
Quand il s’embarque au Callao, à destination de Mazatlán, le port du Pacifique
d’où il gagnera par voie terrestre la capitale mexicaine, Moro emmène avec lui
Cretina, ou Crétine, la tortue domestique qu’il possédait depuis un certain temps
et qui, en 1935, avait signé une des sentences du Catalogue de la première manifestation surréaliste réalisée au Pérou.3
Peu après son retour à Lima, en 1934, un jour qu’il traversait le Parc de la Réserve, Moro avait inopinément assisté au coït d’un couple de tortues éléphantines,
deux monstres qui lui semblèrent surgis des âges antédiluviens et dont, trois
lustres plus tard, il se rappellerait surtout le cri du mâle se jetant sur la femelle.
C’est de ce jour qu’il avait élu la tortue sous toutes ses formes comme animal
totémique. Tant qu’elle vécut, Crétine en incarna l’image.
« Antonio, Cretina, César » – le titre que j’ai mis à mes propos reprend un
vers du poème de La tortuga ecuestre qui commence : « Te voir le jour l’eau
lente… » (p. 44). Ce vers rassemble les trois acteurs du livres : Antonio, l’aimé ;
César, l’amant ; Crétine, ce qui les unit : l’amour.
Moro est arrivé à Mexico en mars 1938. Dès avril, il y reçoit Breton, qu’il
n’avait pas revu depuis octobre 1933 et qui vient en tournée de conférences et à
la fois pour rencontrer Trotsky. À cette occasion, il collabore au numéro d’hommage à Breton que publie le mensuel Letras de México, tout en organisant le « supplément » Les surréalistes français pour la revue Poesía.
Il est piquant de penser que ce peut être un soir qu’il rentrait d’écouter Breton,
après avoir dans la journée traduit Péret, Arp ou Guy Rosey, passé le Caballito, du
côté de l’Alameda, que lui « apparut », avec sa « chevelure aux noirs éclairs », son
« haleine de pierre humide », le « démon » qui plus que nul autre jusque là ou
par la suite, et plus longtemps, allait marquer (au sens fort) tout ensemble sa vie
et son œuvre.
Fin mai, lors d’un séjour qu’il fait à San Luis Potosí, au nord de Mexico,
Moro écrit les premières strophes de La tortuga ecuestre, qui sera son seul livre
de poèmes en espagnol et dans lequel culminera la phase strictement surréaliste
de sa poésie.
3. Le texte produit par Cretina disait : « La comodidad de la ropa / No es ejercicio suficiente ».
Sur la même page du Catalogue, la reproduction d’un collage de Moro et trois autres fragments : deux
de Chirico et un de Breton.
48
Lecturas del texto
Nul doute qu’il s’agit également d’un des plus beaux livres d’amour passion
qu’ait suscité, en quelque langue, un mouvement qui cherchait dans l’amour humain, l’amour fou ou l’amour sublime, aussi bien que dans la poésie et dans la liberté, les raisons qu’a l’homme de ne pas, d’emblée, « désespérer ». Le poète ne narre
pas une histoire, il ne fait pas étalage de sentiments ; il découvre, dans le tourment
et la merveille qui découlent conjointement pour lui de la présence-absence de
l’objet – le sujet – de son amour, de sa passion, du secret des métamorphoses. Que
cet objet, ce sujet, ce tu auquel s’adresse le je que lui-même assume, soient un il,
et non une elle, comme chez Breton ou Péret, ne saurait, aujourd’hui, surprendre,
encore moins scandaliser, le lecteur le moins préparé. Ne disons pas ces jeunes
poètes de Mexico à Buenos Aires qui reconnaissent dans la tortue ecuestre une des
œuvres emblématiques de leur génération.
La composition du livre court de mai 1938 à juillet 1939.
À partir de janvier 1939, parallèlement aux poèmes de La tortuga, Moro rédige, aussi en espagnol, une série de Cartas, qu’il mènera jusqu’en novembre, où
il les interrompra à la suite d’une altercation avec leur destinataire.
La tortuga ecuestre se déroule dans le temps mythique – circulaire – de la poésie. Les Cartas, elles, relèvent du temps historique – linéaire – de la prose. Elles
donnent ainsi à entendre les étapes d’une passion, depuis son point d’extrême incandescence jusqu’à celui où elle se met, non pas à se défaire, mais à faire avec ce
qui à terme ne pourra que la défaire.
Carta I, du 23 octobre 1938 :
Cuando te digo cosas que pueden parecerte pueriles, no hago sino exteriorizar
en forma espontánea una convicción. No me explico cómo los demás no perciben inmediatamente todo lo que yo veo, no supongo, veo en ti (p. 61).
Carta II, du 25 janvier 1939 :
El amor en la noche. Un tumulto se anuncia, un tumulto como de sangre que
se vierte. Las alas del mundo empiezan a dormir, y sólo tus ojos iluminan el
silencio, el gran silencio que reina a tu llegada (p. 62).
Carta III, du 28 février 1939 :
Grandeza de saberte el más alto deber, la urgencia mayor, y sacrificarte a un
deseo simplemente humano.
Soy el santo de los santos. El receptáculo de tu amor. Gracias a ti, de este fuego
que ha quemado toda impureza (p. 63).
Carta IV, du 18 juin 1939 :
André Coyné
49
Tu historia es la historia del hombre. El gran drama en que mi existencia es el
zarzal ardiendo, el objeto de tu venganza cósmica, de tu rencor de acero. Todo
sexo y todo fuego, así eres. Todo hielo y todo sombra, así eres. Hermoso demonio de la noche, tigre implacable de testículos de estrella, gran tigre negro de
semen inagotable de nubes inundando el mundo (p. 64).
Carta V, du 25 juillet 1939 :
Sólo pido a la vida que nunca me deje un momento de reposo, que mientras
haya un soplo de vida en mí, me torture y me enloquezca tu recuerdo, que cada
día se me haga más odiosa tu ausencia y que por una fuerza incontenible me
llegue a encerrar en una soledad que no esté habitada sino por tu presencia
(p. 66).
Carta VI, du 10 octobre 1939 :
Nada tengo que reprocharte o debiera reprocharte hasta el aire que respiro;
no es tu cuIpa ser lo más hermoso y lo más terrible en mi vida. Tu ausencia,
tu sadismo, tu indiferencia: qué cosa puedo hallar fuera de tu mundo absorbente sino el silencio y la sombra mortales en que a lo largo de los días te
busco (p. 68).
Et enfin Carta [VII], du 17 novembre 1939 ;
Sigo dispuesto a aceptarlo todo, a callar, a sufrir en silencio siempre que pueda leer en tu corazón que mi afecto no te es odioso, que me guardas un sitio
aunque sea pequeño en tu corazón y que tu actitud no es definitiva y que puedo interpretarla coma resultado de ciertas circunstancias que actualmente son
desfavorables (p. 69).
Peu après la mort de Moro, j’ai trouvé entre les pages d’un de ses livres de chevet une feuille pliée en six, où était dactylographié à deux couleurs (les « ANTONIO » en rouge) un poème singulier – « Antonio es Dios... » – qu’il n’avait jamais
montré à quiconque et gardait à portée de main en guise de « mémorial » de ce
qu’avait été quelque chose comme sa « nuit de feu » :
ANTONIO es Dios
ANTONIO es el Sol
ANTONIO puede destruir el mundo en un instante
ANTONIO hace caer la lluvia
ANTONIO puede hacer oscuro el día o luminosa la noche
ANTONIO es el origen de la Vía Lactea
ANTONIO tiene pies de constelaciones
ANTONIO tiene aliento de estrella fugaz y de noche oscura
ANTONIO es el nombre genuino de los cuerpos celestes
50
Lecturas del texto
ANTONIO es una planta carnívora con ojos de diamante
ANTONIO puede crear continentes si escupe sobre el mar
ANTONIO hace dormir el mundo cuando cierra los ojos
ANTONIO es una montaña transparente
ANTONIO es la caída de las hojas y el nacimiento del día
ANTONIO es el nombre escrito con letras de fuego sobre todos los planetas
ANTONIO es el Diluvio
ANTONIO es la época megalítica del Mundo
ANTONIO es el fuego interno de la Tierra
ANTONIO es el corazón del mineral desconocido
ANTONIO fecunda las estrellas
ANTONIO es el Faraón el Emperador el Inca
ANTONIO nace de la Noche
ANTONIO es venerado par los astros
ANTONIO es más bello que los colosos de Memnon en Thebas
ANTONIO es siete veces más grande que el Coloso de Rhodas
ANTONIO ocupa toda la historia del mundo
ANTONIO sobrepasa en majestad el espectáculo grandioso del mar enfurecido
ANTONIO es toda la Dinastía de los Ptolomeos
México crece alrededor de ANTONIO (pp. 56-57)
Après la La tortuga ecuestre, Moro – dont la production française prend un nouvel élan et ne connaîtra d’arrêt qu’en août 1955, lorsque le terrassera la maladie –
écrira en tout et pour tout six (ou sept) poèmes en espagnol. Le premier d’entre
eux, du 26 avril 1940, constitue un appendice du livre, avec la clé, en quelque
sorte de son titre, puisqu’il révèle la « copulation » cosmique du « couple divin »
formé par la « divine tortue» et le « tigre royal » :
Libertad-Igualdad
E1 invierno recrudece la melancolía de la tortuga ecuestre
El invierno la viste de armiño sangriento
El invierno tiene pies de madera y ojos de zapato
La esmeralda puede resistir la presencia insólita del tigre
Acoplado a la divina tortuga ecuestre
Con el bramido de la selva llorando por el ojo fatal de la amatista
La generación sublime por venir
Desata las uñas de las orquídeas que se c1avan en la cabeza de los angélicos ofidios
La divina tortuga asciende al cielo de la selva
Seguida por el tigre alado que duerme reclinada la cabeza sobre una almohada
[viviente de tenuirrostros
André Coyné
51
El invierno famélico se vuelve un castillo
El invierno tiene orejas de escalera un peinado de cañón
Tiene dientes en forma de sillas de agua
Para que los soldados ecuestres de la tortuga
Beban las sillas y suban las orejas
Desbordantes de mensajes escritos en la nieve
Como aquel que dice: «a su muy digno cargo elevado
Como el viento participe en un % mínimo, me es grato
Dirigir un alerta de silencio»
En vano los ojos se cansan de mirar
La divina pareja embarcada en la copula
Boga interminable entre las ramas de la noche
De tiempo en tiempo un volcán estalla
Con cada gemido de la diosa
Bajo el tigre real (pp. 55-56).
Quand Moro le rencontra, en avril ou mai 1938, Antonio se préparait à entrer
comme « cadet » au Collège militaire de Tacuba, D. F., qu’il fréquente en 19391940, et d’où il sort sous-lieutenant pour commencer une carrière qui, au fil des
ans, le mène dans une série de garnisons des États de Sinaloa, Querétaro et Nuevo
León. Début 1947, il a le grade de lieutenant et est en poste à Perote, Veracruz.
Peu de temps après, il quitte l’armée.
Une nombreuse correspondance témoigne de ses relations suivies, toutes ces
années, avec celui à qui, en décembre 1942, il a encore inspiré Lettre d’amour, un
long poème français que les éditions Dyn publient, en 1944, en une précieuse
plaquette tirée à 50 exemplaires, comportant une eau-forte d’Alice Rahon Paalen.
Quelque rapport que l’aimé et l’amant aient continué à entretenir, Lettre d’amour
ferme poétiquement ce que j’ai appelé le « cycle d’Antonio », que le passé de ses
verbes renvoie, si l’on peut dire, à la mémoire.
Dans les lettres que de Mexico Moro échangeait avec E. A. Westphalen, son
grand ami liménien, et que celui-ci a partiellement publiées en 1983 sous le titre
Vida de poeta, figurent un certain nombre de références à Antonio et... au fils qui
lui naît dans l’intervalle.
Le 28 décembre 1944 :
Vient de naître un fils d’Antonio. Je ne le connais pas encore, mais il a l’obligation
d’être beau, mystérieux et puissant.
Le 13 juin 1945 (Moro est depuis peu décidé à rentrer au Pérou) :
Soudain j’ai vu le soleil et les plages de là-bas et sans la moindre sentimentalité je trouve qu’il ne faut peut-être pas ruiner sa vie au nom de quelqu’un qui
crache dessus.
52
Lecturas del texto
Le 15 novembre 1945 (s’il veut revenir à Lima ce n’est pas pour changer d’atmosphère) :
Je m’estime aussi bien ou aussi mal que n’importe où. Mieux que partout ailleurs et pire puisque, tu le sais, ou bien ne te l’ai-je jamais dit ? j’aime, toute ma
vie est ici, attachée à un seul être depuis bientôt huit ans.
Le 5 juillet 1946 (il va de tourment en tourment) :
Se donner totalement à une idée ou à un amour et après huit années de dévouement, d’amour fou, d’adoration, me retrouver pire qu’au début, c’est-à-dire
plus seul par suite de cet échec et si meurtri.
Le 17 octobre 1946 (que fera-t-il à Lima, d’où son correspondant lui annonce
qu’il pense partir ?) :
Je n’ai pas de projets et je ne m’appartiens pas. Au Pérou j’ai une mère et ici j’ai
le fils d’Antonio que j’adore et pour lequel je me sens obligé à faire tout ce qui
est en mon pouvoir.
Le 21 du même mois, en ajout à la lettre précédente :
À l’idée de quitter l’enfant je sens une horrible angoisse. C’est la première fois
de ma vie que j’aime un enfant, vraiment, en adulte, tout en sachant la différence de mondes qui nous sépare et sans jalousie. Ce doit être merveilleux d’avoir
un enfant, un fils. Je considère cet enfant tout à fait comme mon fils et, s’il
l’était, je ne l’aimerais pas davantage.
Le 9 février (ou mars) 1948, sur le point de voyager enfin :
Figure-toi qu’il y a maintenant ici une épidémie, ou presque, de méningite. Ce
matin j’ai mangé chez Antonio. La fille d’un de ses voisins a déjà une fièvre
énorme. J’en tremble pour son fils qui, comme je te l’ai dit, est ma passion sénile.
Moro quitte donc Mexico, après dix ans de séjour, en avril 1948. Il ne bougera
plus de Lima jusqu’à sa mort, le 10 janvier 1956. Il n’a jamais cessé alors de correspondre non seulement avec Antonio, mais avec sa femme, Concepción, voire
avec cet enfant qu’il considérait comme son fils, Jorgito.
Cela n’empêchait pas qu’il connût d’autres amours – le même amour en
d’autres incarnations, qui si elles ne lui faisaient pas oublier le Dieu Soleil « origine de la Voie Lactée », pour lequel il avait brûlé à Mexico, ne le remettaient pas
moins chaque fois à Dieu : « On voit toujours Dieu. Mais on ne l’a vu qu’une fois.
Après on a été chassé au Paradis », notait-il en 1952.
André Coyné
53
Que le lecteur qui souhaite en savoir plus se reporte à Amour à mort et autres
poèmes, où j’ai rassemblé sa poésie des années ultimes. L’y attendent: « le premier
oiseau lutteur », accompagné du « premier oiseau de proie », l’« élève âgé de
l’air », les « Dioscures irascibles équarrisseurs » ou « taille douce », « voltigeurs
bicéphales », tel « démiurge bateleur », tel « centauride », le « roi semé s’il aime »,
« Perceval l’enfant », « le Pierrot vert » à la « pâleur nègre », « Joseph le dormeur
» – et « Bébé centenaire Bébé mammouth », et « Geo Ostensoir, dit Royal Splendor », que je cite en derniers, l’un parce que, à peine arrivé moi-même à Lima, fin
1948, j’en ai revêtu le masque ; l’autre parce que, un certain temps après, début
1953, c’est moi qui, une nuit restée sans lendemain, ai été cause que Moro ait rêvé
de tout lui donner :
On donne tout pour ne rien avoir. Toujours à recommencer. C’est le prix de la
vie merveilleuse.

Documents pareils