evaluation des richesses du creole

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evaluation des richesses du creole
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EVALUATION DES RICHESSES DU CREOLE
par
Jean Bernabé, professeur des Universités
Université des Antilles et de la Guyane
Je souhaite, à travers ce trop bref exposé, mettre en évidence
quelques éléments de la problématique des ressources lexicales
du créole, et ce dans un contexte assurément sans précédent, celui
de la prise en compte officielle de cette langue par l’Ecole, au
travers de la création du CAPES1 de créole, obtenu de haute lutte
par le GEREC-F2. Le statut politique des créoles est un statut de
langue régionale de facto. Les DOM, où son parlées ces langues,
étant des régions de France, il était normal qu’une telle
dénomination ait cours. Tous les observateurs s’accordent sur le
fait que de toutes les langues régionales de la république
française, ces langues sont les plus vivaces, les plus inscrites
dans la quotidienneté. Il n’empêche que ces langues sont réputées
connaître des problèmes structurels qui tiennent notamment à
leur dépendance par rapport avec la langue française. Un bilan
même bref et superficiel des potentialités des créoles dits à base
lexicale française s’impose.
Les langues dites régionales de France regroupent trois types
de langues :
*Soit des langues romanes, ayant avec le français des
rapports de collatéralité (occitan ...) ,
*Soit des langues ayant avec le français des rapports de
filiation : les créoles qui sont, en fait, des langues afro-romanes,
*Soit des langues non romanes (le basque, le breton,
l’alsacien, les langues amérindiennes de Guyane, etc...).
On se rend compte que le contact de toutes ces langues avec le
français, langue dominante, tend à favoriser des emprunts au
français, d’où ce qu’on peut appeler une francisation. Mais
s’agissant des créoles, cette francisation correspond à ce qu’il
convient aussi d’appeler une décréolisation (vases
communicants). Il est important de noter que, au plan structurel,
la francisation du créole, ne correspond pas à la même réalité que
la francisation de l’alsacien ou encore des langues
1
Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement Secondaire
2
Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone, de l’Université des
Antilles et de la Guyane.
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amérindiennes. En effet, la contribution du vocabulaire français
au vocabulaire créole est constitutive du vocabulaire créole. A 99
%, les mots créoles ont une origine française plus ou moins
apparente. Dès lors, parler de pauvreté ou de richesse du lexique
créole nous situe dans un jeu complexe de paradoxes. En effet, si
je dis que le vocabulaire des créoles est pauvre, je dis en même
temps deux choses :
1)
que le vocabulaire d’origine non française est très limité
(ce qui est vrai),
2)
que le vocabulaire d’origine française du créole n’est
pas du créole ( ce qui est une aberration).
Cela pose la question de la spécificité du créole et des
relations de continuité ou de discontinuité entre cette langue et
la langue française. Le problème qui se pose aussi est celui de la
distance qui sépare un mot créole de son étymon français. En
disant cela, on pose obligatoirement la question de la proximité
où de l’éloignement des termes créoles par rapport à leur
homologue français. On pose la question de la déviance
maximale ou minimale du créole par rapport au français, ou, si
l’on préfère, du contraste lexical entre créole et français. Cette
question n’est pas une question idéologique, mais bien une
question descriptive qui correspond à l'adage suivant :
Tout mot français est potentiellement créole, alors que l’inverse
n’est pas vrai.
En effet, rares sont les mots créoles (zonbi, déchouké etc...) qui
ont des chances d’entrer dans le français standard. En d’autres
termes, la relation est asymétrique, unilatéral dans le flux
d’échanges français-créole. Il y a, pour reprendre une métaphore
empruntée à l’économie, « détérioration des termes de
l’échange » (cf les échanges Nord/Sud). Le français est la langue
pourvoyeuse et le créole la langue assistée. On peut en conclure
que la langue créole est en permanence sous perfusion. Les
réalités qui ne sont pas traditionnellement nommées par le créole
et qui le sont par le français ont toute chance d’être exprimées en
créole à partir du mot français correspondant. Mais tout mot
emprunté est appelé à franchir une douane dont le taux est plus
ou moins élevée. Prenons, par exemple, le mot ordinateur (du
français), il peut être intégré au créole sous diverses formes plus
ou moins éloignées de leur étymon. Du plus proche au plus
éloigné, nous trouvons :
ordinateur, owdinateù, ordinateù, odinateù, òdinatè.
Secours, sèkou, soukou
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Décours (de la lune), dékou, doukou (conjoncture)
En d’autres termes, tout élargissement des domaines d’emploi
du créole expose cette langue à la francisation parce que
l’urgence communicative fait que le locuteur créolophone
recourt au mot disponible qui est celui de la langue qui occupe
déjà le terrain de l’énonciation. Seule une communication
différée (cas de textes préparés à l’avance) est de nature à
permettre la mise en oeuvre d’un processus non dépendant du
français. Mais pour que cela soit possible de nombreuses
conditions sont requises :
1. l’existence d’une possibilité d’autonomie lexicale du créole
2. que cette autonomie lexicale bénéficie d’une certaine
légitimité collective
3. que la mise en oeuvre de cette autonomie ne soit pas
coûteuse.
4. que la constitution d’un créole spécifique apparaisse comme
une chose désirable, symboliquement souhaitable (Il ne suffit pas
de créer des néologismes pour qu’ils soient adoptés).
La question que je vais traiter ici concerne la réponse au point
1 : « existe-t-il une possibilité d’autonomie lexicale du créole, de
production lexicale autonome du créole ? » C’est pourquoi j’ai
intitulé mon intervention : « évaluation des richesses du
vocabulaire créole ».
Il est donc implicitement admis que le créole a des richesses,
supposé que ces richesses sont encore cachées pour la grande
masse des locuteurs, sous-entendu que le linguiste que je suis
(assorti d’un créolophone) est en mesure d’évaluer ces richesses.
Puis-je aller au delà (relancer la machine lexicale du créole).
C’est la réponse aux 3 autres questions et cela me ferait sortir de
mon sujet d’aujourd’hui.
En vue de cette évaluation, je vais poser trois postulats :
1)
Toute langue, à tout moment de son développement,
dispose de tous les moyens permettant à ses locuteurs unilingues
d’exprimer les réalités (concrètes et abstraites) du monde conçu
par ces mêmes locuteurs. La langue opère de plusieurs manières :
* En puisant dans son fonds spécifique
* En recouvrant à la néologie (ou intervention de mots
nouveaux : néologie de forme (palézon, sur le modèle de
boulézon) ou de sens : la souris)
*En procédant à des emprunts si les réalités concernées
n’existent pas, au départ, dans l’expérience collective (c’est le
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cas du créole par rapport au français). C’est la solution la plus
facile (la plus économique pour le créole).
2)
Toute langue possède à un niveau plus ou moins
développé les dispositifs lui permettant d’exprimer l’abstraction.
(Ce sont les facilités de l’emprunt qui empêche le
fonctionnement de ces dispositifs). Plus il est facile d’emprunter
moins la langue sera productrice et plus elle sera consommatrice
d’emprunts.
3) Chaque langue a des modalités propre de développement de
l’expression de l’abstraction qu’elle répartit entre stratégie
lexicale et stratégie syntaxique.
a) stratégie lexicale :
- suffixe –niz, -sté –té : lakouyonniz, kouyonsté (sottise),
fanmté (pourvu de femme)
- utilisation de périphrases plus ou moins lexicalisées
mes + kouyon : sa sé mes kouyon : ça c’est de la sottise
manniè + kouyon : sa sé manniè kouyon : ça c’est de la sottise
b) stratégie syntaxique
- sé kouyon Piè kouyon ki fè i pa ka érisi legzamen’y
- sé zafè Piè kouyon an ki fè i pa ka érisi legzamen’y
- fos kouyon Piè ka fè i pa ka érisi legzamen’y.
On constate que la stratégie purement lexicale est plus
autonomisante que la stratégie syntaxique qui suppose toujours
un contexte. La stratégie lexicale débouche sur un phénomène de
décontextualisation (kouyoniz) tandis que la stratégie syntaxique
ne le peut pas (fos kouyon ne peut être autonomisé comme
vedette d’un dictionnaire). Nous allons donc nous intéresser à la
stratégie lexicale et je vous montrerai qu’en créole elle est très
féconde, infiniment plus que ce que croit la masse des
créolophones. Tout d’abord une première réflexion sur la notion
de lacune linguistique. Les langues n’ont pas de lacunes
fonctionnelles, car toute langue dit la réalité conçue par ses
locuteurs unilingues. Par contre, toutes les langues ont des
lacunes structurelles, c’est à dire des mots possibles
théoriquement mais concrètement non réalisés dans le discours.
En français, on a : admettre, démettre, remettre, mais pas.
*dismettre, *exmettre alors qu’on a disparaître, exporter. Nous
dirons que *dismettre et *exmettre sont des formes lacunaires du
français.
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Il en est de même pour toutes les langues et le créole ne saurait
échapper à ces lacunes structurelles. Le niveau des lacunes liées à
la dérivation définit le niveau de productivité dérivationnelle de
la langue.
La stratégie lexicale du français passe essentiellement par la
dérivation (surtout la suffixation : tion, age, ance, ment etc...). Il
n’en est pas de même du créole. Le créole, lui connaît la
dérivation mais ce procédé n’y est pas central. Il y a la
composition, mais il y a aussi d’autres procédés comme les jeux
d’alternance vocalique à partir d’une racine donnée ou les
périphrases, ou encore les nominalisations.
Brève exemplification des divers procédés
*dérivation
Le système dérivationnel (préfixes et suffixes) est lui-même
peu développé et là ou existent des préfixes ou des suffixes, ils
ont une faible productivité.
*–sion :
pousuivasion
(harcèlement),
débownasion
(transgression) konportasion (comportement), anmerdasion
(ennui)
*-aj/ay : dépotjilaj/dépotjolay (mise en pièce)
* - aj + ri : vakabonnajri (exaction)
* as : larel-fandas (fissure)
*composition
monté désann (monter et descendre sans arrêt)
alé-viré ( aller et venir)
maché-chilé (reculer)
raché-koupé (agir sans pitié)
alé-vini (aller et venir)
kouri-vini ( venir en courant)
tounen viré (s’agiter)
pati-ali (s’en aller)
tonbé-lévé (se déplacer rapidement)
foukan-désann ( partir en descendant)
maché kouri (marcher à grandes enjambées)
chapé-alé (s’esquiver)
chayé-alé ( emporter)
pòté –alé (emporter)
pòté-vini (apporter)
chayé-alé (emporter)
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mennen-vini (amener)
mennen-alé (emmener)
chapé foukan (déguerpir)
chié-pati-kouri ( partir rapidement)
tounen-viré-balansé (hésiter)
tet konkonm/pen (dolichocéphale
tet-mabolo (brachicéphale)
fanm-lestrad (gemme énorme)
doktè-timoun (pédiatre)
doktè-fanm (gynécologue)
doktè-viékò (gériatre)
doktè-fey ( guerisseur, tradipraticien)
met-lékol (voyante)
met-pel (chef boulanger)
tet-kal (gland)
lapo tet-kal (prépuce)
ponm-fidji (joue)
ponm-fes (fesses)
zo-flanman (tibia)
grad-janm (mollet)
zévan-nen (ailes du nez)
trou-zorey( conduit auditif)
zo-tet (crâne)
douvant-tet
dèyè-tet ( nuque)
kan-tet (tempe)
kwenn-tet (cuir chevelu)
reldo , kin do ( colonne vertébrale)
larel-bonda ( raie des fesses)
plat-lanmen, palanmen (paume des mains)
plat-pié (plante des pieds)
do-lanmen (dos de la main)
fant-katjé (entre-cuisses)
koko-zié (prunelle des yeux)
grenn koko-zié (pupille)
prel-chivé (cheveu)
prel-zié (cil)
kal-zié (paupière)
férèd-pis (oisif)
koukoun-lanmè (anémone de mer)
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wostòtot (soutien-gorge)
* jeux d’alternance autour d’un thème
gl : ( mouvement d’ingestion) glouk (onomatopée pour l’absortion
par la bouche) djol (bouche) andjélé (engueuler) angoulé
(absorber) agoulou (vorace) gloubap (haïtien : vorace gouli
(engueuler) landjol (engueulade), pougalé (engueuler) pougal
(engueulade), poudjol (altercation)
kl : kléré (briller), klèsi (éclaircir), klèté (clarté), klenklen
(colifichet), zouzounklérant (babiole), klenkentenng (aspect de ce
qui est clinquant) klendenden (luciole en guadeloupéen)
fk : fouk (bragette) fè lafouka (danser collé) dékalfouké (traiter avec
violence sexuelle, dékalfoukasion (acte de traiter avec violence
sexuelle)
bl : blip (interjection + brutal, grossier) blo (interjection ou bruit ou
fête bruyante) blengendenng (chute) bligidi (vaciller, trébucher)
bigidi/bédji (bégayer), bouloko (balourd, qui chute moralement)
ll (notion de liquide) : lélé (fouet agitateur), lolé (plonger) lol
(trempette) lolo (sexe de l’homme) lolibann (sexe de l’enfant),
loli (qui louche (lolay qui est louche, qui trempe dans des
situations douteuses), loliyé (regarder en louchant), lèlè (sans
charpente, inconsistant, naïf), lòloy (personne molle), bankoulélé
(chose sans charpente, loufoquerie), lélékou (situation
difficultueuse)
tk : (heurt) tjok (coup de poing), tjak ( problème), tek ( jeu de billes
avec heurt des billes), tjouk ( coup donné avec un doigt) tjoké
(heurter) tjokè (« amateur », « bricoleur », par opposition à un
spécialiste, une professionnel)
nk (nœud) : nouk (nœud), nika (maré nika, dan nika, dan monté
nika), nouké (nouer)
pch : (prise avec la main) : pich (morceau de) pichin (guadeloupéen
correspondant au martiniquais toulit), dékalpich/dékalbich (gros
morceau) dékalpiché/dékalbiché (entamer, briser, détruire)
pichon (« pinçon » différent de « puceron »), pichonnen,
pichonnad
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(ne pas confondre avec kalibich : équilibre : ped kalibich, kalibantjo
(luge créole glissant sur l’herbe)
zg (geste avec les doigts) : zig (pour lancer une bille), zing (petite
quantité prise avec les doigts, pincée), zizing (idem), ziginot
(chiquenaude), zigtok (zg+ tk) pichenette), zengwen, zengwinad
(punition, raclée)
zo (os) : zo (coup), gro zo (personnage important), (gro) zouzoun
(personnage important), (gro)zotobré (haïtien : idem), kolonn
zotobral (guad : colonne vertébrale), tetzoto (femme au cheveux
courts, dont on voit le crâne : zotet), zoko (usé jusqu’à l’os : an
balié zoko), megzo (maigre), megzoklet (maigre), zoboy (de *zo
bay : coup donné : blessure)
katjé (cuisses), fant katjé (entre-cuisses), dékatman (moun à gran
dékatman : personne à grande foulée, grand écartement) dékatjé
(esquinter)
* périphrases :
wotè lapli (pluviosité) fifin lapli (bruine) gro lapli (averse)
lajè zépol ( carrure) (cf guad : karisti)
fos lespri (intelligence)
mes : mes-lèlè (naïveté) mes-lèkètè (maniérisme) mes vakabon
(gangstérisme) mes-makak (simulation), mes latjéprétet
(prétention) mes-pétè (avarice) mes-avous (cupidité)
jes : vié jes, jes
kanman : kanman fet (composition d’une matière, organisation
interne d’un objet)
mak : mak zoboy, mak-grigi (ride, plissure) mak-fennen
(flétrissure)
néta : néta kanyan (état de moindre résistance) Tonbé i tonbé a, sé
néta kanyan
*Possibilité de nominalisation
En guadeloupéen, ce mécanisme est beaucoup plus répandu
qu’en martiniquais (avec toutefois une détermination):
Kongné-aw té tro fè ( ta frappe était trop forte)
Dòmi-ay léjè menm (il a le sommeil léger)
Palé-ay an jan cho (il a le verbe haut)
En martiniquais, on a de rares exemples : sé pa tou di kaka pilil, sé
brennen-an ki tout (demeuré dans les formes proverbiales)
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En guise de conclusion rapide…
On le voit, le créole est détenteur de richesses considérables tant
réelles que virtuelles. Une chose est de faire cette constatation, un
autre est de faire en sorte que ces richesses soient exploitées dans
une dynamique sociolinguistique adéquate. Nul doute que nos
recherches, dans leur version plus approfondies servent de tremplin
à une logique scolaire qui aurait pour cible le développement du
créole. On ne doit toutefois pas s’imaginer que les langues sont des
objets que l’on manipule et qu’on puisse façonner dans le cadre
d’une temporalité brève. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas sousestimer le rôle de l’écrit (créations, traductions) dans la promotion
et le développement de la langue. Et surtout dans le développement
de l’amour porté à cette dernière, hors de quoi, aucun
investissement n’est possible.

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