Les enfants peuvent-ils créer du savoir

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Les enfants peuvent-ils créer du savoir
Les enfants peuvent-ils réellement créer du savoir?1
Carl Bereiter et Marlene Scardamalia, Université de Toronto
Traduction française : Natalie Dallaire et Stéphane Allaire, Équipe Affordance
(http://affordance.uqac.ca), Université du Québec à Chicoutimi
Dans le cadre de plusieurs études que nous avons publiées au cours des deux dernières
décennies, nous avons argumenté en faveur et donné des exemples de coélaboration de
connaissances – ou son synonyme, la création de connaissances – par des élèves du
primaire. Des articles de ce numéro spécial de la Revue canadienne de l’apprentissage et
de la technologie en fournissent une variété d’autres exemples. Cependant, même des
commentateurs bien disposés à notre égard ont mis en doute si ce dont nous parlions est
véritablement de la création de connaissances. Les écoliers, diront-ils, ne produisent pas
de connaissances qui sont nouvelles pour l’humanité. Bien que cela leur était inconnu
jusqu’à présent, il s’agit au mieux d’une approximation des savoirs des experts à ce sujet.
Mais que signifie vraiment créer de la connaissance? Dans cet article, nous tentons
d’examiner plus en profondeur ce que veut dire, pour des élèves, le fait de créer du savoir
public. Cela est un enjeu important, non seulement en ce qui concerne l’éducation à
l’enfance, mais aussi pour l’éducation jusqu’à l’âge adulte, puisque ce n’est en principe
qu’à partir des études universitaires des cycles supérieurs avancés (3e cycle et postdoctorat) que l’étudiant est censé « contribuer à la connaissance ». La véritable création
de connaissances doit-elle attendre aussi longtemps? Est-ce que la connaissance qui
existe déjà doit d’abord être maîtrisée par les élèves et les étudiants avant que ceux-ci ne
puissent eux-mêmes s’aventurer dans l’innovation du savoir? La coélaboration de
connaissances, en tant que pratique éducative, est basée sur la prémisse que la véritable
création de connaissances n’a pas à attendre. Un principe clé de la coélaboration de
connaissances (voir l’article Un bref historique de la coélaboration de connaissances
dans le présent numéro) est celui qui mentionne : « Idées réelles, problèmes
authentiques ». Des idées réelles sont celles qui proviennent des participants, qui ne sont
pas copiées; des problèmes authentiques sont des problèmes dont la solution fournit une
contribution aux connaissances de la communauté, et non pas des problèmes dont la seule
valeur est l’apprentissage qui s’en suit. Alors, est-ce que le principe d’ « idées réelles,
problèmes authentiques » peut s’appliquer de façon réaliste aux efforts de création de
connaissances des enfants? La réponse dépend du fait que l’on puisse véritablement
s’attendre à ce que des enfants créent de la connaissance.
Avant de procéder, nous devons clarifier que nous ne parlons pas de la création de
connaissances dans le sens transmis par le slogan populaire « Les apprenants construisent
eux-mêmes leurs propres connaissances ». Cela est d’ailleurs vrai de tout apprentissage
significatif du point de vue de la psychologie cognitive (incluant mais ne se limitant pas
uniquement à la perspective des Piagétiens). Nous parlons plutôt de la création de
connaissances en tant que connaissances productives de travail que les compagnies
vouées à la création de connaissances produisent pour mériter cette appellation, et qui
1
Bereiter, C., & Scardamalia, M. (2010). Can Childrean Really Create Knowledge ? Canadian Journal of
Learning and Technology, 36(1), [On-line]. Available : http://www.cjlt.ca/index.php/cjlt/article/view/585
voit le jour dans les laboratoires de recherche et d’ingénierie, lors de recherche
académique créative et dans les groupes d’innovation de toutes sortes. Pour le moment
du moins, nous voulons considérer la création de connaissances comme étant une
proposition dichotomique. Ainsi, soit les enfants créent de la connaissance, soit ils n’en
créent pas. Il n’y a pas de degrés variables de création de connaissances, dans le sens que
nous n’attribuerions pas, à ce chapitre, un pointage de 95% au Conseil national de
recherche et un pointage de 28% à des enfants brillants de la cinquième année. Les
enfants sont en apprentissage constant, mais ils ne créent pas constamment de la
connaissance. Donc, certains enfants peuvent ne jamais avoir créé des connaissances ou
encore ne pas s’être engagés dans un effort volontaire et couronné de succès en vue de
faire avancer le savoir.
Une règle pour prévenir les exclusions injustes : les normes qui déterminent ce que
constitue véritablement la création de connaissances par les enfants ne devraient pas être
plus sévères que celles utilisées pour reconnaître qu’une thèse de doctorat ou un article
scientifique a fait « une contribution au savoir ». Lorsque nous pensons à la création de
connaissances, les exemples qui nous viennent en tête seront vraisemblablement des
œuvres de génies. Pourtant, des milliers d’articles qui ne sont pas nécessairement de
calibre à obtenir un prix Nobel sont publiés chaque mois, bien que les pairs de leur(s)
auteur(s) les reconnaissent en tant que contribution à leur champ d’expertise. Ce ne sont
pas toutes les réalisations cognitives que l’on peut qualifier de création de connaissances.
Cependant, si nous élevons la norme au point d’en exclure de nombreuses personnes qui
gagnent leur vie, du moins en partie, par la création de connaissances, alors nous
excluons automatiquement – et injustement – presque tous les étudiants et écoliers.
La création de connaissances : une forme particulière de résolution de problèmes
Chaque fois que vous résolvez un problème, vous êtes en train de créer un certain type de
savoir mais, pour que celui-ci corresponde à la définition de la création de connaissances,
il doit répondre à des critères supplémentaires. Il doit avoir de la valeur pour un individu
autre que la personne y ayant réfléchi, une utilité qui dépasse l’instant présent, une
application autre que celle de la situation au cours de laquelle il a émergé et, finalement,
faire preuve d’au moins une petite part de créativité (quelle que soit la manière dont on en
juge). Ces critères ne sont peut-être pas nécessairement très rigoureux, mais dans le cas
de la plupart des situations de résolution de problèmes de la vie quotidienne, l’un ou
plusieurs des aspects mentionnés précédemment fait défaut. De la même manière, la
majorité des cas de résolution de problèmes que fait un étudiant dans le cadre de ses
travaux scolaires réguliers ne répond pas non plus à ces critères. En guise d’exemple,
solutionner un exercice arithmétique énoncé par écrit peut exiger une certaine pensée
créative, mais la solution n’a aucune valeur au-delà de ce que l’étudiant apprend des
efforts consentis pour résoudre ce même problème. En outre, des activités de nature plus
constructiviste peuvent également ne pas répondre aux critères de la coélaboration de
connaissances. À l’école primaire, une activité populaire de ce genre est la planification
d’un voyage par les élèves sur la planète Mars. En tant qu’activité d’apprentissage, la
planification d’un tel voyage est fort recommandable. Les élèves peuvent, ce faisant, y
acquérir des connaissances utiles au sujet de l’astronomie, de l’aéronautique et de la
biologie. Cependant, la situation de résolution de problèmes, c’est-à-dire la manière de
planifier un voyage sur Mars, a peu de chances d’être utile à d’autres personnes, ou
encore, risque peu d’être applicable à une autre situation. Bien entendu, au moment où les
jeunes se sont engagés à planifier un voyage sur Mars (ou à réaliser toute autre activité
riche en connaissances ou en idées), ceux-ci peuvent soulever des problèmes plus
profonds ou inspirer des idées plus grandes qui pourraient servir de base à la
coélaboration de connaissances. Mais au cœur de l’activité typique d’apprentissage,
qu’elle soit constructiviste ou non, il s’agirait là d’un effet secondaire qui n’avait pas été
prévu (Scardamalia et Bereiter, 2007). À l’opposé, dans le cadre d’une approche de
coélaboration de connaissances, produire de « vraies idées » servant à résoudre des «
problèmes réels » n’est pas une démarche occasionnelle, mais plutôt l’un des principes
essentiels de cette pratique.
La création de connaissances qui rend possible la création de connaissances
ultérieures
La création de connaissances peut prendre plusieurs formes et servir plusieurs fonctions.
Elle peut répondre à des besoins pratiques et à des questions. Cependant, l’une de ses
fonctions les plus importantes est de permettre la création de connaissances futures
supplémentaires. Cela confère à la science et aux disciplines dites progressives leur
aspect dynamique. La théorie de l’évolution de Darwin a répondu partiellement à la
question de l’origine des espèces, mais le concept de la sélection naturelle y a joué un
rôle beaucoup plus grand, non seulement en ce qui concerne les progrès dans le domaine
de la biologie, mais aussi dans d’autres champs d’application comme la créativité ou la
médecine (Dennett, 1995; Simonton, 1999). Bien que la théorie des probabilités ait été
développée à l’origine pour analyser les jeux de hasard, et qu’elle est encore utilisée
aujourd’hui à cette fin, elle s’avère aussi un outil essentiel pour plusieurs secteurs de
recherche, allant de l’épidémiologie aux changements climatiques. Une société moderne
pourrait à peine fonctionner sans elle. La recherche fondamentale, pourrions-nous dire,
peut être qualifiée comme telle dans le sens que ses conclusions soutiennent la création
de connaissances à venir. Les plus grandes réalisations de la création de connaissances
ont des effets qui se propagent à travers la culture, en affectant la création de
connaissances futures dans un vaste éventail de domaines. À plus petite échelle
cependant, la création de connaissances par des enfants peut avoir un effet de
rayonnement similaire.
Presque par défaut, la création de connaissances par des enfants aura la qualité principale
de permettre la création de connaissances subséquentes. Il y a eu des cas où des jeunes
personnes ont produit des inventions utiles et fait des découvertes scientifiques
significatives. Dans une classe vouée à la coélaboration de connaissances, des élèves de
5e et 6e année ont découvert le phénomène de «vulnérabilité apprise » chez les
coquerelles sifflantes malgaches! Mais de tels exploits sont trop rares pour satisfaire les
critiques qui doutent que les enfants puissent, du moins régulièrement, créer des
connaissances. Le cas moyen doit se baser non pas sur la production de savoirs qui sont
nouveaux pour le reste du monde, mais bien sur la production de connaissances qui a
pour effet de permettre la création de connaissances futures.
Considérons un exemple simple dont a traité l’article de Zhang, Scardamalia, Reeve et
Messina en 2009. Alors qu’ils étudiaient le phénomène de la lumière, des élèves de
quatrième année ont reçu un prisme et ont fait des observations sur la réfraction, tel que
suggéré dans le programme scolaire officiel. Leurs notes dans Knowledge Forum® ont
progressé du simple compte-rendu de résultats de leurs expériences à des tentatives de
clarification du concept de la réfraction afin de les utiliser par la suite pour expliquer
leurs conclusions expérimentales. Des questions sont survenues à propos des arcs-en-ciel
et les élèves ont commencé à échafauder des théories. Par exemple :
Ma théorie est que le soleil brille à travers les gouttelettes de pluie et les tempêtes
qui réagissent comme des prismes qui forment un arc-en-ciel.
Que cette idée ait été pensée par son auteur d’une manière autonome ou qu’il la tienne
d’une source faisant figure d’autorité est secondaire par rapport au fait que cette idée est
un savoir communément accepté qui, en lui-même, ne pourrait être qualifié comme étant
de la création de connaissances. Cependant, des élèves ont observé que les couleurs de
l’arc-en-ciel apparaissent toujours dans le même ordre, et cela a donné naissance à une
variété d’idées et de critiques qui ont culminé dans le résumé suivant :
Nous en sommes arrivés à une réponse. Les différentes fréquences de lumière
forment les différentes couleurs. Le rouge a la plus longue fréquence et voyage le
plus rapidement. Le violet a la plus courte. Le rouge se trouve toujours au
premier rang de l’arc-en-ciel parce qu’il voyage le plus rapidement. Le violet est
toujours au dernier rang parce qu’il voyage plus lentement que toutes les autres
couleurs. Les couleurs entre les deux se présentent des plus longues fréquences
aux plus courtes…
Il s’agit également d’une idée qui peut être retracée dans des sources d’information. Si
nous consultons celles qui sont les plus facilement accessibles sur Internet cependant,
nous pouvons y déceler des différences importantes. Wikipédia nous offre une
explication qui n’est pas aussi technique que bien d’autres entrées à caractère scientifique
que l’on trouve dans cette encyclopédie électronique, mais il est encore probable que
celle-ci intimidera les élèves de 4e année. Un article à ce même sujet de la University
Corporation for Atmospheric Research (la Corporation universitaire de recherche
atmosphérique) est rempli de calculs et de chiffres et, ainsi, est encore plus susceptible de
demeurer inaccessible à de jeunes élèves. D’un autre côté, un site web expressément
conçu pour des écoliers fournit une explication plus facile à lire, mais qui ne répond pas à
la question et qui risque plus alors de confondre que d’informer les apprenants :
La lumière du soleil pénètre chaque goutte de pluie et les couleurs y émergent
comme si la goutte d’eau était un prisme. Ce « pliage » et ces reflets se
produisent en même temps dans chacune des gouttelettes d’eau et ce procédé est
c’est ce qui compose les couleurs de l’arc-en-ciel que vous voyez lorsqu’il pleut.
Ce qui est sous-entendu, c’est que ce qui se produit « en même temps » constitue en luimême une explication suffisante du phénomène de l’arc-en-ciel. Cela donne à entendre
que chaque gouttelette de pluie produit un arc-en-ciel complet, tandis que l’explication
tirée de Wikipédia explique que les différentes couleurs atteignent l’œil depuis diverses
gouttelettes situées à diverses altitudes. Bien que l’explication des élèves ne soit pas
entièrement limpide, et ce plus particulièrement en ce qui a trait à la relation entre la
vitesse et la longueur d’ondes, elle a la qualité d’avoir du sens du point de vue d’un élève
de quatrième année. Cela ne s’est pas produit simplement en copiant un texte ou en le
paraphrasant. Cela reflète un effort collectif d’élaboration d’une théorie. Ce qui en a
résulté ne semblera pas particulièrement original pour un adulte, mais elle aura rendu un
aspect du monde physique plus compréhensible qu'il ne l’était avant. C’est à cela qu’on
s’attend de la création de connaissances scientifiques et ces élèves y sont parvenus.
Dans quelle mesure cette partie de théorisation enfantine permettra-t-elle la création de
connaissances subséquentes? Cela ne pourra être déterminé que par les événements
ultérieurs. En gardant en tête que cet effort ne concernait pas une question essentielle,
par exemple celle du fonctionnement de l’électricité, nous pouvons prédire que ‒ d’une
certaine façon ‒ l’effort aura eu le mérite à tout le moins de pourvoir des concepts
fonctionnels à ces jeunes apprenants (la longueur d’ondes, la réfraction de la lumière,
etc.) qu’ils pourront utiliser dans leurs recherches ultérieures. En plus de cela, ce travail
devrait avoir renforcé la confiance de l’enfant au sujet du phénomène supposément
mystérieux qu’est la lumière. Pour des enfants de dix ans, il nous semble que cela soit
suffisant pour leur reconnaître une création de connaissances authentique et bénéfique.
Du savoir productif
Tous les types de connaissances, à l’exception des connaissances profondément liées à un
contexte, aident à acquérir des connaissances nouvelles. Cependant, certains types de
connaissances sont plus utiles en ce sens que d’autres. Les mathématiques sont si
puissantes à cet égard que C.P. Snow qualifie son ignorance comme étant la raison
principale pour laquelle la culture littéraire intellectuelle a été isolée de la culture
scientifique dans son ouvrage The Two Cultures. Mais la simple capacité à résoudre des
problèmes dans des manuels d’exercices ou lors de tests ne constitue pas une
connaissance mathématique suffisante au soutien de l’acquisition de connaissances
théoriques dans d’autres domaines, ni même à une connaissance avancée des
mathématiques.
Appelons les connaissances qui sont d’une utilité significative dans l’acquisition et la
création de connaissances subséquentes du savoir productif. Pour devenir productif, ce
savoir doit être vécu par l’apprenant. On doit travailler avec celui-ci et l’utiliser dans
différents contextes; il doit également être exploré et questionné, lié non seulement à
d’autres idées explicites, mais aussi à des intuitions et des habitudes. L’acquisition de
nouveaux savoirs productifs vous transforme en quelque sorte en une autre personne;
vous percevez le monde un peu différemment, vos pensées sont structurées quelque peu
différemment; vos intuitions et, éventuellement, vos schèmes de pensée subissent des
changements.
Le savoir productif est un concept utile dans l’éducation contemporaine. Il peut
remplacer la notion désormais désuète de maîtrise. L’idée voulant qu’une personne
puisse savoir tout ce qu’il y a à connaitre à propos d’un champ d’études n’est plus
crédible depuis plusieurs siècles. L’ensemble des connaissances augmente beaucoup trop
rapidement pour que l’apprentissage de celles-ci suive le rythme. Dans la pratique, la
maîtrise a signifié l’apprentissage d’un contenu au programme d’un cours académique
jusqu’à l’obtention d’une certaine note (communément, celle-ci est située à 80% aux
examens de niveau). Cependant, il est possible d’atteindre un tel résultat sans vraiment
avoir atteint la maîtrise dans un sens plus large et, ce qui nous concerne davantage à
présent, sans avoir acquis de savoir productif.
En mathématiques, il y a raison de conclure que, pour la plupart du monde, il y a peu de
croissance du savoir productif au-delà de l’arithmétique des nombres entiers.2
L’arithmétique utilisant des nombres rationnels peut être maîtrisée jusqu’à un certain
point, mais le concept de proportionnalité en tant que manière de comprendre les aspects
mesurables du quotidien est ténu, si ce n’est carrément incompris. Cela rend donc
l’algèbre inaccessible sauf en tant qu’ensemble de procédures inutiles.3 Des chargés de
cours universitaires en mathématiques nous ont dit que cela est également vrai au sujet du
calcul différentiel et intégral pour la plupart des étudiants, même après que ceux-ci aient
réussi un cours d’introduction supposément très rigoureux. Dans ce numéro spécial, un
article intitulé «Knowledge Building and mathematics: Shifting the responsibility for
knowledge advancement and engagement » (La coélaboration de connaissances et les
mathématiques : le rejet de la responsabilité de l’avancement des connaissances et de
l’engagement) par Moss et Beatty fournit un compte-rendu dans lequel les étudiants font
de l’algèbre « vivante », c’est-à-dire qu’ils pensent d’une manière algébrique dans des
contextes variés, créant ainsi du savoir mathématique productif pour eux-mêmes.
Les mathématiques ne sont toutefois que l’exemple le plus dramatique de l’échec des
études à développer des savoirs productifs; on dit dramatique parce que le potentiel y est
si grand et la réalité, si pathétique. Il faut dire que le savoir productif en tant que
résultante est rare dans l’ensemble des programmes scolaire. Ce jugement sommaire
n’est pas appuyé par des données supportant cette constatation parce qu’il n’existe pas
d’instruments pour évaluer en masse le savoir productif. D’ailleurs, nous ne connaissons
aucun test déjà existant à cet égard, bien que celui-ci soit concevable. Il existe toutefois
une littérature imposante au sujet des idées fausses (dont un survol général est fait dans
Wandersee, Mintzes et Novak, 1994; des recherches plus récentes se sont spécialisées
dans l’examen des idées fausses par des sujets individuels). Cette recherche a démontré à
maintes reprises que les étudiants sont capables de réussir des examens mais qu’ils
2
Nous avons - de temps à autre au cours des années - posé à des adultes instruits le problème de
comment mesurer 1/7e de pied (en mesure impériale) avec une règle ordinaire graduée en seizièmes de
pouce, en tant que test informel de savoirs productifs concernant les nombres rationnels. Les réponses
reçues ont varié de l’incapacité totale à fournir une réponse jusqu’à l’habileté à calculer une solution en
fractions décimales, par exemple 1,714, mais sans être capable d’indiquer ce point sur la règle et ce, en
échouant à comprendre pourquoi 1,714 n’est pas une réponse adéquate à ce problème. Quelques
personnes comprennent que la difficulté réside dans la conversion de seizièmes en septièmes, mais elles
sont incapables de le faire.
3
Il existe une productivité illusoire dans le fait que le cours d’Algèbre I est nécessaire pour réussir Algèbre
II, qui à sont tour pourra être essentiel pour survivre à Calcul différentiel et intégral I. Mais exception
faite des quelques étudiants qui réussissent à comprendre d’eux-mêmes ce que tout cela signifie, il s’agit
d’un chemin qui mène nulle part, un fait qui devient apparent si les étudiants s’aventurent dans un cours
de mathématiques avancées où la compréhension est nécessaire.
manquent de savoirs productifs. Il y a aussi les observations des critiques du monde de
l’éducation, dont la source des données est habituellement constituée d’étudiants
universitaires à qui ils ont enseigné. Mais dans ce contexte, cette source est significative
parce que si les étudiants collégiaux et universitaires sont mal pourvus en savoirs
productifs s’appliquant à leur apprentissage disciplinaire, cela suggère que ces mêmes
conditions sont encore pires dans la population générale.
Nous tenons à clarifier que nous ne suggérons pas que les écoles enseignent seulement
des connaissances qu’il faut apprendre par cœur. Beaucoup de ce qui est enseigné dans
les écoles est utile, parfois jusqu’au point d’en être impressionnant. Plusieurs écoles font,
par les temps qui courent, la promotion d'études environnementales que les étudiants
considèrent intensément significatives, au point où plusieurs d’entre eux deviendront des
activistes de l’environnement ou, à tout le moins, des sympathisants de ces activistes.
Mais est-ce qu’ils saisissent les concepts d’écologie et d’écosystème au point d’y trouver
de nouvelles manières de comprendre les systèmes complexes du monde naturel et
social? Les étudiants pourront acquérir beaucoup de connaissances significatives au sujet
de l’adaptation biologique des différentes espèces de plantes et d’animaux en ne
réussissant pas à acquérir une compréhension fonctionnelle du concept de la sélection
naturelle au-delà de la sélection des traits individuels (par exemple, les cous longs des
girafes). Cependant, la sélection naturelle est un des concepts les plus productifs jamais
développés pas la science (Dennett, 1995).
D’autres cas de connaissances
particulièrement productives ont été identifiés en tant que « concepts structurants
centraux » (Case, 1992; Case et Okamoto, 1996), des « formes épistémiques » (Collins et
Ferguson, 1993) et des « schémas abstraits » (Ohlsson, 1993). Des exemples autres que
ceux déjà mentionnés sont la connaissance de la causalité, la structure du récit, les
probabilités et les statistiques, les concepts grammaticaux et rhétoriques, les concepts de
la fonction et du modèle, l’extrapolation et l’interpolation, les types d’énergie et de force,
les concepts de base en génétique, en physiologie, en culture et en dynamique des
groupes. Dans tous ces cas toutefois, le savoir disciplinaire est seulement potentiellement
productif et fournit uniquement des outils utiles à la création de nouvelles connaissances
au moment même où les étudiants acquièrent de l’expérience en les utilisant à cette fin.
De manières limitées, la connaissance qualifiée de « par cœur » peut parfois être
productive. Par exemple, des procédures apprises à force de répétition pour l’utilisation
d’un tableur informatique peuvent être utiles dans l’apprentissage des mathématiques,
mais certainement pas aussi profitables qu’une compréhension des principes de ce
programme informatique, qui rend possible une utilisation plus créative du tableur. En
général, la connaissance de matières scolaires est potentiellement productive seulement
dans la mesure où celle-ci est significative et comprise avec une certaine profondeur.
Mais nous devons en faire davantage pour que la connaissance significative produise des
progrès supplémentaires au chapitre des connaissances. Il existe différentes manières de
« vivre » la nouvelle connaissance pour qu’elle devienne productive. Le discours, qu’il
soit présenté sous forme d’argumentation, d’explication ou d’écriture réflexive peut y
jouer un grand rôle, jumelé à l’utilisation de la connaissance dans une variété d’activités
constructives, ludiques et centrées sur la résolution de problèmes. La coélaboration de
connaissances peut cependant s’avérer une manière particulièrement puissante de
convertir des connaissances significatives, mais inertes, en du savoir productif. Son
pouvoir provient du fait que c’est en cours de coélaboration de connaissances que les
personnes utilisent délibérément la connaissance pour en créer de nouvelles; c’est alors
qu’elles utilisent leurs savoirs d’une manière productive.
La coélaboration de connaissances
À travers une très vaste gamme de problèmes, la coélaboration de connaissances en
revient à la production et l’amélioration de théories. L’invention et la conception peuvent
nécessiter beaucoup de peaufinage, d’essais et d’erreurs, mais il est d’une grande utilité
si, en même que vous essayez de construire un avion qui vous transportera, vous élaborez
une théorie sur le contrôle du vol aérien, tels que l’ont fait les frères Wright (Bereiter,
2009). D’une manière similaire, cela vous aidera si, en plus d’expérimenter des manières
de conserver l’énergie, vous avez une théorie qui vous permet de calculer le coût de
production énergétique total d’un sac en papier plutôt qu’un sac en plastique.
L’élaboration de théories revêt cependant sa plus grande utilité lors de la résolution de
problèmes de compréhension. C’est ce genre de construction de théories qui a la plus
grande influence sur les objectifs majeurs de l’enseignement formel. L’échafaudage de
théories par des enfants au sujet des arcs-en-ciel est un exemple de coélaboration de
connaissances qui résulte en la résolution de problèmes de compréhension.
Des élèves peuvent bâtir des artefacts conceptuels qu’ils aiment appeler des théories et
que l’on peut qualifier à tout le moins comme étant des quasi-théories (Scardamalia et al.,
2010). Typiquement, ces créations ne réussissent pas tout à fait à fournir des résultats
prévisibles que l’on peut vérifier, mais les bonnes théories générées par des élèves sont
confrontées aux preuves, peuvent être améliorées et l’on peut débattre ce qu’elles
expliquent et ce qu’elles n’expliquent pas. Elles peuvent satisfaire aux normes de
cohérence explicative (Thagard, 2000), qui incluent la cohérence interne ou logique, la
cohérence avec les faits qui sont déjà acceptés et la cohérence avec d’autres théories.
L’élaboration de théories ne se limite pas à la science, mais peut également jouer un rôle
dans l’histoire, les sciences sociales et la littérature (Bereiter et Scardamalia, sous presse).
Des explications d’événements historiques ou de l’actualité et des interprétations
d’œuvres littéraires sont des théories de cas particuliers, plutôt que des théories générales
et elles incluent des raisons d’agissements humains en tant qu’éléments explicatifs, mais
elles sont sujettes aux mêmes critères de cohérence explicative que les théories générales.
Nous pouvons dire que l’élaboration de théories est la façon la plus courante de vivre en
intellectuel à l’intérieur des disciplines académiques. C’est ce qui distingue l’historien du
marchand de livres et d’objets anciens, le critique littéraire du lecteur qui s’adonne à cette
activité pour le plaisir et l’ornithologue de l’observateur d’oiseaux amateur. Ce n’est pas
qu’il y ait quelque chose de mal avec ceux qui vendent des livres ou des objets anciens,
des lecteurs qui visent le divertissement ou les observateurs d’oiseaux amateurs, mais
nous ne bâtissons pas des maisons d’enseignement pour les servir. Nous construisons
effectivement celles-ci pour que l’on puisse y enseigner la littérature, l’histoire et la
biologie. Afin que les étudiants acquièrent des savoirs productifs dans ces domaines, il
n’y a rien de tel que de les occuper à des utilisations productives réelles de ces
connaissances disciplinaires. Il existe plusieurs manières d’en arriver là, incluant des
situations-problèmes données à résoudre par l’enseignant, des projets pratiques tels que la
création de jouets ou de programmes informatiques, des œuvres d’art, des adaptations de
textes et des débats. Le développement de théories joue un rôle particulier dans le sens
qu’il pourvoit un chemin direct à la création de connaissances subséquentes.
Coélaboration de connaissances comparé à Wikipédia
En dehors du monde de l’éducation, il est relativement simple de distinguer la création de
connaissances de l’apprentissage. Généralement, on ne paie pas les gens pour qu’ils
apprennent (lorsque c’est le cas, c’est parce qu’ils ont été exemptés de faire leur travail
habituel afin qu’ils puissent suivre un cours académique ou de formation). On paie les
individus pour qu’ils réalisent un travail productif, dont une catégorie est la création de
connaissances. Tout cela se complique sérieusement lorsque nous considérons la création
de connaissances par des étudiants ou des élèves, puisque le travail habituel (si vous
choisissez de l’appeler ainsi) de ceux-ci et de celles-ci est d’apprendre. La coélaboration
de connaissances se rapproche de et finit alors par être confondue avec cette grande
catégorie de pratiques éducatives que l’on nomme, dans plus d’un million des documents
sur le Web, de « l’apprentissage actif » – c’est-à-dire des approches dans lesquelles les
apprenants tiennent un rôle cognitif et physique proactif qui s’oppose au rôle
principalement réceptif de leur propre apprentissage (Bonwell et Eison, 1991).
Les wikis sont une technologie encore relativement nouvelle dans les écoles, mais ils
gagnent rapidement du terrain. Ceux-ci offrent une manière facile pour les étudiants de
collaborer à la production d’un document et fournissent aussi une base de discussion pour
que les étudiants puissent discuter des problèmes qui sont survenus au cours de leur
projet collectif. Ils ont été proclamés par certains auteurs comme étant une technologie
idéale pour la coélaboration de connaissances (par exemple, par Cress et Kimmerle,
2008). Puisque des utilisations innovatrices des wikis sont toujours en émergence, nous
ne commenterons pas cette manière de voir les choses. Cependant, l’utilisation la plus
courante des wikis en classe semble être la production de documents semblables à ceux
qui paraissent sur Wikipédia; une comparaison de cette activité à la coélaboration de
connaissances est alors appropriée et s’avère donc informative.
Wikipédia est plus que le compendium de type encyclopédique des sujets inscrits qui y
apparaissent. Il est un ensemble complet d’organisation sociale à partir de laquelle ces
inscriptions sont produites.
Le processus sociocognitif qu’il représente est
fondamentalement l’antithèse de la création de connaissances. Nous n’affirmons pas cela
pour critiquer Wikipédia. Il s’agit plutôt pour nous d’indiquer pourquoi une comparaison
entre le concept de coélaboration de connaissances et le processus emprunté par
Wikipédia devrait nous aider à clarifier les caractéristiques qui sont propres à la
coélaboration de connaissances.
Les administrateurs de Wikipédia ont des normes de contenu bien articulées qui excluent
essentiellement la création de connaissances4. Les contributeurs potentiels sont avertis de
ne pas rendre compte de nouveaux travaux de recherche ou de la présentation de leurs
propres idées. Les idées controversées d’une discipline doivent être rapportées en toute
4
Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Wikipedia:About#Wikipedia_content_criteria)
impartialité. Le but de cette démarche est de représenter l’état actuel de la connaissance
dans un domaine et non pas de la faire progresser. Il est encore possible, cependant,
qu’une certaine forme de création de connaissances puisse émerger en cours
d’élaboration d’un sujet Wikipédia. Cela pourrait arriver si un concept difficile ou
contre-intuitif est présenté de telle sorte que cela le rende accessible à un plus grand
nombre de personnes que les seuls spécialistes en la matière. Le concept pourrait y être
centré sur une analogie nouvelle et instructive ou bien il pourrait s’agir d’une explication
qui relie un concept difficile à des connaissances plus familières d’une manière qui reste
fidèle à l’idée principale. Ce sont là des innovations pédagogiques. On reconnaît
d’ailleurs qu’il s’agit de quelque chose qu’un enseignant passé maître dans son sujet est
en mesure de faire.
Une large part de ce qui est le plus saisissant dans la création de connaissances de la part
d’étudiants ou d’élèves s’avère de l’invention pédagogique. Celle-ci rend les idées
complexes d’un champ d’études plus accessibles aux apprenants et plus applicables aux
questions à propos de lesquelles ils réfléchissent véritablement. En voici un exemple :
dans une classe de 5/6e années, les élèves se sont divisés en petits groupes afin
d’examiner différentes forces. Deux jeunes ont entrepris l’étude de la puissante force
nucléaire. Ils ont rédigé une note de deux paragraphes qui a été consignée à une base de
données accessible aux autres élèves de la classe. Le premier paragraphe y est lu comme
s’il a été copié d’une encyclopédie définissant la puissante force nucléaire. Le second
paragraphe y décrit des accélérateurs de particules, dont on dit qu’ils sont utilisés pour
étudier la puissante force nucléaire. Le professeur y a inséré un bref commentaire disant
qu’il ne comprenait pas comment l’accélérateur de particules est censé expliquer la
puissante force nucléaire. Les élèves ont repris leur travail et ont éventuellement produit
une note qui explique le lien. Elle se termine par l’affirmation mémorable à l’effet que
lorsqu’il y a une déflagration, tout explose - sauf les atomes. Ceci montre la robustesse
de la puissante force nucléaire.
Il est facile de critiquer la conclusion des élèves : les molécules ne se séparent pas en
général les unes des autres non plus lors d’une explosion. C’est la puissante force
nucléaire qui retient le nucléus de l’atome, mais pas ses électrons. De plus, le concept
lui-même a été supplanté dans la physique moderne. Néanmoins, l’assertion propose une
idée qui peut avoir une influence considérable sur la manière dont on conçoit la matière.
Les élèves savaient peut-être déjà que la matière solide est composée d’atomes, mais il se
peut qu’ils ne conçoivent jamais la matière de cette façon. Ce faisant, c’est-à-dire en
voyant les solides du monde qui les entourent comme étant décomposables jusqu’à mais
non pas au-delà du niveau atomique, on leur donne un point de vue à partir de lequel la
chimie, la science atomique et, finalement, l’étude de la physique moderne des particules
leur deviennent conceptuellement accessibles. Ce qui jusque-là avait été marginalement
compris en termes conceptuels commence à devenir du savoir productif. Bien qu’une
telle compréhension ne fasse pas reculer les limites de la connaissance de ces champs
d’étude, il s’agit bien d’une contribution créative à la communauté locale et, dans une
forme accessible à tous ses membres. Au moment même où les réseaux de connaissances
se répandent, des inventions locales de ce genre se propageront. Dans le cas présent du
concept généré par ces élèves à propos de la puissante force nucléaire, qui date d’avant
les guerres mondiales, celui-ci pourrait rejoindre une population beaucoup plus grande
par l’entremise d’un site web social convenable. Les nouveaux échelons d’ « ouverture »
qui sont présentement promus en éducation ont le potentiel non seulement de disséminer
les progrès de la connaissance, mais aussi de favoriser les systèmes de rétroaction qui
peuvent résulter en une amélioration des connaissances qui est encore accrue.
À une certaine époque, nous étions attirés par l’idée que les étudiants, qui venaient tout
justes de compléter un chapitre portant sur la coélaboration de connaissances, préparent
leur base de données Knowledge Forum® afin qu’elle puisse être transmise aux élèves de
l’année suivante pour qu’ils puissent eux aussi y travailler. Nous avions espéré qu’en
documentant leurs progrès concernant les connaissances, tout autant que les difficultés
qu’ils ont rencontrées, en plus des stratégies et les problèmes qui n’avaient pas encore été
résolus, que cela aiderait les étudiants de l’année suivante à progresser encore plus,
produisant un effet cumulatif semblable à ceux rencontrés dans les disciplines
progressives. Ce que nous avons découvert, cependant, est que les élèves – de toute
évidence craintifs de transmettre des informations naïves ou erronées ou d’avoir l’air fou
aux yeux de ceux qui les suivraient – ont filtré toutes leurs idées les plus intéressantes ou
les plus nouvelles et incongrues et ont produit quoi au juste... Ils ont réalisé quelque
chose qui ressemblait à une copie tirée d’une encyclopédie. Cela s’est déroulé avant
l’existence de Wikipédia, mais nous ne nous imaginons pas qu’un wiki aurait pu
engendrer un résultat un tant soit moins décevant. Ce que les élèves ont alors oublié d’y
ajouter sont leurs propres idées, leurs propres efforts en vue de la création de
connaissances. Nos efforts actuels de développement de la technologie Knowledge
Forum® se tournent vers l’éveil des élèves à une plus grande compréhension de la
dimension prometteuse5 des idées et des manières qui leur permettent de s’élever à
l’intérieur des réseaux locaux de connaissances et, même, de les dépasser.
Même s’ils ont beaucoup en commun, le partage de connaissances (dans lequel excelle
Wikipédia) est très différent de la création de connaissances. Cela est vrai même lorsque
ces deux processus utilisent la même information et produisent des résultats qui
paraissent similaires. C’est une chose que de vous casser la tête pour produire une
explication cohérente d’un phénomène, en utilisant n’importe laquelle information qui
semble pertinente (il s’agit là du phénomène de l’élaboration de théories). C’est une
toute autre chose de réfléchir fortement afin de façonner une description intelligible d’une
théorie dont vous venez de prendre connaissance. C’est une chose que de travailler à
améliorer votre théorie et une autre que de fignoler votre description d’une théorie
existante (tout en faisant votre possible pour ne pas déformer celle-ci). Si les wikis
doivent devenir un outil de coélaboration de connaissances (contrairement au fait d’en
être seulement un complément utile), ils auront besoin d’être régis par un ensemble de
normes sociocognitives radicalement différentes de celles de wikipedia.org. Ces normes
ont été créées dans l’intention d’optimiser le partage de connaissances et de maximiser la
qualité des savoirs partagés. Mais l’optimisation de la création de connaissances exige
des normes qui encouragent la résolution créative de problèmes et la perception que toute
connaissance est potentiellement améliorable.
5
“Promisingness” dans le texte original anglais.
Des approches apparentées
Nombre de pratiques éducatives modernes s’apparentent en pensée à la coélaboration de
connaissances, de telle sorte qu’on peut les utiliser en tant que parties de celle-ci.
Cependant, ces pratiques ne remplissent pas, auprès des élèves ou étudiants, toutes les
conditions obligatoires de la démarche d’élaboration de théories, de la production et de
l’amélioration des savoirs de la communauté et de l’utilisation des médias et des moyens
de participation dans des réseaux distribués qui caractérisent le travail productif dans les
organisations modernes vouées à la création de connaissances. Elles partagent avec la
coélaboration de connaissances un engagement à céder aux étudiants une plus grande part
de contrôle en leur conférant la responsabilité non seulement de la conduite de leurs
activités, mais aussi de leur essence cognitive. Celle qui s’en rapproche le plus en pensée
est le constructionnisme, conçue d’après des notions piagétiennes par Papert (1991),
appliquée dans Logo et mise de l’avant par ses anciens étudiants diSessa (2000), Resnick
(1994) et Kafai (2006). Tout comme le mot constructionnisme le sous-entend, l’idée
maîtresse en est que les étudiants doivent être des constructeurs plutôt qu’uniquement des
utilisateurs d’artefacts. Papert y a inclus des théories parmi les types d’« entités
publiques » que pourraient construire les étudiants: cela rendrait le constructionnisme, du
moins d’un point de vue théorique, compatible avec la coélaboration de connaissances.
Ce qui s’est rapproché le plus de la construction de théories a été le modelage
informatique de relations quantitatives (diSessa, 2000; Wilensky & Reisman, 2006). Il
s’agit d’une partie importante du travail scientifique créatif. Toutefois, dans la pratique
éducative, les problèmes sont habituellement ceux qui sont posés par l’enseignant et ils
ne font pas partie des efforts normaux de l’apprenant pour comprendre son univers. Les
problèmes d’explication qui génèrent des efforts d’élaboration de théories par des
étudiants sont ceux qui font appel à des théories qualitatives (deKleer et Brown, 1985) –
des théories causales souvent de forme narrative : « La vapeur entre par ici et pousse sur
le piston, qui tourne la roue et ouvre la valve de retour… », et ainsi de suite.
« Learning Science by Design » (Apprendre les sciences par la conception) (Kolodner,
2006) est une autre approche s’apparentant à la coélaboration de connaissances. Comme
pour le constructionnisme, elle est centrée sur la construction de choses qui fonctionnent,
mais les tâches de construction représentent ici des problèmes devant être résolus : par
exemple, construire une automobile-jouet qui non seulement avance, mais qui peut aussi
parcourir un terrain accidenté. « Learning Science by Design » pourrait être qualifié
comme étant de la coélaboration de connaissances élémentaire pour l’ingénierie. On
pourrait aussi l’appeler la coélaboration de connaissances pour l’invention, excepté que
pour des raisons concrètes, toutes ces activités constructionnistes pratiques nécessitent
tellement de structuration préalable d’outils, de matériaux et de problèmes que la portée
d’invention en est limitée, tout comme c’est le cas en ce qui concerne la prise en charge
aux niveaux supérieurs par les étudiants ou que ce travail devienne le point d’appui de la
vie scolaire.
La « Philosophy for Children » (philosophie pour les enfants), telle qu’elle a été
développée au cours des années par Lipman (1988), a pour but la transformation de la
classe en une communauté de recherche philosophique dont la pensée réflexive est le
principe conducteur. Une classe vouée à la coélaboration de connaissances devrait avoir
cette caractéristique; les méthodes testées par Lipman pour rendre les concepts
épistémologiques accessibles aux jeunes apprenants peuvent d’ailleurs s’avérer
précieuses dans l’atteinte de cet objectif. La philosophie pour les enfants se distingue de
la coélaboration de connaissances en ce sens qu’elle se concentre sur l’objectif
philosophique traditionnel des croyances plutôt que sur la conception et la production de
nouveaux savoirs. La conception6 est toutefois une idée présente à travers tous les divers
travaux de Perkins (1981, 1986, 1998), qui fournissent ainsi un substrat conceptuel
important pour la coélaboration de connaissances. De manière similaire, le « Galileo
Educational Network » (Réseau éducatif Galilée) (http://www.galileo.org) a pour but
l’enseignement en vue d’une compréhension en profondeur à travers des projets dont les
assises sont la recherche et qui comportent un aspect conceptuel important. Finalement,
les pratiques éducatives et de coélaboration de connaissances des « Communities of
Learners » (communautés d’apprenants) (Brown et Campione, 1994) visent des résultats
similaires. Les communautés d’apprenants poursuivent ces mêmes buts en empruntant la
pratique d’apprenants en tant qu’enseignants plutôt que celle de participants dans une
communauté d’inventeurs ou de bâtisseurs de théories. Il s’agit donc d’une pratique
comparative qui peut aider à comprendre à la fois la relation qui existe entre la
coélaboration de connaissances et l’apprentissage, ainsi que les différences qui les soustendent (Scardamalia et Bereiter, 2007). Les différences se manifestent dans le fait qu’au
sein des communautés d’apprenants, les étudiants collaborent afin de produire des
manuels scolaires destinés à l’enseignement à d’autres étudiants, tandis qu’en
coélaboration de connaissances les étudiants coopèrent pour résoudre des problèmes de
connaissance, en utilisant les médias pour situer des idées dans des réseaux de
connaissances distribuées.
Alors que la coélaboration de connaissances est apparentée à seulement un petit nombre
d’autres pratiques éducatives, elle est à tout le moins compatible avec d’autres. Par
exemple, des exposés magistraux, des démonstrations et des lectures dirigées peuvent
avoir leur place dans un cadre de coélaboration de connaissances, bien qu’en tant que
moyens subalternes plutôt que de formule principale. Il en va de même pour des
problèmes donnés à résoudre par l’enseignant. Il existe des problèmes éclairants, ceux
dont l’intérêt provoque la réflexion et dont il est peu probable que les étudiants y aient
déjà pensé par eux-mêmes mais qui engendrent des savoirs productifs.
(Les
mathématiciens distinguent les énigmes mathématiques des problèmes. Dans ces
énigmes, les solutions sont sans conséquences et alors, seulement le processus y est
important, tandis que dans les véritables problèmes mathématiques, les solutions ont de la
valeur pour l’évolution de la compréhension.) Dans le but de mieux aligner des
ensembles de puissantes ressources de connaissances avec les idées puissantes des
étudiants, nous travaillons avec des équipes qui construisent des environnements
d’apprentissage ouverts, afin de faire de tout objet web un objet du discours de
coélaboration de connaissances et, éventuellement, de créer des modèles sophistiqués
visant l’utilisation constructive de sources qui font figure d’autorité (l’utilisation
constructive de ces ressources est un principe de la coélaboration de connaissances —
6
Le mot original anglais employé dans le texte est design.
voir à cet effet l’article « A Brief History of Knowledge Building » (Un bref historique
de la coélaboration des connaissances dans le présent numéro de cette revue).
Le travail sur les habiletés d’apprentissage et de réflexion pourrait également avoir sa
place dans une démarche de coélaboration de connaissances, bien que si l’on permette
que cela en devienne la force motrice, cela pourrait avoir pour effet de détourner ces
énergies d’un travail plus essentiel. Si les étudiants se sont engagés à coélaborer des
connaissances suffisamment variées, qui incluent de concocter de théories, ainsi que la
conception, l’invention, la programmation et la planification et, si au cours de ce
processus ils communiquent abondamment, les éducateurs doivent se demander qu’est-ce
qui a été laissé de côté qui mériterait une attention particulière en termes d’habiletés de
réflexion. Ainsi que le démontrent plusieurs articles dans ce numéro spécial, un large
éventail d’habiletés du XXIe siècle sont des sous-produits de la coélaboration de
connaissances (voir par exemple Gan, Scardamalia, Hong et Zhang dans le présent
numéro de cette revue; McAuley, 2009; Moss et Beatty, présent numéro de cette revue et
Sun, Zhang et Scardamalia, présent numéro de cette revue). La coélaboration de
connaissances est incompatible avec les programmes d’enseignement très étendus mais
superficiels, qui exigent une familiarisation rapide avec une multitude de sujets. Mais
quand on y pense bien, tout le monde n’est-il pas contre cette façon de faire? La
coélaboration de connaissances peut absorber une quantité d’autres pratiques éducatives
en les rattachant à ce but central qu’est l’avancement de la création de connaissances de
l’ensemble de la communauté. Il est beaucoup moins probable que ces autres pratiques
puissent assimiler la coélaboration de connaissances, parce que cela exigerait une
restructuration fondamentale de l’autre pratique de sorte à centraliser la création d’idées
et leur amélioration au cœur de la vie quotidienne de la classe, plutôt qu’on en fasse de
même avec les activités et les procédures.
Dans cet article, nous avons tenté d’élaborer le concept de la création de connaissances
de telle sorte qu’il rende plausible que des apprenants naïfs puissent créer des savoirs qui
favoriseront la création de connaissances subséquentes et que les salles de classe puissent
devenir des lieux de création de connaissances à part entière.
La création de
connaissances qui alimente la création de connaissances est une dynamique de laquelle
dépendent de plus en plus les sociétés actuelles, afin qu’elles puissent composer avec des
problèmes croissants (Homer-Dixon, 2006). La coélaboration de connaissances donne
l’opportunité aux étudiants de faire partie intégrante de cette dynamique en tant que
pratique éducative, en menant la vie de la société de l’information plutôt que de
seulement s’y préparer.
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