Pourquoi donne-t-on du sucre aux enfants
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Pourquoi donne-t-on du sucre aux enfants
Pourquoi donne-t-on du sucre aux enfants ? Colette Vidailhet. Pr. émérite de pédopsychiatrie. Faculté de Médecine. Nancy. Le sucre dont nous allons parler est essentiellement le saccharose. Il n’a aucun intérêt sur le plan nutritionnel ou de la santé, au contraire, il comporte certains dangers. Un article de la revue «Nature» du 2 février 2012 l’indique dès son titre : « The toxic truth about sugar » (1) repris par le Journal « Le Monde » du lendemain, sous le titre « Trop de sucre nuit gravement à la santé (2). Or nous en donnons beaucoup à nos enfants sous forme de bonbons, chocolats, confitures, miel, pâtisseries, biscuits, boissons sucrées et tout ce qu’on regroupe sous les termes de friandises, douceurs, délices, gâteries. Pourquoi ? L’histoire du sucre va nous aider à le comprendre dans son lien avec le plaisir. Le sucre apparaît en France au moyen-âge ; c’est une denrée précieuse, aux vertus médicinales, il est sacralisé, réservé aux classes privilégiées. À partir du 17ème siècle apparaît un discours médical qui en réprouve les excès, puis un discours moral qui en blâme le plaisir qu’il procure. Il est alors diabolisé. Fénelon, dans son traité sur « l’éducation des jeunes-filles » recommande de «ne jamais promettre aux enfants pour récompense des friandises». Retour de balancier, au 18ème siècle le médecin Frédérick Slare invoque une sorte de droit au plaisir sucré de l’enfant : «les en priver est une chose cruelle, un péché criant». Depuis, le sucre n’a cessé de faire l’objet d’une grande ambivalence. Les mises en garde contre sa consommation excessive ne l’empêchent pas d’être apprécié. Sa consommation mondiale a été multipliée par 10 entre 1930 et 1950 et par 3 depuis cette date. C’est dans les pays industrialisés que sa consommation est la plus forte, en particulier dans les classes défavorisées, malgré les recommandations, comme celles, en France, du Plan National Nutrition Santé (PNNS). Elle n’épargne pas aujourd’hui les pays en voie de développement. C’est dans ces mêmes classes sociales défavorisées qu’il y a le plus d’obésité. Si le sucre participe à cette épidémie, il n’en est pas la seule cause. Cette extraordinaire histoire du sucre, qui a soulevé tant de passions, tient au goût que nous avons pour le sucré, et au plaisir qu’il procure, particulièrement chez les enfants et les femmes ; les hommes qui aiment le sucré seraient considérés comme efféminés (3). Le goût et ses multiples sens. Le goût se réfère d’une part aux saveurs sucrée, salée, amère, acide, d’autre part à la flaveur qui regroupe le goût et l’odeur, qui sont les 2 sens qui influencent le plus la prise alimentaire. Il existe une forte attirance pour le sucre dans l’enfance. L’étude « OPALINE » (4), Observatoire des préférences alimentaires du nourrisson et de l’enfant, montre que les solutions concentrées en sucre sont préférées aux autres. Ce sont les boissons sucrées qui sont le plus corrélées à l’obésité, d’où la mesure prise récemment par le gouvernement français de les taxer. À noter qu’au Danemark la taxe sur le chocolat et les sucreries a été récemment augmentée de 33%. 1 La mémoire de la flaveur d’un aliment sucré peut-être extrêmement tenace. L’exemple en est la madeleine de Proust. En goûtant une madeleine, des années après en avoir mangé chez sa tante Léonie, tout l’univers de son enfance resurgit : « Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur, restent encore longtemps comme des âmes à se rappeler, à attendre, à espérer sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ». Le goût s’étend au désir en général « avoir le goût de vivre », aux inclinations amoureuses «avoir du goût pour quelqu’un », aux jugements esthétiques «n’avoir aucun goût» et moraux « être rempli de dégoût». Le goût pour le sucré est indissolublement lié au plaisir. Déjà le fœtus, déglutit, suce et tète davantage de liquide amniotique quand on y a introduit une substance sucrée. Chez le nouveau-né il existe une appétence préférentielle pour le sucré dès la naissance. La vitesse de succion chez le nouveau-né et le volume de lait ingéré augmentent quand on y ajoute du sucre (jusqu’à un optimum, au-delà duquel la préférence diminue). Les interactions mère-enfant. La mère perçoit que son enfant préfère le sucré, elle veut lui faire plaisir et, par l’amour et pour l’amour, elle aura tendance à lui en donner. Or le plaisir pour un aliment augmente avec le nombre de consommations. Plus l’enfant goûte, plus il connaît, plus il aime. Cette familiarité lui donne un sentiment de sécurité affective. La néophobie, c'est-à-dire, le fait de refuser a priori tout aliment nouveau, sans même l’avoir goûté, est banale et fréquente chez l’enfant entre 2 et 6 ans qui a besoin de retrouver cette familiarité qui le rassure. L’enfant aura encore plus tendance à consommer un aliment dans un contexte affectif chaleureux. L’ambiance. Elle joue un rôle déterminant dans l’acquisition des préférences (et des aversions) alimentaires, c’est sans doute pour cela que le goûter, moment de détente et des tartines de miel, de chocolat et de confiture est tant apprécié des enfants. Les goûters d’anniversaire deviennent actuellement de véritables débauches de sucreries. Comme tout aliment, le sucre véhicule pour la mère des significations multiples marquées sur les plans imaginaire, fantasmatique, symbolique et culturel. Et l’on va voir comment la polysémie du mot sucre va encore augmenter la consommation de celui-ci. Le sucre et le doux. Dans de nombreuses langues le mot qui désigne la saveur sucrée sert aussi à dénoter le plaisir ou des qualités morales. Mathy Chiva rapporte que les Indiens Algonguins n’ont qu’un mot pour désigner le bon et le doux. En anglais « sweet » désigne à la fois le doux et le sucré. Quand on parle de quelqu’un de doucereux, on dit qu’il est tout sucre et tout miel. Quand des paroles font du bien, on dit que ce sont des paroles sucrées. D’une voix douce on dit qu’elle est sucrée. On envoie aussi des baisers sucrés à son amoureux. Le sucre c’est bon et ça fait du bien. Le sucre et le bon. 2 Bonbon vient du redoublement de bon. Jacques Arago, dans son livre « physiologie des bonbons » écrit : « bonbon c’est deux fois bon, pour les enfants surtout, une chose délicieuse, comme un baiser d’une mère, comme une promenade à travers champ, comme un jour de vacances ». Le terme de bonbon est apparu en 1604, dans le journal du médecin du jeune Louis XIII. Il désignait un médicament enrobé de sucre destiné au jeune roi. Pour être de bons parents, il faut donc donner ce qui est bon pour les enfants, tel que l’illustre la chanson enfantine : « Il était une Dame tartine » dont on ne citera que la dernière strophe : «Mais hélas, la fée Carabosse Jalouse et de mauvaise humeur Renversa d’un coup de sa bosse Le palais sucré du bonheur; Pour le rebâtir, Donnez à loisir, Donnez bons parents, Du sucre aux enfants.» Le message est clair, le sucre c’est bon et c’est le bonheur des enfants. Si le sucre se situe à l’entrecroisement de multiples sens, il nous renvoie aussi à la fantasmatique orale maternelle. La fantasmatique orale maternelle Nous faisons ici référence au pédopsychiatre Michel Soulé, qui nous dit que toute mère normale a à maîtriser ses pulsions cannibaliques, ses fantasmes de dévoration ; ne dit-elle pas à son bébé « je vais te croquer mon petit lapin en sucre», «je vais te manger mon petit cœur en chocolat » ? Le sucre et le cadeau. Associé au plaisir, à l’amour, au bonheur, le sucre est aussi associé au cadeau, comme le dit Jacques Brel « Je vous ai apporté des bonbons, Parce que les fleurs sont périssables, Et les bonbons c’est tellement bon » Le père Noël et le Saint Nicolas offrent dans la rue des bonbons aux enfants avant de leur offrir des jouets. Le sucre récompense. Étant apprécié des enfants, le sucre est retrouvé au niveau des gratifications. Le sucre récompense, sous forme de friandises, est placé devant toutes les caisses de supermarchés, pour permettre à la mère de récompenser son enfant qui a été sage. Actuellement ce sont les enfants qui influencent le choix des parents. Beaucoup d’entre eux à présent se servent tout seul. 3 Le problème est qu’un aliment utilisé comme récompense voit sa préférence renforcée. F Bellisle et LL Birch montrent qu’en disant à un enfant « mange tes épinards tu auras un bonbon » on diminue l’acceptabilité des épinards et on augmente la préférence des bonbons. Le sucre comme récompense est aussi utilisé comme consolation. Le sucre comme consolation. Ceci est illustré par le poème de Victor Hugo « Jeanne était au pain sec ». « Jeanne était au pain sec dans le cabinet noir, Pour un crime quelconque, et, manquant au devoir, J’allai voir la proscrite en pleine forfaiture, Et lui glissai dans l’ombre un pot de confiture, Contraire aux lois… » Le grand-père est sévèrement réprimandé par ses enfants qui le menacent « de le mettre au pain sec » : « Jeanne alors, dans son coin noir, M’a dit tout bas, levant ses yeux si beaux à voir, Pleins de l’autorité des douces créatures: Eh bien, moi, je t’irai porter des confitures». La confiture console même « si ça dégouline », comme le chantaient Jacques ; elle réconforte, aide à supporter la solitude, le chagrin, la séparation. les Frères Les mères, quand elles quittent leur enfant lui donne en compensation quelque chose de sucré, à sucer, croquer ou siroter, comme pour se faire pardonner. Cette douceur a valeur d’objet transitionnel qui à la fois représente la mère, aide à supporter l’absence et maintient le lien. C’est ce même mécanisme qui conduit des mères à laisser à la bouche de l’enfant la tétine d’ un biberon d’eau sucrée, le soir au coucher, avec pour conséquence une abrasion des incisives, bien connue des dentistes, sous le nom de « syndrome du biberon ». Quand il n’est pas donné, le sucre est évoqué, par exemple dans la berceuse « Fais dodo, Colin mon petit frère, papa est en bas, fait du chocolat, maman est en haut, elle fait des gâteaux ». Le sommeil du bébé est associé au sucré, ce qui flatte son oralité. La gourmandise est bonne à manger, mais aussi bonne à imaginer. Associé à la récompense et à la consolation, le sucre va être forcément associé à la punition. Le sucre et la punition La privation de sucre ou de dessert se pratique moins aujourd’hui qu’au 19ème siècle ! La privation concerne plus souvent TV ou jeux vidéos. Toujours est-il qu’en matière d’éducation, il est difficile de se priver totalement « de la carotte et du bâton ». Même si éduquer ce n’est pas punir, ce n’est pas non plus céder aux caprices de l’enfant. Le péché gourmand était sévèrement puni du temps de la comtesse de Ségur : «Quand Jacques était gourmand, il était privé toute la journée de sucreries, de gâteaux et de fruits…Chacun blâma Sophie de sa désobéissance et de sa gourmandise », gourmandise qui amène Sophie à désobéir, mentir, voler, c'est-à-dire à des péchés encore plus graves que celui de gourmandise, qui figure déjà parmi les 7 péchés capitaux. 4 Dodson dans son livre « Aimer sans tout permettre » évoque les récompenses affectives que sont les baisers et les récompenses tangibles que sont les sucreries. Mais il ajoute que ce sont les parents qui décident, l’enfant n’a pas à réclamer son bonbon quand il a été sage. Françoise Dolto va dans ce sens , en disant que la relation d’amour n’est pas liée à la satisfaction immédiate de la demande de l’enfant qui doit apprendre à attendre. Toutefois, il y a un juste milieu entre la mère qui anticipe sans cesse sur les besoins de l’enfant, répond à tout appel par l’apport de nourriture, en particulier sucrée et la mère qui ne sait que frustrer son enfant. Ce n’est pas écouter un enfant que de lui donner ce qu’il demande. Françoise Dolto dit qu’en demandant un bonbon, l’enfant demande peut être simplement qu’on s’occupe de lui. Nous avons cité beaucoup de vertus du sucre, réelles et fantasmatiques, mais il en est encore bien d’autres. Le sucre comme analgésique L’effet calmant du sucre est optimal s’il est administré 2 minutes avant la piqûre, renforcé par la succion d’une tétine. L’aspartame a le même effet. Par contre l’administration intragastrique n’a aucun effet. Cette propriété est utilisée en radiologie, chez des bébés jusqu’à 4 mois, le sirop de saccharose permet de réaliser des examens de qualité, en évitant la sédation classique en radiologie lors des scanographies. Le sucre comme antibactérien Des pansements au saccharose ont été proposés en chirurgie(*). De même l’hypersucrage des laits concentrés permet la conservation prolongée du lait et a permis de les utiliser – après dilution - dans l’alimentation des bébés ; cette méthode est abandonnée depuis longtemps, ces « laits » trop sucrés étant très mal adaptés aux besoins nutritionnels du nourrisson. Le sucre comme énergisant Beaucoup de publicités y font référence pour les performances physiques et intellectuelles qu’il autorise (boissons sucrées, fruits secs, lors des activités sportives). Les boissons dites « énergisantes » ou « stimulantes » sont par contre déconseillées. Le sucre et la convivialité Le sucre est associé à l’hospitalité et à l’accueil. B Bettelheim mettait dans chaque pièce de son hôpital pour enfants psychotiques, des boites remplies de bonbons et gâteaux, à disposition des enfants, du personnel et des visiteurs. On retrouve aussi, avec ce même sens de l’accueil des bonbons sur les comptoirs des magasins, le bureau de certains médecins, la table de nuit de certaines chambres d’hôtel. Il participe à la fête sous forme de dragées, au cours de cérémonies religieuses (baptême, communion, mariage) œufs de Pâques, et de « bonbons habillés d’or », comme l’indique Arthur Rimbaud dans son poème « Le matin des étrennes ». Enfin Le sucre et la sensualité Le sucre est associé à la féminité et au plaisir sexuel. Quand on dit d’une femme qu’elle a le nez tourné vers la friandise, c’est qu’elle aime la bagatelle, et d’un homme qu’il aime les gâteries ce n’est pas forcément de sucreries dont on parle. La gourmandise est sœur de la sensualité. Balzac ne s’y était pas trompé qui fait dire au père Goriot, maltraité par ses filles 5 dont il déplore la conduite « autrefois du bonbon ». elles veulent aujourd’hui du plaisir, comme elles voulaient *d’après un rappel du Pr Delagoutte, chirurgien orthopédiste, lors de la présentation orale au Club des Professeurs honoraires le 9 février2012 ; Le rôle des médias et de la Société En 1979, aux Entretiens de Bichat, un pédiatre à propos d’une enquête menée sur les bonbons dans les maternelles, parle de « toxicomanie ». Le lendemain, « Ici Paris » titre : « Les bonbons, la drogue des maternelles ». Le sucre c’est bien le plaisir défendu! L’enfant est au cœur de la société marchande ; il est manipulé par la publicité et utilisé pour faire vendre. Il aura du mal à résister à l’étalage dans les supermarchés des friandises vues à la télévision. À la télévision américaine, 70% des publicités concernent des produits alimentaires et parmi ceux-ci la plupart sont sucrés et à grignoter. N’oublions pas le rôle des pairs, qui sera d’autant plus facilitateur que l’enfant grandit. Le choix et la consommation d’un aliment peut être modifié lors des repas pris avec ses camarades. À noter que certains enfants volent des friandises pour les donner à leurs copains en espérant ainsi gagner leur amitié. Le pouvoir tentateur du bonbon est tel que beaucoup de parents recommandent à leurs enfants de ne jamais suivre quelqu’un qui leur propose des bonbons. CONCLUSION Marqué de ces significations multiples, chargé affectivement et émotionnellement, le sucre véhicule le plaisir, l’amour, le bon, la douceur, le partage, la sécurité affective… Alors comment ne pas en donner à son enfant ? D’autant que beaucoup de parents ont de plus en plus de mal à dire non à leurs enfants, qu’avec le divorce beaucoup de pères deviennent des papas gâteaux, qu’il y a donc de moins en moins de discipline en général et de discipline alimentaire en particulier. Alors le sucre a encore un bel avenir, malgré la mise en garde des scientifiques, les lobbies du sucre, les dentistes et les nutritionnistes aussi… Dans le Monde du 27 janvier 2012, il est rapporté que le sucrier français « Téréos » se lance à l’attaque du marché Chinois et affiche pour l’exercice fiscal 2010-2011, en pleine crise économique, une hausse de son chiffre d’affaires de 25%, à 4,4 milliards d’euros. Comme l’indique RH Lustig dans son article (1) la nature avait rendu le sucre difficilement accessible à nos ancêtres (par les fruits, durant quelques mois de l’année et par le miel étroitement gardé par les abeilles) ; mais aujourd’hui l’homme le fabrique aisément et l’ajoute à la plupart de ses aliments manufacturés. Dans beaucoup de pays les individus consomment actuellement, en moyenne, plus de 500 kcal. de «sucre ajouté» par jour… RÉFÉRENCES : 1. Lustig RH, Schmidt LA, Brindis CD. The toxic truth about sugar. Nature 2012; 487: 279. 2. Benkimoun P, Van Kote G. Trop de sucre nuit gravement à la santé. Le Monde. Vendredi 3 février 2012. 3. Quellier F. Gourmandise. Histoire d’un péché capital. 1 vol, Armand Colin Ed. Paris, 2010, 223 p. 6 4. OPALINE. Disponible à http://www2.dijon.inra.fr/opaline/site_fr/doc/lettre_opaline_13.pdf. 7