Le dossier médical personnel (DMP) et ses secrets

Transcription

Le dossier médical personnel (DMP) et ses secrets
DOSSIER
Le secret en médecine
Dossier médical
Droits des patients, information
Informatisation
Patient; Pouvoir; Sécurité; Protection
Secret professionnel, secret médical
Expérience, pratique professionnelle
Traitement des données de santé, codage des actes
Le dossier médical
personnel (DMP)
et ses secrets
Une tension entre préservation du secret médical et transmission des données.
Alexandre Mathieu-Fritz, maître de conférences en sociologie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, chercheur au LATTS et au
CERMES3, [email protected]
Ronan Rouquet, chargé de mission, URPS Médecins Libéraux de Picardie.
En tant que dispositif issu des politiques publiques
pitalisation et de consultations, ainsi que les résultats d’examens radiologiques ou biologiques. Il
contient donc des informations personnelles qui
relèvent du secret médical et qui ne doivent pas
être divulguées ou être facilement accessibles. La
préservation du secret est indissociablement liée
au niveau et aux modalités de sécurisation des
données au plan technique : toutes les données
médicales sont intégrées dans un dossier sécurisé
accessible en ligne, conservé par un hébergeur de
données de santé agréé – la société Santeos – qui
ne recueille que des données cryptées. D’un point
de vue général, la sécurisation des données renvoie
tant à l’inviolabilité de l’espace de stockage des
informations de santé – toujours personnelles –
qu’il contient qu’à la fiabilité des données qui apparaissent dans le DMP : on doit être sûr de trouver
toujours les « bonnes » données figurant dans un
dossier, à savoir celles qui correspondent à son
propriétaire. En quelque sorte « gravées dans le
marbre », les données ne doivent pas disparaître
du DMP ou apparaître dans un autre dossier médical
personnel, par exemple. À cet égard, le DMP
constitue un dispositif garantissant le secret médical,
dans la mesure où il offre d’importantes garanties
sur le plan de la sécurisation des données qui le
composent.
de santé 1, le dossier médical personnel (DMP) est
conçu comme un outil destiné à responsabiliser
l’assuré social et à promouvoir une meilleure rationalisation de l’offre de soins. Plus précisément, il
vise à améliorer la communication et la coordination entre les différents professionnels de santé,
notamment entre les médecins « de ville », exerçant en cabinet, et ceux officiant dans les établissements de soins, leur relation constituant le maillon
faible du système de santé français pour la continuité des soins. Le DMP a vocation à accroître la
qualité de la prise en charge médicale en améliorant la connaissance du patient par les médecins.
Il doit aussi permettre d’éviter la redondance des
prescriptions et des examens – réalisés à la demande
du médecin traitant par exemple, mais effectués
une seconde fois lorsque le patient intègre une
structure de soins. Ainsi, la vocation du DMP est
double : à la fois améliorer la qualité des soins et
garantir une meilleure maîtrise des dépenses de
santé.
Secret médical partagé
et sécurisation des données
Au-delà de ces objectifs initiaux, l’utilisation du
DMP par tout un ensemble de professionnels de
santé de catégories différentes, médecins – traitant
et spécialistes – et non médecins – kinésithérapeutes, infirmières, pharmacien d’officine, podologues, etc. –, exerçant dans des lieux différents,
pose l’ambivalente et délicate question de la préservation du secret et de son partage. Le secret lié aux
usages du DMP est un secret médical partagé : le
dossier doit pouvoir être lu par divers professionnels de santé tout en présentant d’importantes
garanties sur le plan de la sécurisation des données.
Le DMP contient des informations concernant les
antécédents médicaux, les allergies, les prescriptions médicamenteuses, les comptes rendus d’hos-
PRATIQUES 64
JANVIER
2014
Du dossier médical « partagé »
au dossier médical « personnel »
En quelques années, on a assisté à un glissement
sémantique illustrant le changement dans la perspective adoptée par les décideurs politiques pour
définir le DMP. En 2003, le rapport Fieschi 2 plaide
pour la mise en place d’un « dossier médical
partagé ». Prenant appui sur ce rapport, le ministre
de l’époque, Philippe Douste-Blazy, fait du dossier
médical une priorité nationale. Le DMP est lancé
par la loi du 13 août 2004 relative à l’Assurance
maladie, dans la continuité de la loi Kouchner de
76
mode bris de glace) ou avoir bloqué l’accès à une
catégorie de professionnels (les non-médecins, par
exemple) : dans ce cas, et même en situation d’urgence, le professionnel appartenant à la catégorie
concernée ne pourra pas accéder au dossier. Le
patient peut aussi détruire, de façon irréversible,
tout ou partie de son DMP. Enfin, s’il décide de
fermer son DMP, ce dernier restera archivé durant
dix ans, puis sera détruit de façon définitive.
2002 3 et de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’Informatique, aux fichiers et aux libertés 4. Dans les
discours et dans les textes, le « dossier médical
partagé » est devenu en peu de temps le « dossier
médical personnel », sans que l’on ne se rende
compte des conséquences que ce changement
d’importance allait entraîner : le dossier médical
ne sera plus « partagé », mais « personnel », c’està-dire qu’il appartiendra au patient. Dès lors, la
question n’est plus seulement celle de la confidentialité et de la sécurité des données, mais aussi celle
des droits d’accès aux données décidés par le
patient.
Les secrets du DMP : secret professionnel
et secret personnel
DOSSIER
3
RÉALITÉS COMPLEXES
« Secret » peut être conjugué au pluriel, car si le
DMP constitue l’espace d’un secret médical partagé,
il offre au patient la possibilité de masquer certaines
données : autrement dit, l’espace du secret peut
être restreint à celui du « secret personnel ». Cette
option supplante en quelque sorte le secret médical
dans la mesure où le patient peut décider d’effacer
des informations le concernant en les dissimulant
au regard de tout utilisateur du DMP
et, donc, des médecins. Le patient peut
ainsi souhaiter que son médecin ne soit
Le patient peut ainsi
pas informé d’une maladie antérieure,
souhaiter que son
d’une tentative de suicide, d’un avortement, etc.
médecin ne soit pas
La possibilité du masquage a donné lieu
informé d’une
à des oppositions entre les associations
maladie antérieure,
de patients et certains syndicats médicaux et médecins urgentistes – méded’une tentative de
cins qui auraient souhaité disposer, en
suicide, d’un
vue d’améliorer la prise en charge des
patients aux urgences, du plus grand
avortement, etc.
nombre d’informations possible dans
le cadre de l’utilisation du DMP. En
2007, un rapport du Sénat plaide pour une position intermédiaire, dénommée « omission éclairée
et partagée », c’est-à-dire un masquage relevant d’une
décision conjointe entre le patient et un professionnel de santé. Le rapport mentionne également
qu’« il est difficile de trouver le juste équilibre entre protection optimale de la santé et liberté individuelle. En créant
le dossier médical personnel, le législateur a entendu
concilier ces deux enjeux : le dossier est confié au patient,
qui en maîtrise les accès et en contrôle le contenu. Le
pouvoir réglementaire ne peut dès lors que lui donner
tous les moyens de ce contrôle, en confirmant un droit de
masquage total » 7. Sans reprendre les nombreux
débats qui s’en sont suivis 8, on notera que le législateur va voter, en 2007, pour le droit au masquage 9.
Dès lors, le patient peut masquer un document
dans son DMP. Ce document sera alors invisible
lors de la consultation du DMP, sauf, notamment,
pour l’auteur dudit document, le ou les « médecins traitants DMP » et le patient lui-même.
L’option du masquage témoigne du fait que le
DMP appartient bien au patient et lui offre une
maîtrise des informations le concernant et, dans
une certaine mesure, une emprise sur le secret …/…
Le DMP appartient au patient
Le DMP est conçu comme la propriété du patient,
qui dispose de plusieurs droits. D’une part, le
patient décide s’il veut ou non ouvrir un DMP :
depuis la loi HPST (2009), le DMP est « facultatif »
pour le patient. D’autre part, s’il décide d’ouvrir
un DMP, il choisit les professionnels qui pourront
y accéder et peut décider de bloquer l’accès à
certains d’entre eux. Ainsi, la définition de ce que
la CNIL nomme un « cercle de confiance » revient
« (…) au patient, qui doit désigner nominativement les
professionnels de santé qui pourront consulter et alimenter
son DMP et déterminer les droits qui leur sont reconnus » 5.
De plus, l’accès aux informations varie, selon la
profession et la spécialité du professionnel, selon
une « matrice d’habilitation » définie par l’ASIP
Santé : par exemple, « un pharmacien d’officine ne
peut accéder aux comptes rendus opératoires ou à des
actes médicaux, un infirmier ne peut pas visualiser les
images radiologiques et un kinésithérapeute n’a pas accès
aux résultats de biologie » 6. Lorsqu’un établissement
de soins est autorisé à accéder au DMP par le
patient, l’accord s’étend à l’ensemble des membres
de l’équipe qui va le prendre en charge. Une fois
les droits d’accès obtenus, le professionnel de santé
peut entrer dans le DMP quand il le souhaite, c’està-dire même en l’absence du patient. Mais ce
dernier a la possibilité de consulter l’historique
des accès (et des actions) à son dossier. Enfin, du
fait du caractère sensible des données, certains
professionnels – médecin du travail, assurance ou
mutuelle, banque, employeur – ne peuvent pas
accéder au DMP selon la loi.
Une fois créé par un médecin ou un établissement
de soins, avec le consentement du patient, le DMP
est accessible en ligne et consiste ainsi en un espace
de stockage de données, ouvert à un ensemble
restreint de professionnels : ceux qui jouissent des
droits d’accès. Enfreindre ces droits en utilisant le
mode « bris de glace » – qui permet à un professionnel, en cas d’urgence, de pouvoir consulter
un DMP auquel il ne peut accéder – doit d’ailleurs
faire l’objet d’une justification de la part du professionnel de santé concerné. Pour autant, le patient
peut, au préalable, s’y être opposé (en refusant le
77
JANVIER
2014 64 PRATIQUES
DOSSIER
Le secret en médecine
…/…
médicales. Le problème des usages du DMP a été
appréhendé prioritairement à partir des valeurs et
de l’éthique – ce qui paraît, en soi, indispensable –,
mais il aurait fallu s’enquérir, de façon concomitante, des pratiques médicales telles qu’elles se
donnent à voir en situation. C’est là tout le paradoxe d’une politique publique top down ambitieuse,
coûteuse 12 et trop éloignée, dans sa conception
initiale, des activités de travail concrètes de tous
ceux à qui elle propose un nouvel outil.
médical propre au DMP, ce qui a pu déplaire, par
principe, à certains médecins. Autrement dit, dans
ce cadre précis, le pouvoir du patient sur les informations médicales qui le concernent est supérieur
au pouvoir médical, renouant en cela avec la définition historique et originelle du secret médical
qui s’établit toujours au profit du patient.
Des usages entre confiance et réticences
Une enquête de terrain montre que les professionnels de santé qui utilisent le DMP déclarent généralement avoir confiance dans le dispositif sur le
plan de la sécurisation des données et que les
patients ont tendance à avoir confiance en leur
médecin, qui les incite à créer un DMP en invoquant notamment son utilité en cas d’urgence 10.
Il apparaît que les réticences de certains patients
à créer un DMP se rapportent aux usages potentiels des données de santé personnelles ainsi qu’à
leur sécurisation, et donc à la préservation du secret
médical. Ces craintes peuvent être alimentées par
des divulgations malencontreuses sur Internet de
dossiers informatisés hospitaliers, dont les médias
se sont fait l’écho 11. Toutefois, les refus de patients
lors de la proposition de création du DMP semblent
plutôt rares. Pour ce qui est de l’alimentation du
dossier créé, les enquêtes menées lors de la phase
expérimentale révèlent que les pratiques sont variables : certains professionnels cherchent à être le
plus exhaustifs possible, tandis que d’autres procèdent à une implémentation minimaliste ou versent
les documents qu’ils jugent importants pour eux
et/ou pour le patient – l’estimation de l’importance restant personnelle en l’absence de règles.
Cependant, il semble que les médecins évitent généralement de verser dans le DMP des données « sensibles » : tests HIV, compte rendu d’IVG.
1. Cf. la loi du 13 août 2004 relative à l’Assurance maladie.
2. Rapport Fieschi, « Les données du patient partagées : la culture du
partage et de la qualité des informations pour améliorer la qualité des
soins », Rapport au ministre de la Santé, de la famille et des personnes
handicapées, janvier 2003.
3. La loi Kouchner de 2002 consacre les droits fondamentaux du patient
(droit à l’information, droit d’accès à son dossier médical, principe de
confidentialité des données de santé et des modalités de partage de
cette information avec les professionnels de santé).
4. La loi relative à l’Informatique, aux fichiers et aux libertés de 1978,
stipule à l’article 38 que « toute personne a le droit de s’opposer, pour
des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel la
concernant fassent l’objet d’un traitement ».
5. CNIL, « Conclusions des missions de contrôles relatives à l’expérimentation du DMP », 2007.
6. ASIP Santé, consultable en ligne :www.dmp.gouv.fr/professionnel-desante/en-savoir-plus-sur-le-dmp/conditions-acces-au-dmp
7. Rapport Fagniez, « Le masquage d’informations par le patient dans son
DMP », Rapport au ministre de la Santé et des solidarités, janvier 2007.
En 2008, le rapport Door rajoute que le droit au masquage « n’est que
la traduction informatique du droit fondamental du malade de ne pas
tout dire au médecin, au nom du respect de l’intimité de la personne ».
Cf. Rapport Door, « Le dossier médical personnel », Rapport d’information, Commission des affaires culturelles, familiales et sociales, janvier
2008.
8. Cécile Manaouil, « Le dossier médical personnel (DMP) : « autopsie »
d’un projet ambitieux ? », Médecine & Droit, vol 2009, n° 94, (p. 2441).
9. Cf. la loi du 19 décembre 2007, modifiant l’art L. 161-36-4 du Code de
la Sécurité sociale.
10. Alexandre Mathieu-Fritz, Laurence Esterle, « Les médecins et le dossier
santé informatisé communiquant. Analyse d’une expérimentation du
dossier médical personnel (DMP) », Réseaux, 2013/2, n° 178-179,
(p. 223-255).
11. « Marseille. Une femme découvre son dossier médical en accès libre
sur Internet », Francetv info, 02/03/2013.
12. Plus de 210 millions d’euros ont été investis entre 2004 et 2011.
Cf. Cour des comptes, « Le coût du dossier médical personnel depuis
sa mise en place », Communication à la commission des finances de
l’Assemblée nationale, juillet 2012.
La structuration du DMP est marquée par une
tension fondamentale entre deux nécessités : la
préservation du secret médical et la transmission
des données de santé. La première renvoie à la
sécurisation des données et la seconde aux modalités d’accès à ces dernières. Cependant, comme le
montre l’analyse d’une expérimentation du dossier
médical personnel, le difficile développement du
DMP – les dossiers sont relativement peu nombreux
par rapport aux objectifs fixés et très faiblement
remplis – n’est pas lié au premier chef à la question du secret médical, il semble bien plus s’expliquer par le fait qu’il constitue un outil peu adapté
à la diversité des situations locales et des pratiques
PRATIQUES 64
JANVIER
2014
78