DU DEVELOPPEMENT SOCIAL A LA COHESION SOCIALE : LES
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DU DEVELOPPEMENT SOCIAL A LA COHESION SOCIALE : LES
DU DEVELOPPEMENT SOCIAL A LA COHESION SOCIALE : LES PROPOSITIONS DE LA CEPALC VONT AU-DELÀ D’UN SIMPLE TOURNANT SEMANTIQUE Ernesto Ottone1 I Le paysage social en Amérique latine : synthèse des années 90 et quelques éclairages sur la première décennie du XXIe siècle. L’une des productions qui reflète le plus fidèlement la longue tradition de recherche que poursuit la CEPALC dans le domaine des questions sociales est la publication : Une décennie de développement social en Amérique latine, 1990-1999, un document publié en 2004 à Santiago par la CEPALC qui résume les principaux problèmes de l’Amérique latine et les dynamiques sociales dominantes au cours de la décennie passée. Non seulement ce document a le mérite de fournir une synthèse des principaux apports de la CEPALC en matière de développement social (“Etat de la société en Amérique Latine”) tout au long de la décennie, mais il montre aussi les principaux défis que doit relever notre région en termes de cohésion sociale. Plus qu’une photographie, cette publication nous fournit le film de la situation sociale en Amérique latine d’un bout à l’autre d’une décennie (1990-2000), une période qui s’est avérée décisive à plus d’un titre. Tout d’abord, parce qu’elle a surmonté la grande crise de développement qu’a connue la région dans les années 80. Ensuite, parce qu’elle a introduit, de différentes manières selon les pays, des “réformes dans les réformes”, aussi bien dans le domaine social qu’économique. Cela a marqué le début d’une période d’hétérodoxie qui a permis de rompre avec les anciens dogmatismes de droite comme de gauche. En troisième lieu, parce que l’on y a observé des tendances contradictoires (certes des progrès en matière de santé et d’éducation mais aussi un engourdissement en 1 Secrétaire Exécutif Adjoint de la CEPALC. Exposé préparé en collaboration avec Martin Hopenhayn, Cycle de Conférences Tribune des Economies latino-américaines, Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine, Paris 27 avril 2007. ce qui concerne la pauvreté et la répartition des revenus), tendances qui soulignent le caractère asynchronique du développement en Amérique latine. Quatrièmement, parce que ce fut une décennie de croissance économique extrêmement volatile, ce qui oblige la décennie actuelle à un surcroît d’effort pour pallier aux effets les plus dévastateurs de cette volatilité. Si la première moitié de la décennie fut marquée par la reprise de la croissance et la diminution de la pauvreté, la seconde moitié le fut par la répercussion des crises exogènes sur les économies nationales. C’est dans la douleur que nous avons mesuré notre degré de mondialisation. Que nous raconte ce film sur les années 90 dans ses grandes lignes ? Il aborde divers thèmes qui ont constamment occupé la CEPALC pendant au moins deux décennies et qui sont en lien direct avec la question du bien-être entre eux : (a) la pauvreté, (b) la répartition des revenus, (c) l’emploi, (d) la transmission intergénérationnelle des opportunités de bien-être et, enfin, (e) les dépenses sociales en chiffres et leurs répercussions. Autant d’éléments qui à leur tour influent sur la manière dont les gens se sentent ou non partie intégrante d’une société avec sa dynamique de développement propre. Examinons les tendances qui prédominent dans ces différents domaines. 1. En matière de pauvreté, même si, proportionnellement, le nombre de gens en situation de pauvreté a diminué dans la plupart des pays au cours des années 90, descendant de 48,3 à 43,8% de la population, la croissance démographique a conduit à une augmentation du nombre de personnes vivant en situation de pauvreté, puisque celui-ci est passé de 200 à 211 millions. S’il existe une corrélation entre la dynamique économique et la dynamique de la pauvreté, la volatilité s’avère être dommageable à long terme car le nombre de pauvres augmente en temps de crise mais il ne diminue pas d’autant en période de reprise. 2 La bonne nouvelle, c’est que les dernières estimations pour l’année 2005 annonçaient une baisse de l’indice de pauvreté de 39,8% ainsi que, pour la première fois depuis longtemps, une diminution du nombre de pauvres en termes absolus (209 millions). Pour la même année, la CEPALC prévoit que l’indigence touchera 15,4% de la population, ce qui représente environ 81 millions d’individus. Les projections pour l’année 2006 laissent espérer une nouvelle baisse, avec un total de 205 millions de pauvres et 79 millions d’indigents. Autrement dit : ça va mal, mais des progrès sociaux se sont opérés pendant toutes ces années. Le talon d’Achille du développement social latino-américain est la concentration des revenus, qu’on la mesure par le coefficient de Gini ou par le rapport entre le pourcentage du PIB des personnes les plus riches et les plus pauvres, ou bien encore par l’écart entre la première et la cinquième tranche de revenus. Des facteurs tels que l’éducation, le patrimoine, le profil démographique et le taux de dépendance des foyers déterminent notamment la répartition des revenus. 2. Malgré la mauvaise distribution des revenus, depuis 2 ou 3 ans nous pouvons trouver matière à nous réjouir, puisque, en 2005, on constate une atténuation de la tendance endémique à la concentration des revenus. Le "Panorama Social 2005" montre que la répartition des revenus a eu tendance à s’améliorer si l’on compare les situations entre 1998-99 et entre 2003-2005 : l’on a observé une réduction modérée de l’écart entre les catégories les plus pauvres et les plus riches. Dans la même période, des pays comme le Brésil, le Salvador, le Paraguay et le Pérou ont enregistré une baisse du coefficient de Gini entre 4 et 7%. Pourtant, le bilan pour la période 1990-2005 n’est pas très positif, précisément parce que c’est dans la seconde moitié des années 90 que la distribution des revenus a connu son moment le plus critique. 3 Quels sont les phénomènes qui contribuent à la réduction de la pauvreté et des inégalités ? Il s’agit sans aucun doute d’un faisceau de causes. La croissance économique contribue davantage à réduire la pauvreté que les inégalités. Le développement de l’emploi formel, la plus grande équité dans le domaine éducatif et les retombées progressives d’une partie des dépenses sociales, où se distinguent les nouveaux programmes « vedette » de redistribution conditionnée en faveur des plus pauvres, sont probablement certains des éléments qui interviennent le plus dans la structure distributive. 3. L’emploi est un thème particulièrement sensible. En premier lieu parce que tout au long de la décennie 1990-2000, au moins 2 créations d’emploi sur trois concernaient le secteur informel, secteur qui offre des revenus généralement plus bas, une protection sociale moins importante et une plus grande instabilité. En second lieu parce que, même en période de croissance économique, l’emploi augmenta très faiblement et sans proportion avec l’activité économique ; sur l’ensemble de la décennie, l’économie régionale a connu un taux de croissance de 3,2% alors que l’emploi n’a augmenté que de 2,2%. Ainsi, le taux de chômage a grimpé en moyenne de 6,2 à 10,7% au cours de la décennie passée. Heureusement, lorsqu’on examine la relation entre la croissance et l’emploi à partir de 2004, celle-ci redevient plus favorable à l’emploi. L’indice de l’emploi informel et la précarité de l’emploi demeurent cependant très élevés, sans que la protection sociale progresse, ce qui conduit à réviser les systèmes de protection sociale dans la région. On peut affirmer que globalement, au cours des vingt-cinq dernières années, ce sont les quatre dernières (2002-2006) qui ont enregistré les meilleurs résultats régionaux en termes de taux de croissance du PIB par habitant, réduction de la 4 pauvreté et de l’indigence, augmentation de la création d’emplois et relative diminution des disparités de revenus. Dans le secteur de l’emploi, le changement est notoire : alors qu’entre 1991 et 2002 l’emploi urbain en Amérique latine avait augmenté de 3,3 millions par an en moyenne, entre 2003 et 2005 ce chiffre s’est élevé à 5,3 millions par an. Ceci explique une baisse du chômage visible de près de 1% entre 2002 et 2005, et l’on s’attend à une nouvelle baisse équivalente, ce qui ramènerait le taux de chômage régional à 8,5% en moyenne à la fin de l’année 2006. 4. En ce qui concerne l’éducation, la massification de l’accès à celle-ci n’a pas réussi à en finir avec la transmission intergénérationnelle des inégalités. Les enfants issus de familles à hauts revenus demeurent majoritairement ceux qui obtiennent les meilleurs taux de réussite (en termes d’années de scolarisation et de niveaux de diplômes) et qui accumulent le plus d’acquis au fil des années de formation. La stratification de l’emploi et des revenus se transmet d’une génération à l’autre. Le système est encore plus segmenté parmi la population rurale ou chez les minorités ethniques dont les taux de réussite sont nettement inférieurs à ceux des milieux urbains, de la population indigène ou afrolatine. Cela constitue un des grands chantiers auxquels il faudra s’attaquer, surtout si l’on songe, comme la CEPALC l’a signalé il y a une dizaine d’années, qu’en termes de rapport entre le niveau d’éducation et le bien-être, il faut entre 11 et 12 ans de scolarisation pour avoir de réelles chances de se sortir de la pauvreté ou d’y échapper, dans la mesure où cela donne accès à des emplois suffisamment rémunérés. En matière d’éducation, nous sommes donc en présence du verre à moitié vide de la segmentation sociale du taux de réussite et du verre à moitié plein d’une progression massive de la scolarisation dans l’enseignement primaire et d’une 5 progression accrue dans le secondaire, même si l’on observe d’importantes variations par groupes de pays. Les réformes éducationnelles qu’entreprennent quasiment tous les gouvernements de la région visent à accroître l’efficacité des ressources, à adapter les programmes d’enseignement, à améliorer la qualité de l’offre et à atteindre de plus hauts niveaux d’équité dans les taux de réussite. Ce sont néanmoins des processus lents aux résultats inégaux, et dont le principal problème demeure l’inégalité face aux taux de réussite et le manque d’adéquation des programmes d’enseignement avec la société de la connaissance. 5. Le dernier thème traité dans la publication précédemment citée est celui des dépenses sociales. Il convient de signaler à ce propos que la part du PIB destinée au social a progressé de 10,4 à 13,1% au cours de la décennie passée (elle s’est accrue de 15,1% durant la période 2002-2003), les ressources en dépenses sociales par habitant connaissant une augmentation de 39% entre 1990 et 20022003 (Panorama Social 2005). Cependant, les dépenses sociales par habitant varient énormément d’un pays à l’autre. Cela conduit à un cercle vicieux où les pays les plus pauvres sont ceux qui consacrent la plus petite proportion de leur produit aux dépenses sociales. Si l’on a observé une progression significative en termes relatifs aussi bien qu’en termes absolus, les montants sont nettement insuffisants pour couvrir les besoins de vastes secteurs de la population. C’est la raison pour laquelle le CEPALC insiste depuis un certain temps sur la nécessité d’un pacte fiscal qui permette d’augmenter les fonds publics afin d’accroître les dépenses destinées à la protection sociale et en faveur des secteurs les plus pauvres. L’on peut néanmoins se féliciter du fait que, au cours de la décennie passée, dans tous les pays l’on a redistribué les dépenses sociales, exception faite de la 6 sécurité sociale. Si l’on ne tient pas compte de celle-ci, 20 % de la population la plus pauvre de la région a bénéficié de prestations sociales en moyenne six fois plus importantes que sa contribution à la redistribution du revenu primaire (28,2% des dépenses sociales contre 4,8% du revenu primaire total), tandis que 20% des ménages les plus riches n’ont reçu en prestations sociales que l’équivalent du quart de leur contribution à la distribution des revenus (12,4 contre 50,7%). Il n’est pas facile de diriger les dépenses sociales vers les foyers les plus pauvres, étant donné que la part de la sécurité sociale, qui est celle qui augmente le plus, possède dans la très grande majorité des pays un caractère contributif, les prestations étant proportionnelles aux contributions des personnes. Cependant, depuis les années 90, les différents gouvernements d’Amérique latine s’efforcent d’introduire une plus grande progressivité dans les dépenses sociales, améliorant le taux de couverture et le niveau de l’enseignement public, élargissant l’accès aux soins médicaux pour les personnes les plus pauvres et mettant en place des programmes de plus en plus conséquents de transfert financier conditionné en faveur des revenus les plus bas. II Une nouvelle approche de la cohésion sociale est nécessaire Dans le domaine social, la CEPALC a jusqu’ici concentré ses efforts sur les diagnostics sectoriels de l’état de la pauvreté, de la distribution des revenus, des dépenses sociales et des politiques d’éradication de la pauvreté. Le document que nous présentons ici fait état de cet effort historique, mais il signale en conclusion la nécessité de compléter ces données par un aperçu de la perception qu’ont les citoyens du développement social dans leurs pays respectifs. Dit de façon imagée, pour parachever le film, des enquêtes d’opinion doivent se greffer aux enquêtes sur les ménages : où en sommes-nous dans l’intégration sociale, certes, mais également, jusqu’à quel point les gens se sentent-ils 7 intégrés. Prendre en considération non seulement le « bien-être » mais aussi l’« êtrebien ». Ce souci d’examiner les deux côtés de la médaille s’est concrétisé dans un récent rapport de la CEPALC sur la cohésion sociale, lequel servira de document de base lors du prochain Sommet Ibéro-américain des chefs d’Etat et de Gouvernement. Nous y faisons appel à la sociologie classique, où la notion de cohésion sociale est davantage rattachée à celle de sentiment d’appartenance qu’aux mécanismes d’intégration sociale. En ce sens, la cohésion est également en lien direct avec l’intensité de l’interaction sociale au sein d’un groupe déterminé où les individus ont une vision commune de l’avenir de la société à laquelle ils appartiennent. Ainsi, c’est dans la cohésion sociale que se forge le sens de la citoyenneté comme disposition à participer aux affaires publiques (dimension républicaine de la citoyenneté) et comme possibilité d’accéder au bien-être qui est l’apanage d’un ordre juste (dimension sociale de la citoyenneté); comme engagement dans la démocratie et l’état de droit, comme jouissance d’une protection et d’un respect réels pour tous, assurée par la démocratie et par l’Etat. La notion de cohésion sociale est revenue à l’ordre du jour dans les agendas politiques et prend des connotations diverses. D’un côté, le Conseil de l’Europe entend la cohésion sociale comme « la capacité d’une société d’assurer le bien-être de tous ses membres, de réduire les plus possible les disparités et d’éviter la polarisation : une société de cohésion est une communauté de soutien mutuel composée d’individus libres qui poursuivent des objectifs communs par des moyens démocratiques. » Dans cette perspective, l’état de bien-être devient une valeur de référence suffisamment forte pour que les membres d’une société acceptent un pacte social assorti d’un pacte fiscal, en vertu desquels s’effectuent d’importants transferts des actifs en faveur des passifs, des mieux lotis en faveur des plus démunis, des adultes en faveur des mineurs et des personnes âgées. 8 La tendance actuelle en Amérique latine est d’accorder à la notion de cohésion des significations différentes, en rapport avec les priorités qu’impose un développement excluant : priorité d’une gouvernabilité démocratique face à la recrudescence de brèches salariales et sociales, face à la volatilité de la croissance économique, à la crise du monde du travail et aux conséquences d’une plus grande individuation culturelle dans la nouvelle phase de modernisation. Devant ce scénario, on peut adopter une attitude nostalgique (la « communauté perdue ») ou constructive (« que faire ? »). Compte tenu de cette charge sémantique, nous définissons la cohésion sociale comme la dialectique entre les mécanismes d’intégration/exclusion sociales existants et les réponses, perceptions et dispositions de la citoyenneté face à la manière dont opèrent ces mécanismes. Les mécanismes d’exclusion et d’intégration sociales comprennent notamment l’emploi, les systèmes éducatifs, la pleine jouissance des droits ainsi que les politiques en faveur de l’équité, du bien-être et de la protection sociale. Ils supposent, à divers degrés, une politique sociale à portée distributive et un système de redistribution à même de réduire l’inégalité des chances et des capacités et de compenser la vulnérabilité. D’autre part, les comportements et les valeurs qu’adoptent les individus dépendent d’aspects aussi variés que la confiance dans les institutions, le capital social, le sens d’appartenance et la solidarité, l’acceptation des normes de cohabitation et la disposition à prendre part à des instances de délibération et des projets collectifs. Ainsi définie, la cohésion sociale peut être entendue comme une fin ou comme un moyen. En tant que fin, elle donne contenu et consistance aux politiques sociales, dans la mesure où celles-ci visent, en termes de résultats et de processus de gestion et de mise en œuvre, à renforcer l’intégration des exclus et l’adhésion de ces derniers à la politique publique. Dans un tournant historique qui a vu s’opérer des changements profonds et rapides, précipités par la mondialisation et le nouveau paradigme de la société de l’information (Castells), recréer et garantir le sentiment d’appartenance et d’intégration est en soi une fin. 9 Cependant, la cohésion sociale constitue aussi un moyen à plus d’un titre. D’un côté, offrant une atmosphère de confiance et de règles claires (Ocampo), les sociétés qui jouissent d’une grande cohésion fournissent un cadre institutionnel qui favorise nettement la croissance économique, renforce la gouvernabilité démocratique et exerce un pouvoir d’attraction sur les investisseurs. D’un autre côté, la cohésion sociale permet de progresser vers des pactes entre divers acteurs sociaux, asseyant des politiques à long terme qui aspirent à égaler les chances et à fournir au développement une plus grande protection stratégique. Pour ce faire, les acteurs sociaux doivent se sentir partie d’un tout et être disposés à sacrifier une partie de leurs intérêts personnels au profit de l’intérêt commun. 1. Que mesurons-nous lorsque nous mesurons la cohésion sociale : de brèches et des perceptions L’on peut appréhender synthétiquement la cohésion sociale à travers trois types d’indicateurs, à savoir : l’intégration sociale, la vigueur des institutions et le sentiment d’appartenance effective. Dans le premier cas, moins les brèches sociales sont importantes en termes de chances, d’actifs et de capacités, plus la cohésion est grande. Dans le deuxième cas, plus les institutions de l’Etat, de la société civile et du marché fonctionnent correctement, plus la cohésion est grande. Dans le troisième cas, plus la confiance en l’avenir et en autrui est grande, plus les différences culturelles sont tolérées et respectées (sur la base d’une éthique commune de réciprocité des droits et des traitements entre les personnes), plus les gens sont enclins à la participation et à la solidarité, plus la cohésion est grande. En ce qui concerne les brèches, il me semble que ce qui a été évoqué précédemment en donne une esquisse. Je voudrais simplement profiter du temps 10 qui me reste pour dire un mot sur la troisième manière d’appréhender la cohésion sociale, à savoir la perception des gens et leur sentiment d’appartenance. Contrairement à l’Union européenne, l’Amérique latine pratique la mesure des perceptions depuis relativement peu de temps et ce de manière encore éparse, utilisant des sources balbutiantes. S’il est vrai que la méthodologie employée dans l’élaboration du rapport Latinobaromètre (LB) laisse à désirer, les données qui en résultent sont en tout cas illustratives et permettent de formuler quelques conjectures à propos de la dimension subjective de la cohésion sociale. Un premier volet concerne la manière dont est perçue la justice, tant dans son aspect distributif (même justice pour tous) que quant à son efficacité (fonctionnement correct). Les enquêtes de Latinobaromètre (LB) à ce sujet relèvent une perception très largement négative du système judiciaire2, jugé discriminateur et inefficace. En effet, seulement un peu plus d’un tiers des enquêtés de 17 pays (36% en 2001 et 35% en 2003) déclarent être d’accord ou tout à fait d’accord avec cette affirmation : le système judiciaire punit les coupables indépendamment de qui ils sont, même si ces résultats varient énormément d’un pays à l’autre Un deuxième élément qui marque le sentiment d’appartenance est la crainte de perdre son emploi, or il apparaît que le risque d’être au chômage fait très peur aux Latino-américains. Cette inquiétude a atteint un niveau record de 80% dans la région en 2002. Le problème de l’appartenance est d’autant plus sérieux que, devant l’absence de systèmes de protection sociale, la perte de l’emploi est ressentie comme une menace d’être poussé au ban de tous les mécanismes d’intégration. 2 LB interroge une population âgée de seize ans et plus. Les échantillons enquêtés dans les 18 pays de la région s’efforcent d’être représentatifs. Ils comprennent environ 1 200 personnes et s’appuient sur des modèles d’échantillonnage qui permettent une comparaison transnationale. 11 Un troisième aspect de la dimension subjective que revêt la cohésion sociale est la confiance en autrui et la légitimité des institutions, c’est-à-dire le fait de penser que les différentes instances de l’Etat et de la société agiront de manière prévisible et appropriée. Pour ce qui est des institutions d’Etat dont la mission est d’engendrer de l’intégration, elles sont plus ou moins communément perçues comme corrompues ou en tout cas comme manquant d’accountability. Des enquêtes menées pour la période 2004-2005 montrent que la confiance est particulièrement maigre à l’égard des institutions plus directement rattachées au pouvoir politique : 33% pour le pouvoir judiciaire (pourcentage variant entre 52% et 15% selon les pays), 28% pour le congrès (avec des oscillations similaires) et 19% pour les partis politiques (répartis de façon plus homogène entre les différents pays). Il est à remarquer que 13% des personnes enquêtées ont exprimé leur méfiance à l’égard de toutes les personnes et de toutes les institutions, tendance qui s’accentue chez les personnes d’origine indigène — davantage encore chez les femmes que chez les hommes — et dans les secteurs les plus pauvres. Un quatrième facteur en est la solidarité sociale. Si, en 2003, plus de la moitié de la population en moyenne considérait que ses compatriotes étaient plutôt solidaires, il est à frappant de constater que le taux de gens ayant une perception négative est plus élevé dans les pays les plus affectés par la pauvreté et ayant une composante démographique indigène. Par ailleurs, les pays où la population ressent le plus de solidarité sociale sont ceux qui jouissent d’une politique sociale solidement institutionnalisée et de dispositifs de lutte contre la pauvreté plus actifs que les autres. Généralement, c’est dans ces pays que s’expriment les degrés de confiance les plus élevés. 12 Une cinquième composante de la dimension subjective de la cohésion sociale est la valeur que l’on accorde à la démocratie. Si l’on compare une batterie d’indicateurs intégrés en et les données fournies par l’enquête LB pour l’année 1996, l’on observe une diminution du nombre de gens ayant déclaré préférer la démocratie à n’importe quel autre régime, le taux étant passé de 61% a 57% des personnes enquêtées. 2. Cohésion sociale et citoyenneté Les réflexions qui précèdent soulignent d’importants problèmes de cohésion sociale dans les deux sens du terme. D’une part, la structure distributive de la richesse sociale est très inégalitaire en Amérique latine, ce qui, entrave la pleine jouissance des droits sociaux fondamentaux qui caractérisent la citoyenneté moderne. D’autre part, probablement comme corrélat de ce qui précède, la société manifeste une maigre adhésion et une piètre confiance dans les institutions politiques. La perte de cohésion sociale est liée au sentiment d’une citoyenneté meurtrie. Si l’on se place dans la perspective de la théorie démocratique et de l’état de bienêtre, l’on peut supposer que la cohésion sociale est hautement fonction de la pleine jouissance des droits civiques, politiques et sociaux. Ce n’est pas uniquement une question de prestations perçues de la part de l’Etat par les personnes au titre de leur vulnérabilité ou de leur pauvreté, mais de droits dont bénéficient celles-ci en leur qualité de citoyens. Ceci fait toute la différence. Car le sentiment des gens d’appartenir à la société dépend avant tout de leur condition « d’égaux » face aux droits, de citoyens faisant partie de la même communauté. 13 Selon Norberto Bobbio, « la raison d’être des droits sociaux tels que l’éducation, le droit au travail, le droit à la santé est une raison égalitaire » car lesdits droits « tendent à réduire les inégalités entre les possédants et les démunis, ou en tout cas à augmenter toujours plus le nombre d’individus qui auront une chance de rattraper les individus plus fortunés en raison de leur naissance ou de leur classe sociale ». Une société d’égaux implique une société juste. Cela ne signifie nullement que soit supprimée toute inégalité, mais que tous partagent un élément d’égalité, un minimum civilisateur qui fonde les bases de dignité sur lesquelles se bâtit la société. Ainsi, le point d’intersection entre la citoyenneté et l’appartenance renvoie au point de rencontre des droits sociaux institués et du sentiment de solidarité sociale. La cohésion sociale exige des acteurs sociaux qu’ils soient mieux disposés à céder des avantages afin de combattre l’exclusion et la vulnérabilité des secteurs de la population qui vivent dans de plus mauvaises conditions qu’eux. Il s’agit d’une valeur non seulement éthique, mais politique, dans la mesure où les individus considèrent qu’une plus grande adhésion au « nous » leur est favorable et que ce qui est propice à la communauté l’est aux individus, en tant que cela leur assure plus de sécurité et de protection dans le futur. Dans la proposition avancée par la CEPALC au cours de la dernière session 2006, celle-ci reconnaît que le modèle de financement de la protection sociale, rattaché au travail formel, n’a pas tenu ses promesses, pas plus qu’il n’a été corrigé par les réformes adoptées dans les années 90 en faveur du marché, La CEPALC propose ainsi un modèle de protection sociale fondé sur des droits et orientés vers la cohésion exige que l’on se prononce sur quatre points 14 essentiels de la politique sociale : la détermination des niveaux et des sources de financement à la fois contributifs et non contributifs ; l’ampleur de la solidarité dans le financement ; le renforcement de l’institutionnalisation sociale pour une gestion efficace de la politique d’octroi des prestations ; l’identification des droits explicites, garantis et exigibles en termes d’accès aux prestations sociales. En guise de conclusion, notons que le double aspect de la cohésion en tant qu’objectif des politiques sociales et moyen de leur assurer une plus grande consistance est donc indissociable d’un pacte social et fiscal. Cela est fortement lié à la consolidation des systèmes politiques et de la démocratie qui, comme nous le savons, a une histoire fragile en Amérique latine. Comme jamais par le passé, l’immense majorité des gouvernements latino-américains sont désormais issus d’un processus électoral. Il est évident que l’aspiration à la justice sociale et les revendications centenaires de secteurs encore tout récemment exclus du pouvoir politique ont configuré un tableau bien plus varié et hétérogène que dans les années passées. Tout cela peut constituer un grand pas en avant pourvu que l’on ne perde pas de vue le binôme fondamental de la démocratie que sont la liberté et l’égalité, pourvu qu’en finir avec « la négation de l’autre » ne se transforme pas en « négation de l’autre autre », c’est-à-dire en négation de l’ancien discriminateur. Pourvu que la justice que nous exigeons de la démocratie ne finisse pas par en détruir ses aspects fondamentaux. En conséquence, nous devons œuvrer avec obstination pour instaurer de démocraties solides et atteindre des objectifs réalistes qui, comme le signalait Lévi-Strauss, se rapprochent davantage d’un humanisme modeste que d’un humanisme exaspéré. 15