Liens et affinités judéo-kabyles

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Liens et affinités judéo-kabyles
Liens et affinités judéo-kabyles
par Maxime Aït Kaki
Extrait de L’Arche n° 569, septembre 2005
Numéro spécimen sur demande à [email protected]
Reproduction autorisée sur internet avec les mentions ci-dessus
Le vent d’antisémitisme qui souffle sur l’Hexagone depuis quelques mois a quelque chose d’atypique, au point où il
brouille les grilles d’analyse des experts les plus avisés sur le sujet. Qui aurait pu imaginer un jour que politologues et
autres spécialistes du décryptage textuel auraient eu à se pencher avec autant de tonicité sur le cas d’un humoriste ? Les
imprécations judéophobes de Dieudonné, mu depuis peu en chantre autoproclamé d’un « prolétariat ethnique français »
imaginaire, inaugurent une ère de violence verbale inédite, à faire pâlir l’humour noir des ultras de l’extrême droite.
Que le comique fasse sienne la lutte anti-esclavagiste, c’est une chose. Mais qu’il utilise insidieusement cette cause pour
stigmatiser le judaïsme et rallier ainsi, pêle-mêle, à son combat petits caïds de banlieue en mal d’identité, propalestiniens de circonstance et antisémites de tous bords, c’en est une autre. Les « Noirs », que les schèmes
monomaniaques de Dieudonné ont réduits à un groupe humain apatride dont la seule particularité est la couleur, n’ont
pas attendu celui-ci pour arracher leurs droits à la liberté et à la souveraineté quand il l’a fallu. Frantz Fanon doit se
retourner dans sa tombe. Les Palestiniens, qui viennent d’élire démocratiquement un successeur à Yasser Arafat, sont
en passe de pacifier leurs relations avec Israël et réaliser leur destin national. Amalgamante, simpliste et teintée de
préjugés racistes, la pensée de l’humoriste dénote une méconnaissance historique patente qui ne doit pas laisser
indifférent.
Les déclarations judéophobes de Dieudonné faites récemment à Alger me choquent profondément. Elles m’interpellent
en ma qualité de citoyen français et européen, originaire de Kabylie. L’humoriste français ignorait sans doute qu’il
foulait la terre d’un judaïsme millénaire, plongeant ses racines dans le socle punico-berbère antéislamique de cette
région. Pétri de clichés orientalistes marinés à la sauce Al-Qaïda « branche humoristique », il ne pouvait pas se douter
un instant que cette vieille terre de pluralisme et de syncrétisme religieux abrite la plus ancienne synagogue du monde et
l’une des pages d’histoire les plus glorieuses du christianisme : saint Augustin et son école de pensée.
Dieudonné doit savoir que ses anathèmes ne font pas l’unanimité en terre de ceux qu’il identifie à l’emporte-pièce
comme des « frères bougnoules », y compris dans la mouvance arabiste.
La réalité empirique offre parfois d’agréables surprises, qui ont le louable mérite de tailler en brèche les thèses
dogmatiques développées ici et là dans de nombreuses chapelles « bien-pensantes » de la République. L’Afrique du
Nord n’est ni la « banlieue » de la France, ni ce « monde arabe » enturbanné de Delacroix et autres orientalistes de tout
poil avides d’exotisme.
Au terme de séjours que j’ai entrepris ces dernières années dans cette partie du globe, notamment en Algérie, j’ai eu
l’occasion de me rendre compte qu’il n’existait pas d’animosité avérée à l’égard des Juifs, sauf dans la mouvance araboislamiste pure et dure. En Kabylie, une région berbérophone contestataire, j’ai plutôt décelé un surprenant courant
philosioniste.
C’est précisément sur cette aire géographique, que j’ai sillonnée dans le cadre de recherches universitaires, que va
porter ici mon propos. Il ne prétend ni à l’exhaustivité ni à la vérité ultime. Il apporte toutefois un certain nombre de
pistes de réflexion utiles à la compréhension des recompositions multiformes plus globales qui affectent le monde.
La formule « philosionisme kabyle » n’est pas mienne. Je l’ai empruntée à un ami journaliste, lequel, à l’issue d’une
passionnante enquête menée auprès d’un éventail représentatif de citoyens français originaires de Kabylie, a établi qu’il
existait un véritable élan de sympathie des Kabyles à l’égard des Juifs en général et du sionisme en particulier. Un
constat que je partage en grande partie, même s’il y a lieu d’y apporter quelques nuances ici et là.
Depuis l’indépendance algérienne acquise en 1962, la Kabylie est en proie à des soulèvements chroniques contre le
pouvoir central. Sa lutte acharnée pour son identité kabyle et l’instauration d’un État démocratique ouvert à la diversité
culturelle et cultuelle a conduit à l’émergence d’une élite politique moderniste et laïque mettant en cause
l’hégémonisme culturel arabo-musulman dans lequel s’est façonné l’État algérien. En Kabylie, on voue une méfiance
notable à l’égard de toutes les influences du « monde arabe ».
Si, à l’instar de tous les peuples, les Kabyles sont travaillés par différentes cultures (berbère, française, algérienne...) et
différents courants politiques (socialisme, trotskisme, anarchie, capitalisme, démocratisme), religieux (islam
maraboutique, catholicisme, protestantisme évangéliste, laïcisme, athéisme, agnosticisme, paganisme...), en revanche ils
présentent une homogénéité identitaire forte, articulée autour de la langue kabyle et de taqvaylit (philosophie de vie
kabyle), qui les démarque du reste de l’ensemble algérien. Parce qu’ils ont été le fer de lance de l’opposition à la
dictature et à l’islamisme, les Kabyles n’ont cessé d’être taxés par la propagande des régimes successifs de l’ère du parti
unique de comploteurs à la solde de la France - « hisb Fransa » (parti de la France) - et du « sionisme ». Au lendemain
du raz-de-marée électoral du Front islamique du salut (FIS) au premier tour des législatives de décembre 1991, Saïd
Sadi, le laïque leader du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), un parti d’obédience kabyle, eut des
mots âpres : « Nous nous sommes trompés de société ». Une déclaration lourde de sous-entendus.
Nourrissant une attitude de rejet viscéral vis-à-vis de l’« arabo-islamisme », des franges significatives du militantisme
kabyle ont développé, très tôt, une sympathie vis-à-vis du sionisme. S’adressant au président algérien de l’époque,
Houari Boumediene, dans un courrier rédigé en pleine Guerre des Six jours, Mohand Arav Bessaoud, le leader kabyle
de l’Académie berbère, une organisation berbériste pionnière très agissante dans les milieux ouvriers kabyles de la
région parisienne, affirmait en substance : « En voulant aider de nombreux pays arabes contre le petit et vaillant peuple
d’Israël, vous portez un rude coup au prestige international de l’Algérie, d’autant que ces derniers n’envoyèrent aucun
de leurs soldats aux côtés des Berbères durant la guerre de libération qui ne dura pas sept jours, mais sept ans (1) ».
Pour de nombreux Kabyles, travaillés par le berbérisme, le sionisme et Israël tiennent lieu d’idéal de résistance à
l’« arabo-islamisme » qu’il convient de suivre. Au-delà de leur aspect identificatoire de lutte contre une même idéologie
« ennemie », ils incarnent aussi des modèles réussis de luttes minoritaires pour l’universalité, contre l’oubli et
l’extinction d’une partie du patrimoine de l’humanité. À ce titre, L’État des Juifs de Theodor Herzl fut longtemps et
demeure un livre de référence dans les cercles avertis.
Objet méconnu des sciences sociales, le philosionisme kabyle a longtemps été un phénomène diffus, difficilement
objectivable compte tenu du poids de la censure et de l’autocensure dont ont fait l’objet les Kabyles tout au long des
années de plomb du parti unique. Palpable dans la mouvance berbériste, il s’inscrivait dans une posture d’opposition à
l’arabo-islamisme. Avec l’ouver ture politique survenue en Algérie à la fin des années 1980 et la montée concomitante
de l’islamisme, le philosionisme kabyle s’est insinué dans le discours anti-islamiste propagé par les franges
« éradicatrices » kabyles comme le RCD et ses relais berbéristes du Mouvement culturel berbère (MCB).
Plus qu’aucun autre parti kabyle, le RCD s’est attiré la sympathie de segments importants de la communauté juive en
France, dont certaines personnalités influentes ont même fini par relayer le discours éradicateur. Une posture, au
demeurant, soutenue par certains cercles dirigeants algériens (particulièrement l’armée), en guerre contre le terrorisme
islamiste. Pourfendant l’islamisme tout au long des années 1990, le RCD n’a pas hésité à condamner à maintes reprises
les attentats qui ont endeuillé Israël à cette époque. Proche de ce parti, le chanteur kabyle engagé Lounès Matoub,
assassiné en 1998 après avoir été l’otage miraculé du GIA en 1994, connu pour sa ferveur kabyle, a exprimé à maintes
reprises sa judéophilie, arguant que « le peuple kabyle est frère de tous les peuples opprimés, notamment le peuple juif
victime de la Shoah ». Membre de l’Internationale socialiste, le Front des forces socialistes (FFS) d’Hocine Ait Ahmed,
une vieille formation politique kabyle, qui a pris les armes contre le pouvoir central algérien en 1963, a publiquement
condamné la Shoah, au milieu des années 1990, la qualifiant de « séquence apocalyptique de l’histoire ».
Aucun regroupement politique en Algérie n’a eu le courage d’adopter de telles positions politiques. Au sein d’un État
algérien se définissant comme exclusivement arabo-musulman, elles sont passibles d’excommunication.
Avec le « Printemps noir » de 2001, un soulèvement kabyle pacifique violemment réprimé par les autorités algériennes
faisant 125 morts et des milliers de blessés, le philosionisme kabyle prend un tournant beaucoup plus net. Victimes
d’insultes racistes proférées à coups de haut-parleurs par les brigades de CNS (équivalent des CRS), des jeunes
manifestants se lancent dans un jeu de provocation en scandant des slogans favorables à Ariel Sharon. J’ai pu lire de
mes propres yeux, sur des murs, dans des villages reculés de Haute-Kabylie, des inscriptions pour le moins édifiantes :
« Ici Tel-Aviv », « Tizi-Ouzou, Tel-Aviv »... Cette évolution générale est également très palpable dans les débats parfois
virulents qui ont cours sur les forums des sites internet kabyles.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les jeunes Kabyles de Kabylie sont nettement plus philosionistes que les
Kabyles de France, dont un bon nombre sont façonnés par les discours - ambivalents à l’égard du sionisme et d’Israël des organisations politiques, syndicales et associatives françaises. Les discours des premiers sont moins policés que
ceux des seconds, dont un certain nombre n’ont pas consommé la rupture avec l’identité « beure » dans laquelle
l’idéologie des pouvoirs publics et politiques les a confinés (leaders d’organisations antiracistes, artistes, sportifs...).
Vecteur d’une vision géopolitique inédite, la jeunesse de Kabylie n’a éprouvé aucun scrupule à exprimer son soutien à
l’intervention américaine contre la dictature baassiste irakienne, identifiée au génocide kurde. Quelques mois
auparavant, lors des attentats du 11-Septembre, le mouvement des archs de Kabylie avait organisé une imposante
manifestation de soutien au peuple américain à Vgayet (Bougie). Les manifestants étaient bardés de drapeaux kabyles
(bleu, vert, jaune) et américains.
L’ensemble de ces gestes et prises de position auraient somme toute été anodins s’ils n’avaient pas revêtu les contours
d’un discours politique assumé publiquement par des figures militantes kabyles - il est vrai peu nombreuses - de
premier plan. Leader du Mouvement pour l’autonomie de la Kabyle (MAK), le chanteur engagé Ferhat Mehenni (exRCD), s’exprimant sur la chaîne de télévision communautaire TFJ, a fait sensation en se disant favorable à l’ouverture
d’une chancellerie israélienne en Kabylie, dans la perspective d’une autonomie politique de cette région.
Les liens entre Juifs et Kabyles sont innombrables et multiformes. À l’heure actuelle, ils s’expriment notamment dans
les milieux associatifs et artistiques en France Les chanteurs kabyles comme Idir ou feu Lounès Matoub ont été les
premiers artistes originaires d’Algérie à s’afficher avec des chanteurs juifs comme Enrico Macias ou d’autres. Projetant
de retourner sur sa terre natale, Enrico Macias avait prévu de donner une série de concerts en Kabylie et de se recueillir
sur la tombe de son « ami » feu Lounès Matoub. Les contacts sont également nombreux dans les sphères universitaires
en France et en Amérique du Nord. Au demeurant, des centres de recherches israéliens suivent de près la problématique
berbère et kabyle, publiant des travaux fort documentés sur le sujet.
La laïcité et la francophilie notables de la culture politique kabyle constituent certainement des éléments déterminants
de ce lien qui trouve ses soubassements dans la période coloniale. Si les Kabyles furent exonérés par le décret Crémieux
(1870) qui conféra la nationalité française à la plupart des Juifs d’Algérie, en revanche ils furent très tôt francisés par
l’école de Jules Ferry. Du reste, nombre d’entre eux durent s’installer en métropole dès le début du XXe siècle pour
trouver du travail. Sensibilisés précocement aux diverses luttes politiques qui avaient cours en France, ils croisèrent et
fréquentèrent des « camarades » de confession israélite dans les organisations de masse, syndicalistes, socialistes et
résistantes.
Ces affinités traversèrent le temps et se manifestèrent de nouveau durant la guerre d’Algérie (1954-1962). Alors que de
nombreux intellectuels juifs français prirent position contre la torture et la colonisation (Henry Alleg, Pierre VidalNaquet, etc.), des chefs kabyles des organisations révolutionnaires algériennes, prophétisant une Algérie multiculturelle
et multiconfessionnelle, à l’instar de Ramdane Abane, appelaient Juifs d’Algérie et Européens à se fondre dans le
creuset anticolonial.
Présidées par des contextes sociohistoriques et politiques propres, ces affinités procèdent, à n’en point douter, d’un
ciment anthropologique commun plus ancien. Elles plongent leurs racines dans le socle berbère préislamique où de
nombreux Berbères épousèrent le judaïsme au contact de tribus juives berbérisées. Les traces de ce passé sont encore
présentes. De nombreux Juifs séfarades portent des noms typiquement berbères dont ils ignorent l’origine : Timsit
(incendie), Zemmour (olive), Mellul (blancheur), Azeroual (celui qui a les yeux bleus), Azoulay (bon)...
En Kabylie, la présence juive est attestée jusqu’à une date très récente dans la région côtière de Vgayet (Bougie). Moins
visible en Haute-Kabylie (Djurdjura), elle est toutefois rapportée par la tradition orale à Ait Yenni et dans ses alentours.
Administrateur des Services civils de l’Algérie et fin connaisseur de la Kabylie, Jean Morizot soulignait de fortes
affinités entre Kabyles et Juifs, s’exprimant jusque dans leurs métiers respectifs : « Il est aisé de le constater
aujourd’hui jusque dans la métropole où les uns et les autres ont volontiers transféré leurs activités. Ainsi, par
exemple, on voit, côte à côte, Algériens israélites et Algériens kabyles exploiter la plupart des cafés et hôtels ouverts à
Paris. » Cela le conduisait à se poser cette question cruciale : « Est-ce seulement coïncidence ou est-ce ascendance
commune ? » (2). Ces proximités frappantes, sur lesquelles l’anthropologie devra se pencher un jour, se retrouvent sur
le plan linguistique. De nombreux termes hébreux présentent un sens voisin en kabyle : Torah (tura, elle est écrite),
Israël (izra ilu, il a vu Dieu), talit (talawt, couverture)...
Les classifications parfois approximatives de certains experts hexagonaux, nostalgiques d’un « royaume arabe »
napoléonien qui ne vit jamais le jour, ne sauraient enfermer dans des carcans les expériences humaines des peuples
d’Afrique du Nord. Par-delà leurs proximités historiques lointaines et leurs affinités présentes, Juifs et Kabyles, JudéoBerbères, restent liés par une destinée de minorités peu choyées par l’histoire. C’est cette mémoire commune qu’il
convient maintenant de mettre en lumière pour aller de l’avant.
1. Bessaoud Mohand-Arav, « Lettre ouverte au président Boumediene », in L’Observateur du Moyen-Orient et de
l’Afrique, Paris, 7 juillet 1967, p. 16. 2. Jean Morizot, L’Algérie kabylisée, J. Peyronnet & Cie, Paris, 1962, p. 60.
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