L`action de groupe en France : mythe ou réalité

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L`action de groupe en France : mythe ou réalité
LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS
ACTION DE GROUPE
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L’action de groupe en France :
mythe ou réalité ?
POINTS-CLÉS ➜ Christiane Taubira, ministre de la Justice, a annoncé son intention d’introduire des actions de groupe en France avec un projet de loi annoncé pour le premier
semestre 2013 ➜ Cette action devra en tout état de cause se distinguer de la class action
américaine avec option d’exclusion (opt out) ➜ Les spécificités du droit français impliquent
en effet pour les partisans de l’action de groupe de respecter tant l’adage « nul ne plaide par
procureur » que la décision n° 89-257 DC rendue par le Conseil constitutionnel le 25 juillet
1989 ➜ L’action de substitution mise en exergue dans cette décision pourrait servir à encadrer la future action de groupe à la française
Antoine du
Chastel, avocat au
barreau de Paris, docteur en
droit
L
e débat sur l’instauration d’une action de groupe en droit français est
tel le mythe de Sisyphe. Il revient
régulièrement sur le devant de la scène
depuis plus d’une vingtaine d’années, sans
toutefois dépasser le stade du projet ou de
la proposition de loi (la dernière datant du
24 juillet 2012 : AN, prop. de loi n° 110 ).
Certains partisans de l’action de groupe
ont donc accueilli de façon sceptique l’annonce de la garde des Sceaux, le 22 juin
dernier, d’introduire une telle action dans
notre droit pour permettre à un groupe
de personnes ayant subi le même « petit »
préjudice d’agir en justice afin d’obtenir
réparation (V. Mot de la Semaine à paraître F. Jenny, Une procédure qui renforce
la dissuasion du droit de la concurrence).
Aucune limite financière n’a pour l’instant été fixée pour quantifier ce préjudice.
La Chancellerie a seulement indiqué qu’il
devait être « évident » et pouvoir être
déterminé sans nécessiter d’expertise. Le
champ d’application exact (cantonné ou
non au droit de la consommation) et l’auteur de l’action restent en outre à préciser
(telle une association de consommateurs
agréée). Il n’a pas non plus été indiqué à
ce stade si le projet comportera une phase
de recevabilité préalable de l’action sous
le contrôle du juge, pour éviter toute démarche abusive.
Si la France n’arrivait pas in fine à adopter
elle-même un tel mécanisme, le droit européen pourrait la contraindre à le faire. La
Commission européenne a en effet engagé
un processus de réflexion afin d’établir
des normes européennes en matière de recours collectifs. En avril 2011 s’est achevée
ainsi une phase de consultation publique
sollicitée par la Commission européenne
sur l’avenir des recours collectifs dans
l’Union européenne (UE). Cette consultation précédait la parution, le 27 novembre
2008, du Livre vert de la Commission sur
les recours collectifs pour les consommateurs (http://ec.europa.eu/consumers/redress_cons/greenpaper_fr.pdf ) qui évoque
notamment les différents mécanismes
d’actions de groupe existant déjà dans les
pays de l’UE (V. l’article 140 bis du Code
de la consommation italien) ainsi que les
difficultés, sans les citer toutefois, d’une
procédure d’action de groupe fondée sur
l’opt out, modèle qu’il convient d’exclure
lorsque les membres du groupe sont indéterminés (1). L’introduction d’une action
de groupe doit en effet respecter la règle
« nul ne plaide par procureur » (2) ainsi
qu’une décision du Conseil constitutionnel du 25 juillet 1989 (3) qui implique
LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 36 - 3 SEPTEMBRE 2012
de connaître les personnes en faveur
desquelles une action est intentée. Cette
décision souligne au demeurant l’intérêt
de l’action de substitution, spécifique au
droit du travail, qui pourrait inspirer le
projet d’action de groupe souhaité par la
garde des Sceaux.
1. Exclusion du modèle
d’action de groupe
fondé sur l’opt out
Dans ce système tel qu’il existe aux ÉtatsUnis, sont membres du groupe toutes les
personnes partageant des griefs similaires
qui n’ont pas manifesté leur intention d’en
sortir avant la date indiquée dans la décision portant sur la recevabilité de l’action
(les class actions américaines comprennent
en effet trois phases : certification ou recevabilité de l’action, notification et suite de la
procédure avec transaction ou jugement au
fond). Toute personne qui fait jouer cette
option d’exclusion peut ensuite exercer
une action en justice individuelle à l’encontre du ou des défendeurs. A contrario,
si elle n’utilise pas l’option, elle renonce à
ce droit. Cependant, pour exercer l’option,
encore faut-il en avoir été prévenu. Si les
personnes membres du groupe sont identifiées, il est évidemment possible de leur notifier un courrier recommandé avec avis de
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réception afin de les avertir qu’une action
de groupe les concernant est exercée. En
revanche, dans l’hypothèse de personnes
non identifiées, la notification s’effectue par
le biais des médias : radio, télévision, journaux, voire Internet. Il n’existe alors aucune
preuve certaine que les destinataires de
l’avis les prévenant de l’action en aient été
réellement informés. Il y a donc un risque
indéniable que soient représentés dans la
class action des membres qui l’ignorent
et qui n’ont donc pu exercer leur option
d’exclusion.
2. Respect de l’adage
« nul ne plaide par
procureur »
Le sens de cette maxime ancienne signifie
que « nul ne peut se faire représenter par
un mandataire qui figurerait seul dans l’instance, que le mandant doit toujours être
en nom dans les actes de procédure et les
jugements » (H. Roland, L. Boyer, Locutions
latines du droit français : LexisNexis Litec,
4e éd., 1998, p. 551). Le nom du mandant
doit donc toujours être désigné, comme le
rappelle la lettre de l’article 411 du Code de
procédure civile (V. aussi CPC, art. 648).
Par conséquent, toute action de groupe
avec opt out, susceptible de regrouper un
nombre indéterminé de personnes dont
certaines ne seront jamais averties de la
procédure, va à l’encontre de l’adage susvisé et de la règle qui en résulte. L’argument
essentiel justifiant son maintien réside dans
le respect des droits de la défense, principe
fondamental de la procédure et principe de
valeur constitutionnelle (Cons. const., déc.
30 déc. 1997, n° 97-395 DC). La dissimulation de l’identité véritable d’un demandeur pourrait en effet gêner sérieusement
la présentation des moyens de défense du
défendeur.
La maxime précitée suppose un mandat
d’agir en justice résultant d’une convention. L’exigence qu’elle pose n’aura donc
pas à jouer lorsque le mandataire tire son
pouvoir de représentation de la loi (C. com.,
art. L. 225-252.). Dans cette hypothèse, la
personne représentée n’a pas à figurer en
son nom dans la procédure. Le représentant
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légal doit uniquement mentionner la qualité au titre de laquelle il agit et les conditions requises par la loi pour exercer un tel
pouvoir. Une loi nouvelle pourrait donc
prévoir les modalités particulières de représentation d’une action de groupe. Elle devrait alors respecter la décision du Conseil
constitutionnel du 25 juillet 1989 (Cons.
const., déc. 25 juill. 1989, n°89-257 DC ).
3. Exemple de l’action
de substitution en droit
du travail
L’article 29 de la loi n° 89-549 du 2 août
1989 modifiant le Code du travail et relative à la prévention du licenciement économique et au droit à la conversion prévoyait
le droit pour les syndicats d’ester en justice
en lieu et place d’un salarié (action de substitution), sans avoir à justifier d’un mandat
de l’intéressé contrairement à l’action en
représentation conjointe (C. consom., art.
L. 422-1). Le texte précisait par ailleurs que
le salarié devait être averti par lettre recommandée avec accusé de réception afin de
pouvoir s’opposer à l’initiative du syndicat.
En l’absence de réponse de sa part dans un
délai de quinze jours, il était réputé alors
avoir donné son approbation, ce qui s’analyse comme une forme d’opt out destiné à
une personne déterminée.
Dans sa décision du 25 juillet 1989, le
Conseil a décidé que l’article 29 précité
n’était pas contraire au bloc de constitutionnalité (DDHC, art 1er), sous certaines
réserves : « s’il est loisible au législateur de
permettre à des organisations syndicales
représentatives d’introduire une action
en justice […] c’est à la condition que
l’intéressé ait été mis à même de donner
son assentiment en pleine connaissance de
cause et qu’il puisse conserver la liberté de
conduire personnellement la défense de
ses intérêts et de mettre un terme à cette
action ». Afin de respecter la liberté du salarié vis-à-vis des organisations syndicales,
le Conseil précise que les dispositions de
l’article 29 « impliquent que soient contenues dans la lettre adressée à l’intéressé
toutes précisions utiles sur la nature et
l’objet de l’action exercée, sur la portée de
son acceptation et sur le droit à lui reconnu de mettre un terme à tout moment à
cette action ». Le Conseil exige de surcroît
que « le syndicat justifie, lors de l’introduction de l’action, que le salarié ait eu
personnellement connaissance de la lettre
comportant les mentions sus-indiquées ».
Si son raisonnement concerne un contentieux individuel et non un préjudice de
masse, la doctrine a rappelé que « l’action
de substitution [du syndicat] peut aussi
être exercée au profit de plusieurs salariés
en même temps, lorsque l’objet et la cause
de la demande sont identiques » (F. Petit,
Nature et vertus de l’action de substitution,
colloque de l’Université Paris I et de l’École
nationale supérieure sur le « procès du travail, travail du procès », 20 mars 2006). Elle
implique juste un certain formalisme et un
minimum d’assise financière pour le syndicat en question puisque chacun des salariés du syndicat doit être personnellement
informé de l’action.
La décision du Conseil condamne in fine
l’introduction d’un système d’action de
groupe avec opt out concernant des personnes non identifiées que l’on chercherait
à prévenir par une notification effectuée
par le biais des médias. Il n’y aurait en effet
aucune certitude qu’elles aient bien été individuellement informées de l’existence de
l’action en justice du groupement.
L’action de substitution du syndicat pourrait bien inspirer les rédacteurs du projet
annoncé d’action de groupe (C. trav., art.
L. 1235-8. - V aussi C. trav., art L. 2262-9
sur l’action de substitution d’autres groupements en matière de conventions et d’accords collectifs). Elle permet tout d’abord
aux syndicats d’agir en défense de l’intérêt
ou des intérêts individuels d’autrui sans
qu’un mandat soit nécessaire mais tout en
respectant la liberté individuelle des salariés. Ces derniers doivent en effet être avertis de l’instance et peuvent y intervenir pour
y mettre fin. Il s’agit donc d’une action personnelle aux syndicats prise dans l’intérêt
du ou des salariés qui ne perd pas pour autant son droit d’agir en justice. Le caractère
exceptionnel de l’action de substitution, qui
n’est exercée que si les salariés renoncent à
se prévaloir de leurs droits, la garantit par
ailleurs en principe de tout risque d’utilisation abusive.
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