BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL

Transcription

BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL
SESSION 2013
Antilles - Guyane - Polynésie
BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL
E1 FRANÇAIS
Toutes options
Durée : 2 heures
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Matériel(s) et document(s) autorisé(s) : Dictionnaire de langue française
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Le sujet comporte 2 pages
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TEXTE
1
5
10
15
20
25
30
35
1
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur
un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de
l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin1
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se
mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
40
45
50
55
60
65
70
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses
sardines...
Un peu plus loin le bistro
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
œuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang ! …
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro francs soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire
du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un
comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de
l'homme qui a faim.
Jacques Prévert, « La grasse matinée »,
Paroles,1946
Nom dʹun magasin dʹalimentation 2013-PRO10-NOR-AN-GU-PO
1/2
SUJET
LECTURE (9 points)
Rédigez entièrement chacune de vos réponses.
Première question : (4 points)
Que raconte ce poème ?
En quoi ce texte présente-t-il une forme poétique originale ? Développez votre réponse en vous appuyant
sur au moins deux éléments du poème.
Six lignes minimum sont attendues.
Deuxième question : (5 points)
Quels sentiments éprouve l'homme ? Par quels procédés d'écriture Jacques Prévert met-il ces sentiments
en évidence ? Développez votre réponse en vous appuyant sur au moins trois procédés.
Que dénonce le poète ?
Huit lignes minimum sont attendues.
ECRITURE (11 points)
Emu et révolté par la pauvreté et la détresse, le poète adresse une lettre aux lecteurs d'un journal
humaniste. Il dénonce la misère et plaide pour plus de justice sociale et de solidarité.
Rédigez cette lettre dans un langage correct en vingt-cinq lignes minimum en mobilisant des arguments et
des procédés d'écriture propres à convaincre mais aussi à persuader.
2013-PRO10-NOR-AN-GU-PO
2/2
Bac Pro
Session 2013
Antilles – Guyane - Polynésie
CORRECTIONS E1
Première question
Ce poème de Jacques Prévert raconte les tourments endurés par un homme qui n’a pas mangé
depuis trois jours.
La mise en forme poétique se révèle originale car elle ne suit pas les canons de la versification
classique. Ainsi, on ne reconnait pas de forme poétique particulière (comme un sonnet, par exemple.)
Ici, les vers sont écrits à la suite les uns des autres sans séparation sous forme de strophes. De même,
ils ne respectent pas de rythme métrique particulier : le vers 1 compte 4 pieds alors que le second en
compte 15, par exemple.
Deuxième question
C’est d’abord la souffrance de l’homme qui est palpable dès les premiers vers à l’évocation du bruit
d’un œuf dur que l’on casse. Vers 5, la métaphore de ce bruit qui remue dans la mémoire de
l’homme nous le fait considérer comme une arme que l’on tournerait dans une plaie : celle d’une
trop grande faim.
Cette souffrance apparait physiquement sur le visage de l’homme lorsqu’il se regarde dans la glace : il
a alors « une tête couleur de poussière » (v.11) : autre métaphore nous signifiant à quel point il peut
être faible et anémié par le manque de nourriture.
V.18, l’antanaclase (reprendre le même mot avec un sens différend) reprenant le terme « tête » au
sens de plat cuisiné dans l’expression « tête de veau » insiste sur le fait que l’homme se moque de
son apparence et de la tête qu’il a car il est complètement obsédé par ce qu’il pourrait manger pour
combler ce vide immense en lui.
V.38 à 41, la répétition du mot « protégé » montre à quel point l’accès à la nourriture est difficile
pour lui : une multitude de barrières successives lui en barre l’accès. Quel dépit, quel découragement
pour lui !
V.48, son état empire, la défaillance le guette qui l’emmène dans un état proche de la folie : la
métaphore « un brouillard de mots » nous montre qu’il a désormais perdu la faculté de penser et de
réfléchir : il n’en a plus la force !
V.55, la faim a eu raison de lui et l’a poussé à commettre le plus irréparable des actes : la
paronomase où le mot « crème » devient « crime » nous fait comprendre qu’il est passé à l’acte : il a
tué un « homme très estimé » (v.56) pour…deux francs ! Quel paradoxe, quel geste démesuré au
regard de la somme effectivement volée !
Dans ce poème, Prévert nous montre à quel point il trouve intolérable que des hommes puissent
encore mourir de faim. Et si un accident, si terrible soit-il, survient, alors peut-être que toute la
société devrait se sentir responsable d’avoir laissé un de ses membres en arriver à de telles
extrémités par la seule souffrance occasionnée par la faim.
ECRITURE :
C’est à vous, lecteurs de la Tribune humaniste que je m’adresse ce soir :
Hier, un homme est mort.
Certes, ça arrive tous les jours, me direz-vous.
Sauf qu’hier, il est mort pour deux francs. Mort pour deux francs ! Est-ce cela la valeur de la vie ? Et
pourquoi est-il mort pour ces deux misérables francs ? Parce qu’il a été tué par un autre homme, un
vagabond, qui mourait lui-même de faim.
Ce vagabond n’avait strictement rien avalé depuis trois jours. La faiblesse, les privations, les vitrines si
bien achalandées et si tentantes ont eu raison de sa raison : il a tué. Pour ne voler que ce dont il avait
le plus strictement besoin : deux francs pour un café et des tartines. Il aurait pu prendre tout le
portefeuille, non ! Il n’a pris que deux francs, comme si dans le brouillard de ses pensées subsistait
encore un vague « on ne doit pas voler ». Le « on ne doit pas tuer » lui, ayant été littéralement balayé
par la faim !
Comment peut-on, presque 100 ans après Hugo, supporter qu’un énième Misérable en vienne à tuer
son prochain ? Cela n’est pas digne de notre pays, cela n’est pas digne de nous, citoyens ! Au sortir de
la guerre, nous savons tous ce que les privations dues à la faim peuvent entrainer comme
souffrances. Mais nous avons vaincu le nazisme et sa barbarie, nous ne pouvons tolérer davantage de
misère et d’inégalités. Nous avons résisté aux SS, nous pouvons bien résister à la Pauvreté, non ?!?
Nous ne pouvons admettre une quelconque indifférence face à la misère et à la pauvreté. Nous
sommes tous concernés par ce fléau, nous avons tous croisé une personne ou une famille en détresse
dans la rue ! Nous pouvons tous un jour nous retrouver dans la même situation. Il nous appartient,
chacun à notre mesure, de nous montrer solidaire envers les plus faibles de notre société. Apprenons
à tendre une tranche de pain, apprenons à offrir ne serait-ce qu’un sourire, tout sauf l’indifférence et
le mépris, et peut-être nous éviterons-nous d’autres crimes de ce type ! Nous avons tout à
reconstruire dans ce pays ; s’il vous plait, n’oublions pas la solidarité. N’oublions pas cette force qui
nous soude les uns aux autres et qui nous rend meilleurs, jour après jour. Car sombrer dans la peur
de l’Autre et se barricader pour éviter de se faire voler ne ferait qu’aggraver la situation. La peur tue
l’Humanisme et est mère de tous les crimes, au fond.
Hier, un homme est mort. Certes, ça arrive tous les jours, me direz-vous. Mais de grâce, jamais plus
dans ces conditions.
Au nom de l’Humanité, merci.