Fantastique de la disparition : le célibataire aboli

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Fantastique de la disparition : le célibataire aboli
L’article peut être consulté dans sa version papier dans l’ouvrage dirigé par Françoise Dupeyron-Lafay,
Le livre et l’image dans la littérature fantastique et les œuvres de fiction, Aix-en-Provence, Publications
de l’Université de Provence, 2003, p. 237 à 256.
Nathalie PRINCE
Maître de Conférences à l’Université du Maine (Le Mans), Membre du labo 3L. AM
« L’image absente. Une dialectique de l’invisible »
Le fantastique, dit-on communément, est le genre de « l’apparition1 » : apparition de l’insolite, de
l’inadmissible, de la chose ou de l’être surnaturel… Le fantastique, rarement aveugle, se fonde sur la
présence, sur le surgissement de quelque chose, d’un quelque chose dont il y a représentation, dont il y a
image.
L’image, à son tour, est solidaire d’un système de visibilité, ou d’une sensibilité du visuel.
« [L]’image s’articule sur l’apparaître2 », et « restitue au regard l’éclosion du visible3 ». Si le fantastique
est censé se nourrir d’images d’une part, et si celles-ci, d’autre part, supposent à leur principe un seuil de
visibilité, on ne conçoit pas que le fantastique de l’invisible puisse faire sens et littérature. Car l’invisible,
bien évidemment, n’est pas une image.
Pour autant l’invisible, si l’on en croit ses écrivains, reste en continuité avec le fantastique le plus
pur et constitue « une incarnation suprême et toute-puissante de l’Effroi, une terreur reine devant laquelle
toutes les autres [doivent] céder4 ». Il serait, plus encore, comme l’invisible de tout fantastique, son sens
caché :
« La peur de l’Invisible a toujours hanté nos pères. […]
Toutes les légendes des fées, des gnomes, des rôdeurs de l’air insaisissables et malfaisants, c’était de lui qu’elles
parlaient, de lui pressenti par l’homme inquiet et tremblant déjà.
1
Roger Caillois, article « Fantastique » dans Encyclopædia Universalis, Paris, 1985 : « La démarche essentielle du fantastique
est l’apparition ».
2
Hélène Védrine, Les grandes conceptions de l’imaginaire (de Platon à Sartre et Lacan), Paris, L.G.F., 1990, p. 21.
3
Laurent Lavaud L’image, Paris, Flammarion, 1999, p. 14.
4
Fitz James O’Brien, Qu’était-ce, traduit de l’anglais par Jacques Papy dans La grande anthologie du fantastique, Paris,
Omnibus, 1996-1997, vol. 2, p. 569. What Was It ? [Harper’s New Monthly Magazine, March 1859], dans Great Tales of
Terror and Supernatural, New York / Toronto, Modern Library Edition, 1994, p. 391: “one great and ruling embodiment of
fear — a King of Terrors, to which all others must succumb”.
1
Et tout ce que vous faites vous-mêmes, messieurs, depuis quelques ans, ce que vous appelez l’hypnotisme, la
suggestion, le magnétisme ― c’est lui que vous annoncez, que vous prophétisez 5 ! »
« Quand [l’]intelligence [des hommes] demeurait encore à l’état rudimentaire, cette hantise des phénomènes
invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au surnaturel6
[…] »
Le fantastique de l’invisible serait-il alors autant paradoxal qu’essentiel ? On a envie de s’écrier avec le
narrateur de Qu’était-ce ? (What Was It ?) : « [c]’est en vain que l’imagination essaie d’embrasser cet
effroyable paradoxe7. » En retour, le raconter nécessite un certain « courage littéraire8 ».
Il est fort possible toutefois que cette contradiction ne soit finalement rien moins qu’apparente. Ce
n’est pas parce qu’il n’y a rien à voir, ou donner à voir, qu’il n’y a rien à dire ou à raconter. L’image en
littérature n’est pas l’image picturale, ou pas seulement ; ce n’est pas une image à voir ; ce n’est pas du
visuel. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne s’imagine pas ! Il n’est qu’à considérer Le portrait de Dorian
Gray (The Picture of Dorian Gray) d’Oscar Wilde, qui se lit mais qui ne se voit pas. Dans le film de 1945
d’Albert Lewin, le portrait ou plutôt l’image (picture) de Dorian Gray est proche du grotesque ; dans le
roman, l’image est terrifiante, bien qu’elle ne fasse pas l’objet d’ekphrasis authentiques. « Image » ne
veut pas dire visible ! En la matière, comme se plaisait à le remarquer Gaston Bachelard, « [l]’œil […]
vient nous empêcher de travailler9 », de telle sorte qu’en littérature, il n’est pas interdit que l’invisible
devienne une image.
Mais il reste que pour la littérature fantastique, genre de l’imaginaire et du représentatif par
excellence, cette figuration de l’invisible, cet invisible qui se figure, confine à l’« effroyable paradoxe10 »
qu’évoque O’Brien. S’il peut y avoir des images de l’invisible, quelles sont-elles ? Comment, dans les
textes de l’invisible, « l’image absente11 », pour reprendre une expression de Henri de Régnier dans
L’entrevue, parvient-elle à se représenter ? À son propos, on pourrait montrer la même impatience qu’un
des personnages de L’homme invisible (The Invisible Man) de Wells : l’invisible, « [i]l est temps que nous
le voyions12 ! »
5
Guy de Maupassant, Le Horla [Gil Blas, 26 octobre 1886], dans Contes et nouvelles, Paris, Gallimard, Pléiade, 1979, vol. 2,
p. 829-830.
6
Guy de Maupassant, Le Horla [Paris, Ollendorff, 1887], dans ibid., p. 922.
7
Fitz James O’Brien, Qu’était-ce ?, op. cit., p. 572. What Was It ?, op. cit., p. 394: “Imagination in vain tries to compass the
awful paradox.”
8
Ibid., p. 565. What Was It ?, op. cit., p. 387: “the literary courage”.
9
Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti, 1948, p. 80.
10
Fitz James O’Brien, Qu’était-ce ?, op. cit., p. 572. What Was It ?, op. cit., p. 394: “the awful paradox.”
11
Henri de Régnier, L’entrevue dans Histoires incertaines [Paris, Mercure de France, 1919], Paris, éd. Paris musées, 1991, p.
81.
12
Herbert George Wells, L’homme invisible, traduit de l’anglais par Achille Laurent, Paris, L.G.F., 1992, p. 114. The Invisible
Man [The Invisible Man, Pearson’s Weekly, June and July 1897; puis The Invisible Man. A Grotesque Romance, London, C.A.
Pearson, 1897], London, Macdonald Daly, 1995, p. 66: “I guess it’s about time we saw it”.
2
L’invisible dynamique, ou les effacements
Les apparitions de l’invisible
Le premier paradoxe de l’invisible consiste en ce qu’il ne l’est pas autant qu’on le croit.
L’argument du célèbre roman de Wells, par exemple, fonctionne le plus souvent sur cette contradictoire
visibilité de l’invisible. Parce que l’homme invisible ne saurait être vu de l’extérieur, il ne peut faire
l’objet, a priori, que d’un récit introspectif, à tout le moins subjectif . Pourtant le romancier adopte la
troisième personne et une focalisation externe. N’est-ce pas pour signifier qu’il n’est pas si invisible
qu’on le croit ? De même, lorsque l’homme invisible prend enfin la parole, son obsession est
ironiquement mise en avant : comment ne pas être vu ? Comment échapper au regard de l’autre ? On
s’attend à ce que Griffin fasse le récit d’un voyeur, le récit des autres qu’il voit sans qu’ils le voient, et au
lieu de cela, toute sa confession ressemble à la longue complainte d’un homme « sur-regardé », épié,
manière d’anti-Gygès qui peine à se cacher. Dans une foule, des enfants s’étonnent de voir des traces de
pieds sans corps dans la neige ; d’autres perçoivent des aliments voler dans les airs… Il est invisible mais
il attire pourtant les regards et fuit sans cesse « pour n’être pas rattrapé13 ». Griffin, hypervisible plutôt
qu’invisible donc, doit par conséquent chercher à « redevenir visible14 ». C’est dans ces conditions
seulement que personne ne paraît le remarquer particulièrement15 ; c’est dans ces conditions seulement
qu’il peut enfin passer inaperçu et disparaître.
Cet invisible, que personnifie de manière souvent cocasse le personnage de Wells, ne se réduit
donc pas à de l’aperceptible. Mais il reste à savoir comment il peut se figurer, alors que paradoxalement il
s’agit toujours de s’assurer de la présence de quelque chose en l’absence, pourtant, de sa représentation.
Les différentes sensibilités de l’invisible
L’invisible donne lieu à trois espèces de figurations sensibles.
Il s’agit d’abord de donner de l’invisible une image qui ne peut être que lacunaire, une trace, une
image de l’ordre du résiduel. Les chasseurs d’invisible dans le texte de Fitz James O’Brien, Qu’était-ce ?
(What Was It ?), qui cherchent à connaître « la forme et l’aspect général de [leur] Énigme16 », envisagent
ainsi d’en dessiner la silhouette à la craie. Mais ce genre d’image ne leur aurait pas donné la moindre idée
de la conformation de l’être invisible. Aussi imaginent-ils plutôt fabriquer un « moulage en plâtre de
13
Ibid., p. 162. The Invisible Man, op. cit., p. 105: “I walked fast to avoid being overtaken”.
Ibid., p. 168. The Invisible Man, op. cit., p. 110: “in order to render myself visible”.
15
Ibid., p. 169: « [p]ersonne ne paraissait [le] remarquer trop particulièrement ». The Invisible Man, op. cit., p. 111: “No one
appeared to noticed me very pointedly.”
16
Fitz James O’Brien, Qu’était-ce?, op. cit., p. 576. What Was It ?, op. cit., p. 398: “the shape and general appearance of the
Enigma”.
14
3
Paris17 », seul capable de faire ressortir les contours même de l’invisible, ses limites ou ses rebords,
comme une ombre. Cette « grossière image du Mystère18 » est une image en négatif de l’invisible ;
comme si l’in-visible, entendu comme le négatif du visible, devait devenir visible par son image négative.
En cette espèce de figuration, l’invisible n’est pas tant le non-visible que le visible paradoxal : en
ce sens ce que l’on voit n’est pas tout à fait ce que l’on voit ! Le narrateur du Horla voit une rose voler
devant lui, mais ce qu’il prétend percevoir pourtant, c’est le Horla, qui est là, perceptible sans l’être
précisément, imperceptible mais aperçu pour autant. Wells fait souvent reposer sa narration sur cette
lacune, sur ce visible résiduel de l’invisible, ce qui lui permet, en personnifiant les objets, de parodier un
style commun de la littérature fantastique :
« la porte lui retombait sur le nez, la clef tournait dans la serrure19 ».
« Une manche de cette chemise porta un mauvais coup en pleine figure à Hall 20 ».
On voit encore « un homme sans tête21 » dans une image contrefaite et grotesque des horreurs gothiques.
La manifestation de l’invisible peut encore se traduire par des éléments qui ressortissent aux
dérivations sensitives, l’invisible étant alors présenté par d’autres sens que le sens visuel. Dans Qu’étaitce ? (What Was It ?), la chose surgit d’abord, perçue par le sens tactile, alors qu’elle étrangle et étouffe le
protagoniste dans une scène d’asphyxie qui est récurrente dans les textes de l’invisible : le narrateur du
Horla éprouve « [...] l’épouvantable sensation d’un poids écrasant sur [s]a poitrine, et d’une bouche qui
mangeait [s]a vie, sur [s]a bouche22 », et Guildea, dans Comment l’amour s’imposa au professeur Guildea
(How Love Came to Professor Guildea) de Hichens, se plaint de son côté des caresses de la
chose invisible et cherche à fuir ce « contact horrible23 » :
« Elle s’est pressée plus étroitement contre moi. Cette pression, cette sensation, me sont devenus
insupportables24. »
Ces curieux attouchements avec l’invisible ne constituent pas les seules perceptions immédiates que l’on
peut en avoir : car on peut entendre l’invisible notamment lorsqu’il se plaint, par exemple chez O’Brien,
lorsqu’il parle dans le vide chez Wells25, ou à travers le jeu mimétique du perroquet de Guildea, chez
Hichens.
17
Ibid., p. 576. What Was It ?, op. cit., p. 398: “ in plaster of Paris ”.
Ibid. What Was It ?, op. cit., p. 398: “a rough facsimile of the Mystery”.
19
Herbert George Wells, L’homme invisible, op. cit., p. 51. The Invisible Man, op. cit., p. 14: “the door slammed in his face
and locked”.
20
Ibid. , p. 78. The Invisible Man, op. cit., p. 36: “The shirt-sleeve planted a shrewd blow in Hall’s face”.
21
Ibid., p. 74. The Invisible Man, op. cit., p. 33: “marn ‘ithout a ‘ed! ”.
22
Guy de Maupassant, Le Horla, dans Contes et nouvelles, op. cit., vol. 2, p. 823. Voir aussi : « [...] je sens que quelqu’un
s’approche de moi, me regarde, me palpe, monte sur mon lit, s’agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses mains et
serre... serre... de toute sa force pour m’étrangler. », ibid., p. 916.
23
Robert Smythe Hichens, Comment le professeur Guildea rencontra l’amour, traduit de l’anglais par Dominique Mainard,
Paris, Joëlle Losfeld, 1995, p. 115. How Love Came to Professor Guildea [Tongues of Consciences, London, Methuen, 1900],
in Great Tales of Terror and the Supernatural, New York, Modern Library Edition, 1994, p. 675: “horribly physical”.
24
Ibid., p. 102. How Love Came to Professor Guildea, op. cit., p. 670: “ It pressed more closely to me. The pressure, the
contact became unbearable to me”.
25
Herbert George Wells, The Invisible Man¸ chapitre VII.
18
4
L’odorat, enfin, peut aussi évoquer l’invisible, et Griffin, en triste gibier, redoute la meute des
chiens de village qui reniflent infailliblement son passage.
Enfin, la troisième figuration sensible de l’invisible passe paradoxalement par la figure de
l’hypotypose et cherche, non pas tant à l’évoquer ou à l’entendre qu’à le montrer. Une mention
particulière doit être faite ici à Maupassant qui n’a de cesse que l’invisible soit retranscrit par du visuel.
Chez lui, l’invisible est vu ; chez lui, il tend à devenir image.
La nouvelle de Maupassant, Le Horla, dans ses deux versions, joue sur un tel jeu de monstration.
Là où le narrateur d’O’Brien dans Qu’était-ce ? (What Was It ?) s’exclame : « je ne voyais rien26 ! », le
narrateur du Horla, par cinq fois, s’écrie « J’ai vu27 ». Là où le premier jure qu’il « ne s’agit pas d’une
vision28 », le second évoque explicitement une « vision fantastique29 ». Là où Griffin constate, dans le
roman de Wells : « je regardai dans mon miroir : rien ! rien du tout30 ! », le narrateur de Maupassant
s’exclame, dans la même situation : « je l’ai vu31 ». Mais alors que voit-il ?
Rien, le néant ? Plutôt des disparitions et des anéantissements, car nous sommes précisément dans
un processus d’effacement d’objet. Le Horla apparaît ainsi moins comme un être invisible que comme un
être susceptible de rendre invisible : il fait disparaître du lait, une rose, un reflet… Le récit épouvantable
de Maupassant porte essentiellement sur l’« émotion d’un homme qui, […] regarde, à travers le verre
d’une carafe, un peu d’eau disparue pendant qu’il a dormi32 ! » Le Horla consomme le visible. On peut
imaginer qu’il en a après le narrateur qu’il va consommer comme il a consommé la rose ou le lait : « son
corps imperceptible [a] absorbé [s]on reflet33 », est-il d’ailleurs précisé dans la première version. C’est un
même processus qui est à l’œuvre dans La maudite chose34 d’Ambrose Bierce, chose invisible mais qui
apparaît pourtant, en pleine obscurité de surcroît, la nuit, en cachant les étoiles. Ce n’est pas tellement
l’invisible qui effraie que l’« invisibilisation ».
26
Fitz James O’Brien, Qu’était-ce? , op. cit., p. 572. What Was It ?, op. cit., p. 394 : « I saw nothing! »
Guy de Maupassant, Le Horla dans Contes et nouvelles, op. cit., vol. 2, p. 927. Le syntagme « j’ai vu » est repris cinq fois.
28
Fitz James O’Brien, Qu’était-ce? , op. cit., p. 573. What Was It ?, op. cit., p. 395 : « this is no vision ».
29
Guy de Maupassant, Le Horla, dans Contes et nouvelles, op. cit., vol. 2, p. 929.
30
H.G. Wells, L’homme invisible, op. cit., p. 146. The Invisible Man, op. cit., p. 91: “I went and stared at nothing in my
shaving glass”.
31
Guy de Maupassant, Le Horla [1887], dans Contes et nouvelles, op. cit., vol. 2, p. 935. La phrase est également présente
dans la première version, voir ibid., p. 827.
32
Guy de Maupassant, Le Horla [1886], dans ibid., p. 825. C’est nous qui soulignons.
33
Ibid., p. 828. C’est nous qui soulignons.
34
Ambrose Bierce, The Damned Thing [Town Topics, December 1893].
27
5
Phénoménologie de l’invisible
Littérature phénoménologique
La littérature de l’invisible, surtout selon cette dernière modalité, s’apparente nécessairement à
une littérature de type phénoménologique, dans la mesure où elle met curieusement en crise notre façon
de percevoir le monde : il n’y a pas d’événement à proprement parler, il n’y a que sa perception, ambiguë
et incertaine, qui fait l’objet de multiples descriptions et questionnements. Si dans le fantastique
traditionnel ou expressif, on décrit plus ou moins longuement la chose qui surgit, terrifiante, gluante ou
encombrante, là on se décrit percevant l’absence de chose, la déconcertante absence de la chose, sinon la
présence de « l’a-chose » si l’on peut emprunter ce mot à Jacques Lacan ! Et c’est tout un paradoxe : une
littérature de l’invisible passe son temps à décrire les impressions percevantes de l’imperceptible, des
images tellement subtiles ou fines qu’elles affolent le sujet percevant. Le titre même de la nouvelle
d’O’Brien, Qu’était-ce ? (What Was It ?), est en ce sens frappant, et revient à un « qu’ai-je vu ? ». Il est
remarquable, en ce sens, que l’invisible aveugle celui qui le voit. Le narrateur de Lui ?, chez Maupassant,
n’est pas tellement assuré de la paradoxale apparition qui pénètre chez lui :
« Les yeux seuls s’étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions
qui font croire aux miracles les gens naïfs. C’était là un accident nerveux de l’appareil optique, rien de plus, un
peu de congestion peut-être35. »
De même, toute l’épouvante du professeur Guildea dans le récit de Hichens s’appuie sur une « intuition »
terriblement improbable. Un tel fantastique de l’ambiguïté, où il n’y a pas d’évidence, peu d’évidences
pour nombres d’intuitions et de prétendues certitudes, interroge essentiellement, on le voit, le système
sympathique du narrateur ou du personnage : est-il sain, est-il dément ? Ce questionnement est
traditionnel en matière de littérature fantastique : qui dit avoir vu quelque chose d’étrange ou d’insolite
fait immédiatement l’objet d’une suspicion, et Todorov l’a théorisé, on le sait, sous le concept
d’« hésitation ». Mais que dire de celui qui dit croire à la chose qu’il n’a pourtant point vue ? Manière
de fantastique sans objet, sans chose à décrire, et donc sans image, ce fantastique de l’a-chose s’apparente
manifestement à un fantastique du sujet.
Vases clos
C’est ainsi que l’on remarque que le fantastique de l’invisible ou de l’effacement est souvent — et
« souvent » ne signifie pas systématiquement — lié à des univers qui ont préalablement cultivé en vase
clos la subjectivité, espaces solitaires et spéculaires. Dans Les trous du masque36 de Jean Lorrain, par
35
36
Guy de Maupassant, Lui? [Gil Blas, 3 juillet 1883] dans Contes et nouvelles, op. cit., vol. 1, p. 873.
Jean Lorrain, Les trous du masque [Sensations et souvenirs, Paris, Charpentier, 1895].
6
exemple, le narrateur, lui-même confronté à des apparitions invisibles, vit notablement reclus et solitaire
dans un appartement parisien. Le diariste du Horla ne sort quasiment jamais de chez lui, et se confine
dans sa grande maison pour profiter des joies du célibataire épanoui, tout comme, d’ailleurs, chez le
même auteur, les narrateurs de Lui ?37, de La chevelure38 ou de Qui sait39 ?. Le professeur Guildea ne
partage que très exceptionnellement la solitude de son logis, et le narrateur de L’entrevue40 de Henri de
Régnier, alors qu’il s’enferme dans une antique villa vénitienne et rêvasse dans la salle des stucs où
bientôt, son image va disparaître du miroir, s’attache tout d’abord à ce repli sur soi, chez soi, en soi. Tous
ces personnages, mais d’autres encore, comme Jacques dans L’ange noir41 de Gaston Danville, comme
ceux de La valse de Giselle42 de Jean Lorrain, de Véra43 de Villiers de l’Isle-Adam ou de L’ami des
miroirs44 de Rodenbach, tous ces personnages lient leur solitude sédentaire à la déchirure d’une invisible
présence.
Quelle solidarité existe-t-il entre solitude recluse et apparition de l’invisible? Ordinairement le
fantastique nécessite une certaine ouverture, une aventure dynamique ou un parcours initiatique, « une
ouverture à ce qui ébranle45 » : on va ailleurs et on rencontre l’autre, voire l’autrefois. Mais dès lors que
l’on reste reclus, cette combinaison devient improbable : quel autre peut-il surgir du même ? Rien ne peut
arriver, au sens propre, puisque tout est clos ! Les seuls événements possibles, après une si radicale
réduction de l’altérité ou une si radicale épochè, ne peuvent surgir que dans la sphère immédiate de la
personne et de son espace proche, de manière immanente. Puisque dans un univers de parfaite clôture, les
possibilités de rencontre sont réduites, les surgissements sont peu aisés, le fantastique se concentre sur des
épiphanies originales, nécessairement négatives ou réactives, et se montre paradoxalement par des
disparitions et des effacements. L’émergence fantastique doit pouvoir faire l’économie d’une
transcendance, au sens phénoménologique du terme, et permettre l’économie d’une donation, c’est-à-dire
d’un événement au sens propre. Rien ne peut surgir ; sinon peut-être le rien ! Plus précisément, dans un
lieu qui renvoie sans cesse les images de son occupant, le fantastique se plaît à effacer celles-ci :
effacements de sa maison et de ses objets dans un premier temps ― rose, lait, eau chez Maupassant46,
lettres intimes chez Matheson47, objets personnels chez O’Brien48 ―, de son corps propre dans un second
37
Guy de Maupassant, Lui ?, op. cit.
Guy de Maupassant, La chevelure [Gil Blas, 13mai 1884].
39
Guy de Maupassant, Qui sait ? [L’écho de Paris¸6 avril 1890].
40
Henri de Régnier, L’entrevue [Revue de Paris, juin 1917].
41
Gaston Danville, L’ange noir [dans Contes, Paris, Mercure de France, 1892].
42
Jean Lorrain, La valse de Giselle [dans Le crime des riches, Paris, Douville, 1905].
43
Villiers de l’Isle-Adam, Véra [La semaine parisienne, 7 mai 1874 ; puis Contes cruels, Paris, Calmann-Lévy, 1883].
44
Georges Rodenbach, L’ami des miroirs [posth. Dans Le Journal, 27 mai 1899].
45
Jacques Derrida, De l’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997, p. 50.
46
Voir Guy de Maupassant, Le Horla, op. cit.
47
Richard Matheson, Disappearing Act [dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction, March 1953].
48
Fitz James O’Brien, The Lost Room [Harper’s, September 1858].
38
7
temps, corps qui s’adultère comme chez Arthur Machen dans Histoire de la poudre blanche49 (Novel of
the White Powder), et enfin disparaît.
Le fantastique de l’invisible est ainsi tellement un fantastique du sujet qu’il semble se sublimer à
mesure qu’il affecte le sujet lui-même. Aussi s’il est toujours un invisible pour un sujet, à tel point que
celui-ci s’inquiète de son système perceptif ou cognitif, cet invisible peut être un invisible du sujet même,
n’effaçant non pas tant le monde qui l’entoure que l’effaçant de ce monde. Ainsi la question « qu’est-ce
qui est invisible ? » doit, le plus souvent, pouvoir se transformer en « qui est invisible ? ».
Disparition de soi et de son propre corps
Fantastique de la disparition : à corps perdu
Il est notable, en effet, dès lors que l’on s’interroge sur les représentations de l’invisible, de voir
combien il affecte fréquemment le corps propre et l’identité des protagonistes : Hyde, parce qu’il le
cache, est en quelque sorte l’invisible de Jekyll50, que nul ne retrouve d’ailleurs à la fin du texte. Le
portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray)51, encore, reprend cette obsession de la disparition
de soi et du corps : le corps réel de Dorian Gray, par l’entremise de l’image magique, s’efface des
regards ; et puis c’est au tour du faiseur d’images, Basil Hallward, de disparaître, grâce aux talents de
chimiste d’Alan Campbell. Les personnages des Trous du masque de Jean Lorrain, de L’entrevue de
Henri de Régnier dont l’image spéculaire présente un « personnage non avenu52 », mais surtout
d’Escamotage (Disappearing Act) de Matheson, subissent également de tels effacements. L’invisible, qui
a d’abord porté sur un environnement immédiat, contamine maintenant progressivement le sujet même de
l’histoire ; on en veut pour symptôme l’évolution notable des créatures invisibles les plus emblématiques
de la littérature fantastique de la seconde moitié du XIXème siècle.
Le premier individu invisible traditionnellement retenu reste celui de Fitz James O’Brien dans
Qu’était-ce ? (What Was It ?), publié en 1859. Dans cette histoire, le narrateur, légèrement opiomane,
raconte qu’il a été l’objet d’une rencontre fantastique terrifiante : agressé en pleine nuit par une chose
invisible, il se débat, la maîtrise, la séquestre puis la maltraite : elle meurt de faim peu après. Il est
difficile de ne pas être terrifié par la mésaventure de cette chose que l’on mesure, que l’on chloroforme et
qui s’éteint à petit feu. À défaut, on est presque compatissant.
49
Arthur Machen, Novel of the White Powder [in The Three Impostors, London, John Lane, 1895].
Robert Louis Stevenson, The Strange Case of Doctor Jekyll and Mister Hyde [London, Longmans, Green and Cie, 1886].
51
Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray [Lippincott’s Monthly Magazine, XLVI, July 1890 ; puis en volume London, New
York and Melbourne, Ward, Lock and Co, s.d. (1891)].
52
Henri de Régnier, L’entrevue, dans Histoires incertaines, op. cit., p. 78.
50
8
La créature transparente du Horla de Guy de Maupassant, dans les deux versions de la nouvelle
publiées en 1886 et en 1887, est quant à elle plus proche encore du personnage-narrateur, jusqu’à devenir
le propre de celui qui la voit, si l’on peut dire, jusqu’à devenir son phénomène, sa chose-pour-soi. Entre le
personnage et la chose, il s’agit d’une affaire privée, alors que chez O’Brien la créature était publique,
même si de manière incroyable son public restait maigre. Dans le texte de Maupassant, par ce
resserrement autour du narrateur, le procès de son effacement semble déjà être à l’œuvre, notamment
lorsque la chose invisible rend opaque le reflet du narrateur, lorsque se regardant dans son miroir et au
lieu de se voir, il la voit, c’est-à-dire ne se voit pas ! Dans cette perspective, la fantastique apparition du
Horla importe moins que la terrible disparition du reflet.
Ce processus de subjectivation s’effectue enfin pleinement dans le texte de Wells publié en 1897,
dans un de ses moments seulement toutefois, celui de la confession de Griffin, certainement le moment
du texte le plus captivant et le plus ambigument fantastique. Le personnage principal devient l’homme
invisible même, « monstre étrange et terrible53 », et sa souffrance l’objet du récit fantastique.
Si les protagonistes subissent l’effacement de leur corps propre, on l’a dit, c’est parce que, dans un
environnement restreint la possibilité d’événement est elle-même restreinte ; en ce sens l’effacement du
corps vient confirmer l’effacement social des protagonistes. Mais sans doute n’est-ce pas là la raison
majeure de l’oblitération de leur corps.
L’invisible selon saint Jean
Ce fantastique de l’invisible peut sans doute, en effet, être mis en relation avec une espèce de
métaphysique de « l’inaperceptible54 », pour reprendre un mot de Richepin, qui laisse penser combien
l’effacement du corps reste solidaire de sa pénitence. Comme toutes les métamorphoses subies par le
corps, et sans doute plus que d’autres, sa disparition participe de son rejet et de son exécration. Mais
alors que reproche-t-on au corps pour autant le sacrifier ?
L’invisible n’est pas simplement ce qui efface le corps, mais ce que ce même corps efface par sa
propre finitude. Cet invisible qui poursuit le narrateur du Horla ou celui de La maudite chose d’Ambrose
Bierce reste en effet d’abord relatif à l’incapacité pour son témoin de percevoir que « ce mystère de
l’Invisible », comme le suggère le protagoniste de Maupassant, est déterminé par « nos sens
misérables55 ». L’invisible n’est pas alors ce que l’on redoute, mais ce que l’on convoite.
53
Herbert George Wells, L’homme invisible, op. cit., p. 161. The Invisible Man, op. cit., p. 105: “to make of myself a strange
and terrible thing”.
54
Jean Richepin, L’autre sens [Gil Blas, 12 janvier 1892], dans Le coin des fous [Paris, Flammarion, 1921], Paris, Nouvelles
éditions Séguier, 1996, p. 108.
55
Guy de Maupassant, Le Horla, dans Contes et nouvelles, op. cit., p. 914.
9
S’il y a de l’imperceptible, c’est que mon corps fait obstacle ; la disparition de celui-ci, son
effacement, son « invisibilisation » donnera alors le sens de l’invisible. Saint Jean l’a déjà suggéré en
reprenant une parole christique : « […] ceux qui ne voient pas voient, et ceux qui voient sont aveugles56 ».
C’est ce que conçoit également le philosophe de La machine à métaphysique qui entreprend d’élaborer,
conformément à son projet « de métaphysique sensible57 », « toutes les mutilations58 » nécessaires,
partant du principe que l’atrophie des sens peut profiter à l’éclosion d’un « nouveau sens59 » seul à même
de découvrir l’absolu :
« Je suis aveugle et sourd. Je n’ai point dit un mot depuis quinze années. J’ai renoncé à l’usage des sens grossiers
et imparfaits60 ».
Puisque les sens par nature nous aveuglent, les aveugler revient donc à produire une clairvoyance inédite,
tel peut être le complexe œdipien de l’invisible, si, bien entendu, on considère Tirésias comme
l’authentique père spirituel d’Œdipe. Dans L’autre sens, une autre courte nouvelle de Richepin, le « sens
extrasensible61 » est produit par le même effort fou d’« oblitération62 » des autres sens, voire de
désincarnation, effort qui rend le personnage « sourd, aveugle, le goût et l’odorat morts, le toucher
dispersé en NÉANT PUR63 ». En ce sens que l’« atrophie sensorielle complète » permet « la nette
perception de tout ce qui […] était confus et […] paraissait inaperceptible jadis.64 » Pour se rendre
voyant, il faut donc s’aveugler. Le narrateur du récit d’O’Brien ne maîtrise-t-il pas la créature dans la
nuit ? Pour se rendre voyant, il faut exécrer ou destituer ce corps débile et l’effacer à mesure. Il faut
devenir, à force de mutilation volontaire « L’Être-quasi-Non-être65 » que décrit le mystique de Richepin,
un être si proche du néant qu’il en est insensible. Insensible parce qu’il ne perçoit plus, insensible parce
qu’il n’est plus perçu.
La « désensualisation » du corps comme mutilation volontaire et l’effacement de soi comme
négation de soi-même sont ainsi liés à ce que Nietzsche interprétait comme un dangereux frisson de la
cruauté contre soi-même propre à l’ascèse chrétienne ou décadente, frisson de mysticisme qui se plaît en
images de la détestation du corps, dont procède l’invisible même.
Mais dire que l’invisible est une image, image de la détestation du corps ou de la clairvoyance
métaphysique, ne satisfait pas à la question des images mêmes de l’invisible : non pas « invisible, image
de », mais « images de l’invisible ». Il ne s’agit pas alors de concevoir celles-ci dans les cadres ambigus
56
Nouveau Testament, « Évangile selon Jean », 9, 39.
Jean Richepin, La machine à métaphysique [Les morts bizarres, Paris, Decaux, 1976], dans Petit Musée des Horreurs.
Nouvelles fantastiques, cruelles et macabres (Nathalie Prince dir.), Paris, Laffont, « Bouquins », 2010, p. 260.
58
Ibid., p. 263.
59
Ibid., p. 261.
60
Ibid., p. 263.
61
Jean Richepin, L’autre sens, dans Le coin des fous, op. cit., p. 109.
62
Ibid.
63
Ibid., p. 113.
64
Ibid.
65
Ibid., p. 112.
57
10
de la représentation, mais dans ceux de l’écriture dans la mesure où l’invisible apparaît souvent comme
proche de l’indicible. L’image de l’absence serait alors aussi celle de l’ab-sens. Notre hypothèse est alors
celle-ci : c’est dans la mesure même où il devient une image que l’invisible échappe à l’ineffable, c’est
dans la mesure même où il devient une image écrite qu’il résiste au silence.
Écriture de la disparition et disparition de l’écriture : l’encre invisible
Comment exprimer en effet ce qui échappe à toute représentation ? On ne s’étonne pas que
Marvel, le malheureux comparse de l’homme invisible chez Wells, soit curieusement et soudainement
pris de douleurs dentaires, qui lui immobilisent la bouche, au moment précis où il s’apprête à « raconter
quelque chose à propos de cet homme invisible66 ». L’aubergiste, Hall, pour sa part, après qu’il a vu ce
qui ne se voit pas, se plaint que « son vocabulaire était trop limité pour lui permettre de traduire ses
impressions67 ». Le manuscrit de Griffin, parce qu’écrit en termes abscons et mathématiques, reste
illisible, indéchiffrable et hermétique à quiconque n’en détient pas les clés.
Une même image de l’écriture prise en défaut est à l’œuvre dans L’Histoire de la poudre blanche
d’Arthur Machen qui, par ailleurs, met également en scène un processus d’effacement, moins vaporeux
sans doute que les autres, et plus visqueux ou liquide, mais un effacement tout de même. Dans ce récit, un
jeune homme, Leicester, s’y métamorphose de manière inexplicable en une chose sombre et gluante,
jusqu’à disparaître tout à fait sous la forme d’un liquide noir, qui s’écoule lentement à travers les lattes du
parquet. La première altération de Leicester, simple tache noire « entre le pouce et l’index68 » — et qui
progressivement souille l’ensemble de la main qu’elle transforme en moignon informe — permet
d’évoquer une impossibilité d’écrire, et symbolise en négatif l’invisible qui le gagne mais qui ne s’inscrit
pas, comme s’il s’agissait de l’encre même de la page qui annule la main qui pourrait l’organiser et
l’écrire. Au mieux va-t-il « griffonner simplement des choses incohérentes sur un bout de papier69 ».
C’est encore cette encre qui s’étale sur les draps immaculés de la sœur, dans la pièce en-dessous, une
surface aussi blanche que la page de l’impossible journal, aussi blanche que la poudre qui contamine le
récit !
66
Herbert George Wells, L’homme invisible, op. cit., p. 108. The Invisible Man, op. cit., p. 61: “ you was just agoing to tell me
about this here Invisible Man!”
67
Ibid., p. 51-52. The Invisible Man, op. cit., p. 14: “his vocabulary was altogether too limited to express his impressions.”
68
Arthur Machen, Histoire de la poudre blanche, dans La grande anthologie du fantastique, op. cit., vol. 3, p. 1007. Novel of
the White Powder dans The Three Impostors [London, John Lane, 1895], dans The Caerleon Edition of the Works of Arthur
Machen, London, M. Secker, 1923, vol. 2, p. 165: “Between the thumb and forefinger”.
69
Ibid., p. 1004. Novel of the White Powder, op. cit., p. 160: “scribbling nonsense on a sheet of paper ».
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Comment exprimer donc ce qui échappe à toute représentation ? L’écriture de Machen, situant la
disparition au-delà d’une porte tout à fait close, fuit en quelque sorte devant l’obstacle. Comment donc
dire l’image négative ou impossible, l’image du non-représentable… sinon par quelques blancs du texte,
par quelques suspensions ou ellipses ? Il est fort probable que, comme le suggère timidement l’image
noire de l’invisible que propose Arthur Machen, la seule image visuelle de l’invisible soit l’encre de la
page qui en parle, mais une encre qui se vide !
Escamotage (Disappearing Act) de Matheson évacue de cette manière l’espace de la page. Dans
ce texte, un écrivain sans éditeur ― son dernier manuscrit refusé lui a été renvoyé négligemment inondé
de café ― perd au fil du texte la trace de ses proches, et les marques de son identité semblent proprement
disparaître de son environnement. Chaque jour, l’invisible paraît gagner sur son monde, et se rapprocher
de lui jusqu’à l’effacer complètement.
Or toute cette épouvantable affaire est d’abord affaire de texte. Le narrateur du récit avait prévenu
pourtant d’entrée de jeu : « Je ne devrais pas parler de ces choses par écrit70 ». Ainsi toutes ces choses qui
deviennent invisibles sont d’abord des illisibles car ce sont des textes qui s’effacent : il cherche un
numéro de téléphone dans l’annuaire, mais celui-ci n’y paraît pas, disparu… « numéro fantôme71 », dit-il ;
puis il écrit à un ami, mais la lettre revient, adresse inconnue, adresse effacée dans le répertoire, « la page
est blanche72 » remarque-t-il ; des lettres qu’on lui a écrites disparaissent, lui qui maintenant se met à
trembler « comme une feuille73 » ; tout son répertoire est maintenant vide, son chéquier s’efface, ou
efface son nom, et puis, il va jusqu’à égarer ses papiers d’identité ; « tout est vide74 ». Ce n’est pas un
monde qui disparaît, ce ne sont pas ses amis, pas sa femme, mais leurs traces écrites ; l’encre finalement
se tarit :
« Je suis en train de boire une tasse de caf75 »
Faut-il le préciser, même les points de suspension ont disparu ; voilà un café qui ne fera pas tache et une
encre invisible !
Car c’est en s’effaçant que le texte de l’invisible en vient finalement à le figurer. La figure de
l’aposiopèse qui met en forme la disparition est aussi à l’œuvre dans Les Trous du Masque de Jean
Lorrain, interrompant définitivement le narrateur : « j’étais mort et je76… » L’invisible devient alors
visible, sous la forme de ce texte mutilé. Le texte de l’image impossible se fait librement « texte-image »
70
Richard Matheson, Escamotage [Disappearing Act, 1953], traduit de l’anglais par Alain Dorémieux dans La grande
anthologie du fantastique, op. cit., vol. 1, p. 791.
71
Ibid., p. 795.
72
Ibid., p. 798.
73
Ibid., p. 800.
74
Ibid., p. 802.
75
Ibid., p. 804.
76
Jean Lorrain, Les trous du masque [1895], dans Petit Musée des Horreurs. Nouvelles fantastiques, cruelles et macabres, op.
cit., p. 272.
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en disparaissant lui-même… Le thème de l’invisible et de l’effacement, a priori infigurable, trouve en
cela sa plus belle expression dans le texte qui s’annule lui-même, le texte illisible, le texte qui se gomme,
qui se biffe, qui se dé-dit, une manière de calligramme en creux, texte de la limite, qui prend sens au
moment où il s’achève et disparaît. L’écriture de la disparition s’achève, somme toute très logiquement,
par une disparition de l’écriture.
*
*
*
Le fantastique de l’invisible, qui sacrifie les figurations visuelles du fantastique traditionnel,
semblait s’apparenter à un fantastique sans images. Or l’invisible peut se faire texte, prendre corps, après
le texte encore, se rendre visuel justement en s’effaçant. Il s’agit alors d’une étrange « textamorphose77 »
pour reprendre le mot de Mireille Calle-Gruber, qui a pour tache de rendre visible l’invisible !
L’image absente suppose comme support l’absence du texte. Ce qui est avéré par cette écriture en
train de disparaître, c’est que l’invisible est peut-être finalement la seule image du fantastique qui soit
proprement rendue visuelle, la seule véritable image en quelque sorte. S’il doit y avoir une image
fantastique, ce sera donc cette image de l’a-chose, cette non-image qu’est par excellence l’effacement du
visible auquel s’apparente étroitement l’invisible ! Toutes les autres ne se disent « images » que par image
en quelque sorte, image littéraire mais non pas visuelle ou picturale.
Enfin, mais nous élargissons sans doute le débat, si le propre de l’image est d’être l’image de la
chose en tant que cette chose-là justement est absente, motif re-présentatif disent les philosophes, si
« l’image se donne comme absence de la chose », on peut concevoir que l’invisible n’est rien d’autre que
l’image de l’image elle-même, la figuration de son concept. Si l’imaginaire se veut au sens propre
décroché de la réalité, une « absence de réel » disait Bachelard, l’image même de l’effacement de cette
réalité est en quelque sorte l’image symbolique de ce que doit être toute image ou tout imaginaire. On
doutait, à l’origine de cette réflexion, que l’invisible puisse faire image, et qu’il puisse faire image
fantastique. On croit savoir désormais qu’il est peut-être la seule image fantastique possible dès lors
qu’on conçoit l’image dans son sens visuel, ― en ce sens, le fantastique de l’invisible, c’est juste une
image, mais une image juste ― et qu’il se joue en lui l’essence même de toute image :
« ce qui se joue dans l’image est donc la manifestation de ce que l’on peut appeler une transcendance de l’absence de la chose,
l’apparaître d’un vide78 ».
77
78
Mireille Calle-Gruber, « Textamorphoses », Micromégas, 20, 1981, 9. 94-97.
Laurent Lavaud, introduction à L’image, op. cit., p. 16.
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