L`AN 526 du RENOUVEAU À la lumière d`une découverte des temps

Transcription

L`AN 526 du RENOUVEAU À la lumière d`une découverte des temps
L’AN 526 du RENOUVEAU
À la lumière d’une découverte des temps modernes,
on s’est aperçu que certains trous noirs,
pourtant dévoreurs de lumière,
émettraient de l’énergie…
Est-il permis de rêver qu’un trou noir
mangeur de désespoir restitue un…
Renouveau
?
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À tous les citoyens de la
FÉDÉRATION DES DÔMES
   À la suite des recherches archéologiques menées sur le site sacré
d’où partit le Guide et ses compagnons, la retentissante découverte
d’un manuscrit miraculeusement préservé a entraîné de nombreuses
rumeurs et des hypothèses – peut-être hasardeuses et prématurées,
peut-être réalistes – sur la nature, l’origine et la teneur du document
qui en est l’objet.
   Nous portons à votre connaissance l’intégralité de ce texte, sous la
responsabilité du Grand Conteur.
   En deuxième partie de cette publication, Celui-ci en personne
évoque et commente les premières réactions des divers milieux qui
se sont sentis concernés par cette découverte.
   Nous ne doutons pas de l’émotion et de la fierté que ces nouvelles
connaissances vous apporteront, et nous nous en réjouissons avec
tous les citoyens de notre fédération.
Le service de communication du Grand Conteur
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PREMIÈRE PARTIE
Texte intégral du
DOCUMENT DE KADER & REBECCA
   Il y avait la ville. Menaçante, poussiéreuse, bruyante et lointaine.
Il y avait le grand no man’s land qui aurait dû être jardins et espaces
de jeux pour les jeunes, et qui était en fait un terrain pelé, jonché
de débris de voitures calcinées, d’épaves ménagères rouillées et de
divers détritus. Trois arbres miteux dominaient ce désastre et leur
piètre ombrage servait de salle de réunion à d’inquiétants groupes,
qu’évitaient soigneusement les personnes isolées regagnant leur
logement.
   De grands blocs de bâtiments lézardés, uniquement consolidés par
des tags foisonnants qui en soulignaient la misère sans aucunement
les égayer, empêchaient le soleil d’adresser le moindre sourire à cet
angoissant paysage.
   Derrière ces grandes barres habitées, quelques hangars, une
fabrique désaffectée ouverte à tous les vents, et l’arrière d’une
maisonnette barricadée de murs et de barbelés, cernaient une sorte
d’impasse fermée au fond par un grand mur de parpaings renforcé
de ferrailles..
   Ces ruines, vestiges d’un autre temps où cette banlieue vivait une
existence villageoise parmi les pêchers, les lilas et les prés fleuris,
étaient rendues plus pathétiques encore par la présence d’une
carcasse de bus, rouillée, dépouillée et tordue, oubliée là.
   Officiellement rasés depuis des années, rayés du cadastre, ces
bâtiments perduraient en toute illégalité. Leur non-existence abritait
une vie larvaire, secrète, au moins aussi clandestine qu’eux.
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   Dealers et junkies avaient investi les lieux, de mauvais coups s’y
préparaient, s’y perpétraient peut-être dans les recoins cachés de
l’ancienne usine. Les caves des immeubles habités n’étaient pas
très recommandables, et peu de gens normaux avaient l’audace d’y
descendre, mais elles auraient paru l’antichambre du Couvent des
Oiseaux comparées aux dépendances de l’impasse.
   L’évocation de ces lieux sinistres se faisait à voix basse parmi les
résidents, et les pires rumeurs couraient sur ce qu’on nommait :
« le cul de sac ». On parlait d’enlèvements d’enfants, de disparitions
inexpliquées, de meurtres d’animaux, de pratiques de sorcellerie
tellement terribles et secrètes que les pires caïds des bandes rivales
qui terrorisaient le quartier ainsi que la ville alentour, n’osaient même
pas prétendre être au courant. Des disparitions semblaient bien s’y
être produites, mais personne n’y avait rien vu de surnaturel. Ici, le
drame est naturel.
   Les mères étaient les vecteurs actifs de la propagation de ces bruits.
Chacune amplifiait ce qui, déjà, la faisait frémir, et se mettait à
croire dur comme fer à son exagération. Autant dire que les enfants,
pourtant intrépides en meutes, se gardaient bien d’inclure le cul de
sac dans leur territoire. Ils n’en approchaient pas, et même les défis
stupides qu’ils se lançaient parfois ne les y risquaient pas.
   Protégé par ces tabous de terreur et sa non-existence légale, l’endroit,
curieusement, n’abritait ni décharge sauvage, ni clochards, avinés
ou non, ni squatters loufoques ou misérables, toutes présences qui
apportent une note pittoresque aux pires endroits. Il suintait de ce
lieu une angoisse épaisse et collante qui, d’ailleurs, se matérialisait en
une poussière noire, gluante, qui semblait sourdre de partout, vous
cerner et vous pousser vers le grand mur, derrière le squelette de
ferraille torturée de l’ancien bus, qui projetait vers le ciel de grandes
déchirures de tôle noircie.
   Personne ne le savait, mais deux êtres cependant osaient approcher
ce lieu terrifiant.
   Kader était le dernier rejeton d’une terrible famille intégriste et
violente, dont les trois frères aînés narguaient la police et montaient
provocations et coups de main aux frontières de la cité, entretenaient
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la terreur en ville comme dans leur propre milieu, où femmes et
filles les craignaient pire que la peste. Kader les avait regardé vivre,
avait écouté, observé, jugé. Tremblant de peur d’être enrôlé dans
ce tourbillon violent, criminel qui lui répugnait, il s’était fait tout
petit et passait pour simplet. Il acceptait quolibets et brimades avec
un grand sourire et des yeux pleins d’innocence, faisait les courses
qu’on lui confiait de bon gré mais mal, et avait ainsi réussi à se faire
oublier, à rester le petit demeuré sympathique et désarmant qu’il est
impossible de recruter pour la cause. Il passait le plus clair de son
temps le nez dans un livre avec l’air de faire semblant. En fait il lisait
beaucoup et réfléchissait plus encore.
   Il avait grandi quand même, comme un osier frêle, discrètement,
et parvenu à l’âge ou les autres garçons de la cité rêvaient de violer et
de conquérir les plus belles par l’intimidation et la brutalité, il était
tombé éperdument amoureux. Romantique et transi, un véritable
grand amour avait fleuri le cœur de ce garçon façonné par les
souffrances et la peur.
   Bien sûr, l’objet de cet amour se trouvait être la personne la moins
souhaitable dans ce cas. La flèche d’Eros avait atteint Rebecca. Si ce
dieu est farceur, c’est un farceur sinistre, car dans la cité, le clan formé
par la famille de cette belle enfant égalait la tribu de Kader. Quoique
d’origine juive, ils ne pratiquaient aucune religion hormis celle du
banditisme sous toutes ses formes, même les plus répugnantes :
drogues, prostitution d’adultes et d’enfants… La mère de Rebecca était
morte, et la petite devait au fait qu’elle élevait la nichée de ne pas être
encore sur le marché. Les hommes de la famille vivaient en grande
partie au dehors, avec un autre standing, les appartements de la cité
servant de planque en cas de malheur. Rebecca voyait avec terreur ses
frères et sœurs naturels ou utérins grandir, déjà un de ses frères était
parti pour faire carrière auprès de messieurs mûrs et riches.
   À l’âge où les jeunes filles sont folles de leur corps et provoquent
les hommes par leur coquetterie, Rebecca enlaidissait le sien par
toutes sortes d’artifices qui arrivaient à donner le change aux mâles
dominants de son entourage proche ou plus lointain. Il avait fallu
l’obstiné regard candide de Kader, pour percevoir, sous les dehors
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rigides et l’allure peu amène de la jeune fille la dissimulation à but
utilitaire qu’il connaissait si bien pour l’utiliser lui-même.
   Ils menaient le même combat, subissaient les mêmes contraintes,
vivaient constamment les mêmes terreurs… Ils s’étaient reconnus.
Ils avaient pu échanger quelques mots à la faveur des petites courses
dont se chargeait Kader pour tous ceux qui le demandaient. Il avait
parlé sans détour, se dévoilant à celle dont il avait percé le secret.
L’âme riche et belle du jeune homme d’apparence souffreteuse avait
produit sur la jeune fille, sevrée de tout ce qu’il lui apportait, l’effet
que la jeune beauté clandestine et sacrifiée avait provoqué sur lui.
Quelques rencontres fort dangereuses avaient suffi pour qu’entre
ces deux êtres en sursis un amour d’autant plus merveilleux qu’il
s’avérait impossible surgit, grandit, devint infini.
   Mais que faire de ce sentiment encombrant en la circonstance,
exigeant la présence, la proximité, l’intimité de l’être cher ?
   Kader, qui jouissait d’une liberté due à ses habitudes imprévisibles,
finit par envisager sérieusement l’impasse comme lieu possible
de rapprochement. En théorie, c’était l’endroit rêvé. Qui oserait
seulement imaginer les y chercher ?
   Au cours d’une de ses escapades de gamin fantasque, il en avait
autrefois tenté l’exploration. La réputation des lieux, la désespérance
qui émanait de toute chose, la glaise noire qui enrobait tout, ce
sentiment de plonger dans un gouffre qui l’avait saisi quand il avait
passé outre aux avertissements de sa peur l’avaient renvoyé sans délai
à ses misères bien réelles mais tout de même moins redoutables.
Qu’il put songer concrètement à un tel refuge pour son bel amour à
la lueur de ce souvenir abominable montre le degré de sa détresse. Il
envisagea, en adulte débarrassé des peurs irraisonnées de l’enfance,
une autre tentative.
   Non. Non… Non ! enrageait-il. Revenant d’une terrible plongée
dans l’atmosphère éminemment déprimante de l’impasse. Livré au
désarroi, il se voyait obligé de trouver autre chose. Impossible de
bâtir le moindre nid d’amour dans ce cloaque immonde. Il n’avait
fait qu’en explorer les premiers abords, en partie occupés par des
déchets humains au dernier degré d’intoxication à toutes sortes de
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drogues, affalés, faiblement gémissants, pas vraiment gênants pour
qui aurait le cœur cuirassé d’acier, mais omniprésents, occupant
le moindre refuge obscur des ruines sales de l’ancienne fabrique.
Passant outre son dégoût, il avait poussé un peu plus loin. Là, plus
personne, mais cette matière noire qui s’accumulait, le cernait,
l’engluait, suscitant une oppression, une terreur sourde et sans nom,
irraisonnée et irraisonnable parce que sans objet tangible. Aucun
spectre, aucune menace, aucun danger, aucune vision infernale
n’aurait pu produire cette détresse majeure, cette impression d’être
happé de l’intérieur, digéré sans être mangé, incorporé par cette
lise noire, tellement noire… Il avait pris ses jambes à son cou et fui
sans plus de précautions vers les dangers matériels qui le guettaient
au retour vers les lieux habités, où nombre d’yeux malveillants
pouvaient voir d’où il sortait si vite.
   Rebecca ne savait rien encore de ses projets avortés. Comme elle
ramenait chez eux deux tout petits, il fit mine de l’embêter, jouant
le demeuré une fois de plus, et lui expliqua sa mauvaise idée, son
effroi et sa fuite, et sa perplexité quant au devenir de leur amour
sans abri. Ramassant les deux bambins comme pour les protéger,
elle lui prodigua un merveilleux sourire derrière l’écran de leurs
deux frimousses, lui affirma que rien ne lui faisait peur tant qu’il
l’aimait, et lui donna un rendez-vous pour tenter encore la chance
de trouver un refuge plus loin, plus près du fond, derrière la carcasse
tordue qui faisait obstacle. Ils n’en purent dire plus, leur comédie
devant cesser.
   Perplexe, Kader se demanda tout d’abord d’où venait sa
connaissance de l’endroit, puis, revoyant sa propre épouvante,
songea d’une manière plus pratique aux moyens de mieux garder
son sang froid pour leur éviter les risques qu’il avait encourus en
s’enfuyant contre toute prudence. Ce qui avait pu passer inaperçu
pour un jeune attardé farfelu serait inévitablement plus voyant de la
part d’un couple aussi étrange.
   Ils arrivèrent furtivement et séparément, puis se réunirent au
delà des décombres de l’usine, loin des geignements insolites qui
hantaient ces alentours.
   Le bonheur de se voir sans témoins, débarrassés de l’obligation de
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jouer la comédie, de pouvoir enfin s’étreindre, se regarder, se sourire,
s’aimer, se le dire et se le prouver les prit tout entiers, emportant
tout sur sa route, même l’horrible angoisse sécrétée par le site.
   Ils vécurent un heureux moment sur ce capital, puis, inévitablement,
cœurs, corps et têtes reprirent leur place et leur rythme.
   Alors ils furent pénétrés par cette sensation odieuse d’une prise
de possession de leur être profond par une tristesse insondable,
un néant intime et inéluctable en total contraste avec la plénitude
que la passion leur avait procuré un instant auparavant. Mais leur
amour était fort, jeune et puissant, c’était un rempart efficace contre
la désespérance qui suintait de partout. Il leur donna le courage
d’avancer, de résister au monstre qui les agrippait de toutes parts.
   Ils entamèrent une recherche insolite : un coin douillet où se
retrouver à deux pour être heureux, au sein de l’antithèse même du
bonheur. Pour lutter contre la terreur qui les saisissait parfois, ils
matérialisaient leur tendresse et stimulaient l’élan de leurs cœurs. Ils
se racontaient aussi, faisaient connaissance. C’est ainsi que Rebecca
apprit à Kader qu’elle était déjà venue en ces lieux, et pourquoi.
   Ses frères avaient trouvé une nourrice clandestine pour la nichée, et
la fillette à peine nubile était l’enjeu d’un calcul sordide entre sa valeur
de jeune vierge, ajoutée aux subsides procurés à la nounou à qui on
devait des remerciements tarifés et à l’assurance de « l’éducation » que
recevraient les petits, qui prendraient ainsi de la valeur, et le modeste
travail qu’elle fournissait en assumant simplement la tenue des deux
appartements et le soin des petits. La balance ayant penché du côté
du premier plateau, elle avait pleuré, supplié, évoqué leurs parents,
et devant la méchanceté, la cupidité, la cruauté qu’ils lui opposaient,
elle avait voulu mourir. Elle avait volé un couteau et avait couru se
réfugier dans le cul de sac, aussi désespéré qu’elle et aussi noir que ses
pensées. L’idée du rouge que son sang allait apporter dans la noirceur
profonde qui tapissait tout la fascinait.
   Il est dur de mourir à treize ans, aussi elle s’était donné du temps
pour se rêver une existence qu’elle n’aurait jamais pu vivre dans sa
dangereuse réalité.
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   La sirène de police avait interrompu le cours de sa féerique
création. Pour ne pas manquer cette rareté : la police dans la cité
pourrie, elle s’était glissée derrière les immeubles. Elle vit tout, sans
être découverte : la future nounou, embarquée sans ménagements,
les flics nerveux, sur le qui-vive, le coup de feu venu d’on ne sait
où parmi les nombreuses fenêtres toutes semblables, la fusillade
hystérique mais brève qui suivit, puis le corps affaissé de la prévenue,
dont elle réalisa le décès lorsqu’on la plaça dans une housse à
fermeture éclair. L’urgence de mourir elle-même ne lui apparut plus
aussi clairement, aussi cacha-t-elle le couteau et reparut-elle, prête
à toutes les punitions, avec ou sans coups, mais avide de connaître
son sort après la disparition de sa concurrente. Toutefois la vie, en
fait, avait continué comme si de rien n’était, sans commentaires.
   Kader prit conscience, en écoutant ce récit, de la précarité de sa
vie, de leurs vies, plus encore de la conjonction des deux…
   Ils avançaient doucement dans une noirceur de plus en plus
présente, d’un gluant sec impossible à expliquer qui aspirait leurs
pieds, rendant la progression pénible comme la boue d’un marais,
mais en étreignant en même temps leur cœur, pompant leur jeune
énergie pourtant galvanisée par leur amour, qui grandissait encore
au fur et à mesure qu’ils faisaient connaissance et qu’à l’union de leurs
corps s’ajoutait la communion de leurs âmes. Mais comment éviter
de penser à l’absence d’avenir de cet amour sauvageon, sans abri et
condamné dans sa toute petite enfance. Leur pensées désespérées
passaient dans leurs regards et dans l’étreinte de leurs mains, puis
émanaient d’eux pour contribuer à la négativité du lieu. Gardant
chacun par devers soi ces redoutables conjectures, par respect pour
l’autre, ils continuèrent leur progression.
   Le sol paraissait en pente de plus en plus prononcée en direction
de la carcasse du vieux bus, qu’ils avaient décidé d’atteindre et de
contourner pour en explorer les possibilités d’abri. Tout, autour
d’eux devenait étrange, irréel. De plus en plus de matière noire
s’accumulait, comme une neige à rebours, semblant émaner de
partout, mais plus particulièrement de la cité. Oui, dans cette
atmosphère inconcevable, on croyait discerner la nature psychique de
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ces miasmes. Souffrances, désespoirs, angoisses, détresses, misères,
mais aussi cruauté, inhumanité générale, atrocités et mauvaises
actions en tous genres, vices et crimes produisaient, fabriquaient
cette substance négative dans laquelle ils s’enlisaient, indemnes
jusqu’à présent parce que cuirassés de leur amour triomphant mais
poussés à leur perte, embourbés, aimantés et attirés sur cette pente
devenue vertigineuse, tourbillonnante…
Un gouffre, un maelström, un trou noir… noir.. noir…
***
   La chute fut inouïe, hors du temps et de toute matérialité,
indescriptible.
***
   Quand la force qui les entraînait devint irrésistible, Kader agrippa
Rebecca aux épaules et la serra très fort contre lui, la souda à lui
pour ne pas la perdre dans ce remous insensé. Pendant la chute, il
crut ressentir un arrachement, une dissolution. Puis tout cessa.
D’abord, il se crut mort et constata le vérité des témoignages qu’il
avait lus sur le fameux « passage ». Tout y était, la grande lumière
éblouissante émanant de partout, le soulagement de ses peines, le
sentiment d’être hors de son corps et de ses contraintes… Il chercha
autour de lui son cadavre, puis, distrait par ce qui l’entourait, buta
sur une racine d’arbre et faillit tomber. Alerté par ce détail qui ne
collait pas avec le scénario, il se mit à humer, tâter, se pincer et dut
constater que son corps existait bel et bien et le paysage aussi. Rien
de plus banal et concret que ces plantes, ces cailloux, cette eau
jaillissante, ce chemin qui s’étend devant lui à perte de vue.
   Ayant ainsi renoué avec sa propre identité, il se sentit soudain
amputé. Rebecca ! Où est Rebecca ? Il s’élança de tous côtés en
hurlant : RE BECCA… !
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Un très faible écho sembla répondre. Il crut discerner Ka..der…,
mais si faiblement qu’il douta de ses sens… Il appela, appela en vain,
écoutant de tout son être, dans toutes les directions… Plus rien.
Le bruissement des feuilles, le gazouillis de l’eau, des craquements
furtifs de toutes petites vies animales… c’est tout. Les responsables
de ces différents bruits infimes restaient invisibles. Un doux vent
tiède caressait son visage plein de larmes, comme pour les tarir et le
consoler. Le ruisseau babillait doucement entre les fleurs, l’incitant
à le suivre. Kader se retourna encore, cherchant désespérément un
indice, une trace de la disparue. D’ailleurs, comment était-il arrivé
là ? d’où avait-il surgi ? Tournant le dos aux invites du petit ru joyeux,
il entreprit une découverte méthodique de ce lieu inconnu.
   Il se souvenait parfaitement de l’impasse, de la matière négative
accumulée, perpétuellement sécrétée par les alentours malsains, la
ville au loin, et leur propre désespoir même, qui les avait entraînés
dans cet entonnoir maléfique. Rebecca était alors dans ses bras,
serrée contre lui… Comment avait-il pu la perdre ? Cœur et corps,
ils ne faisaient qu’un. Il n’avait aucun souvenir de l’avoir lâchée,
de l’avoir senti s’éloigner de lui. Comment se retrouvait-il seul,
en cet endroit ignoré et désert ? Ses souvenirs, sondés, sollicités
et re-visités sans relâche lui fournissaient des éclairs, des bribes,
des flashes représentant une sorte de dissociation, un éclatement,
une évaporation de son corps physique, molécule par molécule…
Son corps physique était bien là cependant, intégralement. Ne lui
manquait que l’essentiel : son amour, sa raison de vivre, son autre
moi plus important que le premier. Comme fou, Kader repartit
en quête de Rebecca, courant ici et là, scrutant la moindre fissure,
la plus petite tache plus sombre, soulevant branches et pierres et
appelant à s’en rompre les veines.
   Ce déploiement d’activité insensée et infructueuse eut raison de sa
résistance. Soudain, un sommeil brutal et comateux l’abattit, dans
lequel il sombra.
   Son réveil le rendit à la fois à l’évidence du doux paysage qui
l’entourait et de sa terrible blessure d’amour. Il refit plus calmement
le tour et l’examen approfondi de ce qui aurait dû être un point
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de communication avec le trou du cul de sac, puisqu’il était là, et
qui, il ne cessait de s’en assurer, n’était l’issue de rien. Un endroit
parfaitement normal, innocent et sans mystère.
   Innocent… trop peut-être. Un buisson fleuri, qu’il avait plusieurs
fois sondé pour s ‘assurer qu’il ne recouvrait aucune issue, ou
possibilité d’amorce de souterrain, de terrier même, embaumait
un air léger, allègre. Le vent folâtre qui avait voulu le consoler tout
à l’heure donnait l’impression d’en émaner, et dispensait alentour
une suavité et une exhalaison bienfaisante, consolatrice et gaie. Le
ruisselet sortait de quelques pierres, au pied de ce taillis singulier
et, joyeux et entraînant, se comportait comme une incitation à
le suivre. Brise et flots prenaient la même direction. Kader tenta
l’autre : pas de chemin, des obstacles partout, et la sylve qui se
refermait inextricablement. Il fut obligé d’obéir à l’invite de son petit
compagnon bondissant, et suivit le chemin accueillant, seule issue
de cet endroit inhabité.
   La béante blessure de la disparition de Rebecca saignait très
fort, mais les efforts conjugués du zéphyr et des ondes espiègles le
distrayaient de sa peine, qu’ils allégeaient sans la faire disparaître.
Kader se sentait soutenu et réconforté dans cette épreuve. Il ne céda
pas au désespoir, au contraire il se promit de tout faire pour revoir
son amour, et se sentit grandi et fortifié par cette résolution.
   Toujours aussi riant, le paysage changeait peu à peu. Il atteignit
une zone où le sol cédait sous le pied, devenait spongieux et peu
sûr. Son ami le ruisseau paressait, se répandant en méandres, ou se
scindant en petits canaux dispersés.
   Alors il vit au loin de belles créatures lumineuses occupées à tirer du
marais de pauvres formes inertes, qu’elles ranimaient et soignaient
avec une attention touchante. Kader voulut se précipiter pour leur
parler, demander où il était, si l’on avait vu Rebecca, mais le sol se
déroba. Il les héla, mais le son de sa voix n’arrivait pas jusqu’à eux,
comme si une vitre les séparait de lui. De plus, inexplicablement, il
ne parvenait pas à quitter le sentier.
   Impuissant, il continua sa route, toujours encadré du petit vent follet
et de l’onde joyeuse. Au moins il avait vu qu’il n’était pas seul en cet
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étrange pays. Ces habitants ne semblaient pas dangereux, au contraire
puisqu’ils étaient occupés à des sauvetages. Et ils paraissaient si
beaux ! Il reprit son cheminement, sans trop comprendre vers quoi il
se dirigeait. Il croyait entendre parfois Rebecca l’appeler doucement
et suivait ce fantasme. La voix provenait tantôt du vent léger, tantôt
de l’eau murmurante, parfois, assourdie, des profondeurs du sol luimême. Après maints vains espoirs et recherches affolées, il en vint
à conclure qu’elle venait de son cœur, qu’elle s’était réfugiée en lui.
Sa souffrance renouvelée et apaisée chaque fois devint sa compagne
fidèle.
   Il pénétra dans un endroit où de grands rochers roses dressés
formaient une sorte de cirque, avec un espace dégagé au centre. De
ce contrebas jaillissaient d’étranges harmonies qui captèrent son
attention. Des êtres lumineux semblables aux sauveteurs du marais,
utilisaient des instruments inconnus et en tiraient une musique très
belle, douce et apaisante, pourtant pleine de joie pure, vivifiante.
Cette aubade semblait destinée à un groupe de forcenés au faciès
cruel et aux gestes menaçants, que calmaient et caressaient d’autres
gens pareils aux musiciens. D’abord, les énergumènes résistaient
aux démonstrations de bonté qu’on leur prodiguait. Après de longs
efforts, leurs silhouettes sombres et agitées finissaient par se calmer
et recevoir avec reconnaissance les consolations des lumineux
bienfaiteurs. Ils écoutaient un moment la musique, extasiés, et leur
forme se fondait, disparaissait comme une brume matinale quand
se lève le soleil. D’autres surgissaient, furieux et terribles, que
continuaient à traiter inlassablement les assistants des musiciens,
qui poursuivaient leur prodigieux concert.
   Perplexe, Kader, juché sur un éboulis malcommode bordant le
sentier, dominait la scène et ne pouvait pas plus se précipiter dans
le cirque rocheux qu’il n’avait pu avancer dans le marais. Bien qu’il
perçoive parfaitement le concert, il comprit que, cette fois encore sa
voix et ses appels n’arrivaient pas jusqu’aux personnages pourtant si
proches. Cependant, ayant longtemps considéré le spectacle, il saisit
combien de mal se donnaient ces gens pour guérir ces fous furieux et
les transformer en personnes raisonnables mais aussitôt enfuies.
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