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Immigrés et historiographie au Royaume-Uni Au cours des trente dernières années, on a constaté un intérêt croissant pour l’histoire des immigrés. Ce phénomène est en partie dû au rôle accru que jouent les immigrés et les minorités ethniques dans la société britannique d’après-guerre. Toutefois, l’intérêt des historiens pour l’immigration est aussi le fruit d’un changement d’attitude au sein de l’historiographie elle-même. Ses travaux de recherche se sont développés en raison de l’interaction entre ces influences internes et externes. Dans cet essai, j’examinerai cette interaction telle qu’elle est apparue dans les publications concernant les immigrés et l’immigration au XIXe et XXe siècles. par David Feldman, professeur à l’université de Birbeck, Londres (traduit de l’anglais par Danielle Grée) 28 Il serait utile, tout d’abord, de brosser à grands traits l’histoire des migrations à destination du Royaume-Uni, telles qu’elles se sont manifestées au fil des cinq cents dernières années. À partir du XVIe siècle, le pays est devenu l’une des destinations des protestants qui fuyaient la Contre-Réforme. Ce conflit religieux a eu des conséquences de grande portée et, à la fin du XVIIe siècle, pas moins de cinquante mille huguenots français s’étaient installés en Angleterre. Après 1650, les juifs ont eu de nouveau l’autorisation de s’installer dans le pays et, au XVIIIe siècle, un nombre croissant d’entre eux, venus d’Allemagne et des Pays-Bas, profitèrent de cette tolérance. Dans le même temps, entre dix mille et quinze mille Noirs arrivèrent dans le pays, la plupart d’entre eux étant des esclaves importés pour travailler comme domestiques. À la fin du XVIIIe siècle, un nombre croissant d’Irlandais pauvres a également immigré vers la Grande-Bretagne. Après 1800, des Irlandais, des Allemands et des juifs venus de l’empire russe des tsars sont devenus les principaux groupes d’immigrés. Bien que la loi de 1905 sur les étrangers ait enrayé l’arrivée massive d’immigrés venus d’Europe et que la loi de 1919 ait joué un rôle encore plus décisif à cet égard, le gouvernement britannique a tout de même autorisé l’entrée dans le pays, après 1933, de quelque soixante-dix mille réfugiés fuyant le régime nazi. Après 1945, tant la taille que la composition de l’immigration vers le Royaume-Uni ont commencé à évoluer. Bien que l’immigration irlandaise soit restée considérable, tout comme l’immigration d’Europe de l’Est immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, ces mouvements ont été complétés par l’arrivée de personnes venant d’anciennes et de nouvelles colonies. En 1971, il y avait en GrandeBretagne plus de six cent mille personnes qui étaient nées dans les Caraïbes ou dans le sous-continent indien, ou dont les parents y étaient nés. D’après les statistiques officielles, les immigrés représentaient, au N° 1255 - Mai-juin 2005 © Keystone. Janvier 1958. Famille de réfugiés hongrois, autorisés à rester, faisant du shopping à Three Bridges, Sussex, Grande-Bretagne. début des années quatre-vingt-dix, environ 6 % de la population totale. Toutefois, ce chiffre est sensiblement inférieur à la réalité, dans la mesure où il ne comprend pas les Irlandais(1). Commençons notre examen de l’historiographie de l’immigration en Grande-Bretagne par les décennies de l’après-guerre. Dans les années cinquante, l’immigration était une question traumatisante pour une minorité de politiciens conservateurs pour qui l’épreuve de la décolonisation était encore exacerbée par l’arrivée dans le Royaume-Uni d’anciens sujets des colonies. Ces préoccupations de l’élite étaient renforcées par une certaine opposition populaire à l’immigration dont témoignent les émeutes raciales de Notting Hill, à l’ouest de Londres, en 1958. Au début des années soixante, un certain nombre de politiciens appartenant au parti conservateur ont exploité la peur de l’immigrant pour tenter de gagner des voix. Dans le même temps, certains membres du parti travailliste craignaient que l’appel en faveur de mesures de restriction de l’immigration ne trouve un écho chez certains de leurs électeurs de la classe ouvrière. Voilà le contexte politique dans lequel s’est inscrite l’adoption de lois destinées à restreindre l’immigration en 1962, 1968 et 1971. Les textes n’étaient pas écrits dans des termes racistes, mais il est clair que leur objet était de limiter l’immigration de personnes à la peau sombre(2). Les chantiers de l’histoire 1)- P. Panayi, The impact of immigration, Manchester, 1999, pp.1-8. 2)- Z. Layton-Henry, The Politics of Immigration, Oxford, 1992, pp.71-89. 29 L’hostilité vis-à-vis des immigrés jugée irrationnelle par les historiens 3)- P. Foot, Immigration and race in British politics, Harmondsworth, Middlesex, 1965. J. Garrard, The English and immigration, 1880-1910, London, 1971. B. Gainer. The alien invasion. The origins of the 1905 Aliens Act, London, 1972, Heinemann. 4)- E. R. Norman, Anti-Catholicism in Victorian England, London, 1968. L.P. Curtis, Apes and angels : the Irishman in Victorian caricature, Newton Abbott, 1971. 5)- S. Patterson, Dark strangers: a sociological study of the absorption of a recent West Indian immigrant group in Brixton, South London, London, 1963. 6)- “See several of the essays”, in C. Homes, Immigrants and minorities in British society, London, 1978, et aussi, in K. Lunn ed., Hosts, immigrants and minorities: historical responses to newcomers in British society, Folkstone, 1980. C. Holmes, Anti-semitism on British society, London, 1979. A.G.O. Tuathaigh, “The Irish in nineteenthcentury Britain: problems of integration”, Transactions of the Royal Historical Society, 5th series, 31, 1981. R. Swift, “Another Stafford Street row”: law, order and the Irish presence in midVictorian Wolverhampton”, Immigrants and Minorities (3), 1984. K. Lunn ed., Race and labour in twentieth-century Britain, London, 1985. 30 Dans les années soixante, l’histoire académique était encore dominée par l’histoire de la politique ou des politiques publiques et elle s’inspirait essentiellement des documents produits par les classes nanties ayant accès à l’éducation et à la propriété. C’est dans ce contexte que des historiens ont commencé à examiner l’origine des lois promulguées contre l’immigration. Un certain nombre d’historiens examinèrent en particulier les origines de la loi de 1905 sur les étrangers(3). Il s’agit de la première loi moderne contre l’immigration, promulguée dans le but de limiter l’arrivée de juifs venant de l’empire russe et d’ailleurs en Europe de l’Est. Les historiens se sont également penchés sur l’hostilité vis-à-vis des Irlandais et de l’immigration irlandaise au XIXe siècle. Certains de ces travaux ont porté sur l’antipathie que nourrissaient les protestants à l’égard des catholiques romains ; d’autres ont étudié les écrivains et auteurs de bandes dessinées qui dépeignaient les immigrés irlandais comme une couche inférieure et sous-développée de la société britannique(4). Le mot clé de cette étape de la recherche historique était “préjugé”. L’antipathie vis-à-vis des immigrés était considérée comme irrationnelle – la recherche d’un bouc émissaire pour des problèmes sociaux dont l’origine était ailleurs – ou, simplement, comme le produit de l’ignorance. L’hypothèse implicite de départ était qu’une société saine, éduquée et bien informée réagirait au phénomène de l’immigration de manière différente, positive. À cet égard, les historiens ont adopté le même point de vue, envers les communautés d’immigrés du Royaume-Uni(5) de l’après-guerre, qu’une majorité d’importants sociologues faisant figure de pionniers à l’époque sur ce sujet. Une attention accrue à l’histoire des immigrés Vers la fin des années soixante-dix et quatre-vingt, on a pu constater une évolution sensible de la manière dont les chercheurs abordaient l’histoire des immigrés et de l’immigration. Ils ont continué, au fil de ces années, à accorder une certaine attention à la législation et aux attitudes des élites, mais ils se sont aussi davantage penchés sur les attitudes relevées dans la culture populaire et l’activité politique des masses. Des travaux importants ont été effectués, par exemple, sur l’histoire des réactions populaires à l’immigration juive, sur l’hostilité envers les immigrés irlandais, vus à la fois comme catholiques et comme concurrents sur le marché du travail, sur les émeutes raciales à Liverpool et dans d’autres ports après la Première Guerre mondiale(6). En outre, on a commencé à accorder une attention accrue à l’histoire des immigrés eux-mêmes. Par exemple, des historiens ont N° 1255 - Mai-juin 2005 examiné l’interaction entre les immigrés irlandais et la politique radicale ou le mouvement travailliste, et l’on a constaté la même tendance chez ceux qui étudiaient l’immigration juive(7). Des historiens de la ville ont, par exemple, cherché à établir si l’image des immigrés juifs et irlandais retrouvée dans les polémiques du XIXe siècle correspondait à la réalité sociale. Des historiens des États-Unis ont d’ailleurs joué un rôle décisif à cet égard. Lloyd Gartner et Lynn Lees ont été à l’origine de travaux de pionniers et d’histoires qui ont fait date sur les immigrés juifs et irlandais(8). Ces historiens reprenaient l’un et l’autre des courants de l’historiographie de l’immigration aux États-Unis. Les travaux de Gartner sur les immigrés juifs témoignent de l’influence d’Oscar Handlin(9), remarquable historien de l’immigration aux États-Unis. Handlin a notamment mis en lumière l’expérience traumatique qu’a représentée l’immigration vers les États-Unis et sa traduction dans des comportements dysfonctionnels ou pathologiques. Dans les travaux de Gartner, ce point de vue est cependant atténué par une appréciation très positive du rôle joué par les institutions de la communauté juive en vue de l’intégration. L’ouvrage de Lees a, lui, été rédigé à une époque où la réaction aux affirmations de Handlin s’était calmée. Lees et d’autres ont souligné l’ingéniosité des immigrés et ont mis l’accent sur leur capacité d’adaptation et sur le recours à une sous-culture ethnique dans ce processus(10). “L’histoire vue d’en bas” Ces tendances nouvelles reflétaient, en partie, la conviction croissante que la présence des immigrés au Royaume-Uni était amenée à durer et qu’elle allait de pair avec un changement significatif des composantes démographiques et culturelles de la nation. “Ethnicité” fut le terme utilisé pour étudier ce phénomène. Dans le même temps, ce changement d’approche historique reflétait également l’essor de l’histoire sociale. Au Royaume-Uni, cette évolution a pris une forme particulière, imputable à l’influence du marxisme et à l’importance croissante de “l’histoire vue d’en bas”. L’un des grands historiens britanniques de l’aprèsguerre, Edward Thompson, était un marxiste qui a abordé la question des immigrés irlandais dans un ouvrage qui a fait date, La formation de la classe ouvrière anglaise, publié en anglais en 1963(11). Thompson a choisi de mettre l’accent sur l’intégration des immigrés irlandais dans l’ensemble de la classe ouvrière. Il a surtout souligné les expériences partagées avec les ouvriers anglais, ainsi que l’implication des Irlandais dans les mouvements politiques radicaux et travaillistes. L’ethnicité des Irlandais ou les expériences qui étaient propres à leur histoire ne constituaient pas des thèmes intéressant Thompson. Au cours des deux décennies suivantes, d’autres historiens marxistes ont adopté une démarche similaire. Ils ont décrit en détail les expériences des ouvriers Les chantiers de l’histoire 7)- J.H Treble, “O’Connor, O’Connell and the attidudes of Irish immigrants towards Chartism in the north of England”, in J. Butt and I. Clarke (eds.), The Victorian and social protest, Newton Abbott, 1973. D. Thompson, “Ireland and the Irish in English radicalism before 1850”, in D. Thompson ed., The Chartist experience: studies in working-class radicalism and culture, 1830-1860, London, 1982. B. Williams, “The beginnings of Jewish trade unionism in Manchester, 1889-1891” in K. Lunn ed., Hosts, immigrants and minorities: historical responses to newcomers in British society, Folkstone, 1980. Buckman, Immigrants and the class struggle: the Jewish immigrant in Leeds 1880-1914, Manchester, 1985. 8)- L. Gartner, The Jewish immigrant in England, 1870-1914, London, 1960. L. Lees, Exiles of Erin: Irish migrants in Victorian London, Manchester, 1979. 9)- O. Handlin, The uprooted: from the old world to the new, London, 1953. 10)- Il y a eu d’autres études importantes sur les Irlandais dans les villes britanniques. F. Finnegan, Poverty and prejudice: a study of Irish immigrants in Yok, 1840-1875 Cork, 1982. S. Gilley and R. Swift, The Irish in the Victorian city, London, 1985. W.J. Lowe, The Irish in mid-Victorian Lancashire: the shaping of a workingclass community, New York, 1990. 11)- E.P. Thompson, The making of the English working class, London, 1963. 31 irlandais et surtout des ouvriers juifs. Mais l’objet principal de ces travaux était de présenter les immigrés comme des prolétaires dotés d’une conscience de classe de plus en plus aiguë : au-delà de leur ethnicité, c’était avant tout des ouvriers(12). Cependant, l’un des grands paraL’histoire des immigrés doxes du moment fut que l’attention s’est développée dans le contexte accrue accordée à l’histoire des immide l’essor de l’histoire sociale grés, inspirée par “l’histoire vue d’en bas”, est allée de pair avec la progresen général et dans celui d’un dialogue avec sion d’autres tendances, telles que celle une certaine tradition marxiste en particulier. de l’histoire des femmes – inspirée par le mouvement féministe –, de l’histoire du travail et de la famille ou de l’histoire populaire de la culture et de la politique. La recherche dans ces domaines a souvent révélé des différences et des divisions au sein de la classe ouvrière. Le paradigme des classes a ainsi commencé à se fissurer. L’équilibre entre la classe sociale et l’appartenance à une ethnie 12)- Cette tendance était particulièrement marquée dans l’historiographie juive. À part chez Buckman, Class struggle, et, avec une qualification plus grande, Williams “The origins of Jewish trade unionism”. J. White, Rothschild Buildings: life in an East End tenement block, 1887-1920, London, 1980. 13)- S. Fielding, Class and ethnicity : Irish Catholics in England, Buckingham, 1993. R. Swift and S. Gilley, The Irish in Britain, 1915-1939, London, 1989. W.J. Fishman, East End Jewish radicals, London, 1975. D. Cesarani ed., The making of modern Anglo-Jewry, Oxford, 1990. D. Feldman, Englishmen and Jews: social relations and political culture, 1840-1914, London, 1994. 14)- P. Fryer, Staying power: the history of black people in Britain, London, 1985. R. Visram, Ayahs, lascars and princes: Indians in Britain 1700-1947, London, 1986. 32 C’est dans ce contexte, où la primauté et la cohérence de la lutte des classes étaient remises en question, mais où “l’histoire vue d’en bas” continuait à faire preuve de vitalité, qu’un nombre croissant d’études relatives à des groupes immigrants a souligné le particularisme des minorités ethniques au Royaume-Uni(13). C’est également à cette époque qu’un journal intitulé Immigrants and Minorities est paru pour la première fois. Ce journal n’était pas exclusivement consacré à l’histoire britannique, mais il faisait largement appel à des historiens ayant écrit sur l’histoire des immigrés et des minorités au Royaume-Uni. C’est également à cette époque que des historiens extérieurs aux universités produisirent les premières histoires sérieuses des immigrés venus des Caraïbes et d’Asie du Sud(14) pour s’installer au Royaume-Uni. L’histoire des immigrés s’est donc développée dans le contexte de l’essor de l’histoire sociale en général et dans celui d’un dialogue avec une certaine tradition marxiste en particulier. Pour ces historiens, la question principale consistait à savoir comment établir un équilibre dans l’histoire des immigrés entre, d’une part, l’appartenance à une classe et, d’autre part, l’appartenance à une ethnie. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l’approche des chercheurs a encore évolué. Là encore, pour bien comprendre ces changements, il convient de tenir compte des événements politiques et des mouvements sociaux, ainsi que de l’évolution au sein de la discipline académique qu’est l’histoire. Il s’agit de décennies pendant lesquelles le parti conservateur, sous la houlette de Margaret Thatcher, puis de John Major, est devenu la force dominante de la politique britannique. De fait, N° 1255 - Mai-juin 2005 le parti travailliste et les syndicats ont essuyé, au cours des années quatre-vingt, une série de défaites cuisantes, dans un contexte de chômage élevé. 1981 a été marquée par les émeutes urbaines de Londres, Liverpool, Birmingham, Bristol et d’autres grandes villes. Bien que les protagonistes de ces émeutes n’aient pas seulement été des gens de couleur, les enfants d’immigrés nés en Grande-Bretagne en constituaient une proportion extrêmement forte et visible. La police, en butte à des accusations de racisme systématique, a été à tous moments la cible des émeutiers. L’autre événement clé du début des années quatre-vingt a été la guerre livrée en 1982 par les Britanniques à l’Argentine pour récupérer les îles Malouines. La guerre a suscité une flambée de patriotisme, apparente dans les discours enflammés du Premier ministre aux accents churchilliens, visible chez les foules qui acclamaient les forces armées lorsqu’elles partaient ou revenaient du champ de bataille, évidente dans la plupart des journaux et confortée, apparemment, par la victoire électorale des conservateurs en 1983(15). 15)- A. Barnett, Iron Britannia, London, 1982. J. Benyon, ed., Scarman and after: essays reflecting on Lord Scarman’s report, the riots and their aftermath, Oxford, 1984. J. Campbell, Margaret Thatcher, London, 2001. L’histoire du patriotisme et des identités nationales au Royaume-Uni Pour certains historiens, l’hégémonie des conservateurs, le patriotisme populaire, les défaites essuyées par le mouvement syndical et le parti travailliste ont intensifié la crise du marxisme et de l’interprétation de l’histoire comme une série de luttes de classes(16). C’est dans ce contexte que plusieurs historiens ont entrepris d’étudier l’histoire du patriotisme et des identités nationales au Royaume-Uni. Pour certains, c’était avant tout une 16)- M. Jacques, ed., The forward march of labour halted? London, 1981. © Keystone. 19 mars 1963. Grève des employés de la Habib Bank, établissement pakistanais de la City à Londres. Les chantiers de l’histoire 33 17)- L’intervention majeure est ici celle de R. Samuel ed., Patriotism: the making and unmaking of British natonal identities, London, 1989, 3 vols. R. Colls and P. Dodd (eds.), Englishness: politics and culture, 1880-1920, London, 1986. L. Colley, Britons: forging the nation, 1707-1837, London, 1992. 18)- E. Said, Orientalism, London, 1978. B. Anderson, Imagined communities: reflections on the origin and spread of nationalism, London, 1983. 19)- P. Gilroy, There ain’t no Black in the Union Jack: the cultural politics of race and nation, London, 1987. 20)- K. Paul, Whitewashing Britain: race and citizenship in the postwar era, London, 1997. A. Burton, At the heart of the empire: Indians and colonial encounter in late-Victorian Britain, London, 1998. L. Tabili, We ask for British justice: workers and racial difference in late imperial Britain, London, 1994. 21)- I.R.G. Spencer, British immiration policy since, 1939, London, 1997. B. Carter, C. Harris and S.Joshi, “The 1951-55 Conservative government and the racialization of immigration”, Immigrants and Minorities, 1987, 4 (3). K. Lunn, “The British state and immigration, 1945-51”, Immigrants and Minorities, 1989, 8 (1/2). R. Miles, Racism after ‘race relations’, London, 1993; En comparaison à Randall Hansen in Citizenship and immigration in postwar Britain: the institutional origins of a multicultural nation, Oxford, 2000. 34 façon d’expliquer la vigueur incontestable du mouvement conservateur au Royaume-Uni, tandis que d’autres cherchaient plutôt à récupérer l’histoire des patriotismes de la gauche(17). Deux concepts, articulés et développés bien au-delà de la sphère de l’historiographie britannique, ont donné forme à ces travaux. Le terme suggestif de “communauté imaginaire”, employé par Benedict Anderson, a amené les historiens à se tourner vers la formation culturelle, plutôt que politique ou sociologique, de l’identité nationale. L’influence d’Anderson s’est conjuguée à celle d’Edward Said. L’étude qu’a réalisée Said du rôle de l’orientalisme dans la construction de l’identité occidentale au XIXe siècle a notamment incité les historiens à examiner la manière dont les identités nationales s’étaient construites en s’identifiant à la différence ou en s’en distinguant(18). Il s’agissait d’un contexte intellectuel et politique propice à une nouvelle vague de travaux portant avant tout sur l’histoire du racisme et des identités nationales au Royaume-Uni. Le traitement politique des questions de race et d’immigration a d’ailleurs joué un rôle dans l’analyse de l’hégémonie du parti conservateur. Ceci était en partie dû au fait que, lors de la campagne électorale de 1979, Margaret Thatcher avait exprimé, à un moment donné, sa compréhension pour les gens qui se sentaient “envahis” par les immigrés. La raison en était aussi que les émeutes de 1981 semblaient confirmer l’existence d’un sous-prolétariat noir, exclu des emplois rémunérés, objet de discrimination de la part de la police et d’autres institutions, et dénigré par les politiciens conservateurs. Cette période académique s’est trouvée résumée dans le titre d’un ouvrage rédigé par le sociologue Paul Gilroy et intitulé There ain’t no black in the Union Jack(19). Dans le même temps, on assistait à une prolifération d’études historiques préoccupées de la construction d’identités nationales au Royaume-Uni, excluant les immigrés catholiques, irlandais, juifs ou noirs. Comme dans le passé, l’évolution au Royaume-Uni était alors influencée par des courants américains. Des historiens basés aux États-Unis ont, en effet, joué un rôle décisif en relevant l’importance des discours raciaux dans la construction des identités au Royaume-Uni aux XIXe et XXe siècles, ainsi que celle de l’empire ou, ces dernières décennies, de l’héritage de l’empire dans la formation d’attitudes sur les questions de race et d’immigration(20). En même temps, les historiens installés en Grande-Bretagne ont pu exploiter des documents historiques récemment déclassés pour mettre au jour les hypothèses racistes qui sous-tendaient la politique de l’État en matière d’immigration pendant les décennies de l’après-guerre(21). “Citoyenneté” et “multiculturalisme” Enfin, nous en venons à la période actuelle. Le phénomène de l’immigration au Royaume-Uni a pris une nouvelle tournure, à bien des égards, au fil de ces vingt dernières années. Tout d’abord, on a constaté un essor de l’immigration, tant légale que clandestine. Deuxièmement, l’origine des immi- N° 1255 - Mai-juin 2005 grés débarquant au Royaume-Uni a changé. Contrairement aux immigrés des premières décennies de l’après-guerre, la majorité des immigrés actuels vient de pays qui ne faisaient pas auparavant partie de l’empire britannique. Troisièmement, la politique et la pratique gouvernementales ont changé. L’État encourage désormais l’immigration de main-d’œuvre vers le Royaume-Uni mais, dans le même temps, il ne parvient pas à atteindre ses propres objectifs et à restreindre l’immigration de ceux qu’il souhaiterait exclure. Quatrièmement, il convient de tenir compte de la signification politique accordée à l’immigration et à la diversité culturelle, fruit de Contrairement aux immigrés des premières la progression de la politique identitaire dans un cadre démocratique. décennies de l’après-guerre, Ces nouvelles préoccupations sont la majorité des immigrés actuels souvent abordées respectivement à vient de pays qui ne faisaient pas auparavant travers les expressions de “citoyenpartie de l’empire britannique. neté” et ”multiculturalisme”(22). Cette période nouvelle a d’ores et déjà des effets tangibles sur les possibilités de recherche et sur le cadre de la recherche historique. Il 22)- Secrétaire d’État au département des Affaires en va surtout ainsi parce que le gouvernement britannique et les insti- intérieures, Secure borders, tutions qu’il finance s’intéressent à la recherche sur les immigrés et safe haven: integration with diversity in modern sur l’immigration comme jamais auparavant. Par exemple, l’Economic Britain, London, 2002. and Social Research Council, organe subventionné par l’État, a créé S. Spencer ed., The politics of migration: managing en 2003 un centre baptisé “Centre on Migration Policy and Society” opportunity, conflict and hébergé par l’université d’Oxford. En 2005, l’Arts and Humanities change, Oxford, 2003. Research Council a lancé une initiative stratégique, étayée par quelque 5,5 millions de livres sterling pour appuyer la recherche sur les Diasporas, Migrations et Identités(23). Ces financements doivent 23)http://www.ahrb.ac.uk encore être alloués, mais il est probable qu’une proportion non négligeable sera destinée à la recherche historique. Ces nouveaux fonds, disponibles pour la recherche sur l’immigration et ses conséquences, ne pourront qu’engendrer un intérêt et une activité supplémentaires dans les milieux académiques, notamment parmi les historiens. Comment intégrer l’histoire de l’immigration dans l’historiographie britannique. Ces changements et interruptions ne nous permettent pas de conclure que l’histoire de l’immigration n’est pas pertinente. À bon nombre d’égards, elle l’est plus que jamais, car c’est seulement en examinant l’histoire que nous pouvons effectivement cerner ce qui est différent et ce qui est identique dans la période actuelle. Il est par conséquent approprié de conclure par une réflexion sur la manière d’intégrer actuellement l’histoire de l’immigration dans l’historiographie britannique. Une bonne partie de l’historiographie sur l’immigration cherche Les chantiers de l’histoire 35 24)- Panayi, The impact of immigration, and C. Holmes, John Bull’s island:immigration and British society 1871-1971, Basingstoke, 1988. 25)- D. Feldman, “Migrants, immigrants and welfare from the old poor law to the welfare state”, Transactions of the Royal Historical Society, (13) 2003. 36 à présenter une histoire de l’immigration vers le Royaume-Uni qui serait sans discontinuité depuis la fin du Moyen Âge(24). Cette école attire l’attention sur un courant important de l’histoire britannique. Elle est bien intentionnée, dans la mesure où elle s’emploie à donner une légitimité historique à la présence actuelle des immigrés. Toutefois, ce type d’argumentation présente de sérieuses lacunes historiques. En effet, si l’on peut souligner la longue trajectoire de l’immigration, encore faut-il considérer par ailleurs son poids démographique. Or, les immigrés n’ont jamais constitué qu’une minuscule proportion de la population. Si l’on a assisté à l’arrivée dans le pays d’un million et demi à deux millions de nouveaux venus entre 1815 et 1945, il convient de souligner que, dans le même temps, la population s’est accrue dans son ensemble, passant de 12 millions à plus de 45 millions de personnes. En outre, les 11,4 millions de personnes qui ont émigré entre 1815 et 1930 font paraître bien dérisoires le nombre d’immigrés. Surtout, ce type de raisonnement masque la rupture qu’a connue le Royaume-Uni d’après-guerre – et encore plus au cours de ces vingt dernières années – sur le plan de l’échelle de l’immigration. Une autre manière d’intégrer l’histoire de l’immigration a consisté à souligner l’importance incontestable de la race dans la construction des identités nationales au Royaume-Uni. Surtout, s’agissant de l’immigration, les historiens ont fait valoir que le Royaume-Uni du XXe siècle avait assisté au triomphe d’une notion de citoyenneté et d’identité nationale exclusivement “blanche”. Dans certains domaines, notamment celui de la politique en matière d’immigration des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt, de nombreuses preuves étayent cette affirmation. Toutefois, si nous regardons au-delà de la politique de l’immigration et examinons, par exemple, l’histoire des prestations et allocations sociales, une analyse effectuée en fonction des races ne laisse pas apparaître de désavantages systématiques pour les immigrés(25). C’est peut-être en s’interrogeant sur les origines historiques du triomphe actuel du “multiculturalisme” que l’histoire de l’immigration peut être le plus utilement replacée dans le courant dominant de l’histoire britannique. La question qui sous-tend le terme de “multiculturalisme” est la suivante : comment l’État et la société britanniques peuvent-ils endiguer la diversité culturelle ? Il s’agit d’une question ancienne, mais, dans l’ensemble, elle n’a pas été posée par les minorités immigrant au Royaume-Uni mais par les minorités religieuses. En d’autres termes, on retrouve les signes précurseurs du débat actuel sur le multiculturalisme dans les débats séculaires portant sur les rapports entre l’Église et l’État et sur les droits des minorités religieuses. Les origines du triomphe actuel du multiculturalisme peuvent, par exemple, être recherchées dans les concessions faites par l’État britannique aux minorités catholiques romaines et juives – notamment sur l’enseignement subventionné par l’État – aux XIX et XXe siècles, N° 1255 - Mai-juin 2005 lorsque les privilèges de l’Église-État ont été maintenus en étendant ces mêmes privilèges à d’autres groupes religieux. Certaines des questions importantes soulevées par l’immigration et la diversité ethnique dans le Royaume-Uni contemporain peuvent donc être comprises en ayant recours à certains des thèmes les plus traditionnels de l’histoire britannique, mais, en même temps, elles peuvent nous amener à aborder le sujet sous des angles différents et originaux. A PUBLIÉ Damian Moore, “Les politiques de développement social urbain et la gestion de l’ethnicité en France et en Grande-Bretagne” Hors Dossier, n° 1232, juillet-août 2001 Mogniss H. Abdallah, “Grande-Bretagne : le racisme institutionnel sur la sellette” Dossier Combattre et connaître les discriminations, n°1219, mai-juin 1999 Les chantiers de l’histoire 37