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Immigrés et historiographie
au Royaume-Uni
Au cours des trente dernières années, on a constaté un intérêt croissant pour l’histoire des immigrés.
Ce phénomène est en partie dû au rôle accru que jouent les immigrés et les minorités
ethniques dans la société britannique d’après-guerre. Toutefois, l’intérêt des historiens pour
l’immigration est aussi le fruit d’un changement d’attitude au sein de l’historiographie elle-même.
Ses travaux de recherche se sont développés en raison de l’interaction entre ces influences
internes et externes. Dans cet essai, j’examinerai cette interaction telle qu’elle est apparue dans
les publications concernant les immigrés et l’immigration au XIXe et XXe siècles.
par David Feldman,
professeur à l’université
de Birbeck, Londres
(traduit de l’anglais par
Danielle Grée)
28
Il serait utile, tout d’abord, de brosser à grands traits l’histoire des
migrations à destination du Royaume-Uni, telles qu’elles se sont manifestées au fil des cinq cents dernières années. À partir du XVIe siècle,
le pays est devenu l’une des destinations des protestants qui fuyaient
la Contre-Réforme. Ce conflit religieux a eu des conséquences de
grande portée et, à la fin du XVIIe siècle, pas moins de cinquante mille
huguenots français s’étaient installés en Angleterre. Après 1650, les
juifs ont eu de nouveau l’autorisation de s’installer dans le pays et, au
XVIIIe siècle, un nombre croissant d’entre eux, venus d’Allemagne et
des Pays-Bas, profitèrent de cette tolérance. Dans le même temps,
entre dix mille et quinze mille Noirs arrivèrent dans le pays, la plupart
d’entre eux étant des esclaves importés pour travailler comme domestiques. À la fin du XVIIIe siècle, un nombre croissant d’Irlandais
pauvres a également immigré vers la Grande-Bretagne. Après 1800, des
Irlandais, des Allemands et des juifs venus de l’empire russe des tsars
sont devenus les principaux groupes d’immigrés. Bien que la loi de
1905 sur les étrangers ait enrayé l’arrivée massive d’immigrés venus
d’Europe et que la loi de 1919 ait joué un rôle encore plus décisif à cet
égard, le gouvernement britannique a tout de même autorisé l’entrée
dans le pays, après 1933, de quelque soixante-dix mille réfugiés fuyant
le régime nazi. Après 1945, tant la taille que la composition de l’immigration vers le Royaume-Uni ont commencé à évoluer. Bien que l’immigration irlandaise soit restée considérable, tout comme l’immigration
d’Europe de l’Est immédiatement après la Seconde Guerre mondiale,
ces mouvements ont été complétés par l’arrivée de personnes venant
d’anciennes et de nouvelles colonies. En 1971, il y avait en GrandeBretagne plus de six cent mille personnes qui étaient nées dans les
Caraïbes ou dans le sous-continent indien, ou dont les parents y étaient
nés. D’après les statistiques officielles, les immigrés représentaient, au
N° 1255 - Mai-juin 2005
© Keystone.
Janvier 1958.
Famille de réfugiés
hongrois, autorisés
à rester, faisant
du shopping à
Three Bridges, Sussex,
Grande-Bretagne.
début des années quatre-vingt-dix, environ 6 % de la population totale.
Toutefois, ce chiffre est sensiblement inférieur à la réalité, dans la
mesure où il ne comprend pas les Irlandais(1).
Commençons notre examen de l’historiographie de l’immigration en
Grande-Bretagne par les décennies de l’après-guerre. Dans les années
cinquante, l’immigration était une question traumatisante pour une minorité de politiciens conservateurs pour qui l’épreuve de la décolonisation
était encore exacerbée par l’arrivée dans le Royaume-Uni d’anciens sujets
des colonies. Ces préoccupations de l’élite étaient renforcées par une certaine opposition populaire à l’immigration dont témoignent les émeutes
raciales de Notting Hill, à l’ouest de Londres, en 1958. Au début des années
soixante, un certain nombre de politiciens appartenant au parti conservateur ont exploité la peur de l’immigrant pour tenter de gagner des voix.
Dans le même temps, certains membres du parti travailliste craignaient
que l’appel en faveur de mesures de restriction de l’immigration ne trouve
un écho chez certains de leurs électeurs de la classe ouvrière. Voilà le
contexte politique dans lequel s’est inscrite l’adoption de lois destinées à
restreindre l’immigration en 1962, 1968 et 1971. Les textes n’étaient pas
écrits dans des termes racistes, mais il est clair que leur objet était de
limiter l’immigration de personnes à la peau sombre(2).
Les chantiers de l’histoire
1)- P. Panayi, The impact
of immigration,
Manchester, 1999, pp.1-8.
2)- Z. Layton-Henry,
The Politics of Immigration,
Oxford, 1992, pp.71-89.
29
L’hostilité vis-à-vis des immigrés jugée
irrationnelle par les historiens
3)- P. Foot, Immigration
and race in British
politics, Harmondsworth,
Middlesex, 1965.
J. Garrard, The English
and immigration,
1880-1910, London, 1971.
B. Gainer. The alien
invasion. The origins
of the 1905 Aliens Act,
London, 1972, Heinemann.
4)- E. R. Norman,
Anti-Catholicism
in Victorian England,
London, 1968.
L.P. Curtis, Apes and
angels : the Irishman
in Victorian caricature,
Newton Abbott, 1971.
5)- S. Patterson, Dark
strangers: a sociological
study of the absorption
of a recent West Indian
immigrant group
in Brixton, South London,
London, 1963.
6)- “See several of
the essays”, in C. Homes,
Immigrants and minorities
in British society,
London, 1978, et aussi,
in K. Lunn ed., Hosts,
immigrants and minorities:
historical responses
to newcomers in British
society, Folkstone, 1980.
C. Holmes, Anti-semitism
on British society,
London, 1979.
A.G.O. Tuathaigh,
“The Irish in nineteenthcentury Britain: problems
of integration”, Transactions
of the Royal Historical
Society, 5th series, 31, 1981.
R. Swift, “Another Stafford
Street row”: law, order and
the Irish presence in midVictorian Wolverhampton”,
Immigrants and Minorities
(3), 1984.
K. Lunn ed., Race and
labour in twentieth-century
Britain, London, 1985.
30
Dans les années soixante, l’histoire académique était encore dominée
par l’histoire de la politique ou des politiques publiques et elle s’inspirait essentiellement des documents produits par les classes nanties
ayant accès à l’éducation et à la propriété. C’est dans ce contexte que
des historiens ont commencé à examiner l’origine des lois promulguées
contre l’immigration. Un certain nombre d’historiens examinèrent en
particulier les origines de la loi de 1905 sur les étrangers(3). Il s’agit de
la première loi moderne contre l’immigration, promulguée dans le but
de limiter l’arrivée de juifs venant de l’empire russe et d’ailleurs en
Europe de l’Est. Les historiens se sont également penchés sur l’hostilité vis-à-vis des Irlandais et de l’immigration irlandaise au XIXe siècle.
Certains de ces travaux ont porté sur l’antipathie que nourrissaient les
protestants à l’égard des catholiques romains ; d’autres ont étudié les
écrivains et auteurs de bandes dessinées qui dépeignaient les immigrés irlandais comme une couche inférieure et sous-développée de la
société britannique(4). Le mot clé de cette étape de la recherche historique était “préjugé”. L’antipathie vis-à-vis des immigrés était considérée comme irrationnelle – la recherche d’un bouc émissaire pour des
problèmes sociaux dont l’origine était ailleurs – ou, simplement,
comme le produit de l’ignorance. L’hypothèse implicite de départ était
qu’une société saine, éduquée et bien informée réagirait au phénomène de l’immigration de manière différente, positive. À cet égard, les
historiens ont adopté le même point de vue, envers les communautés
d’immigrés du Royaume-Uni(5) de l’après-guerre, qu’une majorité d’importants sociologues faisant figure de pionniers à l’époque sur ce sujet.
Une attention accrue
à l’histoire des immigrés
Vers la fin des années soixante-dix et quatre-vingt, on a pu constater
une évolution sensible de la manière dont les chercheurs abordaient
l’histoire des immigrés et de l’immigration. Ils ont continué, au fil de
ces années, à accorder une certaine attention à la législation et aux
attitudes des élites, mais ils se sont aussi davantage penchés sur les
attitudes relevées dans la culture populaire et l’activité politique des
masses. Des travaux importants ont été effectués, par exemple, sur
l’histoire des réactions populaires à l’immigration juive, sur l’hostilité
envers les immigrés irlandais, vus à la fois comme catholiques et
comme concurrents sur le marché du travail, sur les émeutes raciales
à Liverpool et dans d’autres ports après la Première Guerre mondiale(6). En outre, on a commencé à accorder une attention accrue à
l’histoire des immigrés eux-mêmes. Par exemple, des historiens ont
N° 1255 - Mai-juin 2005
examiné l’interaction entre les immigrés irlandais et la politique radicale ou le mouvement travailliste, et l’on a constaté la même tendance
chez ceux qui étudiaient l’immigration juive(7). Des historiens de la
ville ont, par exemple, cherché à établir si l’image des immigrés juifs et
irlandais retrouvée dans les polémiques du XIXe siècle correspondait à
la réalité sociale. Des historiens des États-Unis ont d’ailleurs joué un
rôle décisif à cet égard. Lloyd Gartner et Lynn Lees ont été à l’origine
de travaux de pionniers et d’histoires qui ont fait date sur les immigrés
juifs et irlandais(8). Ces historiens reprenaient l’un et l’autre des courants de l’historiographie de l’immigration aux États-Unis. Les travaux
de Gartner sur les immigrés juifs témoignent de l’influence d’Oscar
Handlin(9), remarquable historien de l’immigration aux États-Unis.
Handlin a notamment mis en lumière l’expérience traumatique qu’a
représentée l’immigration vers les États-Unis et sa traduction dans des
comportements dysfonctionnels ou pathologiques. Dans les travaux de
Gartner, ce point de vue est cependant atténué par une appréciation
très positive du rôle joué par les institutions de la communauté juive en
vue de l’intégration. L’ouvrage de Lees a, lui, été rédigé à une époque
où la réaction aux affirmations de Handlin s’était calmée. Lees et
d’autres ont souligné l’ingéniosité des immigrés et ont mis l’accent sur
leur capacité d’adaptation et sur le recours à une sous-culture ethnique dans ce processus(10).
“L’histoire vue d’en bas”
Ces tendances nouvelles reflétaient, en partie, la conviction croissante
que la présence des immigrés au Royaume-Uni était amenée à durer et
qu’elle allait de pair avec un changement significatif des composantes
démographiques et culturelles de la nation. “Ethnicité” fut le terme utilisé pour étudier ce phénomène. Dans le même temps, ce changement
d’approche historique reflétait également l’essor de l’histoire sociale.
Au Royaume-Uni, cette évolution a pris une forme particulière, imputable à l’influence du marxisme et à l’importance croissante de “l’histoire vue d’en bas”. L’un des grands historiens britanniques de l’aprèsguerre, Edward Thompson, était un marxiste qui a abordé la question
des immigrés irlandais dans un ouvrage qui a fait date, La formation de
la classe ouvrière anglaise, publié en anglais en 1963(11). Thompson a
choisi de mettre l’accent sur l’intégration des immigrés irlandais dans
l’ensemble de la classe ouvrière. Il a surtout souligné les expériences
partagées avec les ouvriers anglais, ainsi que l’implication des Irlandais
dans les mouvements politiques radicaux et travaillistes. L’ethnicité des
Irlandais ou les expériences qui étaient propres à leur histoire ne
constituaient pas des thèmes intéressant Thompson. Au cours des deux
décennies suivantes, d’autres historiens marxistes ont adopté une
démarche similaire. Ils ont décrit en détail les expériences des ouvriers
Les chantiers de l’histoire
7)- J.H Treble, “O’Connor,
O’Connell and the attidudes
of Irish immigrants towards
Chartism in the north
of England”, in J. Butt and I.
Clarke (eds.), The Victorian
and social protest,
Newton Abbott, 1973.
D. Thompson, “Ireland
and the Irish in English
radicalism before 1850”,
in D. Thompson ed., The
Chartist experience: studies
in working-class radicalism
and culture, 1830-1860,
London, 1982.
B. Williams, “The beginnings
of Jewish trade unionism
in Manchester, 1889-1891”
in K. Lunn ed., Hosts,
immigrants and minorities:
historical responses
to newcomers in British
society, Folkstone, 1980.
Buckman, Immigrants
and the class struggle:
the Jewish immigrant
in Leeds 1880-1914,
Manchester, 1985.
8)- L. Gartner, The Jewish
immigrant in England,
1870-1914, London, 1960.
L. Lees, Exiles of Erin:
Irish migrants in Victorian
London, Manchester, 1979.
9)- O. Handlin, The uprooted:
from the old world to the
new, London, 1953.
10)- Il y a eu d’autres études
importantes sur les Irlandais
dans les villes britanniques.
F. Finnegan, Poverty
and prejudice: a study
of Irish immigrants in Yok,
1840-1875 Cork, 1982.
S. Gilley and R. Swift,
The Irish in the Victorian
city, London, 1985.
W.J. Lowe, The Irish in
mid-Victorian Lancashire:
the shaping of a workingclass community, New York,
1990.
11)- E.P. Thompson,
The making of the English
working class, London, 1963.
31
irlandais et surtout des ouvriers juifs. Mais l’objet principal de ces travaux était de présenter les immigrés comme des prolétaires dotés d’une
conscience de classe de plus en plus aiguë : au-delà de leur ethnicité,
c’était avant tout des ouvriers(12).
Cependant, l’un des grands paraL’histoire des immigrés
doxes du moment fut que l’attention
s’est développée dans le contexte
accrue accordée à l’histoire des immide l’essor de l’histoire sociale
grés, inspirée par “l’histoire vue d’en
bas”, est allée de pair avec la progresen général et dans celui d’un dialogue avec
sion d’autres tendances, telles que celle
une certaine tradition marxiste en particulier.
de l’histoire des femmes – inspirée par
le mouvement féministe –, de l’histoire
du travail et de la famille ou de l’histoire populaire de la culture et de la
politique. La recherche dans ces domaines a souvent révélé des différences et des divisions au sein de la classe ouvrière. Le paradigme des
classes a ainsi commencé à se fissurer.
L’équilibre entre la classe sociale
et l’appartenance à une ethnie
12)- Cette tendance était
particulièrement marquée
dans l’historiographie juive.
À part chez Buckman,
Class struggle, et, avec une
qualification plus grande,
Williams “The origins
of Jewish trade unionism”.
J. White, Rothschild
Buildings: life in an East
End tenement block,
1887-1920, London, 1980.
13)- S. Fielding, Class and
ethnicity : Irish Catholics in
England, Buckingham, 1993.
R. Swift and S. Gilley,
The Irish in Britain,
1915-1939, London, 1989.
W.J. Fishman,
East End Jewish radicals,
London, 1975.
D. Cesarani ed., The making
of modern Anglo-Jewry,
Oxford, 1990.
D. Feldman, Englishmen
and Jews: social relations
and political culture,
1840-1914, London, 1994.
14)- P. Fryer, Staying power:
the history of black people
in Britain, London, 1985.
R. Visram, Ayahs, lascars
and princes: Indians
in Britain 1700-1947,
London, 1986.
32
C’est dans ce contexte, où la primauté et la cohérence de la lutte des
classes étaient remises en question, mais où “l’histoire vue d’en bas”
continuait à faire preuve de vitalité, qu’un nombre croissant d’études
relatives à des groupes immigrants a souligné le particularisme des
minorités ethniques au Royaume-Uni(13). C’est également à cette
époque qu’un journal intitulé Immigrants and Minorities est paru pour
la première fois. Ce journal n’était pas exclusivement consacré à l’histoire britannique, mais il faisait largement appel à des historiens ayant
écrit sur l’histoire des immigrés et des minorités au Royaume-Uni. C’est
également à cette époque que des historiens extérieurs aux universités
produisirent les premières histoires sérieuses des immigrés venus des
Caraïbes et d’Asie du Sud(14) pour s’installer au Royaume-Uni.
L’histoire des immigrés s’est donc développée dans le contexte de
l’essor de l’histoire sociale en général et dans celui d’un dialogue avec
une certaine tradition marxiste en particulier. Pour ces historiens, la
question principale consistait à savoir comment établir un équilibre
dans l’histoire des immigrés entre, d’une part, l’appartenance à une
classe et, d’autre part, l’appartenance à une ethnie.
Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l’approche des
chercheurs a encore évolué. Là encore, pour bien comprendre ces changements, il convient de tenir compte des événements politiques et des
mouvements sociaux, ainsi que de l’évolution au sein de la discipline académique qu’est l’histoire. Il s’agit de décennies pendant lesquelles le
parti conservateur, sous la houlette de Margaret Thatcher, puis de John
Major, est devenu la force dominante de la politique britannique. De fait,
N° 1255 - Mai-juin 2005
le parti travailliste et les syndicats ont essuyé, au cours des années
quatre-vingt, une série de défaites cuisantes, dans un contexte de chômage élevé. 1981 a été marquée par les émeutes urbaines de Londres,
Liverpool, Birmingham, Bristol et d’autres grandes villes. Bien que les
protagonistes de ces émeutes n’aient pas seulement été des gens de couleur, les enfants d’immigrés nés en Grande-Bretagne en constituaient
une proportion extrêmement forte et visible. La police, en butte à des
accusations de racisme systématique, a été à tous moments la cible des
émeutiers. L’autre événement clé du début des années quatre-vingt a été
la guerre livrée en 1982 par les Britanniques à l’Argentine pour récupérer les îles Malouines. La guerre a suscité une flambée de patriotisme,
apparente dans les discours enflammés du Premier ministre aux accents
churchilliens, visible chez les foules qui acclamaient les forces armées
lorsqu’elles partaient ou revenaient du champ de bataille, évidente dans
la plupart des journaux et confortée, apparemment, par la victoire électorale des conservateurs en 1983(15).
15)- A. Barnett, Iron
Britannia, London, 1982.
J. Benyon, ed., Scarman
and after: essays reflecting
on Lord Scarman’s
report, the riots and their
aftermath, Oxford, 1984.
J. Campbell, Margaret
Thatcher, London, 2001.
L’histoire du patriotisme et des identités
nationales au Royaume-Uni
Pour certains historiens, l’hégémonie des conservateurs, le patriotisme
populaire, les défaites essuyées par le mouvement syndical et le parti travailliste ont intensifié la crise du marxisme et de l’interprétation de l’histoire comme une série de luttes de classes(16). C’est dans ce contexte que
plusieurs historiens ont entrepris d’étudier l’histoire du patriotisme et des
identités nationales au Royaume-Uni. Pour certains, c’était avant tout une
16)- M. Jacques, ed.,
The forward march of labour
halted? London, 1981.
© Keystone.
19 mars 1963.
Grève des employés
de la Habib Bank,
établissement pakistanais
de la City à Londres.
Les chantiers de l’histoire
33
17)- L’intervention majeure
est ici celle de R. Samuel ed.,
Patriotism: the making
and unmaking of British
natonal identities,
London, 1989, 3 vols.
R. Colls and P. Dodd (eds.),
Englishness: politics
and culture, 1880-1920,
London, 1986.
L. Colley, Britons: forging
the nation, 1707-1837,
London, 1992.
18)- E. Said,
Orientalism, London, 1978.
B. Anderson, Imagined
communities: reflections
on the origin and
spread of nationalism,
London, 1983.
19)- P. Gilroy, There ain’t
no Black in the Union Jack:
the cultural politics of race
and nation, London, 1987.
20)- K. Paul, Whitewashing
Britain: race and
citizenship in the postwar
era, London, 1997.
A. Burton, At the heart
of the empire: Indians and
colonial encounter
in late-Victorian Britain,
London, 1998.
L. Tabili, We ask for British
justice: workers and racial
difference in late imperial
Britain, London, 1994.
21)- I.R.G. Spencer, British
immiration policy since,
1939, London, 1997.
B. Carter, C. Harris
and S.Joshi, “The 1951-55
Conservative government
and the racialization of
immigration”, Immigrants
and Minorities, 1987, 4 (3).
K. Lunn, “The British state
and immigration, 1945-51”,
Immigrants and Minorities,
1989, 8 (1/2).
R. Miles, Racism after ‘race
relations’, London, 1993;
En comparaison à Randall
Hansen in Citizenship and
immigration in postwar
Britain: the institutional
origins of a multicultural
nation, Oxford, 2000.
34
façon d’expliquer la vigueur incontestable du mouvement conservateur au
Royaume-Uni, tandis que d’autres cherchaient plutôt à récupérer l’histoire
des patriotismes de la gauche(17). Deux concepts, articulés et développés
bien au-delà de la sphère de l’historiographie britannique, ont donné
forme à ces travaux. Le terme suggestif de “communauté imaginaire”,
employé par Benedict Anderson, a amené les historiens à se tourner vers
la formation culturelle, plutôt que politique ou sociologique, de l’identité
nationale. L’influence d’Anderson s’est conjuguée à celle d’Edward Said.
L’étude qu’a réalisée Said du rôle de l’orientalisme dans la construction de
l’identité occidentale au XIXe siècle a notamment incité les historiens à
examiner la manière dont les identités nationales s’étaient construites en
s’identifiant à la différence ou en s’en distinguant(18).
Il s’agissait d’un contexte intellectuel et politique propice à une nouvelle vague de travaux portant avant tout sur l’histoire du racisme et des
identités nationales au Royaume-Uni. Le traitement politique des questions de race et d’immigration a d’ailleurs joué un rôle dans l’analyse de
l’hégémonie du parti conservateur. Ceci était en partie dû au fait que, lors
de la campagne électorale de 1979, Margaret Thatcher avait exprimé, à un
moment donné, sa compréhension pour les gens qui se sentaient “envahis”
par les immigrés. La raison en était aussi que les émeutes de 1981 semblaient confirmer l’existence d’un sous-prolétariat noir, exclu des emplois
rémunérés, objet de discrimination de la part de la police et d’autres institutions, et dénigré par les politiciens conservateurs. Cette période académique s’est trouvée résumée dans le titre d’un ouvrage rédigé par le sociologue Paul Gilroy et intitulé There ain’t no black in the Union Jack(19). Dans
le même temps, on assistait à une prolifération d’études historiques préoccupées de la construction d’identités nationales au Royaume-Uni, excluant
les immigrés catholiques, irlandais, juifs ou noirs. Comme dans le passé,
l’évolution au Royaume-Uni était alors influencée par des courants américains. Des historiens basés aux États-Unis ont, en effet, joué un rôle décisif
en relevant l’importance des discours raciaux dans la construction des
identités au Royaume-Uni aux XIXe et XXe siècles, ainsi que celle de l’empire ou, ces dernières décennies, de l’héritage de l’empire dans la formation d’attitudes sur les questions de race et d’immigration(20). En même
temps, les historiens installés en Grande-Bretagne ont pu exploiter des
documents historiques récemment déclassés pour mettre au jour les hypothèses racistes qui sous-tendaient la politique de l’État en matière d’immigration pendant les décennies de l’après-guerre(21).
“Citoyenneté” et “multiculturalisme”
Enfin, nous en venons à la période actuelle. Le phénomène de l’immigration au Royaume-Uni a pris une nouvelle tournure, à bien des égards, au fil
de ces vingt dernières années. Tout d’abord, on a constaté un essor de l’immigration, tant légale que clandestine. Deuxièmement, l’origine des immi-
N° 1255 - Mai-juin 2005
grés débarquant au Royaume-Uni a changé. Contrairement aux immigrés
des premières décennies de l’après-guerre, la majorité des immigrés
actuels vient de pays qui ne faisaient pas auparavant partie de l’empire britannique. Troisièmement, la politique et la pratique gouvernementales ont
changé. L’État encourage désormais l’immigration de main-d’œuvre vers le
Royaume-Uni mais, dans le même temps, il ne parvient pas à atteindre ses
propres objectifs et à restreindre l’immigration de ceux qu’il souhaiterait
exclure. Quatrièmement, il convient de tenir compte de la signification
politique accordée à l’immigration
et à la diversité culturelle, fruit de
Contrairement aux immigrés des premières
la progression de la politique identitaire dans un cadre démocratique.
décennies de l’après-guerre,
Ces nouvelles préoccupations sont
la majorité des immigrés actuels
souvent abordées respectivement à
vient de pays qui ne faisaient pas auparavant
travers les expressions de “citoyenpartie de l’empire britannique.
neté” et ”multiculturalisme”(22).
Cette période nouvelle a d’ores
et déjà des effets tangibles sur les
possibilités de recherche et sur le cadre de la recherche historique. Il 22)- Secrétaire d’État
au département des Affaires
en va surtout ainsi parce que le gouvernement britannique et les insti- intérieures,
Secure borders,
tutions qu’il finance s’intéressent à la recherche sur les immigrés et safe haven: integration
with diversity in modern
sur l’immigration comme jamais auparavant. Par exemple, l’Economic Britain, London, 2002.
and Social Research Council, organe subventionné par l’État, a créé S. Spencer ed., The politics
of migration: managing
en 2003 un centre baptisé “Centre on Migration Policy and Society” opportunity, conflict and
hébergé par l’université d’Oxford. En 2005, l’Arts and Humanities change, Oxford, 2003.
Research Council a lancé une initiative stratégique, étayée par
quelque 5,5 millions de livres sterling pour appuyer la recherche sur
les Diasporas, Migrations et Identités(23). Ces financements doivent 23)http://www.ahrb.ac.uk
encore être alloués, mais il est probable qu’une proportion non négligeable sera destinée à la recherche historique. Ces nouveaux fonds,
disponibles pour la recherche sur l’immigration et ses conséquences,
ne pourront qu’engendrer un intérêt et une activité supplémentaires
dans les milieux académiques, notamment parmi les historiens.
Comment intégrer l’histoire de l’immigration
dans l’historiographie britannique.
Ces changements et interruptions ne nous permettent pas de conclure
que l’histoire de l’immigration n’est pas pertinente. À bon nombre
d’égards, elle l’est plus que jamais, car c’est seulement en examinant
l’histoire que nous pouvons effectivement cerner ce qui est différent et
ce qui est identique dans la période actuelle. Il est par conséquent
approprié de conclure par une réflexion sur la manière d’intégrer
actuellement l’histoire de l’immigration dans l’historiographie britannique. Une bonne partie de l’historiographie sur l’immigration cherche
Les chantiers de l’histoire
35
24)- Panayi, The impact
of immigration,
and C. Holmes, John Bull’s
island:immigration and
British society 1871-1971,
Basingstoke, 1988.
25)- D. Feldman, “Migrants,
immigrants and welfare
from the old poor law to
the welfare state”,
Transactions of the Royal
Historical Society, (13) 2003.
36
à présenter une histoire de l’immigration vers le Royaume-Uni qui
serait sans discontinuité depuis la fin du Moyen Âge(24). Cette école
attire l’attention sur un courant important de l’histoire britannique.
Elle est bien intentionnée, dans la mesure où elle s’emploie à donner
une légitimité historique à la présence actuelle des immigrés.
Toutefois, ce type d’argumentation présente de sérieuses lacunes historiques. En effet, si l’on peut souligner la longue trajectoire de l’immigration, encore faut-il considérer par ailleurs son poids démographique. Or, les immigrés n’ont jamais constitué qu’une minuscule
proportion de la population. Si l’on a assisté à l’arrivée dans le pays d’un
million et demi à deux millions de nouveaux venus entre 1815 et 1945,
il convient de souligner que, dans le même temps, la population s’est
accrue dans son ensemble, passant de 12 millions à plus de 45 millions
de personnes. En outre, les 11,4 millions de personnes qui ont émigré
entre 1815 et 1930 font paraître bien dérisoires le nombre d’immigrés.
Surtout, ce type de raisonnement masque la rupture qu’a connue le
Royaume-Uni d’après-guerre – et encore plus au cours de ces vingt dernières années – sur le plan de l’échelle de l’immigration. Une autre
manière d’intégrer l’histoire de l’immigration a consisté à souligner
l’importance incontestable de la race dans la construction des identités nationales au Royaume-Uni. Surtout, s’agissant de l’immigration, les
historiens ont fait valoir que le Royaume-Uni du XXe siècle avait assisté
au triomphe d’une notion de citoyenneté et d’identité nationale exclusivement “blanche”. Dans certains domaines, notamment celui de la
politique en matière d’immigration des années soixante, soixante-dix et
quatre-vingt, de nombreuses preuves étayent cette affirmation.
Toutefois, si nous regardons au-delà de la politique de l’immigration et
examinons, par exemple, l’histoire des prestations et allocations
sociales, une analyse effectuée en fonction des races ne laisse pas apparaître de désavantages systématiques pour les immigrés(25).
C’est peut-être en s’interrogeant sur les origines historiques du
triomphe actuel du “multiculturalisme” que l’histoire de l’immigration
peut être le plus utilement replacée dans le courant dominant de l’histoire britannique. La question qui sous-tend le terme de “multiculturalisme” est la suivante : comment l’État et la société britanniques peuvent-ils endiguer la diversité culturelle ? Il s’agit d’une question
ancienne, mais, dans l’ensemble, elle n’a pas été posée par les minorités immigrant au Royaume-Uni mais par les minorités religieuses. En
d’autres termes, on retrouve les signes précurseurs du débat actuel sur
le multiculturalisme dans les débats séculaires portant sur les rapports
entre l’Église et l’État et sur les droits des minorités religieuses. Les
origines du triomphe actuel du multiculturalisme peuvent, par
exemple, être recherchées dans les concessions faites par l’État britannique aux minorités catholiques romaines et juives – notamment
sur l’enseignement subventionné par l’État – aux XIX et XXe siècles,
N° 1255 - Mai-juin 2005
lorsque les privilèges de l’Église-État ont été maintenus en étendant
ces mêmes privilèges à d’autres groupes religieux. Certaines des questions importantes soulevées par l’immigration et la diversité ethnique
dans le Royaume-Uni contemporain peuvent donc être comprises en
ayant recours à certains des thèmes les plus traditionnels de l’histoire
britannique, mais, en même temps, elles peuvent nous amener à aborder le sujet sous des angles différents et originaux.
A PUBLIÉ
Damian Moore, “Les politiques de développement social urbain et la gestion de l’ethnicité
en France et en Grande-Bretagne”
Hors Dossier, n° 1232, juillet-août 2001
Mogniss H. Abdallah, “Grande-Bretagne : le racisme institutionnel sur la sellette”
Dossier Combattre et connaître les discriminations, n°1219, mai-juin 1999
Les chantiers de l’histoire
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