Mariette Mignet_Violence

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Mariette Mignet_Violence
LORSQU’UN VECU DE VIOLENCE EXTRÊME SE PARLE SUR LE DIVAN
Lorsque signifie « au moment où » ; au moment où j’entends arriver sur mon divan
des faits liés à la violence du monde, des faits dus aux guerres, à quels repères puis-je
faire appel ? J’aurais pu aussi intituler ce papier : « La guerre se dépose sur mon
divan ». En effet, à travers la parole de certains analysants, aux prises avec la violence
extrême et qui ont affronté le risque de mourir pour se sauver ou sauver d’autres
personnes, les guerres du monde se déposent sur nos divans.
Parmi d’autres, je me souviens de cet homme, il y a maintenant bien longtemps, a
quitté son pays en pleine révolution. Un de ces citoyens venu d’ailleurs qui voulait
chasser un tyran pour construire la démocratie et se retrouve dans la terreur d’un
groupe de religieux extrémistes (mais n’oublions pas que notre propre période
révolutionnaire a créé la terreur, sans qu’il soit besoin de faire appel à un quelconque
pouvoir religieux). Il se souvient avoir été attaqué et se croire au bord d’être tué ;
enfin d’être arrivé sur les rives de la méditerranée ; puis de la traversée en bateau ;
puis enfin par tous les chemins possibles, de son arrivée en France.
Une analysante, « guerrière » d’ONG internationales, fille de parents réfugiés
politiques ayant souffert d’une dictature…
De quel inconscient est-il parlé ici ? Quel pont y a-t-il entre l’inconscient personnel de
cette personne et ce qu’elle vit du fait d’un inconscient sociétal ensauvagé ? Quel
rapport entre ce dernier et l’inconscient impersonnel ? Et quel pont avec mon propre
inconscient où je pourrais rejoindre l’autre ?
Dois-je retrouver mon grand-père paternel parti à la guerre dès 1914 en laissant son
fils de 2 ans, mon père, avec sa mère son frère et sa sœur plus âgés ? Grand-père
revenu un jour à pieds fin 1919, un an après la démobilisation, de son
emprisonnement en Allemagne et dont on n’avait pas de nouvelles pendant tout ce
temps ? Absence pendant cinq années et réapparition d’un père marqué par la guerre
et les camps, aux conséquences importantes pour son fils ? Inutile de vous dire que
ces questions restent entières et que je n’ai nullement la prétention d’y répondre.
Car la difficulté se présente entière pour penser la violence, au-delà des histoires
personnelles. Lorsque nous parlons d’un archétype à deux faces qui seraient le
bourreau et la victime, j’ai beaucoup de mal, ça me paraît bien vite nous débarrasser
de la question. Ils sont liés certes, dans la mort souvent, dans la blessure
irréparable… Nous connaissons l’histoire de Maïti Girtanner, cette jeune pianiste
torturée par un médecin nazi, restée handicapée toute sa vie et à qui son bourreau
vient demander pardon à la fin de sa vie, preuve que ce dernier n’a pas cessé de
penser à elle ! Il a pensé à elle, mais a-t-il pensé le Mal, celui qu’il a fait, celui dans
lequel il a été pris ? Combien difficile à penser, ce Mal. Il est reconnu que le temps, la
durée, interviennent dans la possibilité de penser le choc/ trauma. Tout d’abord c’est
la sidération, puis une nécessaire reconstruction avant de pouvoir en parler. Mais
alors, on parle de sa propre expérience ; pense-t-on pour autant le Mal ?
Notre risque est d’en rester à ceci : « c’est l’effet de l’archétype ». La tentation est de
nous dire que, ma foi, SI c’est un archétype à l’œuvre, « est-ce que j’y peux quelque
chose ? Quand il sera vidé, le bien viendra après, il n’y a qu’à attendre ». Le Bien et le
Mal : ce me semble être aussi notre travail de différenciation. Lorsque j’entends cette
‘explication’ par l’archétype je me sens arrêtée dans ma pensée, car enfin comment
savoir ce qu’est l’archétype ? Nous n’en avons que les effets. Et j’ai immédiatement
besoin de relire Hannah Arendt et d’autres auteurs ! Hannah Arendt nous somme de
penser le mal. Je la cite : « Le mal n’est jamais ‘radical’, il est seulement extrême, et ne
possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il ‘défie la pensée’. [ ] C’est là sa
‘banalité’. Seul le bien a de la profondeur et peut être radical ». Voilà ce qui me donne
de quoi penser ! A la fin de son chapitre sur l’Ombre, dans Aïon Jung écrit : « il
appartient au domaine du possible de reconnaitre le mal relatif de notre nature,
tandis qu’avoir le regard direct sur le mal absolu représente une expérience aussi
rare que bouleversante. »
Nous ne pouvons pas échapper à cette nécessité d’aborder ce sujet de la violence, et
pour nous, penser le mal, c’est l’envisager sous son angle psychique. Jung dans son
texte de 1919, L’énergétique psychique (p. 243), « Fondements psychologiques de la
croyance aux esprits », analysant ‘les esprits’ comme des complexes, écrit : « Les
conditions politiques, sociales et religieuses générales affectent l’inconscient collectif
en ce sens que tous les facteurs que réprime la conception dominante du monde, ou
l’attitude en face de la vie, se rassemblent peu à peu dans l’inconscient collectif et
animent ainsi ses contenus. » Fethi Benslama aujourd’hui le dit à sa manière : « Il
(nous) faut tenir ensemble deux questions : celle des pulsions et celle de la
souveraineté, autrement dit engager une approche au croisement de la clinique et du
politique ».
Bien que parlant en termes d’inconscient collectif, sans le dire explicitement, Jung
semble faire ici un pont entre l’inconscient impersonnel (de l’individu) et
l’inconscient collectif - du peuple ; il différencie l’inconscient collectif et l’inconscient
du peuple. Il est alors très optimiste, en disant (il parle de l’individu) : « Lorsque l’on
réussit à traduire l’inconscient en un langage communicable, l’effet est salutaire, les
forces instinctives contenues dans l’inconscient se trouvent, grâce à cette traduction,
transférées dans le conscient et deviennent source nouvelle de puissance qui peut
déclencher un enthousiasme lourd de conséquences ». Il donne l’exemple des apôtres
à la Pentecôte : ceux-ci ont été saisis par une attente profonde de l’inconscient du
peuple… Chacun d’eux a su l’enseigner et la nouvelle doctrine s’est répandue très
rapidement – non sans Mal extrême, il faut le souligner, puisque de nombreux
adhérents ont été tués pour leurs nouvelles idées. « Les esprits sont donc des
complexes de l’inconscient collectif… Les esprits sont des idées morbides ou des
idées nouvelles encore inconnues ».
Un enthousiasme lourd de conséquences lui fait écrire, en 1936, un texte majeur :
Wotan. Mais cette fois, il met de côté les facteurs psycho-socio-économico-politiques
– peut-être un peu trop – ces facteurs qu’il dit « humains trop humains ». Jung veut
traverser cette couche humaine pour y contacter les couches les plus lointaines de la
préhistoire, je cite : « une situation de l’âme où l’homme étant encore incapable de
volonté était livré aux éléments ». C’est de cette couche qu’est issu Wotan, antérieur
aux dieux grecs au point de les englober tous, d’en être leur origine. Ce serait après
que ce dieu préhistorique appelé ici Wotan ait été disloqué et surmonté que seraient
nés les différents dieux grecs, comme autant de représentations complexes : Mercure,
Pluton, Chronos, Dionysos et Hermès. « La vie des peuples est semblable au lit d’un
courant, archétypique », dit-il. Ce faisant, il met de côté l’idée que l’humiliation
assénée au peuple allemand après la première guerre mondiale, aurait couvé dans
l’inconscient du peuple et dans celui de chaque individu pour devenir le déclencheur
de la « décompensation par Wotan ». A cette époque « Kaïros s’appela Wotan ».
Il ne nous est pas si compliqué de faire un pont avec ce que nous sommes amenés à
vivre actuellement, à ceci près que l’attaquant nous est un grand inconnu culturel, je
veux parler de l’Islam. Aussi, avant de citer quelque sourate ou verset que ce soit,
avant de véhiculer un peu vite les idées que le Coran dit que le jihad est l’ordre de
tuer ou que la femme y est inférieure, je dis : en avons-nous une connaissance
suffisante ? En effet, le Coran ne doit pas être lu de manière linéaire, à l’occidentale,
mais de manière circulaire ; on y trouve la chose et son contraire, selon la place dans
le texte et le sens. D’autre part ce livre a un problème de traduction : la langue du
Coran serait le syro-araméen ; je donne un exemple : un philologue allemand
remarque que ce qui a été traduit par « vierges célestes », des femmes promises au
paradis, sont en réalité des grappes de raisins, les raisins blancs culturellement un
attribut du paradis, également chez les chrétiens (comme dans la Cène). Quant au
jihad il est avant tout un combat intérieur. Ces gens et cette culture sont différents de
nous : je rappellerai Hannah Arendt pour laquelle la pluralité est une chance de la
démocratie : la pluralité, la diversité, la différence et la dispute, voilà les chances
démocratiques, dit-elle. Ma longue vie m’a montrée que ce qui manque – toujours –
c’est la connaissance de qui est l’autre. Les observateurs de qui sont les djihadistes
s’accordent à constater que la grande majorité des jeunes radicalisés ne connaissent
pas le Coran et n’ont jamais mis les pieds dans une mosquée. Raison pour laquelle le
professeur Fethi Benslama nous dit ceci : « Du côté de la psychanalyse, la tâche est
d’examiner en quoi cette notion (la radicalisation) recèle une valeur symptomatique
ou pas », Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman. Je rappelle que l’analysant dont
j’ai parlé plus haut, venait me voir pour parler de sa crise spirituelle - enraciné qu’il
était dans un Islam soufi basé sur la paix.
Un point est clair pour la psychanalyste : tout différent du philosophe, du sociopoliticien, de l’économiste : la violence donnée ou subie se trouve d’une manière ou
d’une autre au point de rencontre entre la psyché individuelle et la psyché
impersonnelle, entre l’histoire personnelle (familiale et trans-familiale) et l’Histoire,
du côté de la subjectivité. C’est mon expérience, et c’est là mon ouvrage avec
l’analysant/e. Lorsque l’analysant a pu faire le lien entre la violence dans sa famille et
son propre rejet de la violence politique sous toutes ses formes ; lorsque l’analysante
a pu rapprocher l’idée que ses choix professionnels s’enracinaient dans une nécessité
pour elle d’une réparation pour sa propre famille ; pour les deux le sens de leur vie
individuelle l’a emporté sur le non-sens de l’ensauvagement du monde auquel ils
avaient été confrontés dans leurs corps et leurs familles – et qui reste de l’ordre du
non-sens.
L’un des mythes le plus fondateur de la psychanalyse nous est présenté comme la
violence du fils envers le père pour avoir la mère toute à lui. Mais ce faisant nous
dénions une violence, plus archaïque encore, qui prend sa source dans la non
différenciation du féminin. Aussi, une femme a incarné la violence sous ses
différentes formes, je parle de Jocaste… Figure terriblement complexe : une mère à
qui on a arraché son bébé à peine sorti de son ventre, et qui perd son instinct
primaire de reconnaissance, au point de retrouver l’amour de son enfant seulement
par le truchement de l’instinct sexuel… et encore inconsciemment puisque, même là
dans la fusion de l’acte sexuel, sa conscience ne le reconnaît pas ! Le père, Laïos,
totalement indifférencié, qui ne connaît ni les règles de l’amitié, ni la différence
générationnelle (il a une relation pédophile avec le fils de son ami), ni le respect pour
son enfant et la mère de celui-ci. Laïos refuse la responsabilité de ses actes, il ne veut
pas être puni, il veut tuer avant d’être tué. Laïos est incapable de penser le Mal. La
non-intégration des différents aspects du féminin me paraît être au centre du drame
de Laïos, Jocaste et Œdipe. Œdipe est pris entre des parents porteurs chacun d’une
dissociation, Jocaste entre être mère et être femme, Laïos entre être un homme adulte
(son adolescence le taraude encore) et être père. C’est ici que Diotime à nouveau dit
quelque chose de fondamental : la procréation n’est pas seulement celle qui passe par
le ventre de la femme-mère, mais la procréation par l’esprit dans la relation à deux.
Fethi Benslama explique comment le passage d’un fonctionnement dans le Oumma la grande communauté musulmane – Oum étant la mère, à un fonctionnement
sociétal, combien cette séparation d’un grand tout est au cœur de la lutte des
djihadistes, liée à l’humiliation là aussi, humiliation de la division du territoire par
Français et Anglais qui s’inscrivait dans l’Histoire du peuple musulman.
Cette question d’une séparation d’avec la grande mère (Oumma) nous fait écho avec
les Métamorphoses dans lesquelles Jung traite du sacrifice de la Mère, ce qui me donne
envie de le relire dans ce contexte.
La dissociation et la difficulté à déterminer ce qui est bien et ce qui est mal est
concrète et extrême, et se pose à moi quotidiennement. Si je vois un/e collègue dire
ou faire blanc puis noir. Est-ce que je « vois » ou est-ce que je projette ? Ou encore :
ma projection me permet-elle de voir l’erreur dans l’autre ? Avec la projection se
pose la question : serais-je donc capable d’en faire autant ? Suis-je sommée de mettre
en route ma conscience pour choisir entre bien et mal ? Y a-t-il un ‘bien’ pour moi,
qui pourrait être un ‘mal’ pour quelqu’un d’autre et inversement ? A entendre le
discours djihadistes, ces jeunes gens – fous je vous l’accorde – sont persuadés de
« faire le bien », ils débarrassent notre monde des mécréants ! Ces jeunes, nous dit
Fethi Benslama, se radicalisent par manque de racine qui est la racine même de
radicalisation. Sans racines intérieures, fort déprimés, installés dans des sentiments
d’insuffisance, d’être nuls, honteux, dans une douleur existentielle, en « dépression
d’infériorité », « perdant radical » comme nous l’a documenté Martine Gallard, voilà
que soudain ils trouvent à s’enraciner dans le ciel, « installés au dernier étage de la
transcendance, d’où ils peuvent contempler avec apitoiement, et non sans mépris,
l’humanité d’en bas ».
Quelles sortes de degrés y a-t-il entre l’ombre et le mal, entre le mal relatif et le Mal
extrême ?
Dans Adaptation, individuation et collectivité, Jung nous offre un texte que je trouve
terrible : l’individuation, ce que nous recherchons tous, est une faute vis-à-vis de la
collectivité, et ce du fait qu’elle nous tourne de façon privilégiée vers nous-même et
non vers la participation à la société. Mais le devoir d’expiation de cette faute est,
nous dit-il, de créer une œuvre recevable pour l’humanité. Programme sérieux et
bien difficile.
De mon côté, suis-je si solide devant cet ensauvagement du monde ? Serais-je
capable, par exemple, de recevoir en thérapie, un djihadiste – comme un avocat
assure sa défense ? Est-ce que je peux tout entendre de la violence ? J’ai expérimenté
que non ; certains patients me l’ont fait découvrir – je n’ai pas pu entendre certains
actes et propos en termes ni symboliques ni de souffrances de l’enfant. Ma persona
de psychanalyste est un complexe, certes, mais surtout une complexité, faite de la
femme, la citoyenne/ dans le monde. En somme je suis un individu humain au milieu
des autres humains et à tous ces titres, ‘non-indifférente’. Le poids de ma pensée ne
suffit pas toujours à contre balancer mes sentiments et mes sensations activées
devant l’aveu d’actes de violence extrême.
Je vous remercie. Mariette Mignet, Poitiers, le 15 juin 2016.
Bibliographie sommaire :
 LIVRES :
. Jung, L’Energétique psychique, Fondements psychologiques de la croyance aux esprits
. Jung, Aspects du drame contemporain, Wotan ;
. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002,
p. 1358.
. Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman, Paris, Le Seuil, 2016.
. Gérard Haddad, Dans la main droite de Dieu, psychanalyse du fanatisme, Paris, Premier
parallèle, 2015.
 REVUES
. Philosophie magazine, hors-série, Le Coran, que dit-il de… la liberté, la charia, les
femmes, le djihad, la raison ? Mars – Avril 2015 ;
. Ce qui nous somme, réflexions marocaines après les évènements des 7 au 11 janvier 2015 à
Paris, Editions La croisée des chemins, Casablanca, 2015, 2è éd.
. Martine Sandor-Buthaud, Au-delà du bien et du mal : la réalité de l’ombre et de la
destructivité, Cahiers Jungiens de Psychanalyse n° 112, Champ Libre, Décembre 2004.

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