L`arbre ne cache plus la forêt

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L`arbre ne cache plus la forêt
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Devenir infirmier.
La marche, par définition, habitue le corps au mouvement. Mais la tête, prise dans
l’ambiance, vagabonde aussi volontiers, mélangeant paysages, souvenirs et pensées
absurdes qui, au quotidien, servent de fond d’écran à notre champ de conscience,
cette terre si mal cultivée.
La Galice, en été ; sa petite pluie fine qui vous fait asseoir aux carrefours, aux pieds
de ces arbres qui, posés ailleurs, distribuent plutôt de l’ombre au pèlerin en
surchauffe. La Galice, son tissu commercial pas très dense ; à 11 h 30, j’arrive dans
les faubourgs de Rua. Dix secondes plus tard, je suis au centre d’un village où il n’y a
rien, ou presque. Pas d’église, pas de commerce. Rien, je vous dis, juste un panneau
indiquant que vous êtes à Rua, ce fameux milieu de nulle part que l’on trouve dans
tous les romans d’aventure. Bref, pas de ravitaillement, je dois taper dans mes
réserves cachées au fond du sac ; salade de pâtes et biscuits. Aïe ; moment de
solitude gastronomique… Cette fois, la messe est dite, les placards sont bien vides.
Mais il faut croire à la Providence ; à la sortie du village, un ange vient à mon
secours. J’attrape au vol une camionnette itinérante, modeste ambassadrice de
notre société d’abondance. Bienheureux, j’expérimente alors l’obligation faite aux
boulangères d’être jolies et souriantes ; impossible de vendre du bon pain en faisant
la tête, cela gâcherait le plaisir. Je suis gâté ; la femme qui me sauve de la pénurie me
tend une baguette avec un sourire de madone. Un visage pareil efface toutes les
erreurs de pétrissage ; il vous ferait aimer du pain rassis en lieu et place d’une
brioche.
J’emmène mon trésor à l’ombre d’un chêne, arbre sérieux s’il en est ; j’ai tout ce
qu’il faut pour savourer l’instant présent. Et pourtant, je ressens une sensation
bizarre, une impression de déjà-vu. La tête vagabonde donc, je vous l’avais dit. Elle
vagabonde et, à votre insu, fait remonter en surface les mauvaises bulles de votre
passé ; ça y est, le cadre est en place, il fait écho à ce que vous croyiez mort et
enterré depuis longtemps. Et la madeleine de Proust prend des allures de fruit mûr
qui vous pète au visage. Bêtement, je me retrouve sous cet arbre comme je l’étais
jadis sous un autre, dans le jardin familial. Quarante ans pour rien, retour à la case
départ ; la marche a bien fait son effet, décapant jour après jour le vernis
protecteur posé sur l’angoisse. Ça y est, l’arbre ne cache plus la forêt ; putain de
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mobylette… L’accident de mon frère, trois semaines de coma, la vie suspendue ; ce
n’est pas grave, parait-il, il va s’en sortir. Il est presque mort, mais tout va bien. Et
ta sœur, elle vend des couronnes mortuaires à la fête foraine ?
Je revois en boucle la journée du crash, le lendemain où Armstrong a gambadé sur la
lune grâce à l’argent du contribuable… « Ne te couche pas trop tard, mon fils ! C’est
bien joli les fusées dans l’espace, mais demain tu te lèves de bonne heure ! » lui
disait ma mère, la veille au soir. Tic-tac. Au petit matin, la machine infernale
commence le compte à rebours ; deuxième conseil judicieux : « Dépêche-toi, mon
fils, tu vas être en retard. » L’injonction réflexe, l’impulsion pour descendre plus
vite les escaliers.
À l’autre bout de la ville, un camion déclenche son chronomètre et se synchronise
sur la mobylette. Ça y est, les dés sont jetés ; une main décharnée vient de les
lancer dans le caniveau. Le malheur des uns fait le bonheur… Non, ce sont des
conneries, Armstrong n’y est pour rien. C’est comme ça, voilà tout ; le malheur et
le bonheur se grimpent dessus, indifférents l’un à l’autre, dans un gros mille-feuilles
indigeste. Et nous voilà au cœur de la tragédie humaine, en plein mystère
insondable : pourquoi la souffrance dans le monde alors que Dieu est Amour,
pourquoi le prix du pain augmente-t-il lorsque celui de la farine diminue, pourquoi
les jeunes se tuent-t-ils en passant sous un camion, tout ça tout ça…
Ce soir-là donc, la NASA sabre le champagne en Floride, tandis que mon frère
découvre ses nouveaux appartements à l’hôpital de Nantes. Et moi, je retrouve ma
chambre. Perdu. Dehors, le monde palpite en pleine aventure spatiale. C’est beau,
c’est frais, c’est joyeux ; l’Amérique triomphante repousse les frontières du progrès
et entraîne l’humanité radieuse vers des lendemains qui chantent… Totalement
étranger à cette apothéose des trente glorieuses, j’ouvre les draps du haut de mes
douze ans, la tête vide. Un évènement brutal se charge de la remplir de terreur ;
brusquement, je croise l’Ankou, le messager celtique des ténèbres, le squelette à la
faux qui traîne une charrette déglinguée. C’est une image, bien sûr ; il n’y a pas de
charrette, pas de squelette. Car la mort s’adapte à son temps ; juillet 1969, l’époque
se veut moderne ; le diable s’habille déjà en Prada et la faucheuse a jeté depuis
longtemps le folklore aux orties. Efficacité oblige, elle sait même déléguer le travail ;
une araignée a toute sa confiance. Grosse comme une soucoupe, elle bondit de sous
mon oreiller lorsque j’y pose ma tête. Cette vision d’épouvante mettra des années à
se dissiper. Sur le moment, je la vois comme une éclaireuse maudite, l’annonce d’un
malheur familial imminent.
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Août 1969, l’époque est prudente également ; après avoir fait plouf dans le
Pacifique, les cosmonautes sont en quarantaine, histoire d’isoler un éventuel virus
lunaire. En ce qui concerne mon frère, l’Ankou avait raison ; il se fait laminer pour
de bon par un staphylocoque doré. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien on
va choisir une jolie boite en bois exotique, doublée en zinc, et on va mettre du gaz
à l’intérieur pour que le corps ne s’abîme pas trop vite… ah oui, et ça sert à quoi
tout ça ? Tais-toi, tu comprendras quand tu seras grand. L’inconscient ignore le
temps donc… J’ai toujours gardé en mémoire, intacte, cette vision dans la morgue
de l’hôpital. Il y a des défilés qui vous marquent, surtout lorsqu’il s’agit de cercueils
(la mort ne manque pas de mannequins dans les grandes villes) ; wow, celui-ci
appartient à un riche, que je me suis dit, en voyant un modèle tiptop. C’était celui
de mon frère. « Dépêche-toi, mon fils, tu vas être en retard. » On ne le dira jamais
assez, la culpabilité est une bénédiction pour le chiffre d’affaires des pompes
funèbres ; elle vous fait volontiers choisir du haut de gamme. Mais elle n’arrange
rien lorsqu’il s’agit de prendre soin des rescapés, surtout lorsque le petit dernier
s’amuse à faire des trous dans le jardin. J’ai eu en effet ma période fossoyeur, peu de
temps après tout ça ; j’avais décidé de faire une tranchée de un mètre sur deux, la
plus profonde possible… Le syndrome du survivant, quelque part.
Car si les conseils et la culpabilité se distribuent facilement, nous sommes bien plus
réceptifs à la culpabilité. Bref, c’est mathématique ; on s’en veut d’en avoir
réchappé, on se demande pourquoi, et on creuse la question en prenant la pelle et
la pioche. Inquiétude des géniteurs ; c’est quoi ce passe-temps débile ?
Un mois d’août horrible, une chape de plomb en guise de ciel d’été. Je n’en garde
que de la confusion, aggravée par le reniement maternel ; au fait, on a oublié de
vous dire… le catéchisme, la messe où on vous traînait chaque dimanche, tout ça ce
sont des conneries ; le bon Dieu est un salaud !
Bon mais salaud, ça c’est du message contradictoire, coco.
Tous les militaires vous le diront ; lorsque les consignes changent trop vite, sans
explication, la troupe commence à grogner. Si elle ne se mutine pas… Mais non, en
fait, car on s’en voudrait de faire de la peine à ses parents, surtout dans ces
circonstances ; alors, le morveux commence tout doucement à se bouffer les
coronaires… Attention, les gars, un autre compte à rebours est lancé. Tic-tac, dans
quarante ans ça va péter ; la culpabilité, cette garce, repère l’endroit et commence à
y faire son nid. La déprime et les phobies à la con viendront bientôt s’y installer…
« Qu’est-ce que tu veux faire plus tard, mon garçon ? » « Moi, quand je serai grand,
je ferai un infarctus ! »
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Y’a pas à dire ; certaines vocations prennent naissance de bonne heure. Mais
avant, je me ferai foutre à la porte du lycée pour me punir d’avoir été méchant. La
vie de mon frère est foutue, la mienne doit l’être également, non ?
Et sinon, quelque chose de plus joyeux ? Oui, finalement je serai infirmier pour
guérir les gens et leur éviter de finir dans une boite en zinc. J’ai réfléchi, c’est plus
constructif que de me saboter. Le coût de la rédemption donc, deux ans d’études
après le bac. Mais pour moi, ce sera plutôt avant, avec une remise à niveau ; le prix
à payer lorsqu’on se fait virer du lycée, couvert d’anathème, parce que vous ruez
trop dans les brancards. Par des gens qui, eux aussi, avaient sans doute
d’excellentes raisons de choisir leur métier, celui de prof en l’occurrence.
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