L`arbre ne cache plus la forêt
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L`arbre ne cache plus la forêt
Page 1/5 Devenir infirmier. La marche, par définition, habitue le corps au mouvement. Mais la tête, prise dans l’ambiance, vagabonde aussi volontiers, mélangeant paysages, souvenirs et pensées absurdes qui, au quotidien, servent de fond d’écran à notre champ de conscience, cette terre si mal cultivée. La Galice, en été ; sa petite pluie fine qui vous fait asseoir aux carrefours, aux pieds de ces arbres qui, posés ailleurs, distribuent plutôt de l’ombre au pèlerin en surchauffe. La Galice, son tissu commercial pas très dense ; à 11 h 30, j’arrive dans les faubourgs de Rua. Dix secondes plus tard, je suis au centre d’un village où il n’y a rien, ou presque. Pas d’église, pas de commerce. Rien, je vous dis, juste un panneau indiquant que vous êtes à Rua, ce fameux milieu de nulle part que l’on trouve dans tous les romans d’aventure. Bref, pas de ravitaillement, je dois taper dans mes réserves cachées au fond du sac ; salade de pâtes et biscuits. Aïe ; moment de solitude gastronomique… Cette fois, la messe est dite, les placards sont bien vides. Mais il faut croire à la Providence ; à la sortie du village, un ange vient à mon secours. J’attrape au vol une camionnette itinérante, modeste ambassadrice de notre société d’abondance. Bienheureux, j’expérimente alors l’obligation faite aux boulangères d’être jolies et souriantes ; impossible de vendre du bon pain en faisant la tête, cela gâcherait le plaisir. Je suis gâté ; la femme qui me sauve de la pénurie me tend une baguette avec un sourire de madone. Un visage pareil efface toutes les erreurs de pétrissage ; il vous ferait aimer du pain rassis en lieu et place d’une brioche. J’emmène mon trésor à l’ombre d’un chêne, arbre sérieux s’il en est ; j’ai tout ce qu’il faut pour savourer l’instant présent. Et pourtant, je ressens une sensation bizarre, une impression de déjà-vu. La tête vagabonde donc, je vous l’avais dit. Elle vagabonde et, à votre insu, fait remonter en surface les mauvaises bulles de votre passé ; ça y est, le cadre est en place, il fait écho à ce que vous croyiez mort et enterré depuis longtemps. Et la madeleine de Proust prend des allures de fruit mûr qui vous pète au visage. Bêtement, je me retrouve sous cet arbre comme je l’étais jadis sous un autre, dans le jardin familial. Quarante ans pour rien, retour à la case départ ; la marche a bien fait son effet, décapant jour après jour le vernis protecteur posé sur l’angoisse. Ça y est, l’arbre ne cache plus la forêt ; putain de Page 2/5 mobylette… L’accident de mon frère, trois semaines de coma, la vie suspendue ; ce n’est pas grave, parait-il, il va s’en sortir. Il est presque mort, mais tout va bien. Et ta sœur, elle vend des couronnes mortuaires à la fête foraine ? Je revois en boucle la journée du crash, le lendemain où Armstrong a gambadé sur la lune grâce à l’argent du contribuable… « Ne te couche pas trop tard, mon fils ! C’est bien joli les fusées dans l’espace, mais demain tu te lèves de bonne heure ! » lui disait ma mère, la veille au soir. Tic-tac. Au petit matin, la machine infernale commence le compte à rebours ; deuxième conseil judicieux : « Dépêche-toi, mon fils, tu vas être en retard. » L’injonction réflexe, l’impulsion pour descendre plus vite les escaliers. À l’autre bout de la ville, un camion déclenche son chronomètre et se synchronise sur la mobylette. Ça y est, les dés sont jetés ; une main décharnée vient de les lancer dans le caniveau. Le malheur des uns fait le bonheur… Non, ce sont des conneries, Armstrong n’y est pour rien. C’est comme ça, voilà tout ; le malheur et le bonheur se grimpent dessus, indifférents l’un à l’autre, dans un gros mille-feuilles indigeste. Et nous voilà au cœur de la tragédie humaine, en plein mystère insondable : pourquoi la souffrance dans le monde alors que Dieu est Amour, pourquoi le prix du pain augmente-t-il lorsque celui de la farine diminue, pourquoi les jeunes se tuent-t-ils en passant sous un camion, tout ça tout ça… Ce soir-là donc, la NASA sabre le champagne en Floride, tandis que mon frère découvre ses nouveaux appartements à l’hôpital de Nantes. Et moi, je retrouve ma chambre. Perdu. Dehors, le monde palpite en pleine aventure spatiale. C’est beau, c’est frais, c’est joyeux ; l’Amérique triomphante repousse les frontières du progrès et entraîne l’humanité radieuse vers des lendemains qui chantent… Totalement étranger à cette apothéose des trente glorieuses, j’ouvre les draps du haut de mes douze ans, la tête vide. Un évènement brutal se charge de la remplir de terreur ; brusquement, je croise l’Ankou, le messager celtique des ténèbres, le squelette à la faux qui traîne une charrette déglinguée. C’est une image, bien sûr ; il n’y a pas de charrette, pas de squelette. Car la mort s’adapte à son temps ; juillet 1969, l’époque se veut moderne ; le diable s’habille déjà en Prada et la faucheuse a jeté depuis longtemps le folklore aux orties. Efficacité oblige, elle sait même déléguer le travail ; une araignée a toute sa confiance. Grosse comme une soucoupe, elle bondit de sous mon oreiller lorsque j’y pose ma tête. Cette vision d’épouvante mettra des années à se dissiper. Sur le moment, je la vois comme une éclaireuse maudite, l’annonce d’un malheur familial imminent. Page 3/5 Août 1969, l’époque est prudente également ; après avoir fait plouf dans le Pacifique, les cosmonautes sont en quarantaine, histoire d’isoler un éventuel virus lunaire. En ce qui concerne mon frère, l’Ankou avait raison ; il se fait laminer pour de bon par un staphylocoque doré. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien on va choisir une jolie boite en bois exotique, doublée en zinc, et on va mettre du gaz à l’intérieur pour que le corps ne s’abîme pas trop vite… ah oui, et ça sert à quoi tout ça ? Tais-toi, tu comprendras quand tu seras grand. L’inconscient ignore le temps donc… J’ai toujours gardé en mémoire, intacte, cette vision dans la morgue de l’hôpital. Il y a des défilés qui vous marquent, surtout lorsqu’il s’agit de cercueils (la mort ne manque pas de mannequins dans les grandes villes) ; wow, celui-ci appartient à un riche, que je me suis dit, en voyant un modèle tiptop. C’était celui de mon frère. « Dépêche-toi, mon fils, tu vas être en retard. » On ne le dira jamais assez, la culpabilité est une bénédiction pour le chiffre d’affaires des pompes funèbres ; elle vous fait volontiers choisir du haut de gamme. Mais elle n’arrange rien lorsqu’il s’agit de prendre soin des rescapés, surtout lorsque le petit dernier s’amuse à faire des trous dans le jardin. J’ai eu en effet ma période fossoyeur, peu de temps après tout ça ; j’avais décidé de faire une tranchée de un mètre sur deux, la plus profonde possible… Le syndrome du survivant, quelque part. Car si les conseils et la culpabilité se distribuent facilement, nous sommes bien plus réceptifs à la culpabilité. Bref, c’est mathématique ; on s’en veut d’en avoir réchappé, on se demande pourquoi, et on creuse la question en prenant la pelle et la pioche. Inquiétude des géniteurs ; c’est quoi ce passe-temps débile ? Un mois d’août horrible, une chape de plomb en guise de ciel d’été. Je n’en garde que de la confusion, aggravée par le reniement maternel ; au fait, on a oublié de vous dire… le catéchisme, la messe où on vous traînait chaque dimanche, tout ça ce sont des conneries ; le bon Dieu est un salaud ! Bon mais salaud, ça c’est du message contradictoire, coco. Tous les militaires vous le diront ; lorsque les consignes changent trop vite, sans explication, la troupe commence à grogner. Si elle ne se mutine pas… Mais non, en fait, car on s’en voudrait de faire de la peine à ses parents, surtout dans ces circonstances ; alors, le morveux commence tout doucement à se bouffer les coronaires… Attention, les gars, un autre compte à rebours est lancé. Tic-tac, dans quarante ans ça va péter ; la culpabilité, cette garce, repère l’endroit et commence à y faire son nid. La déprime et les phobies à la con viendront bientôt s’y installer… « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard, mon garçon ? » « Moi, quand je serai grand, je ferai un infarctus ! » Page 4/5 Y’a pas à dire ; certaines vocations prennent naissance de bonne heure. Mais avant, je me ferai foutre à la porte du lycée pour me punir d’avoir été méchant. La vie de mon frère est foutue, la mienne doit l’être également, non ? Et sinon, quelque chose de plus joyeux ? Oui, finalement je serai infirmier pour guérir les gens et leur éviter de finir dans une boite en zinc. J’ai réfléchi, c’est plus constructif que de me saboter. Le coût de la rédemption donc, deux ans d’études après le bac. Mais pour moi, ce sera plutôt avant, avec une remise à niveau ; le prix à payer lorsqu’on se fait virer du lycée, couvert d’anathème, parce que vous ruez trop dans les brancards. Par des gens qui, eux aussi, avaient sans doute d’excellentes raisons de choisir leur métier, celui de prof en l’occurrence. Page 5/5