Entreprises et tribus : 5 rituels à la loupe

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Entreprises et tribus : 5 rituels à la loupe
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Entreprises et tribus : 5 rituels à
la loupe
© Stone
Pauses-café, pots d’anniversaire,
séminaires… Notre vie professionnelle est
scandée par des événements codés et
répétitifs, destinés à rendre la collectivit é
homogène. D émonstration.
Colette Gouvion
ls sont l à, une petite bande, tous les matins, dans un couloir, un recoin, le
bureau d’une secrétaire, et sirotent le petit café qui fait démarrer la journée.
Rires, bribes de vie privée mêlées à des fragments de vie professionnelle,
potins plus ou moins bienveillants : dans une multitude d’entreprises la m ême
scène se joue chaque jour ouvrable. Petite habitude conviviale sans
signification particuli ère ? Pas sûr. A en croire les anthropo-sociologues, qui
observent la vie sur les lieux de travail, comme les ethnologues étudient les
mœurs dites primitives, il s’agirait d’un rite. Un vrai. Comparable à ceux que
célèbrent les hommes d’une ethnie africaine avant de partir pour la chasse.
D’où vient cette comparaison singulière ? De l’initiative qu’eurent, à partir
de 1984, certaines firmes, notamment Vuitton, qui délégua dans trois de ses
lieux de production une ethnologue sp écialiste des Papous. Il s’agissait de
repérer quelles lois, quels rythmes sous-tendent la collectivité. D’autres
imitèrent Vuitton : l ’aéronautique, la chimie dans la région de Lyon, la banque
et quelques multinationales ou PME du secteur tertiaire. S’en suivirent bon
nombre de communications dans les publications spécialisées, et un ouvrage
récent qui les analyse et les met en perspective par rapport aux us et
coutumes des systèmes archaïques, “Les Rites dans l’entreprise” ).
Impossible, à le lire, de ne pas discerner quelques troublantes symétries. La
vie professionnelle est effectivement scand ée par des événements codés et
répétitifs, qui constituent l’entreprise en tribu à peu près homogène. Leur rôle
essentiel est d’inscrire son fonctionnement dans le rapport aux diff érents
temps, permettant aux humains, depuis des époques immémoriales, de se
situer peu ou prou dans un univers qui les dépasse : temps de l’action ou
temps lin éaire, mais aussi temps hors chronomètre marqué par des
célébrations rituelles, qui renvoient aux cycles naturels ou réactivent les
grands mythes fondateurs de la tribu.
1– La candidature, rite de passage
Acte I d’une vie professionnelle, la candidature. L’adolescent d’une
ethnie primitive est soumis à un certain nombre d’épreuves qu’il doit
surmonter pour apporter la preuve de sa maturité. Le candidat à un
emploi doit, rituellement, présenter son curriculum vitae, préparer ses
entretiens d’embauche, adopter une tenue de circonstance et
comparaître, la gorge souvent sèche et l’angoisse au ventre, devant un
ou plusieurs interlocuteurs – chaman ou directeur des ressources
humaines, grand manitou ou PDG – qui seront ultérieurement ses
supérieurs ou collègues.
2– L’embauche, rite d’initiation
La candidature est agréée. Le contrat, signé. Voilà l’impétrant admis dans la
tribu. Selon l’importance de l’entreprise, la DRH, le boss ou un supérieur
direct vont, tels de grands sorciers, lui en communiquer les codes, lui r évéler
d’infimes secrets, lui signaler des tabous majeurs.
Dans quelques firmes d’envergure, les nouvelles recrues sont isol ées
dans une case écartée, durant une journ ée ou plusieurs. A l’issue de
cette retraite, elles n’ignoreront plus rien des mythes fondateurs, de la culture
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de leur nouvelle entreprise ni de l’excellence de ses performances. Dans la
plupart des cas, cependant, les rites d’intégration se font en immersion
directe, sous la houlette du sup érieur hiérarchique ou d’un collègue institué
dans la fonction de mentor.
3– L’entrée en fonction, rite d’intégration
Voilà le récent initié sur le terrain de l’action quotidienne. Il va devoir
très rapidement, sous peine d’être rejeté par le clan, intégrer quelques
données essentielles. Une manière de se saluer le matin, un code
pour s’adresser les uns aux autres, un vocabulaire spécifique, etc.
Plus une topographie précise avec parcours obligatoires ou défendus,
espaces sacrés de la chefferie, emplacement exact de l’arbre à
palabres, à savoir la salle de réunion, qui abritera les rites guerriers et
confidentiels des annonces de résultats ou des lancements de
stratégies. Et peut-être aussi le champ clos d’affrontements entre
mâles dominants.
4– Rites festifs : les grands messes
Les rites et les parcours qui balisent le quotidien de la tribu ne lui offrent de
repères que dans le temps linéaire professionnel. Ils ne sauraient suffire à
l’ancrer dans une culture commune et humaine. S’y ajoutent donc des
célébrations particulières, collectivement vécues : elles s’apparentent soit
aux fêtes saisonnières qui marquent, pour les systèmes archa ïques, l’éternel
retour du jour, de la nuit, des saisons, soit aux grandes c érémonies
religieuses. Dans bien des entreprises, on appelle d ’ailleurs ces festivités
collectives des messes ou des grands messes. Ainsi, souvent au moment de
l’équinoxe d ’automne ou de printemps, la direction éprouve le besoin de
ressouder et de remotiver ses chefs de clans. Les grands manitous les
convient alors à ce que l’on nomme, en termes de management, un
séminaire, et dans les ethnies primitives, une cérémonie secrète propre à
régénérer les énergies. Cela se passe généralement hors des locaux
habituels, dans un lieu agréable, avec un emploi du temps mêlant activités
ludiques et séances de travail. Les participants en reviennent vivifiés. Les
exclus, en un rite de dérision, en profitent pour se moquer des élus, les
affubler de sobriquets, dauber sur l’efficacit é réelle de l’opération et prendre
un peu de bon temps.
Le calendrier fournit aussi le prétexte de réjouissances collectives. Elles
n’ont plus la fréquence d’autrefois comme au temps des fêtes patronales –
telles la Sainte -Catherine dans les maisons de couture, ou la Saint-Eloi dans
la métallurgie. En revanche Noël, la fin de l ’année ou l’Epiphanie font surgir
champagne, buffet, conjoints et enfants, avec petit prêche de l’officiant de
service. S’y glissent parfois des parodies de discours ou de réunions,
imitations, chansons plus ou moins caustiques, accept ées par la direction
comme les soupapes de sécurité qui s’ouvraient autrefois, en temps de
carnaval.
Il y a enfin, pour une commémoration particulière – anniversaire, fusion,
célébration d’une mont ée en puissance – les fastueuses cérémonies qui
réunissent tout le personnel. On y trouve tous les ingrédients d’une grande
fête tribale : griots pour conter la saga de l’entreprise et en énumérer les
mérites, costumes de parade, silence d ’abord recueilli puis salves
d’applaudissements, et nouba pour finir. C’est alors que le grand boss danse
avec la standardiste. Elle en parlera longtemps.
Ainsi va la vie du salarié, entre rites du temps linéaire et rites du temps
mythique, jusqu'à ce que sonne l’heure de la retraite, qui donnera encore
lieu à l’ultime rite de passage avec discours et cadeaux.
5– Les petits rites contrebandiers
Bien, direz-vous, tous les rites évoqués ici sont en quelque sorte
institutionnalisés par les directions. Mais le membre lambda de la tribu
n’a-t-il pas, lui aussi, quelques rites lui permettant de s’affirmer en tant
qu’individu à l’intérieur du système ? de négocier entre son temps de
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production, de plus en plus chargé, et son rythme chronobiologique,
qui ne sait rien de l’informatique ? Que l’on se rassure, seul ou en
groupe, il négocie par de petits rites, qu’un anthropologue nomme
joliment les rites contrebandiers.
C’est le fameux café du matin, ou la pause que l’on étire un peu.
La cigarette que l’on va fumer dans un couloir, ou un espace autoris é,
rite de complicit é avec d’autres fumeurs impénitents. C ’est le territoire
marqué par des objets personnels. C’est l’usage que l’on fait, en
douce, du matériel dont on dispose. Ainsi l’instauration du Minitel
donna-t-elle lieu à pas mal d’incursion sur le Minitel rose. Il fallut
encore que certaines directions se gendarment pour rappeler que les
logiciels de jeu ne constituaient pas l’unique intérêt des ordinateurs. Et,
aujourd’hui, le surf sur le Net n ’est pas toujours justifié par des besoins
professionnels. Tout cela sans parler des pots improvisés qui font
surgir nappes en papier et bouteilles sur les bureaux ; ni des
employées des grandes surfaces qui se passent des petits mots de
caisse en caisse ou adoptent des mimiques codées pour s’avertir entre
elles de l’humeur d’un chef. Et si l’application des 35 heures augmente
la charge de travail et laisse peu de place à ces rites contrebandiers,
on peut imaginer qu’il s’en inventera d’autres. Même les start-up «
hyperspeedées » ont déjà les leurs, faisant cohabiter m épris des
horaires et négation des hiérarchies sous le signe de la décontraction
et dans la quasi certitude d’être les héros fondateurs de l’entreprise du
futur.
Quoi qu ’il en soit, l’annonce de mœurs tribales dans l’entreprise
est au fond une bonne nouvelle. Cela prouve qu’en cette époque
déstructurée il existe encore des lieux où des rites ancestraux font
rempart à la sauvagerie. Vive les Papous.
BOULOT :
Touche pas à mon pot !
Le pot, spontané ou programmé, demeure l’un des rites contrebandiers les
plus ancrés dans les entreprises françaises. Anniversaire, naissance,
mariage, d épart ou retour de vacances, promotion, arriv ée d’un nouveau, les
prétextes ne manquent pas. Pour qu’il ait toute sa valeur de contrebande, il
faut qu’il soit à l’initiative d’un salarié ou d ’un groupe, qu’il se tienne sur les
lieux mêmes du travail, qu’il soit pris sur un temps de pause, mais… en
déborde un peu. Quelques exemples relevés par les anthropologues.
Dans l’aérospatiale, c’est l’explosion de joie quand un prototype atterrit
après son vol d’essai. Tous ceux qui ont participé à sa r éalisation courent sur
le tarmac, font sauter les bouchons de champagne et coupent les cravates
des ing énieurs.
Dans une entreprise de travail temporaire , deux jeunes femmes ont fêté…
la Sainte-Catherine. « On était deux à avoir 25 ans, ça nous a pris comme
ça. On a poussé les bureaux, on a mis des nappes en papier, quelques
bouteilles, des amuse -gueules. Tout le monde est venu, m ême la patronne.
On a donn é l’exemple. Maintenant, les pots n’arrêtent plus.
– Pourquoi ne pas l’avoir fêté au bistrot d’en face ?
– Ah non, si c’est pas au boulot, ça vaut pas ! »
Dans un grand groupe d’édition, la direction a interdit les pots « sauvages
» : « Prière de demander une autorisation, d’indiquer le jour et l’heure prévus,
et de le faire à la cafétéria. »
« Vous avez obtempéré ?
– Oui. Quoique… La semaine dernière, il y a eu une grande panne de
l’informatique. Plus personne de notre service ne pouvait bosser. Alors on a
gamberg é sur notre prochaine petite fête de Noël, comment on allait décorer
la salle où on bosse, qui apporterait quoi à boire ou à manger. Ça sera extra.
– Et la direction, elle dira quoi ?
– Il faudra bien qu’elle laisse faire. Mieux on s’entend, mieux on bosse. S’ils
n’ont pas compris ça, ils n’ont rien compris du tout. »
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