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Un désarmant courage
Sur une table de jardin recouverte de toile cirée, du pain noir dans un sac
plastique fait office d'ostie. Posée près de cet autel de fortune, une vieille chaîne
hi-fi, entre deux larsens, crache des chants de messe à la mode latino. Voix de
crooner à la Julio Iglesias, un chanteur romantique susurre que Dieu est amour
sur un air d'accordéon. En bottes et sombreros, un groupe de paysans, écoute,
attentif, le sermon improvisé au cœur de la jungle, sous un grand chapiteau de
paille. « Personne ne pouvait prendre la vie de Jésus, car lui même l’avait déjà
donnée», entonne solennellement le prêtre dans un micro, qui, à chaque mot,
menace de rendre l’âme. « Eduar a fait de même. Comme le Christ, il a donné
sa vie à la communauté. Il repose aujourd’hui en paix. Malgré leurs
nombreuses tentatives, ni les FARC ni les paramilitaires n’auront réussi à le
tuer. C’est une grande consolation ». Le groupe est recueilli. Au milieu des
adultes, des enfants écoutent sagement, des chiens et des cochons endormis à
leurs pieds. Dehors, il pleut à grosses gouttes.
En pleine saison des pluies, un violent orage éclaire cette veillée dédiée à la
mémoire d’Eduar. L’homme, mort il y a deux mois d’un cancer, est l’un des
fondateurs de la communauté de paix de San José de Apartado, une petite ville
de la région d’Uraba, dans le nord ouest de la Colombie. Cette zone verdoyante,
coincée entre la mer des Caraïbes et la cordillère des Andes, est une région
stratégique. En plus d'être une porte d'entrée vers l'Amérique centrale, elle
concentre de grandes réserves d’eau, de charbon, de cuivre et de pétrole; et
suscite les convoitises. La guérilla y fait rage. Dans les campagnes, les
guerilleros des Farc patrouillent, cherchant à rallier les paysans à leur cause. Ils
ne sont pas seuls. Militaires et paramilitaires font eux aussi régner la terreur. «
ça commence par de toutes petites choses! Les brigades passent, elles vous
demandent de l’eau. Si vous ne leur en donnez pas, elles vous tuent. Si vous leur
en donnez, ce sont leurs adversaires qui vont vous accuser de collaborer avec
l’ennemi et qui vont vous tuer », résume Don Viviano, un vieil homme aux
côtes saillantes, la peau burinée par le soleil. A 83 ans, le sourire édenté, il est
l’un des doyens de la communauté de paix de San José. « C’est presque
impossible de rester en marge du conflit", estime-t-il. " Pour optimiser nos
chances d'y parvenir, nous avons décidé de nous unir, et de résister. C’est
simple : nous voulons être neutres, travailler nos terres et vivre en paix. Chez
nous, vous ne trouverez aucune arme».
Un doux rêve au coeur du conflit, qui prend forme il y a quinze ans. Ils sont
alors cinq cent paysans à décider de s'unir, au milieu de cette vallée plantée de
teck et de bananiers. Aujourd'hui, le groupe s'est agrandi: la communauté
compte désormais plus de mille cinq cent personnes, établies dans une dizaine
de patelins disséminés à flanc de montagne. Pour passer de l'un à l'autre, il faut
grimper plusieurs heures par des chemins boueux, les pieds s'enfonçant dans la
terre meuble jusqu'à mi-mollet.
Au coeur de la communauté se trouve le hameau de San Josecito, trois rues de
cabanes de bois agencées autour d’une école, d’une cantine et d’un terrain de
foot. On y accède en taxi collectif, par une petite route cahoteuse qui part
d’Apartado, une ville excentrée aux façades défraîchies, base des paramilitaires.
Ces milices armées, officiellement démobilisées depuis plusieurs années,
officient toujours en secret dans la région, pour le compte des grandes
entreprises ou du gouvernement. La majeure partie du temps, elles sont
invisibles. Le site, magnifique, semble paisible. En contrebas de la route, un
fleuve argenté serpente au milieu des arbres. On croise des gamins rentrant de
l'école à cheval, la machette accrochée à la ceinture. Des vieux dorment dans des
hamacs, à l’ombre du fil à linge. Quelques vaches traînent sur la route.
Comme sur les dessins d’écoliers, ce tranquille paysage, surmonté d’un grand
soleil jaune, orne la pancarte d’entrée dans la communauté de paix. A l'encre
noire, les règles du lieux sont inscrites à la main. Aucune collaboration avec
l'une ou l'autre des parties du conflit. Participation de tous à des travaux
communautaires chaque semaine, au champ et au village. Port d'armes et
consommation d'alcool interdits. Le portail passé, on découvre un village
assoupi, écrasé par la moiteur tropicale. Seuls le chant du coq et les cris
d’enfants viennent troubler le silence de l’après-midi. Il faut se pincer pour
imaginer que cette campagne endormie est régulièrement le théâtre de massacres
et d’assassinats. Les chiffres , pourtant, sont là. En quinze ans, la communauté a
perdu un dixième de ses effectifs: près de deux cents personnes sont mortes
lors de tueries sanglantes. D’après les chefs de la communauté, appuyés par les
brigades internationales de paix et les colombes de paix, deux ONG présentes
sur place, une vingtaine de ces meurtres auraient été perpétrés par les Farc. Le
reste serait l’œuvre de l’armée et des paramilitaires.
Maria Brigida est l’une des figures majeures de la communauté. Mi paysanne,
mi baba, elle porte deux longues tresses poivre et sels qui lui tombent en bas des
reins. A soixante trois ans, c’est une femme bavarde et chaleureuse, le visage
illuminé par un sourire radieux. Sa maison, la plus jolie du hameau, croule sous
les cactus et les fleurs tropicales. C’est un passage obligé pour quiconque veut
connaître l'histoire de la communauté.
Un brin hyperactive, elle discute tout en peignant de petites toiles aux contours
mal assurés et aux couleurs vives. Le dessin, maladroit et naïf, contraste avec la
violence du propos. Sur le papier, des hommes en treillis encerclent le village
par les collines alentour. Des corps démembrés à la machette, gisent à terre,
sanguinolants. «Je ne sais pas écrire, c’est ma manière à moi de raconter. Tout
ce que je peins est réel. Ces atrocités, nous les avons vécues. Cela ne nous
empêche pas de continuer à lutter pour la paix ». Fervente catholique, marxiste,
féministe, et surtout pacifiste, Maria Brigida se définit comme une femme de
gauche. Engagée, elle l’est depuis longtemps. Sachant à peine lire et écrire, elle
a pris part à tous les combats de son époque. Employée dans une industrie
bananière, elle devient l’une des premières syndicalistes de Colombie, milite
pour la défense des droits de la femme et s’engage en politique. Dans les années
80, elle est membre de l’Union patriotique, parti d’opposition né d’un processus
de
paix
entre
les
FARC
et
le
gouvernement.
Ce mouvement, qui réunit des guérilleros ayant renoncé à la violence à d’autres
forces de gauche, comme le parti communiste, devient une force politique de
premier plan. Commence alors une féroce répression. Elle fera des milliers de
morts. « Je ne sais pas comment je suis encore là aujourd’hui pour vous
raconter ça. Je suis une survivante », s’étonne Maria Brigida. Elle a perdu ses
deux frères dans cette vague de violence, l’un tué par balles, l’autre
mystérieusement disparu. Cette douleur n'a pas eu raison de son engagement.
« Communiste je suis et communiste je mourrai ! », martèle-t-elle en riant.
Régulièrement, la presse de droite la décrit comme une guerillera, une tête
pensante des Farc. On l'a même accusée de planifier des attentats. « Si vous
écoutez le gouvernement, nous sommes tous de dangereux guérilleros au sein de
la communauté de toute façon! », relativise-t-elle. Elle a entendu dire qu’à
Apartado, sa têrte serait mise à prix. Elle s’en fout. Maria Brigida est une
battante, une femme solide. Une fois seulement, elle a failli sombrer.
C’était il y a sept ans. Sa fille, Elisena, était partie faire la fête avec quelques
amis. La nuit, pendant leur sommeil, la maison où ils se trouvaient est attaquée à
la grenade. Elisena ne rentrera jamais. Quelques jours avant Noël, elle meurt au
côté de cinq autres adolescents. La tuerie est attribuée à d’ex guérilleros des
FARC, qui se seraient ainsi réintégrés dans l’armée régulière. « De mes trois
enfants, Elisena était celle dont j’étais le plus proche », confie Maria Brigida.
« On partageait tout, on avait les mêmes passions pour la peinture et la
spiritualité. C’était la lumière de ma vie". De cette belle relation mère-fille
restent quelques photos, un peu jaunies, précieusement gardées dans une
chemise en carton. Une jolie jeune fille de seize ans pose près de sa mère. Les
deux femmes se ressemblent. Elles ont le même regard vif, le même immense
sourire. « Après sa mort, j’ai gardé porte close pendant des mois. J’ai perdu 20
kilos en deux semaines. Un terrible conflit s’est crée en moi. Moi qui déteste la
violence, j’avais des envies de meurtre, de vengeance. Jamais je n’avais ressenti
autant de rage. J’ai beaucoup prié, et heureusement j’ai réussi à sortir de cette
mauvaise voie. Mais la blessure ne guérira jamais ». Plusieurs pays européens
lui ont offert l'asile politique. Maria Brigida a décliné. "Ma fille est morte pour
ce combat. Je n'abandonnerai jamais. Je continuerai jusqu'à ce que je meure,
ou jusqu'à ce qu'ils me tuent. S'ils viennent, je n'ai que mon pinceau pour me
défendre. Je suis prête."
A San José de Apartado, les habitants semblent résignés à subir la violence. « La
communauté est née dans un bain de sang. Dès l'annonce de sa formation, les
paramilitaires ont commencé à chercher ses membres. Ils les assassinaient sur
la route. En neuf mois d'existence, on avait déjà recensé soixante morts. C'est
comme si tout avait été fait pour éviter que d'autres communautés ne voient le
jour», analyse le père Javier Giraldo, un prêtre jésuite embarqué dans l’aventure
depuis ses balbutiements. Ce petit homme discret, élégamment vêtu d'un
pantalon de toile et d'une chemise immaculés en pleine brousse, est l’une des
personnalités les plus exposées de Colombie. Régulièrement menacé de mort, il
a fini par s'exiler un an et demie dans les années quatre-vingt-dix. "Un de mes
amis journalistes avait assisté à une rencontre de militaires. Il les avait
entendus dire que je ne passerai pas la semaine", relate-t-il d'une voix chaude et
posée. Averti, Javier Giraldo part d'abord pour San Francisco, puis s'installe à
La Haye. "Mes meilleurs souvenirs d'exil ont lieu là-bas, à la bibliothèque de la
cour pénale internationale", se remémore-t-il. Le prêtre profite de ce temps de
vacance pour dévorer les classiques du droit international et suivre les audiences
de la CPI. Il écrit un livre sur le christianisme et les droits de l'homme, "deux
thèmes intimement liés" d'après lui. Malgré cela, il s'ennuie. Il souffre du froid et
du mode de vie européen, si normé et étriqué à son goût. " Je ne me sentais pas
à ma place. Les jésuites m'ont proposé d'aller partout, au Timor oriental, au
Vénézuéla, au Guatémala, en Afrique. Autant d'endroits où j'aurais été en
sécurité. Mais je ne me sentais mal. Je pensais à la communauté de San José,
qui continuait de souffrir. Ma place était auprès d'eux." Contre la volonté de
tous, le Père revient sur ses terres. Bien décidé à ne plus jamais repartir, il évite
désormais de se déplacer sans être escorté d'une ONG.
Au sein de la communauté, le prêtre a longtemps relayé les plaintes des victimes
auprès de la police. Il réunissait les témoignages et les preuves nécessaires pour
ouvrir des procédures judiciaires. "C'était mon rôle de convaincre les témoins
d'assassinats de témoigner. Mais il m'a fallu constater que nombre d'entre eux
sont morts ou ont disparu à leur tour." Javier Giraldo a aujourd'hui cessé de
documenter les plaintes des paysans. Il ne croit plus en la justice de son pays.
Quitte à déplaire à l'épiscopat, qu'il juge frileux et conservateur, il continue de
témoigner de la violence subie par les paysans colombiens. Il s'exprime dans
Nuit et Brouillard, une publication religieuse bi-annuelle qui revient, de
manière exhaustive, sur les assassinats subis par la communauté de paix. Le
père est une mine d'informations. Il dispense volontiers analyses et points de vue
aux observateurs de passage. "Le paramilitarisme est un fléau pour notre pays,
au moins autant que les FARC. Or, ce n'est un secret pour personne que les
paramilitaires travaillent main dans la main avec le gouvernement. Ils ont une
double mission. Dans les zones où la guérilla est présente, comme à San José,
ils sont chargés de la combattre au côté de l'armée. Ils travaillent aussi pour le
compte de grandes entreprises, qui veulent déplacer les populations noires et
indigènes pour récupérer les terres de la région, très fertiles. Cela avec la
bénédiction du gouvernement, dont la politique est de vendre les richesses de
pays aux multinationales." Si l'on en croit les autorités colombiennes, pourtant,
le pays est en paix et le paramilitarisme n'existe plus. Le terme a d'ailleurs
disparu, remplacé par celui de "bandes délinquantes", officiellement combattues
par les autorités. Mais la presse, de plus en plus, met à jour les liens secrets
unissant acteurs légaux et illégaux. D'anciens généraux de l'armée se mettent à
parler et révèlent les massacres qu'ils ont ordonné, de pair avec les
paramilitaires. Principale victime de ces gênantes révélations? L'ancien
président Alvaro Uribe. L'ex homme fort de la Colombie, qui se gargarisait
d'avoir mis les FARC à genoux et libéré Ingrid Bettancourt, voit sa popularité se
fâner de jour en jour.
"Allo, Allo, Allo.... Votre attention s'il vous plaît. Ceci est un message pour
l'ensemble des habitants." Au milieu de la torpeur de l'après-midi, une voix
résonne dans San Josecito. Le timbre grave, un peu angoissant, est haché par la
sono défaillante. Une menace plane-t-elle sur le village? Fausse alerte: l'annonce
concerne seulement un match de foot. Pour annoncer l'événement, Jésus Emilio,
le chef de la communauté, s'exprime dans un micro caché derrière un rideau de
soie, dans une des maisons du centre du village. Son allocution est relayé par
des hauts parleurs. A San Josecito, le tournoi de foot est une institution, que l'on
attend la semaine entière. Chaque week-end, les hommes des différents hameau
s'y affrontent par équipes. Pour y participer, les familles les plus éloignées
n'hésitent pas à faire six heures de randonnée à dos de mule à travers la selva.
Les femmes, pompom girl du dimanche, sont sur leur trente et un. En jean
moulant, leur chevelure brune lâchée sur leurs épaules, elles portent des boucles
d'oreilles et un maquillage soutenu. Devant le terrain, quelques unes font frire
des beignets et des empanadas, ces chaussons fourrés à la viande typiques
d'Amérique latine. "Les gens d'ici ont une énergie incroyable", constate le père
Javier Gilberto. "Ils ont toujours la force d'organiser des fêtes, de se réunir. En
temps de crise, c'est la même chose: ils ne se découragent jamais et se sortent de
toutes les situations, y compris les plus difficiles. Ils sont très créatifs".
Dans le village, un élément fondateur reste dans toutes les consciences: celui du
blocus alimentaire. Au début des années 2000, les paramilitaires inventent une
nouvelle arme de guerre. Pour venir à bout des dangereux pacifistes de San José,
ils se mettent à les affamer. "Dans un premier temps, ils assassinaient les
chauffeurs des taxis collectifs qui montaient la nourriture depuis Apartado,
jusqu'à ce que plus personne n'ose le faire. Puis ils ont tué les rares
commerçants des bodegas alentour, qui vendent de l'eau et des produits de
première nécessité comme des œufs ou du riz. Il n'y avait donc absolument plus
rien à manger", relate le Père. C'était compter sans la détermination des
paysans. "Les gens ici ont fait bloc. Ils sont sortis ensemble à cheval, par
centaines, pour aller chercher de la nourriture en ville. C'était une vraie
démonstration de force", poursuit-il admiratif. Cette épreuve marque un
tournant dans la vie du groupe, qui décide de devenir autosuffisant. En plus du
manioc, des haricots et des bananes, qu'ils cultivent depuis toujours, les
campagnards apprennent in extremis à semer du riz, aliment incontournable de
la cuisine colombienne. Ils décident de mettre en commun une partie de ces
cultures. Dix ans plus tard, le pari est presque gagné. La communauté produit
aujourd'hui toutes les denrées de base, presque assez pour pouvoir vivre en
autarcie. "Finalement, cet épisode nous a fait grandir et gagner en
indépendance. Ils nous ont forcé à nous dépasser", commente Don Viviano,
tout sourire.
Les "résistants", comme ils aiment à se qualifier, ne comptent pas s'arrêter là.
Ils entendent désormais créer un modèle de société différent, respectueux des
hommes mais aussi de la nature. En pleine forêt vierge, ils développent depuis
peu une agriculture biologique. Javier, un bel homme d'une quarantaine
d'années, est le responsable agricole de la communauté. Il vit sur les hauteurs,
dans un hameau où l'air est délicieusement frais toute l'année. Enjoué,
passionné par la nature, il fait visiter les plantations de cacao et de canne à sucre
au pas de course, avec un enthousiasme communicatif. Au milieu des feuilles
géantes de bananiers, le site offre une vue imprenable sur la vallée et les
pâturages. Dans cet endroit enchanteur, image d'Epinal du jardin d'Eden, la
communauté a inauguré son "centre agricole expérimental". Un espace de vingt
hectares, où nichent toucans et perroquets, et où les aliments sont cultivés sans
engrais ni pesticides. "Nous essayons de nous rapprocher des méthodes
ancestrales", explique notre guide avec fierté. "Nous faisons de la reproduction
de graines pour proposer aux agriculteurs une alternative aux semences
transgéniques. Nous mélangeons les espèces pour préserver les sols. Depuis
peu, on sème aussi des plantes médicinales." A la fin de la promenade, Javier
s'octroie une courte pause et regarde le soleil se coucher sur les maisons en
contrebas. "Toutes nos familles sont touchées par le conflit", observe-t-il,
songeur. "Parmi ces habitations, je n'en vois pas une seule qui ait été
épargnée." Lui a perdu son frère en 1994. Les militaires, après l'avoir tué, l'ont
vêtu d'un uniforme de camouflage identique à celui des FARC et pris en photo
avec une arme à la main. Le cas est emblématique de ce qu'on appelle, en
Colombie, les "faux positifs". Ces manœuvres étaient supposées gonfler les
chiffres de la lutte anti-guérilla menée par l'armée.
"Chaque mort, qu'il s'agisse ou non d' un membre de notre famille, est un coup
terrible. Nous vivons ensemble depuis tant d'années... Ils espèrent nous
terroriser, mais c'est le contraire qui se passe. Cela nous donne la rage",
commente Berta. Unique membre féminin du conseil interne,
l'organe de
décision de la communauté, c'est une des femmes les plus engagées de San José.
Amenée à voyager pour représenter le projet communautaire, Berta garde un
souvenir partagé de l'Europe. "Vous avez de très belles villes, c'est vrai", consent
cette amoureuse de Vienne, qui a aussi vu Rome et Madrid. "Mais quel fatigue!
Tout est épuisant." De ses quelques nuits passées à l'hôtel, Berta se souvient
surtout des ventilateurs. "Quelle horrible idée de rafrâichir l'air avec une
machine, qui en plus fait du bruit... Jamais je ne pourrais me faire à ce genre
de choses!" Berta est l'une des meneuses de la communauté. Elle a de la chance,
son mari est encore là. Il lui reste de l'énergie pour se battre.
Ce n'est pas le cas de toutes. A San José de Apartado, beaucoup de femmes sont
devenues mères célibataires, du fait du conflit. Liliana, la cuisinière, est de
celles-là. Entre le déjeuner des écoliers et le dîner des anciens, elle fait de
grosses journées. Le soir venu, elle s'occupe de ses cinq enfants, âgés de 17 à 2
ans. C'est sans doute la douceur qui caractérise le mieux cette jeune femme de
34 ans. Elle a les dents du bonheur, et, plus que d'autres encore, l'accent chantant
des Colombiens. Cela lui donne une gaieté enfantine, contredite aussitôt par son
regard soucieux, souvent perdu. "Je ne m'habitue pas à ne pas voir mon mari
rentrer le soir", avoue-t-elle en débarrassant, fatiguée, la table de la cantine.
Tout en discutant, elle garde à l'oeil ses deux fils qui, à quelques mètres, jouent
au foot avec un crapeau. "Je ne peux pas flancher", poursuit-elle. "je lui ai
promis de me battre pour les enfants, de continuer à aller de l'avant s'il lui
arrivait malheur. C'est des choses que l'on évoque, ici..." Son époux était
menuisier. Il a été tué l'an dernier sur la route d'Apartado, où il était allé vendre
son bois. Deux hommes en moto le suivaient. "Des paramilitaires, encore une
fois...", croit savoir Liliana. Elle s'appuie aujourd'hui sur son fils aîné. " Je l'ai
bien élevé", se réjouit-elle. "Quand je rentre du travail, il a fait manger les
petits, s'est occupé du linge. En plus, c'est le portrait craché de son père. Alors,
on me dit que j'ai de la chance. J'ai au moins un souvenir vivant de lui."
Quelques maisons plus loin, c'est Loulou, 33 ans, qui a perdu le père de ses
enfants. Elle a refait sa vie, et partage désormais une cabane avec son homme et
sa belle mère. Une couverture tendue au milieu de l'unique pièce au sol de terre
battue délimite le territoire de chacun. Au mur, une mygale empaillée, des
casseroles et des poêles font office de décoration. Avachie dans un hamac avec
ses deux bébés, Loulou raconte le jour où l'armée a envahi sa maison, une case
de paille située en haut de la vallée. "Nous étions endormis. Ils sont arrivés à
une cinquantaine et se sont mis à tirer dans tous les sens en nous traitant de
guérilleros. Mon mari a pris la fuite. Moi, je ne pouvais pas, avec les enfants.
J'ai caché mon fils sous le lit, mais il est ressorti. Ils l'ont tué. Quinze jours plus
tard, ils sont revenus et ils ont trouvé mon mari. Ils l'ont assassiné à son tour."
Loulou était-elle effectivement de mèche avec la guérilla? "Ma maison était sur
un chemin très emprunté par les Farc. Quand ils passaient, il leur arrivait de
me demander à manger. On n'a pas tellement le choix", justifie-t-elle. Elle jouit
aujourd'hui d'une relative tranquillité. "Je n'ai pas porté plainte pour la mort de
mon fils, et, de leur côté, les militaires ont cessé de me chercher."
Trop éprouvés par ces menaces, certains finissent par s'en aller, pour rejoindre les
grandes villes comme Medellin ou Bogota. Dans ces métropoles, le conflit armé est
une abstraite réalité. "Ce n'est pas une alternative viable", s'insurge Hermann. Tout
juste trentenaire, ce père de deux enfants porte les cheveux rasés et un gros diamant à
l'oreille, à la manière des chanteurs de hip hop. Le regard sombre dissimulé par un
large sombrero de paille, on le sent tendu, près à exploser malgré son tempérament
réservé. De nature taciturne, la colère le rend bavard. "Que diable voudriez-vous qu'on
aille faire là bas? On n'a pas pu faire d'études, parce qu'on a été déplacés toute notre
enfance et notre adolescence à cause du conflit. On a grandi à la campagne, on n'est
pas citadins, on n'a pas l'habitude! Quel genre d'avenir aurait-on en ville? Aucun!
C'est d'ailleurs pour cela que des jeunes grossissent les rangs des Farc et des
paramilitaires!" Lui, au contraire, vient tout juste de rejoindre les pacifistes. Et pas à
moitié: il est responsable des questions économiques au sein du conseil interne. Il
coordonne, entre autres, le conditionnement et l'export du cacao, la plus importante
source de revenus du groupe. Des responsabilités qui lui valent d'être particulièrement
menacé: au début de l'été, il a été plusieurs fois intimidé par téléphone. Pour aller faire
des courses ou chercher de l'argent à Apartado, lui non plus ne se déplace plus sans
être escorté d'une ONG. Ces menaces sont d'autant plus effrayantes qu'elles ravivent en
lui de douloureux souvenirs. Hermann a perdu une bonne partie de sa famille dans le
conflit. Son père et ses deux frères ont été tué par les paramilitaires, sa tante par les
Farc. "C'est un cercle vicieux. La guerre appelle la guerre, car l'on veut se venger.
Mon cousin a d'ailleurs rejoint les paramilitaires, après que sa mère eût été assassinée
par les Farc", explique-t-il. Lui fait le pari inverse. "Cette guerre n'a aucun sens.
Même les chefs changent de camp. Du coup, si vous avez aidé les Farc, vous n'êtes pas
à l'abri que l'un des commandants passe chez les paramilitaires. Vous deviendrez
alors automatiquement l'une de ses cibles", poursuit-il. "C'est cela, le pire!", confirme
Maria Brigida. "Les FARC, les paramilitaires ou les militaires, au final tous sont des
fils de paysans, des enfants de pauvres. Ce conflit n'est pas tant idéologique. Il a été
créé par la misère sociale, parce qu'il n'y a pas d'avenir. C'est une guerre du peuple
contre le peuple. Moi, quand j'apprends qu'un paramilitaire est mort, malgré les
horreurs qu'ils m'ont fait vivre, cela me fait de la peine".
A la fin de l'été, le gouvernement de Santos a créé la surprise en annonçant la
reprise des pourparlers avec les FARC, une première depuis trente ans. Après 50
ans de conflit, les Colombiens, dans les villes, se prennent à rêver à la paix,
enfin. Les paysans de San José de Apartado, eux, sont sceptiques. "Chaque fois,
c'est la même histoire", maugrée Maria Brigida, incrédule. "Les hommes
politiques s'imaginent toujours qu'on peut décréter la paix, l'imposer du haut
vers le bas. C'est le contraire qu'il faudrait faire! Je croirai en la paix quand le
gouvernement s'occupera de la santé, de l'éducation, de l'avenir des jeunes. Il
faut, avant toute chose, leur offrir d'autres perspectives que la guérilla". La
communauté a du mal à voir l'avenir en rose, mais ne baisse pas les bras. "Nous
mettons en application les valeurs auxquelles nous croyons. Malgré les
difficultés, cela nous rend heureux. Pour nous, c'est cela l'espoir."
Sophie TARDY-JOUBERT