Eléments de corrigé du sujet, Construire un objet d`histoire : les

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Eléments de corrigé du sujet, Construire un objet d`histoire : les
Eléments de corrigé du sujet, Construire un objet d’histoire : les migrations
Questions de mots, dira-t-on. C’est une malheureuse homonymie propre à notre langue qui désigne d’un même nom l’expérience vécue, son récit fidèle, sa fiction menteuse
et son explication savante. Jacques Rancière, Les Noms de l’histoire, Le Seuil, 1993.
L’analyse du sujet doit conduire à considérer que le sujet principal est moins l’histoire de l’immigration elle-même que « construire un objet
d’histoire », l’histoire de l’immigration devant être considérée comme l’exemple privilégié pour expliquer le sens et l’intérêt de cette formule.
Une fois encore il est possible de partir d’une rapide lecture du document 2 : celui-ci montre comment un fait du passé (ici les migrations des
femmes du Haut Sénégal dans la première moitié du XXème siècle) devient objet d’histoire. L’auteur s’applique à comprendre comment
l’étude du contexte spécifique (période, lieux, relations sociales dans la société coloniale…) contribue à donner à ces migrations un caractère
particulier et conduit à rejeter les explications construites dans un contexte différent. Ce qui semblait jusque-là n’avoir pas d’histoire (une
Afrique « a-historique » que seule la colonisation aurait engagée dans l’histoire…) attendait seulement que des historiens s’en emparent pour en
démontrer l’historicité, c’est-à-dire pour en faire un objet d’histoire.
Le sujet invite à partir de l’exemple de l’histoire des migrations à engager une réflexion sur les objets de d l’histoire. Qu’est-ce qu’un objet
historique ? A quelles conditions un nouvel objet historique peut-il s’imposer ou du moins être accepté comme tel ? Peut-on dire que les
historiens construisent leurs objets ? Il conduit aussi à se demander si l’histoire des migrations est soluble dans l’histoire de l’immigration.
Dans le cas particulier de l’histoire des migrations, l’ensemble du dossier documentaire en témoigne, la demande sociale est forte, c’est le
premier chemin de la construction d’un objet historique que nous suivrons : de la demande sociale à l’histoire. Mais pour que les historiens
s’emparent d’un objet, il faut aussi qu’il rencontre les préoccupations des historiens au sein même des savoirs : l’histoire des migrations s’inscrit
dans un mouvement historiographique qu’elle contribue en retour à nourrir, c’est le second chemin de la construction d’un objet historique
que nous suivrons. L’extrait du texte de Marie Rodet nous livre quelques résultats de l’étude historique, elle ne nous dit rien de la façon dont
ces résultats ont été obtenus, rien de la « construction » du savoir. C’est cependant une condition indispensable pour « construire » un objet
d’histoire, si la société pose aux historiens des questions sur le passé, si les questions que se posent les historiens rencontrent cette demande
sociale, il faut encore qu’ils se donnent les moyens de répondre à ces questions, tel est le troisième chemin que nous suivrons dans cet exposé.
I. Entre mémoire et histoire.
L’immigration est devenue récemment un objet d’étude dans le secondaire (thème 2 du programme de troisième de 2008, l’histoire d’un siècle
d’immigration en France, thème introductif du programme de 2 nde de 2010 (les Européens dans le peuplement de la terre, L’émigration
d’Européens vers d’autres continents, au cours du XIXe siècle : une étude au choix d’une émigration de ce type). L’introduction de ces thèmes
dans les programmes est le fruit d’une forte demande sociale exprimée notamment par des groupes de pression dans la presse mais aussi par
des associations professionnelles et des syndicats d’enseignants soucieux d’introduire dans les programmes d’histoire des « questions de notre
temps » et une part d’histoire qui concerne une part importante des élèves du collège et du lycée (il convient à ce propos de prendre garde à
l’assignation au passé qui pourrait résulter de l’idée que les enfants « issus de l’immigration » sont les destinataires prioritaires de l’histoire des
migrations). Le fait que cela devienne un objet d’enseignement dans le secondaire n’en fait pas en soi un objet d’histoire, nous ne sommes plus
au temps où la « République des professeurs » imposait ses objets à l’histoire universitaire (fin XIX°début XX°). Mais cela constitue une forme
de reconnaissance du caractère « sérieux » et « nécessaire » de cet objet d’histoire et cela contribue à stimuler la publication universitaire et par
contre coup la recherche. Aujourd’hui toutefois, si l’introduction dans l’histoire scolaire est une des dimensions de l’accession d’un objet au
statut d’objet d’histoire, elle n’en est plus une condition indispensable. D’ailleurs, dans le cas de l’histoire de l’immigration, la recherche avait
largement anticipé la demande scolaire.
Un second facteur joue dans l’émergence d’un objet d’histoire : sa présence dans les débats de société sous forme de discours de type
« mémoriels ». C’est évidemment le cas de l’histoire des migrations. La question a surgit dans le débat public au tournant de ce siècle. Ainsi en
2005, le « Manifeste des Indigènes de la République » revendiquait le droit à leur histoire, pour les populations vivant en métropoles issues des
anciennes colonies ou des territoires ultramarins à travers les migrations. Cette revendication, parmi d’autres, s’appuyait sur une lecture
particulière du passé colonial de la France, sensé se prolonger dans les discriminations actuelles à l’égard de ces populations. Cette conception
du passé comme « un passé qui ne passe pas » selon l’heureuse formule d’Henry Rousso, souligne l’absence de discours historique sur le sujet,
du moins dans le débat public. Elle justifie d’ailleurs l’appel aux historiens pour qu’ils produisent un discours à la fois distancié et intégrateur.
Assurément elle a pu jouer elle aussi comme un aiguillon pour la publication et la recherche mais elle ne constitue pas à elle seule la cause de
l’émergence de l’histoire des migrations comme objet d’histoire. Abordons la question sous un angle un peu différent : comment se fait-il que
cet objet n’ait émergé que récemment dans l’historiographie française ? La critique a souligné souvent l’absence de lieux de mémoire de
l’immigration dans l’œuvre monumentale dirigée par Pierre Nora « les lieux de mémoire » (publié entre 1984 et 1992). Pierre Nora s’en est
justifié en affirmant que pour qu’il y ait « lieu de mémoire » il fallait qu’il y ait une reconnaissance sociale (monument, patrimonialisation,
commémoration…), ce qui n’existait pas au moment où le projet de cette publication a été entrepris ! Cette absence recoupe l’absence du fait
migratoire dans les programmes scolaires de l’époque, mais aussi dans les ouvrages consacrés à l’histoire nationale. La relation forte entre les
historiens français et l’histoire nationale (dont Sylvain Venayre a retracé l’historiographie (Les origines de la France, quand les historiens
racontaient la Nation, Le Seuil, 2013) a longtemps participé à l’oubli du fait migratoire. Contrairement aux Etats-Unis où le fait migratoire est
considéré comme constitutif de la Nation, en France, selon la conception théorisée par Ernest Renan, le peuple est issu de la fusion avant la
Révolution de différents apports ethniques et leur intégration signifie leur renoncement à une histoire particulière que les historiens et les
Instituteurs de la IIIème République ont contribué à organiser. Fernand Braudel encore au début des années 80, dans le tome 2 de « l’identité
de la France » consacre quelques pages au fait migratoire pour constater que l’intégration des étrangers en France n’a pas posé de problèmes
particulier que par conséquent, ce n’est qu’un facteur secondaire dans le développement économique du pays. Il aura fallu la disparition de la
génération d’historien incarnée par Braudel pour que ce sujet secondaire devienne un objet d’histoire autonome. Ne pas laisser l’histoire des
migrations aux entrepreneurs de mémoire… fournir au citoyen les moyens de penser ce phénomène passé et présent, qui à tort ou à raison
constitue un axe du débat politique… ces préoccupations ne sont pas du tout absentes des motivations des historiens du fait migratoire,
comme en témoigne le titre du grand livre de Gérard Noiriel, le creuset français. Fournir des faits, un discours de vérité plutôt qu’un discours
de fidélité, cela n’empêche pas d’envisager aussi pour la plupart des historiens (et historiennes cf doc 2) qui se sont engagés dans l’étude de ce
sujet avant qu’il devienne « à la mode » une indispensable empathie avec les hommes et les femmes du passé dont ils étudient les choix, les
parcours, les destins…(cette empathie qu’évoque Antoine Prost, dans Douze leçons pour l’histoire, Le Seuil, 1996).
II.
Un objet d’histoire contemporain.
Dans ma première partie, j’ai volontairement confondu l’histoire des migrations avec l’histoire de l’immigration, tant celle-ci semble avoir pris
l’essentiel de la place et accapare le questionnement (n’est-ce d’ailleurs pas le cas du dossier documentaire qui accompagne mon sujet ?). Cela
revient à cantonner l’histoire des migrations à l’histoire nationale française et à la période contemporaine. Pourtant bien d’autres migrations
historiques posent d’importants problèmes aux historiens des périodes non contemporaines. L’histoire de ces migrations-là est-elle du même
type que celle des migrations contemporaines ? Faut-il inclure dans une histoire générale des migrations les mouvements de peuplement de la
terre des temps préhistoriques comme le fait allègrement le programme de seconde davantage pour « montrer » aux élèves que le phénomène
migratoire est constitutif de l’histoire du monde que dans une démarche de singularisation et de contextualisation des migrations ? les
mouvements liés à la colonisation grecque puis romaine ?, les flux de populations liés à l’expansion arabo-musulmane, le peuplement du Japon
et de l’Indochine par les Chinois, de l’Amérique par les Européens, les traites (de l’océan indien à l’océan atlantique)… Autant de déplacements
de population qui ont contribué autant au mélange des populations qu’à celui des cultures mais aussi à la fabrication de mythes nationaux (Aux
Etats-Unis, en Israël, en Hongrie par exemple). Dans la grande entreprise de reconsidération et de déconstruction des mythes les historiens
d’aujourd’hui interrogent la réalité et l’importance de ces flux au point parfois d’en déconstruire le récit : la diaspora juive dont une partie des
historiens israéliens d’aujourd’hui démontre qu’elle n’a concerné qu’un nombre infinitésimal de personne et n’a en aucun cas « vidé » le pays de
Canaan de sa population (Shlomo Sand « comment la terre d’Israël fut inventée ?, Flammarion 2013) ; Les « grandes invasions » : furent-elles si
grandes ou n’ont-elles pas été inventées par un élan romantique associé à l’émergence de l’idée nationale au début du XIXème siècle ? On le
voit c’est par le renouvellement des problématiques que ces migrations re-deviennent des objets d’histoire. Une telle entreprise de
déconstruction que l’on peut dater du « tournant critique » dans l’historiographie française (Bernard Lepetit, 1989) conduit également à
interroger la continuité supposée du concept de migration. Ainsi les concepts de migration, d’immigration, d’étranger sont interrogés : en
France le concept juridique d’étranger se fixe à la Révolution et reste très flou durant tout le XIXème siècle. Pour que quelque chose devienne
objet d’histoire, il faut en effet que les questionnements des historiens s’en emparent, qu’ils y voient un bon exemple pour alimenter le
développement d’un paradigme historiographique dominant ou émergeant. A coup sûr c’est ce qui est arrivé à l’objet « migrations ». L’intérêt
renouvelé pour cet objet s’est développé dans le cadre du renouveau de l’histoire sociale. Dans les années 80 l’épuisement de l’histoire sociale
Labroussienne. Les grandes enquêtes menées sur des groupes sociaux pré-établis autour des classes sociales (la classe ouvrière), le primat à
l’économie sur le social ont fait place à un intérêt pour les marges, les exclus (Foucault) les « oubliés de l’histoire ». Par ailleurs le
développement dans le monde des « subalterns studies » et de l’histoire mondiale, en particulier dans ses approches par l’interconnexion ont
rendu fait de cet objet marginal (au mieux les migrants étaient envisagés comme des agents de la croissance économiques), un objet central.
Signalons enfin dans ce tour d’horizon rapide des domaines de l’historiographie qui convergent vers l’histoire des migrations la relation
complexe qu’entretien l’histoire coloniale avec cet objet des migrations qui constitue l’un des éléments solides de justification des études postcoloniales en France (exemple l’ouvrage collectif dirigé par Abdellali Hajjat et Ahmed Boubeker, Histoire politique des immigrations
(post)coloniale, France, 1920-2008, ed. Amsterdam, mai 2008). Le large renouvellement des problématiques de l’histoire savante française et sa
progressive sortie du cadre national ont rendu possible la « construction » de l’objet « histoire des migrations » entre autre parce qu’il s’agit d’un
objet qui impose aux historiens d’importants aller-retour entre des ordres de grandeur très différents, de l’histoire mondiale à la micro-histoire,
d’une vision globale du phénomène à une analyse « au ras du sol » qui contribue à faire de ce « nouvel » objet d’histoire quasiment un objet
d’histoire totale. C’est enfin, et l’éditorial de la revue Agone (doc 1) en témoigne, un objet qui suppose une approche interdisciplinaire (histoire,
sociologie, anthropologie, économie…). Voilà d’ailleurs plusieurs éléments de l’argumentaire de Gérard Noiriel lorsqu’il prône le renouveau de
la l’histoire sociale sous le vocable de « socio-histoire ». Au final tout se passe comme si aux « bonnes raisons » de ne pas étudier l’histoire des
migrations en France, c’était substitué depuis une vingtaine d’année, une série d’excellente raison d’en faire un objet d’étude.
III.
Oui, mais comment ?
Ce n’est pas seulement par un heureux concours de circonstance et un croisement des thématiques que le thème de l’immigration aux EtatsUnis est proposé à l’étude par le manuel de seconde Belin de 2010. Car si, comme je l’écrivais plus haut, l’immigration fait partie du l’identité
nationale des Etats-Unis, elle y est aussi, du moins depuis la fin du XVIIIème siècle particulièrement bien documentée. Les ressources
statistiques conservées à Ellis Island pour le XXème siècle, la prise en compte de l’origine dans les enquêtes statistiques fournissent aux
historiens des séries statistiques fiables et faciles d’accès. L’importance du thème dans la mythologie de la formation de la nation (Elise
Marienstras, Maspéro 1976), ont fourni aux historiens une masse considérable de textes (législation, discours, littérature, mémoires, presse, …)
de représentations (affiches, tableaux....) qui offrent aux historiens une abondance de sources qui explique aussi le développement précoce de
l’histoire des migrations outre-Atlantique. L’étude proposée par le doc 3 de la statue de la liberté peut être envisagée sous l’angle des
informations qu’elle apporte sur la place de l’immigration dans l’imaginaire américain comme le fait le manuel (digression : on notera
éventuellement l’étonnant questionnement de la page dont les réponses ne peuvent être obtenues par la lecture de l’œuvre et des documents
mais essentiellement par celle du texte introductif page 24…).
En Europe et particulièrement en France, construire l’objet a supposé un effort plus important pour « construire la source ». L’élément
statistique a mis plus longtemps à se mettre en place. Ainsi en France le premier code de la nationalité date de 1889 et ce n’est qu’en 1912
qu’une loi de impose aux nomades l’obligation de posséder un carnet anthropométrique d’identité avant que deux décrets de 1917 rendent
obligatoire la carte d’identité pour les étrangers. Ajoutant qu’après la seconde guerre mondiale, l’INED, l’Office National de l’Immigration et
l’ANPE fournissent des statistiques qui ont bien du mal à rendre compte du phénomène. Si une telle difficulté a pu constituer un élément
limitant l’étude du fait migratoire avant les années 80-90, tant que les historiens de la société ne pouvaient échapper à l’exigence sérielle du
« paradigme labroussien », l’épuisement de ce paradigme et sa remise en cause par le tournant critique ont rendu la question du nombre
largement secondaire. Les travaux de Gérard Noiriel (le premier chapitre du « creuset français » évoqué dans le doc 1) ont ouvert la voie à une
histoire des migrations qui prenne en compte cette question des sources en ouvrant largement le champ d’investigation historique. Ainsi dans
« le massacre des Italiens » (Fayard 2010), il mobilise des sources judiciaires, les discours officiels, les archives de l’entreprise des Salins du Midi,
la presse et même, un peu, les sources orales dans la production d’une histoire sociale qui s’intéresse autant à la construction des
représentations et au retentissement de l’événement qu’aux faits eux-mêmes. Il s’inscrit ainsi dans un mouvement historiographique de longue
haleine de développement des types de traces du passé auxquelles les historiens confèrent le statut de source. Davantage développée dans les
pays anglo-saxon ou en Allemagne (Alltagsgeschichte), le recours à l’histoire orale et son acceptation progressive comme une source (en
France depuis le travail pionnier de P. Joutard, les Camisard, Gallimard, 1976) jusqu’aux travaux de Florence Descamps (L’historien, l’archiviste et
le magnétophone. De la construction de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005) par
exemple. La prise en compte de la subjectivité des acteurs et témoins, de leurs récits, la mise en parallèle entre ces récits et témoignages et les
connaissances générales produites par l’étude statistique, l’étude des politiques migratoires, celle des représentations du fait migratoire au cours
du XXème siècle sont d’ailleurs au cœur d’une entreprise d’histoire originale : la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (Porte Dorée,
Paris) qui tente ainsi de concilier démarche historienne et démarche mémorielle dans un projet dont nous interrogerons dans le second exposé
la dimension citoyenne.
Conclusion : « Construire un objet d’histoire » suppose tout d’abord une conception de l’histoire comme un discours sur le passé issu des
choix des historiens et non comme une simple restitution intégrale du passé (selon la conception souvent prêtée aux historiens du début du
XXème siècle par leurs successeurs). L’idée « de construction » suppose que l’on dissocie l’histoire comme « le passé des sociétés » auquel nous
n’avons qu’un accès par des traces (indiciaires dit C. Ginzbourg) de l’histoire comme un savoir particulier sur ce passé organisé autour d’une
problématique qui ne peut être que contemporaine (B. Crocce, P Ricoeur, H. Rousso…). Cette idée de « construction » suppose également que
l’historien qui choisit sa problématique, « fabrique » également ses sources en accordant le statut de source à certaines traces selon une
méthode critique dont il livre en retour les principes à la critique de ses pairs et du public. Et, finalement, l’exemple de l’histoire des migrations
le démontre, un nouvel objet d’histoire ne peut émerger –et donc être « construit » par les historiens, sans qu’il soit porté par une demande
sociale qui justifie la peine que se donne les chercheurs… L’exemple de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration est justement au
carrefour entre cette demande sociale et le travail des historiens.
Seconde partie : un musée peut-il être citoyen ?
Le lien entre les deux sujets est très fort ici, on vient de le dire, au point qu’avec un peu d’habilité il serait possible d’intégrer la question d’EC à
l’exposé principal. Pour interpréter le sujet il faut absolument partir de l’exemple proposé de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration.
Le texte de notre dossier affirme d’ailleurs dès la première phrase : «Modifier le regard porté sur l’immigration, c’est la mission que se fixe la
cité nationale de l’histoire de l’immigration à travers une démarche à la fois culturelle, éducative et civique ». En quoi cette démarche est-elle
civique ? Est-elle réservée à ce musée particulier ou la retrouve-t-on ailleurs ? Est-ce réellement la mission d’un musée ? Est-ce nouveau ? Quel
usage pour l’enseignement de l’éducation civique ? Voilà quelques-unes des questions que le second exposé peut aborder.
Si l’on s’en tient à une définition stricte de la citoyenne comme l’exercice partagé du pouvoir au sein d’une société humaine organisée en Etat,
alors le musée en question n’est pas strictement citoyen dans la mesure où il met le projecteur sur des populations qui sont, par définition,
exclue de la citoyenneté, du moins tant qu’elle demeure dans la situation du « migrantes ». On pourrait cependant à l’inverse y voir l’occasion
de cerner les limites de cette citoyenneté de la même façon que s’intéresser au statut et aux fonctions des métèques dans la cité d’Athènes
permet d’interroger la conception que les Athéniens se faisaient de la citoyenneté mais aussi la façon dont les métèques voyaient la cité (Saber
Mansouri, Athènes vue par ses métèques, Taillandier, 2013), ce qui pose la question de l’exclusion, de l’inclusion, voire, pour employer des
expressions discutables et discutées, de l’intégration et des discriminations et enfin celle de la Nationalité(et nous voilà au cœur des
programmes d’EC de cinquième et de seconde). On se trouve alors contraint d’élargir la notion de citoyenneté à une autre dimension : celle de
la constitution d’une société (le « vivre ensemble ») ouverte (ou fermée) aux apports extérieurs, celle de la constitution de la Nation à travers la
part essentielle des apports de populations extérieurs mais aussi des émigrations françaises (celles-ci sont par définition absente du musée en
question). Dans cette acception de la citoyenneté, la CNHI propose une leçon d’altérité et une leçon d’histoire qui est organisée comme une
démonstration qui « valorise la part prise par les immigrés dans le développement économique, les évolutions sociales et la vie culturelle de la
France ». Enfin, par son organisation muséographique, la CNHI va plus loin qu’une « leçon de tolérance » qui pourrait s’apparenter à un
catéchisme Républicain du XXI° siècle (qui renouvelle celui de la fin du XIX° s. en renonçant au mythe de l’unité nationale exprimé par
Renan). C’est un lieu de croisement des résultats de travaux d’historiens (G. Noiriel en tête) et d’apports multiples énumérés dans le texte
(collectivités, associations et entreprises) ainsi que sur des dépôts individuels de migrants ou de descendants de migrants (objets, écrits,
témoignages oraux…) qui constitue une des originalités du musée. Ces dépôts apportent une part de subjectivité, d’émotion et pour tout dire
de « mémoire » qui vient dialoguer avec la mise en perspective historique. En intégrant ainsi une démarche mémorielle à une démarche
historique, la CNHI prend parti dans le débat sur l’identité nationale, sur le « communautarisme », en refusant de considérer (comme certains
historiens qui défendent la « pureté » de l’histoire comme d’autre défendaient la « pureté » de la race…) qu’histoire et mémoire, que Nation et
diversité sont antinomiques. C’est à travers la défense revendiquée de cette thèse et de ces choix républicain que le musée s’affirme également
comme « citoyen », c’est-à-dire comme participant et alimentant le débat public. Est-ce une exception ? L’échec de la mise en place du Musée
de l’Histoire de France dont le projet était, sans doute sur la base de thèses quelque peu différentes, du même ordre, peut nous amener à
affirmer que ce n’est pas si simple ! En ouvrant à Versailles la « galerie des batailles de l’Histoire de France », Louis Philippe avait déjà engagé
ce type de démarche que les historiens d’aujourd’hui regardent avec un intérêt tout historiographique, cherchant à y lire davantage la
propagande « réconciliatrice » de la Monarchie de Juillet que la réalité de l’Histoire. Au-delà des dimensions politiques immédiates, l’échec de la
Maison de l’Histoire de France réside sans doute dans la difficulté qu’ont rencontrée les promoteurs du projet à trouver la bonne distance
entre mémoire et histoire, entre exaltation du sentiment national et ouverture à l’Europe et au monde, entre affirmation de l’Identité Nationale
et reconnaissance des identités multiples. Un équilibre que la MNHI a davantage trouvé du fait sans doute de son objet lui-même. Une récente
visite au tout nouveau MUCEM (musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) m’a suggéré une troisième option dans ce débat :
l’exposition permanente de ce magnifique lieu est organisée autour de 4 « spécificités » de la Méditerranée (le berceau de l’agriculture, le
berceau du monothéisme, le berceau de l’expansion européenne, le berceau de la démocratie). La dernière partie intéresse particulièrement le
sujet : les objets et documents qui y sont présentés dans une perspective chronologique très lâche, défendent eux-aussi une thèse « citoyenne »
(démocratie, droits de l’homme, tolérance, intégration y sont constamment mis en avant). L’ensemble parait toutefois tellement simplificateur
pour l’historien (l’occultation de toute conflictualité entre les différentes rives de la Méditerranée par exemple) qu’il semble que la dimension
critique, la mise à distance et l’historicisation des concepts indispensables à l’exercice de la citoyenneté y soit largement oubliées. Avec ce
troisième exemple constatons toutefois qu’il s’agit d’une tendance importante de la muséographie d’aujourd’hui. Qu’en est-il de musées plus
« classiques », en particulier des musées de type « beaux-arts » ? Constatons tout d’abord que l’implantation d’une annexe du Centre Pompidou
(Beaubourg) à Metz ou du Louvre à Lens représentent par le choix d’implantation au cœur de régions durement frappées par la
désindustrialisation, des choix politiques d’aménagement du territoire que l’on peut qualifier de « citoyen » dans la mesure où ils visent à
revitaliser ces territoires en difficultés et à apporter aux populations en difficultés de ces territoires une culture commune. Cette dimension était
également à l’origine de l’édification du musée du Louvre (après des projets non aboutis sous Louis XV et XVI) en 1793 se fit dans l’intention
affichée d’offrir à la Nation naissante un lieu où tous les citoyens pourraient venir voir les traces d’un passé à la fois définitivement révolu et
constitutif d’une identité collective.
Le caractère « civique » (sinon citoyen) du Musée recoupe alors celui de la patrimonialisation des biens immobiliers du clergé (Cathédrales,
monastères…) et de la monarchie (Tuilerie, Louvre, Versailles, châteaux de la Loire…). Reste que cette dimension citoyenne n’est pas
primordiale et échappe assez largement aux visiteurs venus « admirer » les œuvres d’art du passé : dans les musées des Beaux-Arts, y compris
(et plus encore les plus récemment réaménagés comme celui de Lille par exemple), la tendance est plutôt à la dés-historicisation, à la mise à
l’écart des choix patrimonialistes au profit d’accrochages thématiques qui privilégient les assemblages formels, les chocs visuels, les chefs
d’œuvres entourés d’œuvres satellites sensées les préfigurer ou les prolonger… la dimension citoyenne du musée est alors réduite à sa
contribution à l’élaboration d’une culture commune, d’une ouverture sur la diversité, voire d’une approche réflexive sur la place de l’art dans la
société, ce qui, pour qu’on puisse parler de musée citoyen, suppose que l’on élargisse encore le concept de citoyenneté ! Mais pourquoi pas.
Construire/Déconstruire
Ce terme renvoie à l’une des conceptions du savoir issues de la philosophie dominante du XXème siècle, la phénoménologie, et aux
théories psychologiques et sociologiques qui s’en sont réclamé pour concevoir le savoir comme un travail de constante élaboration
individuelle et sociale selon une approche que l’on nomme « constructivisme » voire « socio-constructivisme ». Selon cette conception de
l’épistémologie du savoir développée entre autre par Bachelard, les objets de savoir diffèrent des objets du monde réel essentiellement
parce qu’ils sont des élaborations théoriques (et donc discursive). Le tournant critique engagé dans l’historiographie française à la fin des
années 1980 peut être assimilé au développement de ce paradigme épistémologique. Affirmer la dimension discursive des savoirs savants
conduit à établir nettement la distinction entre les deux sens du mot « histoire » : l’histoire comme les faits qui se sont effectivement
déroulés dans le passé et l’histoire comme le discours savant produit sur ces faits. Cela conduit à considérer tout savoir comme un « état
temporaire » soumis à critique et révision mais surtout dépendant du contexte de sa production, ce qui remet en cause le statut d’autorité
du savant et du savoir scientifique. Cela modifie sans le remettre en cause le rapport de l’histoire-discours à la vérité. Si aux Etats-Unis
certains chercheurs qui s’appuyaient d’ailleurs sur les écrits de philosophes et linguistes français (Deleuze, Dérida, Foucault, Barthes,
Greimas…) se sont engagés dans une remise en cause radicale de la spécificité du « texte » de l’histoire (White, Metahistory), le tournant
critique français a opposé à cette entreprise de dissolution des études historiques dans la « sémiologie » un « retour aux sources » par le
renforcement de l’appareil critique, ajoutant aux classiques critiques interne et externe, la question du sens à donner à la préservation de
certains documents plutôt que d’autres et surtout le développement d’un travail d’historicisation des concepts et des phénomènes (Lepetit,
Hartog…). Cela contribue plutôt à renforcer la quête de vérité de la recherche historique dans un processus que l’on peut nommer
« déconstruction » au sens où il s’agit d’envisager sérieusement un fait signalé depuis longtemps par Marc Bloch (Apologie pour l’histoire,
1944) que la signification d’un mot a évolué au fil du temps ce qui constitue un obstacle aux comparaisons et aux construction de
continuités chronologiques mais ce qui est un ferment de renouvellement du questionnement des historiens pour lesquels l’étude de ces
changements fait désormais partie intégrante de l’étude du phénomène : ainsi des mot « folie » (M. Foucault) « femme » (N. Zemon Davis)
« étranger » et « immigrés » (G. Noiriel).