Les sept paradoxes des écoles de gestion
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Les sept paradoxes des écoles de gestion
4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR olivier Basso * philippe-pierre Dornier Jean-paul mounier *** ** Les sept paradoxes des écoles de gestion Malgré tout le prestige dont elles jouissent, nos grandes écoles de gestion sont mal adaptées aux exigences de la compétition mondiale. Les signes : ce ne sont pas elles qui forment les patrons des grandes entreprises françaises, et elles sont quasiment absentes (à l’exception de l’INSEAD) des classements internationaux. Les causes : des cursus pédagogiques atypiques par rapport aux standards anglo-saxons, la faible mobilisation des anciens élèves et des entreprises, pourtant bénéficiaires du système, des structures de gouvernance souvent lourdes et administratives. Faut-il pour autant jeter le modèle français aux orties pour se calquer sur les business-schools américaines ? Ou plutôt s’appuyer sur les points forts de nos écoles pour promouvoir un modèle européen spécifique ? L es grandes business-schools nordaméricaines dominent le marché des formations académiques au management, en Europe comme dans le reste du monde. Elles attirent dans leurs MBA (Master of Business Administration) les plus * Professeur associé en Entrepreneurship, ESCP-EAP. ** Professeur de Logistique, ESSEC. *** Professeur, HEC. talentueux de ceux souhaitant accéder au métier de dirigeant. Elles dominent la recherche académique. Elles ont développé des programmes de formation continue s’adressant aux dirigeants et aux entreprises à l’échelle de la planète. Les trois écoles leaders en Europe – INSEAD, London Business School et IMD Lausanne – s’inspirent de leurs modèles, et sont les seules capables de rivaliser avec elles, tant en matière de programme MBA, de recherche que de formation continue. Elles sont largement soutenues – financièrement notamment – par les entreprises globales et par leurs anciens élèves. Confrontées à cette déferlante, arrimées au marché captif et national des élèves des classes préparatoires, les grandes écoles de gestion françaises n’ont jamais été aussi innovantes sur la scène internationale : l’ESCP-EAP, après sa fusion réussie, est maintenant bien implantée à Londres, Berlin et Paris. L’ESSEC a entamé un rapprochement avec l’Université de Mannheim. HEC a lancé un Executive MBA en collaboration avec la London School of Economics et New York University, qui est reconnu comme un grand programme global ; l’ancien ISA est devenu un MBA international accueillant dans ses promotions 80 % d’étudiants non français. Audencia (Nantes), EM Lyon, Edhec (Lille) ne manquent également pas d’initiatives. Mais cet effort est-il suffisant et vient-il en temps voulu ? Les grandes écoles de gestion françaises éviteront-elles la marginalisation et arriveront-elles à transformer les efforts consentis en réussissant à adapter leur modèle aux exigences de la compétition mondiale ? Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR Notre propos est d’éclairer la problématique à laquelle sont confrontées aujourd’hui les grandes écoles de gestion, en les mettant en regard de leurs homologues américaines. Plus précisément, nous chercherons à monter comment les grandes écoles de gestion françaises sont porteuses de quelques grands paradoxes, qui conditionnent leur stratégie, leur mode de fonctionnement et leur organisation. Nous en avons dénombré sept, de poids et de nature différents, qui expliquent en partie la complexité de la situation à laquelle elles sont confrontées aujourd’hui et les difficultés rencontrées dans l’affirmation d’une stratégie. l’âge se situe entre 20 et 21 ans, et qui munauté. Certes, le dirigeant, s’il incarne sont totalement dépourvus d’expérience une figure emblématique, n’en est pas professionnelle. Peut-on enseigner à ces moins entouré de responsables de haut étudiants le management des entrepriniveau. Mais, l’amour-propre de nos instises, c’est-à-dire la théorie d’une pratique tutions devrait-il en souffrir, l’analyse des qu’ils n’ont jamais vécue ? Autrement dit, positions de pouvoir dans le monde des peut-on enseigner la nage à entreprises montre que si les quelqu’un qui ne s’est jamais diplômés des grandes écoles Cela reste plongé dans l’eau ? Vraisemde gestion en France assublablement oui, puisque le rent des responsabilités de une exception système s’est mis en place et gestion importantes, ils ne française a prospéré ainsi en France. sont pas majoritairement des – ou latine – dirigeants de premier rang. Mais la confrontation avec que d’enseigner le système anglo-saxon semAinsi, la formation initiale des le management ble en révéler les limites patrons accrédite, dans l’inà des jeunes (brève expérience profesconscient collectif français, sionnelle des étudiants, prise l’idée que se former à la gesétudiants de 1. le paraDoxe De de recul souvent insuffisante, tion et au management n’est 20 ans. l’origine Des Dirigeants motivation réduite, surtout pas une nécessité pour dirifrançais. en première année, après ger une entreprise. D’où otre élite managériale, dans sa l’admission dans la grande école). cette question : si nos dirigeants ne sont grande majorité, n’est pas formée majoritairement pas formés par les écoau management par nos grandes écoles Cela reste une exception française – ou les spécialisées traditionnelles en manade commerce. Six dirigeants latine – que d’enseigner le management gement, quelle est la finalité seulement d’entreprises à des jeunes étudiants de 20 ans. Les de ces institutions ? Six dirigeants composant le CAC 40 sont MBA ne rencontrent pas ces difficultés, passés par une école de car ils recrutent très majoritairement Alors même qu’elles ne seulement commerce (tous d’HEC), des étudiants disposant déjà d’une presemblent pas contribuer, de d’entreprises dont l’un conjointement mière expérience professionnelle assez manière prépondérante, à composant avec l’INSEAD, un autre longue. Après une première formation l’éducation des hauts manaavec l’ENA, un troisième (dite undergraduate), les étudiants ont gers de l’économie natiole CAC 40 sont étant titulaire d’un DEA à souvent vécu quatre à cinq ans (en nale, comment nos grandes passés par Dauphine. moyenne) en entreprise et ont acquis écoles françaises de formaune école de l’expérience suffisante pour que l’évocation au management pourCe constat fait écho aux tration de cas concrets constitue une réelle raient-elles avoir une chance commerce. vaux de Michel Bauer et source de réflexion qui consolide un de participer au concert Bénédicte Bertin-Mourot : premier apprentissage sur le terrain. Ils des institutions préparant « Les bottes de l’Ecole Polytechnique et de veulent passer d’une position d’experts l’élite économique de demain dans un l’ENA, qui peuvent difficilement être qualià celle de managers, voire de dirigeants. contexte aujourd’hui international ? fiées de « business schools », produisent la Ils ont payé, pour la plupart de leur moitié des dirigeants des grandes banques poche, une formation généraliste au 2. le paraDoxe françaises, plus de 40 % des patrons des 50 management qui complétera leur formaDe la péDagogie plus grandes entreprises industrielles de tion initiale. Ils ont été sélectionnés es grandes écoles de commerce notre pays et les deux tiers parmi les plus notamment sur leur potentiel à accéder prônent une pédagogie de l’action grandes. » à des postes de direction. pour des élèves majoritairement sans expérience pratique, alors que leurs Les X « autodidactes » (ceux qui ne sont En réaction à ce constat, les grandes homologues anglo-saxonnes estiment pas sortis « dans la botte »), les énarques écoles de commerce en France ont nécessaire une expérience de quelques « ordinaires », mais aussi les centraliens choisi de modifier leurs flux d’entrants années pour une formation « professionou les mineurs, participent majoritaireet d’insérer des séquences de vécu dans nelle » au métier de dirigeant. Le système ment à la direction de nos entreprises, le cursus, pour limiter, à pédagogie quasifrançais des grandes écoles de gestion ment inchangée, les effets de jeunesse et par rapport aux anciens diplômés des repose historiquement sur un recrutede manque de passé professionnel de grandes écoles de commerce. ment à l’issue des classes préparatoires, leurs étudiants. Tout d’abord, l’admission qui en a fait le succès. Il sélectionne donc sur titres en seconde année a permis Certes, la réussite d’une entreprise n’est en entrée d’école des étudiants dont d’attirer des étudiants qui sont certes, pas celle d’un homme, mais d’une com- N L Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 LES SEPT PARADOXES DES ÉCOLES DE GESTION pour la plupart, dépourvus d’expérience professionnelle (hormis quelques mois de stage), mais légèrement plus âgés puisque titulaires d’un premier diplôme, d’ingénieur par exemple. Ils entrent donc en seconde année à l’âge de 23 ou 24 ans. De plus, l’introduction de la pratique de l’alternance dans les grandes écoles sous ses formes multiples (une année en entreprise entre deux années, une alternance de semaine ou de trimestre) permet aux étudiants de se constituer, en parallèle du cursus, un premier référentiel concret en entreprise. Cependant, habillé sous les couleurs de la liberté de choix de son cursus ou sous celles du brassage des profils pour l’enrichissement de la pédagogie, ce recours à la pratique des mélanges (profil, âge) représente-t-il une voie sûre et durable ou tout cela ne tient-il pas plutôt de la solution d’évolution à la marge, par incapacité de refondre le modèle en profondeur, rendant l’ensemble de moins en moins lisible ? 3. le paraDoxe Des classements L es classements français d’évaluation des grandes écoles en gestion sont construits en oubliant le leader national de la formation au management, l’INSEAD. A l’inverse, les enquêtes internationales ne prennent pas en compte dans leurs critères les caractéristiques du programme « Grande école » des écoles françaises, mais seulement celles du standard international, le MBA. Des classements des institutions de formation sont effectués chaque année par de grands journaux internationaux en prenant en compte différents critères (internationalisation des corps professo- raux et des étudiants, salaires de sortie, qualité de l’enseignement, de la recherche…). Le plus réputé d’entre eux, en Europe, est celui du Financial Times. Il porte sur les programmes MBA. Il existe également un classement des institutions de formation permanente (Executive Education) ou des doctorats (Ph.D.). L’institution perçue comme la première école française de management dans les classements mondiaux est l’INSEAD (Institut européen d’administration des affaires). Dans le classement 2004 du Financial Times, le MBA de l’INSEAD était classé au quatrième rang. Dans ces mêmes classements, l’ESCP-EAP (98e), l’ESSEC (non classée) et HEC (53e) tentent, non sans difficulté eu égard aux critères retenus dans la méthodologie, de s’intégrer ou de progresser, et reconnaissent ainsi l’INSEAD comme concurrent. Mais, paradoxalement, cette institution n’apparaît jamais dans les classements français, ce qui marque bien que l’évaluation des grandes écoles de gestion, en France, se fonde sur le classement d’entrée à l’issue des classes préparatoires. L’INSEAD est alors considérée comme à part. Rappelons pourtant que l’INSEAD a été créé il y a quarante ans environ par la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, pour développer des formations au management à l’échelle européenne, s’inspirant du modèle de la Harvard Business School. Son défi était alors de réussir à s’imposer, sans disposer d’un diplôme d’Etat, sans marché captif (les classes préparatoires), et sans subventions publiques… Cet état de fait consolide la césure qui existe entre les programmes MBA et QUELS CLASSEMENTS ? L es classements français (Challenges, Le Nouvel Economiste, Le Point…) s’adressent à un lectorat pratiquement exclusivement français. Ils portent sur l’exception française : la grande école, dont le modèle n’existe pas hors de notre Hexagone. Les classements internationaux (Financial Times, Business Week, Wall Street Journal) s’intéressent quant à eux au seul standard global en matière de formation initiale au management : le MBA. Et la diffusion de ces journaux est internationale. les programmes « Grandes écoles ». L’INSEAD, à l’instar de ses pairs anglosaxons, ne dispense pas de formation initiale (undergraduate). Son programme MBA se positionne précisément sur la phase « professionnalisation » de la chaîne de valeur de la formation au management, comme ses programmes de formation continue (executive education). Parmi les grandes écoles de gestion, l’ESCP-EAP, l’ESSEC et HEC présentent une double facette dans leur positionnement, qui est source d’interrogations identitaires, de dilemmes stratégiques et d’ambiguïtés de communication : elles proposent à la fois le cursus « Grande école » et le programme MBA, mais souffrent encore, face à leur « clientèle », désormais internationale (étudiants, entreprises, organismes évaluateurs), d’un manque de lisibilité. Elles veulent à la fois se déclarer « graduate » (donc « professionnalisantes ») mais ne veulent pas, avec raison, sacrifier leur filière « Grande école », sachant que le recrutement de ce cursus, selon les critères du système de référence américain, le cantonne de facto dans l’univers des formations undergraduate : elles accueillent des étudiants dont l’expérience antécédente ne répond pas au critère des trois ans minimum exigés par le label MBA. Etonnamment, les grandes écoles de gestion et la communauté nationale de ceux qui participent à leur évaluation fondent cette mise à l’écart de l’INSEAD sur la différence des populations candidates (étudiants sans expérience versus jeunes cadres), alors même que, d’une part, toutes ces institutions revendiquent vouloir préparer aux mêmes types de responsabilités à la sortie, et que, d’autre part, les classements internationaux, dans lesquels apparaissent l’ESCP-EAP, l’ESSEC et HEC, positionnent l’INSEAD comme l’un des leaders… 4. le paraDoxe De la relation aux anciens élèves. L es anciens élèves (alumni), au cœur de l’action dans les entreprises, sont en France les gardiens de la belle époque Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR des grandes écoles et commencent tout système qui a conduit l’étudiant MBA à juste à amorcer un nouveau type de consentir un tel investissement. Sa relations avec leurs institutions d’orireconnaissance se maintiendra tout au gine, alors qu’ailleurs ils long de sa carrière et se traconstituent le moteur de la duira par une solidarité sans dynamique de développefaille, notamment financière, Le diplômé ment de leur alma mater. vis-à-vis de l’institution qui l’a d’une école de Organisés en groupes d’informé, l’environnement fiscal commerce fluence indépendants, les américain facilitant cette solianciens des écoles françaises darité. française, entré participent au contrôle de sur concours, l’école et de son image : L’étudiant du programme éprouve souvent instances dirigeantes, clubs Grande école, en France, professionnels, colloques, doit acquitter une quoteplus de revues… Ils n’en financent part de l’ordre du tiers reconnaissance que peu le développement, du coût de ses études envers ses hors l’allocation de la taxe (20 000 euros environ pour d’apprentissage, impôt que trois années à l’ESCP-EAP, professeurs de chacun est plus ou moins l’ESSEC ou HEC), le plus classe libre de faire affecter par son souvent prise en charge par préparatoire entreprise à telle ou telle ses parents ou via un institution académique (écoemprunt bancaire. La valeur qu’envers son les, universités…). de la marque lui paraît institution essentielle, et c’est le clasd’accueil. A l’inverse, les réseaux d’ansement au concours qui lui ciens des business schools semble être, en la matière, anglo-saxonnes sont gérés primordial. Son attachedirectement par leur propre école et ment au réseau existe et il se débrouille apportent un soutien financier essentiel à pour garder un lien au travers de son leur développement. Les associations adhésion à l’association des anciens, d’anciens (alumni) sont alors parties presans trop en savoir l’utilité. Toutefois, nantes à la dynamique générale et ne quand la marque, qui lui semble être constituent pas un bloc séparé. une partie de sa rente professionnelle, est remise en cause, l’association des La relation à son ancienne école entre un anciens est susceptible de se manifester diplômé des écoles traditionnelles francomme une des parties prenantes avec çaises et celui d’une business school amélaquelle il faut compter. ricaine est significativement différente. Le diplômé d’une école de commerce fran5. le paraDoxe De la çaise, entré sur concours, éprouve sourelation aux vent plus de reconnaissance envers ses entreprises professeurs de classe préparatoire qu’enes entreprises sont demeurées glovers son institution d’accueil. Il traduit balement à distance des projets ainsi le fait que la sélection la plus forte à pédagogiques et investissent peu dans l’entrée des grandes écoles de gestion les écoles françaises, alors même qu’elles s’est opérée au cours des années de bénéficient d’un retour exceptionnel en lycée et de classes préparatoires. Un étumatière de recrutement. diant d’Harvard ou de la London Business School investit entre 100 000 et Les directions des Ressources humaines 150 000 euros pour effectuer ses deux de la plupart des grandes entreprises années de MBA. Ses exigences vis-à-vis françaises développent depuis de nomde ses professeurs, de l’administration, breuses années des relations privilégiées des services fournis par l’école, et avec les principaux viviers de talents notamment sa relation au réseau des accessibles : écoles françaises bien sûr, et anciens, sont directement liées à ce coût. depuis quelques années business schools Elles sont généralement satisfaites, car c’est l’observation du fonctionnement du L Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 d’Europe, d’Amérique du Nord et maintenant d’Asie. Leur collaboration avec les trois grandes écoles parisiennes de commerce se traduit, au moins partiellement, par les actions suivantes : – participation à certains enseignements, en allouant du temps de cadres dirigeants, l’accès à des informations permettant la réalisation de cas, voire pour certaines le montage d’outils pédagogiques (jeux d’entreprises…), partie intégrante des programmes. – participation à la vie du Bureau des élèves et des associations, via le sponsoring de leurs activités, du gala aux compétitions sportives en passant par des colloques ou des actions caritatives. – contribution au financement de l’école par l’allocation d’une part substantielle de la taxe d’apprentissage (impôt obligatoire), ou par des dons à une éventuelle Fondation (HEC) servant à soutenir tel ou tel investissement comme le financement de chaires. En contrepartie, les entreprises ont un accès totalement libre aux étudiants et recrutent auprès d’une population très largement ciblée. Des présentations sont organisées pour les étudiants des différents programmes (grande école, masters, MBA) auxquelles participent souvent des dirigeants. Enfin, les entreprises achètent un stand installé sur l’un des forums qu’organisent les écoles. Ces véritables foires au recrutement ont vu leur utilité s’affirmer au cours des années. Le budget par école, hors le temps consacré par les « campus managers » et leurs équipes, et par les cadres qui contribuent à l’enseignement, hors chaires (qui sont l’exception) et hors taxe d’apprentissage, se situe dans une fourchette de 15 000 à 50 000 euros par an pour les grands groupes. Les entreprises travaillant avec des écoles anglo-saxonnes y investissent souvent lourdement, pour un retour plus modeste. Ainsi Harvard Business School et Wharton ont-elles lancé des campa- LES SEPT PARADOXES DES ÉCOLES DE GESTION gnes de collecte de fonds, organisées sur trois ans, qui devraient apporter à chacune 500 millions de dollars. L’INSEAD a menée récemment une campagne échelonnée sur cinq ans, et qui ramené dans ses caisses 120 millions d’euros. par l’excellence reconnue de leurs recherches et la qualité de leur pédagogie. Ils favorisent les échanges entre écoles et entreprises, permettent d’attirer des chercheurs prometteurs, de lever des fonds sur leur nom, d’attirer les meilleurs étudiants dans les programmes qu’ils animent. Certaines entreprises françaises ont entrepris de se rapprocher d’écoles étrangères depuis plusieurs années. Ils sont également la force de diffusion Elles recherchent ainsi une coopération des savoirs. Ils portent l’image de leur en relation avec une compétence spéciinstitution, non seulement auprès des fique (L’Oréal avec Kellogg étudiants, mais également Business School dans le vis-à-vis de son environneL’analyse de domaine du marketing, ment – presse, entreprises, Michelin en Chine…). Plupouvoir publics, monde acala pyramide sieurs d’entre elles particidémique. des âges pent également au des professeurs financement de l’INSEAD, les Or, selon une étude récente montants alloués étant bien de l’OCDE, les cinq ou sept des trois écoles supérieurs à ceux destinés années qui viennent verront de management aux trois « viviers » parisiens, le départ à la retraite de la parisiennes qui constituent pourtant soumoitié des professeurs de vent leurs principaux fournisl’enseignement supérieur en et de l’INSEAD seurs de talents. activité en Europe continenmontre que tale. Pour valider la pertila moitié d’entre Deux lectures s’imposent nence de cette prévision, il alors : d’une part, il est logisuffit d’analyser la pyramide eux partira que que les entreprises qui des âges des professeurs des à bref délai recrutent n’investissent pas trois écoles de management (cinq ans). dans les grandes écoles franparisiennes et de l’INSEAD. çaises, puisque l’accès aux La moitié d’entre eux partira talents leur est de toute façon acquis. à bref délai (cinq ans). Ce phénomène a D’autre part, un tel désengagement d’ailleurs commencé depuis deux ou trois consacre l’inaptitude des écoles parians. Les enseignants seniors sur le point siennes à jouer dans la cour des grands, de partir à la retraite sont, pour la plufaute de moyens conséquents et… de part, de grands professeurs. C’est grâce à demandes en ce sens de la part des eux que, dans les années 1970, les granrecruteurs. des écoles de gestion françaises ont pu jouer un rôle croissant dans la professionnalisation des cadres. A cette époque, 6. le paraDoxe ils ont souvent bénéficié de l’aide de la Des enseignants FNEGE (Fondation nationale pour l’enes enseignants qui ont porté le seignement de la gestion) pour obtenir développement des grandes écoles leur doctorat (Ph.D.) aux Etats-Unis. de gestion françaises et ceux qui les ont Lorsqu’ils en sont revenus, entre 1971 et rejointes, en étant aussi motivés par leur 1975, ils ont constitué les premiers éléparticipation au management éducatif, se ments d’un corps professoral permanent sentent aujourd’hui dans une situation ayant rang de professeur de management. différente, considérés comme des ouvriers du savoir dans des institutions Le métier de professeur de gestion en de grande taille. Les dirigeants d’écoles France est insuffisamment considéré répètent à l’envi que c’est la qualité des selon eux, peu attractif, mal rémunéré eu professeurs qui fait la valeur d’une instiégard aux standards internationaux. De tution d’enseignement. Principales forces plus, l’accès au métier est difficile et de production, les professeurs représennécessite une préparation exigeante. En tent des facteurs d’attraction puissants termes de stratégie industrielle, les L « barrières à l’entrée » sont élevées. En effet, pour devenir professeur dans une grande école de commerce, en finance, marketing ou ressources humaines, il faut désormais répondre à plusieurs critères : posséder une dimension internationale, ce qui signifie souvent avoir déjà enseigné, vécu à l’étranger ou plus radicalement ne pas être seulement de culture française, et avoir de réelles dispositions multiculturelles ; – présenter un curriculum vitae académique de bon niveau : être docteur ou titulaire d’un Ph.D. d’une université renommée, démontrer une réelle capacité pédagogique et avoir publié suffisamment d’articles dans des revues raisonnablement estimées par le monde académique ; – être coopté par ses pairs. C’est une règle des grandes institutions que les nominations académiques reçoivent l’agrément de la faculté ; – enfin, accepter une rémunération qui, eu égard aux moyens de nos écoles, se situe sur la fourchette basse du marché européen, et 50 % en dessous de celles proposées soit par les institutions leaders (INSEAD, London Business School...), soit par des universités recherchant une notoriété et ayant anticipé l’évolution d u marché. Les chances pour les grandes écoles françaises, hors INSEAD, de porter haut les couleurs de l’excellence de l’enseignement français de gestion paraissent fortement handicapées par les contraintes pesant sur le recrutement de leurs professeurs ; on voit mal comment les Chambres de commerce et d’industrie, principaux bailleurs de fonds, et qui cherchent elles-mêmes aujourd’hui leur voie, pourraient les en libérer. 7. le paraDoxe De la gouvernance L es grandes écoles françaises de gestion dépendent d’organes de pilotage et de décision, principalement les Chambres de commerce et d’industrie, Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR dont la rationalité et la logique sont plus administratives qu’entrepreneuriales, et plus locales que globales, malgré la qualité de chefs d’entreprises de leurs élus. règles de gestion voisins de ceux d’une administration publique traditionnelle. De ce point de vue, le cas de l’ESCP-EAP et d’HEC est intéressant. Ces deux écoLes écoles de commerce, les n’ont pas de personnaquant à elles, ont pour lité juridique, et leur statut mission de former des est celui de départements Le management de ces managers, mais leur prode la Chambre de comécoles est influencé pre fonctionnement merce et d’industrie de demeure, sauf exception, Paris (CCIP). De ce fait, par leur appartenance éloigné des principes d’efleur management s’inscrit, au monde des CCI, qui ficacité qu’elles enseimalgré les efforts de sont, rappelons-le, des gnent. Elles ont une certains, dans le cadre histoire largement dépend’une administration traétablissements publics, dante de celle des ditionnelle, notamment disposant d’un statut Chambres de commerce pour les ressources du personnel et de qui les ont portées sur humaines (très faible flexiles fonds baptismaux. bilité en matière de rémurègles de gestion Pourvoyeuses de fonds, nération et d’effectifs,…), voisins de ceux celles-ci en assurent le la gestion financière d’une administration gouvernement (corporate (annualisation des budgouvernance). Elles sont à gets, investissements publique traditionnelle. l’origine de leur réussite inscrits au budget de foncremarquable dans notre tionnement…), et plus cadre national. généralement dans le domaine du management, l’idée d’entreprendre, d’investir Ces institutions, dans leur ensemble, sont se heurtant au poids des procédures, en pleine interrogation sur leur devenir, des réglementations, et parfois, malheuleur finalité et leur rôle. Certaines, de par reusement, d’une culture conservatrice. leur taille, ont été appelées à jouer des rôles prépondérants. Tel est le cas de la La CCIP en est bien consciente. Elle a CCI de Paris, qui possède une capacité lancé, depuis deux ans déjà, un procesd’intervention hors du commun par rapsus visant à autonomiser (privatiser ?) le port aux autres CCI. groupe HEC. Toutefois, ces Chambres possèdent une organisation bicéphale : des élus issus du monde des responsables d’entreprise, bénévoles, et des salariés permanents qui conduisent les opérations au quotidien sous la responsabilité des élus. La grande diversité des missions assurées par les CCI (gestion du fichier des entreprises, appui aux entreprises, développement international, conception et gestion d’infrastructures, représentation, formation…) ne donne pas toujours la possibilité de consacrer les investissements nécessaires aux grandes écoles qui sont principalement placées sur leur responsabilité. Le management de ces écoles est également influencé par leur appartenance au monde des CCI, qui sont, rappelons-le, des établissements publics, disposant d’un statut du personnel et de Sociétal N° 44 g 2e trimestre 2004 Les institutions anglo-saxonnes, même celles qui sont liées à une administration publique, ont de leur côté modernisé leur management : organisation de structures de marketing (y compris gestion de la marque et des classements) et de vente très flexibles, et rémunérées pour partie au résultat, services de relations avec les entreprises parcourant le monde à la recherche d’endowments, développement de l’esprit d’entreprise, flexibilité dans le domaine des ressources humaines, etc. Elles ont pris conscience que l’efficacité managériale est une condition de leur succès dans un contexte hautement compétitif. l’avenir n’est pas Dans l’imitation Q uelles pistes de développement recommander après ces quelques constats ? Il nous semble suicidaire d’entrer dans une logique mimétique et de calquer uniformément le fonctionnement des grandes écoles de gestion françaises sur les pratiques des business schools anglo-saxonnes. La position stratégique actuelle des écoles françaises et leur contexte spécifique d’activité rend illusoire l’idée de jouer avec des règles du jeu définies par leurs consœurs américaines pour les tourner un jour à leur avantage. La force des classements, et leurs critères d’évaluation construits sur le modèle américain, appellent la mise en œuvre de stratégies de rupture. Pour les joueurs français, se battre sur le même terrain les conduira inéluctablement à renoncer à leur identité et à adopter une position de copie. L’art stratégique enseigne que la seule façon, pour de nouveaux entrants, sur un marché déjà structuré, de se faire une place, c’est d’altérer les règles du jeu en se développant sur une stratégie de forte différenciation. La bataille identitaire, loin de se réduire à un combat d’arrière-garde sur la spécificité linguistique française, nous semble renvoyer à la nécessaire prise en compte du projet politique majeur du XXIe siècle, la construction européenne. Il y a là une formidable opportunité pour déployer de nouvelles énergies, bénéficier de financements majeurs et participer, de manière active, à l’édification d’un projet commun, encore en démarrage et qui se cherche. Au lieu de se désespérer de pouvoir un jour rencontrer le futur « manager européen », figure aujourd’hui introuvable, pour en analyser les caractéristiques, les écoles porteuses d’un esprit nouveau pourraient se donner comme finalité d’éduquer ces futurs dirigeants. Enfin, l’un des principaux vecteurs de changement entrepreneurial, à savoir le corps professoral des écoles, est aujourd’hui en voie de renouvellement massif. Une telle opportunité pour changer les cultures et les paradigmes d’action ne se