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Clémentine Berjaud, CESSP-CRPS, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Congrès IPSA-Madrid 2012, Local session 03 - Crisis de legitimidad de los sistemas políticos. Revisión de los procesos de transición y consolidación democrática. Panel 1 – Entre crisis de legitimidad e innovación participativa en América Latina La légitimité politique, une question de perceptions ordinaires. Le cas d’Hugo Chavez au Venezuela « Chavez, c’est simple, c’est comme une femme : Si tu l’aimes, tu la quittes pas ! » Chauffeur de taxi, Caracas 2011 Le 7 octobre prochain auront lieu les élections présidentielles au Venezuela. Pour les citoyens, l’enjeu est clair : reconduire au plus haut poste de l’Etat Hugo Chavez ou bien mettre fin à la « Révolution Bolivarienne ». En effet, Hugo Chavez, au pouvoir depuis 1998 est de nouveau candidat à sa propre succession. L’histoire de ce processus de transformations politiques commence le 4 février 1992, un groupe de soldats, et à leur tête le lieutenant colonel Hugo Chavez, tente un coup d’Etat contre le Président de la République Carlos Andres Perez. Malgré leur échec, cette tentative de prise du pouvoir par les armes porte sur la scène publique Hugo Chavez, il est fait prisonnier, mais son intervention télévisée « Por Ahora » 1 marque les esprits. 1 Intervention télévisée de la nuit du 4 février 1992 d’Hugo Chavez pendant laquelle il assume la responsabilité de cette tentative et demande l’arrêt des combats. Ce discours est celui qui le fait connaitre, et reste célèbre encore aujourd’hui. 1 Cette tentative de coup d’Etat faisait selon lui écho à plusieurs mouvements populaires luttant contre les gouvernements de la IVème République et plus globalement contre les politiques menées par ces gouvernements depuis les années 1980, faisant notamment référence aux émeutes de février 1989 appelées « El Caracazo ». Durant les années suivantes, le parti initial du lieutenant colonel, le MBR-200, Mouvement Bolivarien Révolutionnaire, évolue en MVR, Mouvement Vème République, se transformant ainsi en véritable machine de conquête électorale. Lors des élections présidentielles de décembre 1998, Hugo Chavez est élu Président avec 56,20 % des suffrages exprimés. Une Assemblée Constituante est alors mise en place, en vue de la rédaction d’une nouvelle constitution et du passage à la Vème République, appelée République Bolivarienne du Venezuela. Un référendum est convoqué, en décembre 1999, et les citoyens approuvent ce projet de Constitution (71,21%). Le 30 juillet 2000, de nouvelles élections ont donc lieu, reconduisant le Président à la tête du gouvernement avec près de 60 % des votes exprimés. H. Chavez a été par la suite confronté, entre 2001 et 2004, à une contestation politique de plus en plus vive comme lors de la tentative de coup d’Etat du 11 avril 2002, puis lors de la grève générale insurrectionnelle, entre décembre 2002 et février 2003, affectant pour la première fois le secteur pétrolier. Après ces tentatives de déstabilisation, les forces opposantes se tournent vers les moyens légaux de destitution du gouvernement. En s’appuyant sur la disposition constitutionnelle qui prévoit la possibilité d’un «référendum révocatoire» lorsque 20% de l’électorat le demandent, l’opposition obtient, une fois ce chiffre atteint, l’organisation de ce référendum le 15 août 2004. Celui-ci, qui s’est déroulé en présence d’observateurs internationaux, s’est traduit par une large victoire du Président Chavez, avec 59,25% des suffrages exprimés. Les élections locales et régionales suivantes, en 2004 et en 2005, confirment la progression électorale du « chavisme », le camp présidentiel est, par exemple, vainqueur dans 20 des 22 états qui composent le pays. Les élections législatives du 4 décembre 2005 sont ensuite marquées par le retrait des principaux partis d’opposition quatre jours avant le scrutin et une abstention de 75 %, conduisant à la formation d’une chambre de 167 députés où la majorité présidentielle a remporté 88,8 % des suffrages. Le parti du Président Chavez compte à lui seul 114 députés. Aux élections présidentielles de décembre 2006, Hugo Chavez est réélu avec plus de 62 % des suffrages exprimés. Ces succès électoraux successifs connaissent cependant un revers : en décembre 2007, un référendum organisé en vue d’une réforme constitutionnelle est rejeté par les urnes à 50,07 %. Hugo Chavez reconnait cette première défaite mais organise quelques mois plus tard un nouveau referendum (le 15 février 2009) où la question porte uniquement sur la non-limitation du nombre de mandats et non plus sur plusieurs points. Le « Oui » l’emporte alors à 54,85%. De ce résultat découle la possibilité pour Hugo Chavez d’être à nouveau candidat en 2012. 2 Les élections locales et régionales de 2008, puis les législatives de 2010 voient encore la victoire du camp présidentiel, mais en demi-teinte : certaines mairies (comme celle de Caracas) et états importants sont perdus, l’Assemblée Nationale reste à majorité PSUV (Parti Socialiste Uni du Venezuela, fondé en mars 2008 dont le président est Hugo Chavez lui-même) mais ils n’atteignent pas la majorité qualifiée nécessaire pour certaines reformes. Avant cette élection aux résultats controversés, l’ancienne Assemblée avait donné au Président la possibilité de gouverner par décrets-lois pendant 18 mois (suite aux dégâts causés par les fortes intempéries de l’automne 2010). Les résultats obtenus par l’opposition aux législatives ne pourront donc être complètement mesurés que plusieurs mois plus tard. Si cette succession de résultats électoraux est indiquée ici, c’est parce qu’elle nous donne un premier aperçu de la question et de l’évolution de la légitimité d’Hugo Chavez. Cette légitimité est aujourd’hui à nouveau mise en jeu en vue des prochaines échéances, en octobre 2012, échéances pour lesquelles l’opposition a entamé un mouvement d’unification et désigné un candidat commun (H. Capriles Radonski) pour affronter le Président sortant, lui-même affaibli par la maladie. Tout au long de ces années, de nombreuses transformations ont été entreprises. Politiquement, tout d’abord, au-delà des recompositions partisanes, plusieurs formes issues de la démocratie participative2 ont été mises en place, se superposant aux structures représentatives toujours présentes. Socialement, les « missions » (concernant des points aussi divers que le logement, l’alphabétisation, la santé, l’alimentation etc.) se sont développées, emblématiques d’une politique sociale plus large qui porte aussi, entre autres, par exemple sur le salaire minimum. Economiquement, de nombreux changements peuvent être constatés, allant de la nationalisation d’entreprises au contrôle des changes. Nous ne pouvons les détailler ici, mais ces transformations font de la « Révolution Bolivarienne » un objet politique nonidentifié. Dans ce contexte, pour éviter le piège des controverses partisanes d’une part, et parce qu’Hugo Chavez développe une pratique du pouvoir singulière d’autre part, il nous semble intéressant d’aborder la situation vénézuélienne à l’aune de la notion de légitimité politique. En évoquant précédemment la série d’élections successives ayant eu lieu depuis 1998, nous avons pu donner un aperçu « comptable », légal, de l’évolution de la légitimité politique d’Hugo Chavez et de son parti. Mais il ne s’agit ici que de l’aspect le plus visible du problème. La légitimité peut se définir premièrement comme acceptabilité. Cette acceptabilité repose classiquement sur trois dimensions : légale-rationnelle, charismatique et traditionnelle3. 2 3 La plus connue correspond à la mise en place des « Conseils Communaux » en 2005. Au sens wébérien. 3 Au Venezuela, ces trois composantes sont présentes. Au cours de nos entretiens, nous avons par exemple rencontré des personnes soutenant le Président parce qu’elles ont bénéficié d’un ou plusieurs programmes sociaux et qui se réfèrent régulièrement aux lois, ce qui peut être vu comme légalrationnel. Nous avons aussi pu discuter avec des personnes qui le jugeaient, positivement ou négativement, en fonction de son charisme. Et d’autres personnes font état d’un lien entre lui et d’autres formes ou figures de gouvernement traditionnelles (qu’il s’agisse de Bolivar ou de la figure du « caudillo »). A partir de là, si la distinction de ces trois composantes est utile à la description et à la comparaison avec d’autres pays, elle ne semble pas permettre d’entrer dans les questions qui nous préoccupent ici : qu’est-ce que la légitimité du point de vue des citoyens ? Est-elle donnée, accordée, négociée, refusée ? Et pour quoi faire ? Comment et à partir de quoi se construit-elle ? En adoptant une optique « par le bas », c’est-à-dire en partant des perceptions ordinaires, des représentations qu’ont les citoyens de leur chef d’Etat, nous tenterons de démontrer que la légitimité n’est pas toujours, ou n’est pas seulement, un problème politique au sens strict. Pour cela, il nous faut bien entendu commencer par interroger la construction politique de la légitimité (I), pour voir ensuite comment elle se superpose et s’enchevêtre avec une forme de légitimité issue du collectif, conçue à partir de référents tels que la Nation ou la Patrie (II). Nous verrons enfin en quoi le quotidien, l’ordinaire des citoyens permet d’éclairer cette question (III). Pour avoir accès aux perceptions et aux représentations des citoyens, ce qui représente toujours un enjeu méthodologique complexe, le dispositif empirique principal choisi a été celui des entretiens collectifs. Cette méthode, pour laquelle nous avons systématiquement cherché à constituer des groupes dits « naturels », c’est-à-dire basés sur des relations d’interconnaissances préexistantes à l’enquête4, présente plusieurs avantages. En effet, elle permet d’étudier les co-constructions de sens5, d’images et de représentations politiques, par la mise en situation conversationnelle6 par exemple. Elle facilite aussi l’expression des participants, tout en prenant en compte la dimension sociale et collective des rapports au politique. Enfin, elle semble réduire certaines difficultés, notamment celles de la distance sociale, liées à la relation enquêteur / enquêté. 4 Qu’il s’agisse de groupes familiaux, d’amis ou de collègues de travail, tous les participants ainsi regroupés ont pour habitude de voir les discours d’Hugo Chavez ensemble et d’en discuter. 5 Comme le soulignent S. Livingstone et P. Lunt : 1996 (les références bibliographiques sont précisées en fin d’article) 6 Voir sur ce point S. Duchesne et F. Haegel : 2008 4 Si ce type de méthode soulève un certains nombre de réserves voire de critiques7, elle reste pertinente pour analyser le politique en pratique, au plus près des citoyens tout en favorisant les possibilités de comparaisons (entre les participants, au sein d’un groupe, mais aussi entre les groupes). Comme cet article se fonde sur des données empiriques issues du travail de thèse portant sur les réceptions des discours d’Hugo Chavez, et comme il a pour habitude de « gouverner en direct », nous leur avons proposé à chaque fois plusieurs courts extraits de discours présidentiels comme supports de l’entretien. L’échantillon, théoriquement construit dans le cadre de la thèse en cours, est de 103 personnes, réparties en 29 focus groupes. Les variables sociales classiques (telles que la catégorie professionnelle, le lieu de vie, le niveau d’étude, ou encore l’âge et le genre) ont été combinées à d’autres variables pour obtenir un échantillon diversifié, puisque ce travail est principalement d’ordre qualitatif. Parmi ces dernières, les positions et les positionnements politiques des enquêtés ont été pris en compte : sont-ils plutôt pour ou contre, ou ni l’un ni l’autre, le gouvernement en place ? Sont-ils plus ou moins intéressés par la politique ? Quelles sont leurs pratiques médiatiques ? Quels sont leurs engagements ? Appartiennent-ils à un parti ou à une autre organisation à caractère politique ? etc. C’est à cet ensemble de facteurs qu’il fallait être attentif. Ce dispositif est enfin, en parallèle, complété par des observations ethnographiques (séjours prolongés dans plusieurs foyers vénézuéliens) et participantes d’une part, et par des entretiens individuels plus classiques (pour saisir le détail d’une trajectoire biographique ou bien pour approfondir un point plus précis du débat politique par exemple) d’autre part. La construction politique de la légitimité Pour commencer, la légitimité n’est pas une donnée que l’on peut calculer par une mise en équation de facteurs, elle apparaît au contraire comme quelque chose de fluctuant, elle peut varier en intensité mais aussi sur le fond, comme l’atteste les expressions « El Presidente », « Mi Presidente », ou bien « Ese Presidente » repérées lors de nos entretiens. A partir de là, la légitimité se construit, est construite, c’est un processus. Prise de parole politique et légitimité Ce processus, que nous aborderons tout d’abord dans sa dimension politique puisqu’il s’agit de son acception la plus classique, peut être appréhendé au travers de la relation qui se tisse entre celui qui est supposé légitime et ceux qui lui reconnaissent, ou non, cette légitimité. 7 Cf D. Dayan : 1991 5 Dans notre cas, les rapports réciproques entretenus entre Hugo Chavez et les citoyens vénézuéliens sont à analyser. Or ces rapports, comme tout phénomène ou action politique, passent par la parole. La parole politique, en effet, est performative, selon la formule bien connue du « Dire, c’est faire » : un chef d’état ne fait pas, il parle. Interroger les processus de (dé)légitimation politique implique donc de s’attacher à l’étude des discours et de leurs réceptions. Selon Pierre Bourdieu (P. Bourdieu : 1982) ce caractère performatif n’est pas établi pour toujours, il suppose que les conditions de son efficacité soient remplies et reconnues comme telle. Parmi ces conditions, certaines relèvent du locuteur : il doit être dépositaire de l’autorité (ici, cette délégation est obtenue des urnes). D’autres relèvent de la situation d’élocution, on parle de conditions liturgiques : la forme de la prise de parole (lieu, public à qui elle est destinée, protocole le cas échéant etc.) doit être adaptée et reconnue comme telle. Enfin, cette prise de parole doit être vue comme un acte politique. Comme en reflet de cette conception, le pouvoir en place élabore des stratégies pour que cette autorité « légitime » soit acceptée par le plus grand nombre si ce n’est par tous. Au Venezuela, le nombre de discours présidentiels, tout comme leur durée et leurs mises en scènes bien spécifiques, selon chaque occasion, semblent attester de cette tentative. Mais l’observation de ces stratégies ne suffit pas : le problème des effets, récurrent en communication politique, ressurgit. Ces effets, qui ne sont pas au centre de cette communication, peuvent cependant nous éclairer sur un point. Prenons l’exemple de Maria. Maria a 31 ans et vit avec son compagnon dans un quartier huppé de Caracas. Elle travaille dans une galerie d’art, se dit plutôt d’opposition mais pas sur tous les points, elle se dit surtout « pas intéressée par la politique ». Devant ces amies elle affirme ne pas regarder les discours de Chavez, mais en face à face hors enregistrement, elle avoue le faire régulièrement. La question qui se pose est la suivante : Pourquoi s’expose-telle aux discours si elle est contre Chavez et ne s’intéresse pas à la politique ? « Parce que c’est marrant, tu sais, Chavez, c’est un très bon conteur, il raconte plein d’histoires, et un très bon chanteur, même un bon professeur » Elle regarde donc pour se divertir, notamment le dimanche après-midi lorsqu’elle a du temps libre, mettant l’émission Alo Presidente au même rang que le visionnage d’un dvd ou qu’une sortie au cinéma (autres de ses activités favorites du dimanche). Ici, les effets sont en décalage avec les stratégies, ils relèvent de la distraction, en partie parce que Maria n’accorde pas vraiment le statut d’acte politique aux prises de paroles hebdomadaires du Président. Elle ne le considère pas légitime politiquement, mais dira par contre volontiers qu’il chante bien. On aperçoit donc à travers cet exemple de détournement des usages médiatiques tout l’intérêt de penser la légitimité à partir des perceptions des citoyens. Cette émission Alo Presidente est par ailleurs perçue par d’autres comme emblématique du gouvernement Chavez. Il s’agit, pour lui, de donner à voir la politique en train de se faire, jour après jour. 6 « Gouverner en direct » Cette pratique du « gouvernement en direct », relevée par de nombreux observateurs et chercheurs, correspond à l’habitude, prise au fil des ans, qu’à Hugo Chavez d’exposer ses reformes, mais aussi ses projets, ses idées, ses considérations politiques et parfois personnelles notamment face à un public de profanes8 comme dans Alo Presidente. Cette émission commence généralement par un parcours à pied à la rencontre des habitants de l’endroit, il serre des mains, discute et salue tout le monde, et parfois même goûte des produits locaux ou admire des objets fabriqués sur place. Il s’assied ensuite à une sorte de bureau et commence à parler. Au départ prévu pour la radio, ce dispositif visait à répondre directement aux sollicitations des citoyens (par téléphone). Aujourd’hui, s’ils prennent la parole encore régulièrement, Hugo Chavez s’adresse également à ses ministres ou à d’autres personnes en charge d’un problème ou d’une reforme, souvent pour faire le point ou leur dire d’aller plus vite, de régler tel ou tel aspect, telle ou telle situation. Du côté des téléspectateurs, l’analyse des pratiques d’exposition à ce type de programme peut s’avérer pertinente au regard de notre question de légitimité politique. En effet, s’exposer, regarder, peut être un indicateur par rapport aux conditions évoquées plus haut. En interrogeant les raisons subjectives liée à l’exposition, c'est-à-dire ce que répondent les participants aux entretiens collectifs à la question « Pourquoi regardez-vous ? », plusieurs modalités apparaissent, dont certaines sont politiques. Ce sont celles-ci qui nous intéressent ici9. Plusieurs participants évoquent, pour justifier de leur exposition, l’idée selon laquelle ils regardent parce qu’il est leur chef (« Mi Commandante » par exemple), ils ont pris parti. Le mécanisme par ailleurs bien connu de l’exposition partisane10 est un indice fort de la légitimité donnée à H. Chavez de s’exprimer, et, ici, de gouverner en direct. D’autres personnes, quant à elles, évoquent la nécessité de se tenir informées, parce que c’est lui (« El Presidente) qui mène le pays (qu’elles se situent plutôt pour ou contre lui par ailleurs) et que cela peut avoir des répercussions directes sur leur quotidien. 8 Au sens d’E. Darras (E. Darras : 1994) D’autres modalités de justification de l’exposition relèvent plutôt du fait d’être exposé (par une autre personne du groupe familial qui voudrait regarder par exemple) ou du plaisir. Certains participants comparent par exemple les discours politiques d’Hugo Chavez à un Classico, ce qui semble indiquer l’existence d’une forme de plaisir sportif à l’exposition. Ils regardent les discours politiques et plus particulièrement les discours présidentiels comme un match, lecture infra-politique de la compétition, où si la victoire importe aux partisans, ce qui compte le plus c’est d’assister, comme au spectacle, à l’échange de coups donnés appréciés à l’applaudimètre, à la beauté d’un geste technique, et non au score final. Cet usage est alors proche de celui qu’en fait Maria plus haut. 10 Voir par exemple J. McLeod, G. Kosicki, D. McLeod : 1999. 9 7 Alvaro, 24 ans, se déclarant « chaviste », étudiant en droit issu d’un milieu populaire d’une petite ville de l’intérieur du pays, vivant à Caracas avec son frère (étudiant en architecture) et une de ses sœurs (en droit aussi) explique ainsi : « Il faut absolument suivre ce qu’il [Chavez] dit, il nous informe comme ça de ce qu’il fait pour le pays ». Plus tard dans l’entretien, lui et son frère soulignent : « Par exemple, quand il a créé l’Université Bolivarienne, on a su qu’on pouvait nous aussi faire des grandes études, et maintenant on le fait ! » Dans cet exemple comme dans d’autres, les enquêtés reconnaissent au travers de leurs modalités d’exposition une certaine forme de légitimité politique à Hugo Chavez, qu’il s’agisse d’un pouvoir de commandement ou de décision publique. A l’inverse, les processus de délégitimation se donnent également à voir dans les explications de non-exposition. Anabela par exemple, 21 ans, est étudiante dans une école privée et déclare : « Je regarde pas ; moi, en vérité, je ne le supporte pas ; il monopolise le temps de parole, et on serait tenu de voir ça ? Il parle d’une manière très irrespectueuse et ce n’est que de la propagande » D’autres expressions de ce type (« ce fou », « ce singe ») se réfèrent à sa manière de parler, qui serait inadéquate. Les conditions concernant la forme de la prise de parole politique ne sont donc pas considérées comme remplies pour ces personnes ; il est pour eux illégitime par rapport à ce qu’ils attendent d’un Président, de quelqu’un qui occupe cette fonction. Après ces exemples d’expressions de la légitimité et de l’illégitimité politique construites en réception des prises de paroles présidentielles, il nous faut revenir sur les mécanismes processuels qui les sous-tendent. Codages et décodages politiques du discours d’Hugo Chavez Pour comprendre ce qui a lieu, ce qui se passe entre le dépositaire de l’autorité politique qui parle et ceux à qui ces messages sont destinés, il peut être intéressant de faire appel à l’analyse de Stuart Hall, dans un article désormais classique (S. Hall : 1994 (1977)). Cet article renouvelle en effet les problématiques liées aux processus de communication en en prenant en compte toutes les étapes sous forme d’une seule unité d’analyse, et non en en étudiant chaque segment de manière différenciée. 8 Il présente trois types, au sens d’idéo-types, de lectures des messages médiatiques, de décodages : dominant, oppositionnel et négocié, nous reviendrons plus loin sur ce dernier type. La position de lecture dominante hégémonique correspond au fait que le « téléspectateur décode le message en fonction du code de référence qui a servi à le coder ; le téléspectateur opère au sein de ce code dominant »11. Cette notion de code peut être illustrée dans notre cas par les propos tenus en Focus groupes se référant à au caractère « réel » ou « vrai » de ce que dit Chavez, il n’est pas remis en question. L’étude des slogans politiques identifiés comme tels par les participants peut également être pertinente ici. En effet, les slogans peuvent être analysés comme le reflet et l’expression d’un décodage dominant. Utiliser un slogan, c’est-à-dire le reprendre mot pour mot dans le cadre d’une discussion, devient une manière de souscrire à ce qui est dit, d’affirmer que l’on est d’accord avec les propositions émises. Les principaux slogans retrouvés dans les discussions sont les suivants : « Jusqu’à la mort ! » « Le réveil du peuple » « Uh Ah, Chavez s’en va pas ! » « Socialisme, Patrie ou la mort, nous vaincrons ! »12 Prononcés dans plusieurs groupes et par plusieurs personnes au sein de ceux-ci, ils vont en général de pair avec une attitude physique très spécifique, dominante hégémonique elle aussi pour ainsi dire : la personne se lève et lève le poing, puis pose la main sur son cœur en souriant. Ces gestes représentent donc aussi des marqueurs forts relatifs au code, intériorisé, compris et répété par les participants, un code au sein duquel ils opèrent. Ce mécanisme est alors, en termes de légitimité, fortement lié à la notion de reconnaissance symbolique : les personnes interrogées, en la reprenant à leur compte, valident la parole politique. A contrario, les décodages oppositionnels politiques nous informent également sur les processus sous-jacents à la construction de l’illégitimité. Dans ce cas, le récepteur résiste au message tel qu’il a été codé par l’émetteur, il le décode pour le contrer. Concernant les slogans, l’opposition peut aussi se lire dans l’attitude : répéter les mots de manière ironique, exagérer les gestes attendus, et même s’en moquer ouvertement sont autant de façons d’exprimer son désaccord. Quant aux décodages oppositionnels verbalisés, ils sont nombreux. Prenons l’exemple de Marisol, 39 ans, secrétaire (titulaire du baccalauréat) dans un petit village. 11 Stuart Hall : 1994 (1977), p37 Et sa dernière version qui se termine par « nous vivrons » en référence à la maladie du chef de l’Etat. 12 9 Elle explique ceci : « Mais, c’est le problème de la corruption, c’est un mensonge parce la corruption c’est pas fini et ça se finira jamais, parce malheureusement dans ce gouvernement comme dans ceux viendront il y a des corrompus. Avec la corruption qu’il y a dans gouvernement… c’est un mensonge. » que que qui son Elle oppose donc au choix du nouveau gouvernement, dont il était question dans l’un des extraits proposés, la thématique de la corruption, thématique éminemment politique. Ce décodage, perceptible dans la répétition du mot « mensonge », est oppositionnel : la parole politique est repoussée, elle est fausse, ce qui signifie que, pour elle, le gouvernement et Hugo Chavez qui le représente en en parlant, ne sont pas légitimes. Ces décodages politiques, cependant, ne sont pas les seuls. Reprenons maintenant le type « décodage négocié » proposé par Stuart Hall. Dans ce cas, le téléspectateur « reconnaît la légitimité des définitions hégémoniques » mais, à un « niveau plus limité, situationnel et situé »13, il utilise ses propres règles et fait appel à des éléments « adaptatifs » pour décoder le message. De quelle nature sont alors ces éléments ? A partir de nos entretiens collectifs, dans les cas les plus fréquents au moins, il apparaît qu’ils ne sont pas politiques au sens strict du terme. Les enquêtés font appel à des éléments d’une autre nature. La légitimité comme expérience collective Après avoir vu par quels mécanismes la légitimité se construit politiquement, notamment dans le rapport qui se tisse entre un Président qui prend la parole et des citoyens-récepteurs de ses prises de parole, il convient de s’interroger sur la dimension collective de ces processus. Expériences collectives et sentiment de partage La communication politique, si nous nous sommes pour l’instant focalisé sur les annonces, les reformes, la pratique d’un gouvernement en direct, comporte d’autres dimensions, en particulier lorsqu’il s’agit de communication politique télévisuelle. Sur ce sujet, plusieurs auteurs14 insistent sur la mise en scène du pouvoir, sur les phénomènes de ritualisation liés aux protocoles mis en place, sur le spectacle ou encore sur l’existence d’une télévision 13 14 Ibidem, p 37 Citons par exemple M. Abeles : 2007, Balandier : 2006, Rivière : 1988 10 cérémonielle. Cette approche fait sens ici dans la mesure où la légitimité ne naît pas d’une relation individualisée ou atomisée entre un homme d’état et ses gouvernés. Dans plusieurs articles puis dans La télévision cérémonielle (1996), Daniel Dayan et Elihu Katz s’attachent à explorer un certain type de grands événements télévisés, comme par exemple celui de la visite du pape en Pologne. En se basant sur la logique du Seder, fête juive traditionnelle, ils nous expliquent que certaines cérémonies télévisées, y compris politiques, conduisent à la constitution de communautés de célébration, chacune étant consciente de l’existence de milliers de communautés semblables, au même moment, pour le même événement sous forme de « participation rituelle »15. Dans notre travail, certains événements, comme la célébration d’une victoire électorale ou la commémoration d’une fête nationale, d’un moment historique, semblent comporter cette dimension : nos enquêtés sont conscients de l’existence de nombreuses communautés de réception similaires à la leur, participant activement au même moment à une expérience (ici politique) partagée. Prenons l’exemple de la soirée de la réélection d’Hugo Chavez en tant que Président de la République, en décembre 2006. Leurs récits de réception du programme convergent pour une partie d’entre eux. Ils attendent d’abord avec impatience le communiqué du Conseil National Electoral et le discours de Chavez, chez eux, en famille, leurs habitudes routinières sont mises de côté, comme l’explique Yuzmar (femme au foyer) : « - Tout le monde attendait son discours, c’est clair ; en plus, même moi j’étais réveillée quand, quand ça a commencé, ici, avec la télé et tout… à 11 heures du soir réveillée ! » Ils commencent ensuite à regarder et à écouter le discours, mais très rapidement ils sortent du domaine privé du foyer, se retrouvent entre voisins, puis entre amis dans les rues, « jetant un œil » aux écrans16. Marla et Zara (habitantes d’un petit village sur la côte) racontent ainsi : « - Vous l’avez vu ? Comment ? - Marla : C’est bien, pour que tous puissent célébrer, beaucoup, avec lui, oui célébrer - Zara : Célébrer - Marla : C’est clair, parce que ça, on y va, on s’identifie avec, en voyant… J’étais dans ma maison, à attendre - Zara : On était en train d’attendre - Marla: Quand il y a une élection, on veut savoir qui gagne, qui a gagné, ce qui s’est passé ! Et après, c’est clair, quand il y a le vainqueur, ça 15 Ibidem, p 117. Souvent, des cafés et restaurants restent ouverts, le téléviseur à plein volume ; des familles poussent parfois leur propre téléviseur jusque sur le pas de leur porte, ouverte aussi. 16 11 vient, son visage [s’affiche à l’écran de tv], et la majorité des personnes, pour ce que je sais, va dehors, et nous nous sommes tous fait… réunis ! - Zara : Là [elle montre la place], nous, on était… on courrait par ci, on courrait par là, avec les tambours, en dansant, tout ça quoi ! » La soirée est aussi décrite ainsi par ces jeunes étudiants qui expliquent avoir attendu le discours puis être sortis : « - Et ce 3 décembre ? - Yuleidi : AAAAHHHH ! - Simon : On chante, on danse, on crie, avec les tambours - Justina : Uh Ah Chavez s’en va pas, Uh ah Chavez s’en va pas ! - Yuleidi : On marche, on célèbre, - Justina : Et même sous la pluie ! - Yuleidi : Avec les pancartes et tout - Iris : Un torrent de pluie ! - Yuleidi : Exactement comme là-bas mais ici ! - Justina : Et pas seulement ici, au niveau général - Yuleidi : Partout pareil ! » Ils participent, et ont conscience de l’existence de milliers d’autres communautés au même moment, pour le même événement, face à la même retransmission et qui adoptent le même comportement. Ce sentiment de partage, à forte connotation émotionnelle17, nous met alors sur la voie de l’importance de la composante collective dans le rapport au chef d’Etat. Mais sur quoi se fonde ce sentiment de partage ? Existe-t-il en dehors de ce type de moments ? Que nous apprend-t-il en termes de légitimité ? Le sentiment d’appartenance comme condition à la délégation par représentation Il s’agit en fait de la question du sentiment d’appartenance. Les personnes interrogées se réfèrent à ce qu’elles ressentent par rapport à une entité collective qui les dépasse. Face à cette entité, ils se positionnent, que ce soit en déclarant en faire partie ou qu’ils rejettent cette idée. Dans le cadre de la situation vénézuélienne, trois références ont attiré notre attention : celle de la Nation, celle de la Patrie et celle du Peuple. Commençons par les deux premières, qui présentent de nombreux points communs. 17 Deux cuisinières dans un restaurant nous ont ainsi rapporté : « - Teresa : Comme une émotion… - Tania : Ça c’est comme quand [elle porte les mains vers sa gorge] ça monte et ça déborde par la bouche, y’a pas de mot comme pour le dire, quelque chose comme [elle écarte les mains], comment te dire, comme quelque chose comme une électricité ! » 12 La référence à la Nation se construit, dans les discours de nos enquêtés, selon deux aspects : le premier est historique, hérité de l’époque de la décolonisation ; le deuxième repose sur une certaine vision de la place du Venezuela dans le monde. Ces deux aspects se combinent fréquemment et aboutissent, chez nos participants à une conception de la Nation comme marqueur de l’indépendance du pays dans le temps et dans l’espace. Dès lors, le chef de l’Etat représente cette Nation à laquelle la majorité des enquêtés disent appartenir. Les mécanismes de la représentation sont souvent convoqués en ce sens, comme le font par exemple plusieurs jeunes du village de Chuao, en réaction à un extrait présentant l’altercation entre Chavez et le Roi d’Espagne18: « Il [Chavez] nous représente, alors quand on se moque de lui, on se moque du pays, de nous ». A propos d’un autre extrait évoquant le discours de Chavez à Copenhague (connu pour sa célèbre réplique : « Si le climat était une banque, il y a longtemps qu’ils l’auraient sauvé »), deux médecins d’une clinique privée de la capitale expliquent l’importance de l’image du Président sur la scène internationale et, pour la décrire, utilisent ces termes : « -Pablo : Quand il sort du pays, vers les autres nations, il est comme… plus internationaliste, plus altermondialiste, il apparaît… - Alfredo : un Chavez ‘Manu Chao’ quoi ! » Ils rient ensemble suite à ce bon mot, mais concluent aussi sur l’idée qu’il les représente « à l’extérieur », même si eux, personnellement, ne sont pas favorables à son gouvernement « à l’intérieur ». La relation citoyens - représentant – Nation semble donc fonctionner, y compris dans les cas où des réserves sont émises. Pour ce qui nous préoccupe ici, cela signifie qu’Hugo Chavez est perçu comme légitime pour s’exprimer au nom de la Nation sur la scène internationale. Examinons maintenant la question de la Patrie, beaucoup moins consensuelle. Si « Nation » et « Patrie » ont des caractéristiques communes, comme celle de désigner le pays, l’Etat, par rapport aux autres dans une conception marquée par le champ lexical de l’Indépendance, la « Patrie » cristallise d’importantes oppositions. Dans les discours présidentiels, la répétition de l’expression « opposition apatride », notamment depuis la tentative de coup d’Etat de 2002, est notable. Comment cette catégorisation est-elle perçue par les citoyens ? 18 Célèbre épisode du « Porque no te callas » 13 Lors d’un entretien collectif réalisé dans une entreprise de communication dans une banlieue aisée de Caracas, José (directeur du secteur audiovisuel) et Katarina (graphiste) opposent deux visions du problème : « José : On est de la Patrie, on est la Patrie ; c’est s’opposer à l’impérialisme et défendre l’humain, le collectif » Katarina, elle, lui répond un peu plus tard dans la conversation : « Quand il dit ‘Patrie’, si je ne suis pas de ton opinion, j’en suis exclue, et c’est très douloureux, […] c’est comme quand il nous traite de ‘pitiyankees’, c’est très irrespectueux, c’est du racisme même cette manière de parler envers nous, qui sommes vénézuéliens ! Ce sont des mots de discrimination ! » Ici, les perceptions de l’entité « patrie » sont conflictuelles, certains, comme José, déclarent en faire partie et même en être à l‘origine, alors que d’autres, comme Katarina, expriment une mise à distance : elle se dit exclue alors qu’elle-même se sent concernée (« vénézuéliens »). Cette discussion, que l’on peut retrouver dans d’autres entretiens, est alors révélatrice des processus de légitimation ou de délégitimation engagés à partir du sentiment d’appartenance : si Katarina n’appartient pas à ce collectif, elle ne lui reconnaît pas le droit de s’exprimer en son nom. Concernant enfin la référence au « Peuple », elle repose en partie aussi sur la question de la représentation et de l’appartenance collective, comme le souligne Ilaria, 21 ans, étudiante en langue à l’Université Centrale (Caracas) : « C’est son image qu’il a : Président du peuple pour le peuple […] moi, oui, j’en fais partie » Mais cette notion de Peuple, surchargée symboliquement de sens au Venezuela, exprime tout autant un processus d’identification qu’un mécanisme de délégation par la représentation. La construction symbolique du peuple : une question d’identifications Dans ces discours, Hugo Chavez fait constamment référence au peuple, nous avons par exemple recensé 45 occurrences du mot dans son discours de 2006 suite à sa réélection (discours qui ne dure pas plus de quelques minutes). Pour ceux qui l’écoutent, un double processus s’enclenche : il s’agit pour eux d’établir qu’Hugo Chavez est du peuple, puis, pour certains d’entre eux seulement, d’attester qu’ils en en font aussi partie, en s’identifiant donc à lui par le biais de cette notion de « peuple ». 14 Un des premiers critères concernant l’attribution d’une identité (ou au moins d’une origine) populaire au Président semble être pour nos participants corrélé à sa manière d’être et de parler19. Les expressions « il est comme nous » ou encore « il parle typiquement comme un Vénézuélien, pas comme un homme politique où on comprend rien » sont nombreuses. Plusieurs personnes soulignent par ailleurs sa simplicité et son authenticité comme Rosmary20 : « Ça m’a plu parce que lui il est très simple, très humble, au contraire du protocole qui exclue les gens, lui non […] Et il s’est mis à parler, il s’est identifié à eux [à ceux qui l’écoutent] Il est très, il est les gens, des gens » Dans d’autres entretiens, ce thème est également repris, comme ici par Dora et Célia (infirmières) : « - Dora : Il est naturel oui, - Celia : Moi je le vois, je le vois comme, il fait tout en étant, il était très authentique. » A partir de là, certains, comme Ilaria citée plus haut, mettent en avant cette appartenance commune, tandis que d’autre la rejettent : « Quand il dit, quand il fait, c’est pour les pauvres, pour ceux qui sont pas allés à l’école, qui n’ont pas d’éducation ; pas comme nous, pas pour nous qui avons eu ces opportunités » Ces propos, tenus par un groupe de jeunes femmes étudiantes dans une école privée de la capitale marquent le refus de s’identifier, et d’être assimilées à ce peuple. Pour elles, certaines des allocutions d’Hugo Chavez sont « Comme des ‘telenovelas’21 pour le peuple, pour que les gens s’identifient à sa personne […] sa façon de parler c’est un show médiatique mais, au final, il ne dit rien » Dès lors, le sentiment d’appartenance au Peuple, et donc sa définition, deviennent un enjeu de lutte, d’une lutte symbolique. La légitimité, au-delà des rapports qu’entretiennent les citoyens avec la parole politique, est donc aussi un problème collectif. Les référents conceptuels d’appartenance collective, ici la Nation, la Patrie et le Peuple, sont politisés, dans le sens où ils sont investis de façon partisane22 tant par le pouvoir en place que par les citoyens auxquels il s’adresse. 19 Plusieurs auteurs évoquent à ce sujet la reconnaissance d’un hexis, voir P. Bourdieu : 1979 et A. Joignant : 2007 20 Agricultrice âgée de 43 ans 21 Séries Tv à l’eau de rose, aux multiples épisodes et rebondissements, très populaires au Venezuela et en Amérique latine en général. 22 Ils passent en quelque sorte du statut de référents politiques institutionnels, communs à tous, au statut de marqueurs partisans forts. 15 Ces mécanismes collectifs producteurs de légitimité relèvent donc de processus d’assignations identitaires où le citoyen met en rapport sont identité et celle de Président de la République (un représentant, un membre du peuple etc.). Mais parfois, certaines attributions d’identité semblent décalées, elles ne procèdent pas d’un référent d’appartenance commune. La Légitimité au prisme de l’ordinaire Nous avons donc vu que la légitimité, du point de vue des citoyens, pouvait être considérée comme le produit d’un processus à double dimension : la première s’établit dans le rapport qu’ils entretiennent à la parole politique, la deuxième s’inscrit dans le collectif. Cependant, si cette double dimension permet une analyse fine de ces processus, elle ne permet pas de rendre compte de tous les propos de nos enquêtés, de toutes les données empiriquement relevées. Nos enquêtés, en effet, ne se situent pas uniquement politiquement ; autrement dit, ils évoluent dans des sphères (sociales, familiales, amicales, ou au travail) différentes, au sein desquelles ils entretiennent tous types de relations. Et ce quotidien joue fortement sur leurs perceptions du politique en général et de la légitimité en particulier. Les identifications professionnelles re-situées Reprenons la question des identifications. Au-delà de celles traitées cidessus, il est possible de remarquer que certains mécanismes d’identification semblent porteurs d’une légitimité décalée, comme apolitique. Maria, citée plus haut, expliquait en effet qu’Hugo Chavez était un très bon conteur, un très bon chanteur et même un bon professeur, elle précise ensuite : « Mais le problème, c’est qu’il est président, et pas un très bon président ! » Ici, elle fait référence de manière négative à la question de la profession, de la fonction de président qu’il ne remplit pas correctement selon elle. En termes de légitimité politique donc, elle la lui refuse. Mais, dans ses propos, elle lui en accorde une autre : celle de divertir ou d’enseigner. 16 D’autres enquêtés font état, comme Maria, de ce rôle de professeur. Alvaro conclut ainsi une discussion portant sur le vocabulaire utilisé par Hugo Chavez : « Il utilise parfois un langage familier, pour que tout le monde comprenne, mais parfois aussi des mots philosophiques et techniques, ce qui est très important. Par exemple, dans mon cas, moi qui suis un jeune, un étudiant, ça augmente mes connaissances, ça augmente mon vocabulaire ; c’est un de mes meilleurs profs ! » L’attribution d’une identité de professeur, qui peut sembler discordante au premier abord, renvoie en fait à l’ordinaire des participants à l’enquête. Maria accorde ainsi un certains nombre de qualités professionnelles à Hugo Chavez, mais les professions auxquelles elle se réfère ne correspondent pas à celle de Président, elles correspondent à un moment donné (le dimanche après-midi par exemple, réservé aux divertissements, divertissements parmi lesquels les pratiques médiatiques sont très présentes) de sa vie quotidienne. Alvaro, nous l’avons souligné, est étudiant et se présente lui-même de cette façon, cette caractéristique étant pour lui un élément principal de son identité. Il passe d’ailleurs la majorité de son temps à s’instruire, que ce soit à l’Université ou de manière plus autodidacte. Il se réfère donc au Président, en le comparant à un professeur, à l’aune de sa première activité routinière : étudier. C’est donc ici par une inscription dans leurs temporalités propres, dans leurs routines et leurs quotidiens qu’ils évaluent la légitimité présidentielle, non pas en fonction du politique, mais en fonction de leur vécu. Les identifications sentimentales et conjugales Prenons un autre exemple pour approfondir ce point. Pour Teresa, cuisinière23, ce n’est pas la dimension professionnelle (professeur ou chanteur) qui compte mais plutôt une certaine vision des rapports de genre telle qu’elle les vit au jour le jour : « - Nous le peuple, on aime Chavez, nous le peuple, on l’aime toujours, qu’il n’abandonne pas ! [Elle envoie un baiser à l’écran] Tu es si beau mon chéri 24! [Elle rit] Ay ! Ça oui ça me rend heureuse de le voir, de l’avoir dans mon lit ! [Elle rit de plus belle] le voir dans mon lit !! Quand c’est pas lui, je m’endors ! [Rires] J’aime Chavez, il est comme ça tu sais ! Je suis avec lui oui ! » 23 Teresa est cuisinière dans un petit village, elle n’est pas allée à l’école, ses revenus mensuels sont irréguliers et largement inférieurs au salaire minimum. 24 Mon chéri traduit ici « mi Papi » 17 Ce jeu de mot « l’avoir dans mon lit » / « le voir dans mon lit » (elle explique que chez elle le téléviseur est en face du lit) fait en effet référence au rôle de l’homme, qu’elle perçoit explicitement en tant que femme. Ce mécanisme, bien loin d’une quelconque dimension politique, contribue pourtant à la légitimation d’Hugo Chavez, en tant qu’homme si ce n’est en tant que président. Ce type d’attribution d’identité genrée se retrouve dans d’autres milieux sociaux, contrairement à l’idée selon laquelle les personnes au plus faible capital scolaire font appel à d’autres instruments cognitifs pour « suppléer » à leur manque supposé de connaissances politiques. Liliana et Katia25 voient ainsi en Chavez un fiancé : « - Liliana : Moi je considère Chavez comme un fiancé, un fiancé qui sait faire tomber amoureux, les gens, moi, en tant que femme, ça nous plait de dire qu’on l’aime - Katia : Oui c’est vrai - Liliana : C’est pas exactement la vérité mais il sait le dire, c’est un Homme, un fiancé, mais pas un mari tu vois, on tombe amoureuse du fiancé, le mari c’est pour la vie réelle, lui, c’est un fiancé » Ici, Liliana et Katia légitiment également Hugo Chavez en tant qu’homme, mais leurs propos expriment en même temps d’une certaine prise de distance (ce n’est pas « pour la vie réelle »), or les processus de distanciation sont producteurs d’illégitimité. Enfin, et malgré ce que laissent penser ces extraits, la fabrique d’une identité fondée sur la relation homme / femme et plus spécifiquement son inscription dans une relation amoureuse, dans une relation de couple, n’est pas seulement féminine. Carlos, ambulancier et chauffeur de taxi la nuit s’exprime ainsi : « Qu’est ce que j’en pense de Chavez ? Regarde, parce qu’il y a une différence entre être amoureux et vivre ensemble : ce qui te plaisait avant, quand on tombe amoureux, ne va plus te plaire en vivant sous le même toit. Je le vois comme ça : le type arrive, la femme tombe amoureuse, ils se marient, il lui promet tout, le bonheur, le bien-être… il lui fait deux enfants… et voilà ! il s’en va ! et elle, elle reste là, comme ça… c’est ce qui va se passer avec Chavez » Carlos, qui est en train de divorcer, lit donc le politique au prisme de ses propres expériences personnelles : la rencontre, l’amour, puis la déception et la trahison exprimés dans son récit, situations qu’il a lui-même traversées, sont utilisées pour lire le politique, et retracent ici un processus de délégitimation envers Hugo Chavez. 25 Liliana et Katia font partie des catégories sociales les plus élevées de notre échantillon : Katia a 32 ans, elle est comptable après plusieurs années d’études supérieures ; Liliana est une de ses amies, qui a monté une entreprise de création de bijoux fantaisie. 18 Ces propos ont pour point commun de projeter sur le politique, et sur le chef de l’Etat, les modalités de relations personnelles que nos citoyens entretiennent dans leur vie de tous les jours. Il s’agit alors pour eux de construire leurs perceptions, qu’elles soient légitimantes ou délégitimantes, par un rapport personnalisé au Président, selon un mécanisme que l’on pourrait décrire comme « relationnel ». Les expressions qu’ils utilisent (« Profe », « mi papi », « el novio » ou encore « el tipo ») marquent ce type de processus. Ces processus relationnels personnalisés qui entrent en jeu, par l’identification, dans les perceptions de la légitimité dépendent donc largement des sphères d’interconnaissances des enquêtés, des relations qu’ils entretiennent avec leurs proches et de leurs modalités quotidiennes. Mais ces sphères ne sont pas déconnectées du social, plus précisément du milieu social. La légitimité au concret La question du milieu social nous remet alors sur la voie d’une analyse en termes de dispositions et de positions sociales. Ces dispositions et positions, traduites en termes de capitaux, dessinent un réseau de possibilités de rapports au politique au sein desquels les citoyens évoluent. S’agissant ici de profanes de la politique, ils font très souvent appel à des grilles de lecture du politique non politiques au sens strict, qui seraient par exemple fondées sur une connaissance approfondie du champ politique, de ses acteurs, de son fonctionnement, de la mise en relation d’enjeux ou de catégories politiques. Ces grilles de lecture, par contre, relèvent régulièrement de retraductions concrètes, matérielles. Ainsi José, 19 ans, pêcheur explique le mot de « socialisme » de la façon suivante : « Le socialisme et tout ça, c’est comme la pêche : pour le poisson il n’y a pas de prix pour la communauté [le village], on partage, c’est comme… gratuit. Ensuite il y a un prix pour la coopérative de Choroni et encore un autre prix pour exporter aux ‘grands’ » Expliquer le socialisme au travers du prix du poisson pêché permet à José non seulement de donner du sens au terme lui-même, puis à une politique économique menée par le gouvernement en place, mais cette manière de procéder lui permet également de se doter d’instruments de jugement sur le politique. Damaris, employée à mi-temps dans une bibliothèque communale, compare quant à elle sa situation à celle des pêcheurs et des agriculteurs de la vallée. Elle rebondit ainsi sur l’expression « esclavage post colonial » : 19 « Par rapport à l’esclavage, ce qu’il dit c’est vrai, eux, les travailleurs, ils peuvent même pas acheter un poulet par jour avec ce qu’ils gagnent ; un poulet pour le soir, c’est 50 bolivars, pas même un poulet par jour ! » La notion politique d’esclavage post-colonial est donc interprétée par Damaris, et par d’autres, à la lumière de leurs expériences quotidiennes : gagner un salaire, faire des courses, préparer un repas le soir pour la famille. Ses critères de jugement du politique relèvent, comme ceux de José, d’une lecture matérielle. En termes de légitimité, cela signifie qu’elle ne l’accorde pas, ou ne la refuse pas, en fonction d’idées, voire d’idéologies, mais en fonction des conséquences matérielles de l’action politique sur sa vie quotidienne. Ces deux exemples ne doivent pas toutefois nous faire penser que ce type de lecture du politique est exclusivement présent dans les catégories populaires. En effet Katarina fait également appel à son expérience personnelle de l’hôpital (sa sœur a récemment été opérée) pour donner un sens au mot « humaniste » présent dans un des extraits proposés. Pour elle, « Il ne s’agit pas de s’assoir à analyser chaque mot mais plutôt d’entrer dans un hôpital : il n’y a rien, pas de lit, pas de médicament, pas de seringues […] et ça serait ça humaniste ! » Ces propos, mêlant expérience personnelle (la maladie) et expérience sociale (l’hôpital) nous indiquent qu’elle envisage également la question de la légitimité politique à l’aune de son ordinaire. Mais, là où José et Damaris, issus des catégories populaires de notre échantillon proposent majoritairement, dans leurs entretiens respectifs, une lecture matérielle fondée sur leur vécu, Katarina l’utilise plutôt comme un élément illustratif de son argumentation26. Les positions, les propriétés sociales des enquêtés jouent donc un rôle certain dans la construction de leur rapport au politique, mais ce rôle ne signifie pas qu’un lien « mécanique» existe entre propriétés et modes de lectures, entre positions, dispositions et critères de jugement. Il se situe plutôt dans la combinaison des perceptions, dans leur hiérarchisation au sein d’un même entretien ou d’une même discussion : la légitimité retraduite concrètement peut être un point de départ de l’argumentation, un simple exemple, ou bien à la fois un point de départ et d’arrivée, lorsque certains enquêtés se fondent principalement sur ce type de mécanisme pour juger de la légitimité de la personne, ou plutôt de l’homme, qui les gouverne. Pour conclure sur ce point, la légitimité, si on l’explore du point de vue des citoyens, n’est donc pas uniquement un problème politique : elle se construit aussi au travers de représentations et d’instruments de jugement « ordinaires », c’est-à-dire ancrés (par l’identification, la personnalisation et/ou la retraduction matérielle) dans leurs modes de vie et leurs expériences quotidiennes. 26 Comme nous l’avons vu plus haut, Katarina développe par exemple une argumentation autour de la dimension collective de la légitimité. 20 Conclusion Envisager la notion de légitimité « par le bas », en travaillant à partir des perceptions et des representations des citoyens ordinaires, permet donc de mieux comprendre comment elle se construit, ou se déconstruit. La légitimité, en tant que processus dynamique, se fonde sur trois dimensions : la première est celle du rapport à la parole politique, la deuxième procède de référents collectifs et enfin, la troisième relève d’un rapport pratique au politique. Nous avons essayé ici d’entrer dans chacune de ces dimensions, à partir des données empiriquement relevées et restituées en partie sous forme d’extraits d’entretiens. Il faudrait, bien sûr, prendre le temps de détailler plus avant les caractéristiques de chaque enquêté, les conditions dans lesquelles ont eu lieu chaque entretien etc., mais nous espérons avoir pu ainsi donner un aperçu de ce que peut apporter une telle approche. En guise de conclusion, étudier la légitimité sous un angle strictement politique (par les institutions, par les discours politiques ou encore en analysant les stratégies de légitimation mises en place par Hugo Chavez et son gouvernement par exemple) ne suffit pas ; la légitimité est enjeu de lutte, elle est composite et socialement ancrée. Chacun de nos enquêtés souligne ce point : dire « mi commandante », « el presidente », « el loco », « nuestro representante », « el que canta », « profe », « mi papi », « el novio » et bien d’autres, ne signifie pas la même chose, non seulement sur le fait d’accorder, de reconnaître, de refuser ou de négocier cette légitimité, mais aussi sur le fond, ce sur quoi elle porte. Et ces processus, qu’ils soient favorables ou défavorables à l’actuel président Hugo Chavez, ne sont pas toujours politiques. Dès lors, parler de crise de légitimité revient à s’interroger sur tous ces éléments, et non plus aux résultats électoraux tels que nous les avons rappelés. Les prochaines échéances, celles des élections présidentielles du 7 octobre, seront donc, aussi, à analyser de cette manière. Le rapport au vote, action qui légitime, délégitime ou re-légitime une personne au pouvoir, n’est que la partie la plus visible de rapports au politique plus complexes. Ces rapports se développent en interactions avec le politique mais aussi avec des représentations plus larges, sociales, socio-historiques, ou issues de l’ordinaire de ces citoyens appelés à faire un choix. Plusieurs premières hypothèses peuvent être proposées en ce sens par exemple concernant les « effets » supposés négatifs de l’état de santé d’Hugo Chavez sur les élections à venir. Si, après 14 ans de vie commune, le fiancé est peut être devenu un mari, si sa maladie modifie fortement la nature et la fréquence des prises de paroles présidentielles, si ces derniers mois il ne gouvernait plus que par téléphone et Twitter interposés, qu’en est-il concrètement, pour les citoyens, d’une part ? Et quelles conséquences cela peut-il avoir, par exemple en termes de rapports personnalisés au chef d’Etat, d’autre part ? 21 Références bibliographiques Ouvrages et articles cités : - Abélès Marc, Le spectacle du pouvoir, Paris, Editions de l’Herne, 2007, 174 pages. - Balandier Georges, Le pouvoir sur scènes, Paris, Fayard, 2006, 250 pages. - Bourdieu Pierre, La distinction ; critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, 670 pages. - Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire (1982) dans Langage et pouvoir symbolique, Paris 2001, Editions du Seuil, 423 pages. - Darras Eric, « Un paysan à la télé, Nouvelles mises en scène du politique », Réseaux 1994, vol 12, n°63, p. 75-100. - Dayan Daniel et Katz Elihu, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996, 257 pages. - Dayan Daniel, « Les mystères de la réception », Le Débat, 71, 1991, p. 146162. - Duchesne Sophie et Haegel Florence, L’entretien collectif, Paris, Armand Colin, 2008, 126 pages. - Hall Stuart, « Codages-décodages », Réseaux n°68, 1994 (1977) p 27-39. - Joignant Alfredo, « Compétence politique et bricolage, les formes profanes du rapport au politique », Revue Française de Sciences Politiques, vol 57, n°6, 2007 - Livingstone Sonia et Lunt Peter K., «Rethinking the focus group in media and communications research». 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