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• Burke, Recherche sur l’origine de nos idées du sublime et du beau
(1757 ; 2e et 3e parties, édition Vrin).
En quelques mots : Burke est irlandais (1729-1797), connu pour
ses positions politiques, député à la chambre des Communes
britannique, membre du parti whig, hostile à la Révolution
française. Mais c’est le Burke esthéticien qui nous intéresse, en
particulier parce qu’il aborde la question du beau et du sublime
en rompant tout à fait, dans sa démarche et dans ses
conclusions, avec la théorie classique.
Sa démarche est tout d’abord empirique : à partir d’exemples de
sentiments esthétiques où, à l’évidence, le modèle classique ne
« fonctionne » pas (car on n’est pas seulement touché par l’ordre,
la mesure, la convenance, l’ordonnance, etc., mais aussi par la
dissymétrie, l’irrégularité, etc.), et en refusant le schéma
anthropologique habituel (l’homme est avant tout un être
rationnel), il va réhabiliter la place du sentiment en refusant la
suspicion qu’il suscite d’ordinaire (en particulier dans les
anthropologies chrétiennes qui voient dans le sentiment une
trace de concupiscence).
Objectif de Burke : détacher le beau et le sublime de la raison, et
rompre avec la perspective largement intellectualiste qui a
dominé les théories du beau et les définitions de l’exp. esthétique
depuis l’Antiquité.
1 Pour Burke, le beau et le sublime ne sollicitent que peu la raison,
et en tout cas, sûrement pas la pensée mathématique ou
géométrique. Car beau et sublime sont avant tout des
sentiments, non réfléchis, qui s’éprouvent. Rompre avec la
conception intellectualiste du beau qui domine dans l’Antiquité,
le Moyen Âge, le Grand Siècle, c’est également écarter les
notions de sens, d’intention (les 2 sont liés), de forme (comme
liée à une intention) qui sont centrales dans l’appréhension
esthétique (qu’on pense à saint Augustin par exemple). Pour
Burke, il n’y a pas, dans les choses que nous trouvons belles,
cette trace d’intelligence qui procure en dernière instance, le
plaisir esthétique, et si elle s’y trouve par accident, ce n’est de
toute façon pas elle qui nous touche.
En outre, la nouveauté de sa théorie réside dans le refus
d’attribuer aux choses les qualités de beauté et/ou de sublime.
Les choses ne sont pas belles, mais c’est nous qui les voyons
belles : et ces sentiments correspondent dans les choses à des
qualités tout autres (la petitesse, la fragilité, etc.). On est donc ici
dans une esthétique subjectiviste. Néanmoins, et ce sera la même
chose pour Kant, le sujet dont on parle, qui éprouve ces
sentiments, est un sujet universel : on peut donc considérer
qu’on retrouve à un autre niveau la notion d’objectivité ; la
rupture avec la tradition n’est si pas totale. Est « objectif », en
2 effet, ce qui est partagé par tous : or « à l’origine », (c’est ce qui
intéresse Burke), ces sentiments, en vertu d’une nature humaine
commune, sont éprouvés par tous les hommes. Nous avons
tous, approximativement, pour Burke, la même sensibilité (≠
Kant : l’agréable qui concerne la sensibilité est singulier/le beau,
désintéressé est universel), et les mêmes aptitudes (quoique
l’habitude, ou la culture, les modifie). C’est parce que les
hommes sont constitués d’une même « pâte » qu’ils ressentent
certains affects, dont ceux de beau (sentiment proche de la
tendresse, de la compassion, de la pitié) et de sublime (sentiment
d’un débordement, d’un dépassement).
Quelles sont à présent les qualités des choses qui provoquent ces
réactions esthétiques de beau et de sublime ? Burke rejette la
théorie des proportions (fondée sur la symétrie, le calcul) qui :
1°) lui semble arbitraire. En toute chose, il y a certes des
rapports
d'égalité,
mais
aussi
des
rapports
d'inégalité.
L'hétérogénéité entre la beauté et les proportions s'observe
d'abord dans les fleurs. Elles sont incontestablement belles, et
pourtant elles offrent à peu près toutes les possibilités de formes
et de dispositions. Rien ne permet de faire résider la beauté dans
un certain rapport entre la fleur et la tige, et nombre de belles
fleurs sont tout à fait disproportionnées (sur la rose voir p. 136).
3 Les animaux présentent aussi une grande diversité dans les
formes et la disposition de leurs membres : le cygne possède un
long cou et une queue très courte. Par conséquent :
« L'idée de la beauté ne relève assurément pas de la mesure et n'a
que faire du calcul et de la géométrie », p. 135.
« Si l'on accorde que la beauté est compatible avec des formes et
des arrangements très différents et même contraires, on doit en
conclure qu'aucune mesure déterminée, agissant d'après un
principe naturel, n'est nécessaire pour l'engendrer. » p. 138.
Enfin, un corps laid présente aussi des proportions.
2°) contredit son intuition profonde : l’exp. esth. n’est pas
l’affaire de la raison seule, du calcul, mais du sentiment :
« […] il me paraît que ce qu’on appelle goût […] n’est pas une idée
simple, mais se compose d’une perception de plaisirs primitifs des
sens, des plaisirs secondaires de l’imagination et des conclusions de
la facultés de raisonner », Introduction, « Du goût », p. 67.
La beauté réside donc dans d’autres qualités :
« Par beauté j'entends cette qualité des corps qui leur permet
d'exciter l'amour ou une passion voisine. » [amour à distinguer du
simple appétit sensuel], p. 133.
Comme les qualités de la beauté ne sont plus mathématiques ou
rationnelles, mais affectives, Burke établit une autre liste des
critères de la beauté, comme par ex. la petitesse, ou encore le
4 caractère lisse, parce que ces qualités nous attendrissent, éveillent
en nous un sentiment de douceur, de tendresse, d’amour :
« Rien de beau qui ne soit lisse : feuilles lisses des arbres et des
fleurs, pentes douces des jardins, surfaces unies des eaux, peau lisse
des femmes, surfaces lisses et polies de divers meubles décoratifs »,
p. 156.
Le même objet lisse perdra sa beauté si on le rend rugueux, et il
éveillera alors d’autres sentiments liés à l’inquiétude, ou au
contraire à la majesté, la grandiloquence (= sublime).
Burke relève ainsi sept qualités principales qui constituent la
beauté : 1) une petitesse relative (l’objet doit être plus petit que
celui qui l’observe) 2) un aspect lisse, 3) de la variété dans la
direction des lignes, 4) l'absence d'angles, 5) une constitution
délicate, 6) des couleurs claires et brillantes, 7) une diversité des
couleurs si elles sont vives (pour atténuer leur potentielle
agressivité, car les qualités qui évoquent la force et la puissance
éveillent plutôt le sentiment du sublime).
L’introduction du sentiment préfigure l’approche de Kant qui
distingue jugement esthétique et jugement de connaissance (et
qui reconnaît sa dette à l’égard de Burke). Apprécier le beau n’est
pas un acte de connaissance.
Sur sublime : même démarche :
« La passion causée par le grand et le sublime […] est
l’étonnement (astonishment), c’est-à-dire un état de l’âme dans
5 lequel tous ses mouvements sont suspendus par
quelque
degré
d’horreur. L’esprit est alors si complètement rempli de son objet
qu’il ne peut en concevoir d’autre ni par
conséquent raisonner
sur celui qui l’occupe. » p. 97.
Les qualités qui suscitent le sentiment du sublime sont
simplement différentes. Les principales sont : terreur (chose
terrifiante : par sa taille par ex., ou par le danger qu’elle dénote) ;
obscurité ; pouvoir ; privation (comme le vide par ex.) ; vaste ;
infini ; difficulté (énigme) : certaines couleurs ; soudaineté…
Bref, tout ce qui entraîne un sentiment d’impuissance chez le
récepteur.
En définitive, dans le beau, on est attendri ; dans le sublime on
est dépassé, comme absorbé. Mais comme le danger de
submersion n’est pas réel on éprouve du plaisir (et non de la
terreur).
Le
plaisir
est
néanmoins
ambigu,
étrange,
contradictoire :
« Les passions relatives à la conservation de soi tournent autour de
la douleur et du danger ; elles sont simplement douloureuses quand
leurs causes nous affectent immédiatement ; elles sont délicieuses
quand nous avons une idée de la douleur et du danger, sans y être
actuellement exposés ; ce délice, je ne l’ai pas nommé plaisir, parce
qu’il dépend de la douleur, et parce qu’il diffère […] de toute idée
du plaisir positif. Tout ce qui l’excite, je l’appelle sublime. » p. 92.
6 Kant va retenir de la théorie de Burke l’idée selon laquelle entre
le beau et le sublime, il n’y a pas seulement une différence de
degré, mais de nature : dans le sentiment du beau, c’est
l’entendement qui réfléchit l’image finie que lui présente
l’imagination, et qui cherche un concept correspondant à cette
image, lequel reste indéterminé (sauf dans le cas où on a affaire à
une beauté « adhérente », c’est la beauté artistique — on y
reviendra). Néanmoins, qu’il n’y ait pas de concept déterminé ne
signe pas un échec, car il s’instaure au contraire entre les 2
facultés un « libre jeu » qui donne du plaisir.
Pour le sublime, c’est autre chose, puisque l’imagination ne
parvient pas à synthétiser en une image finie ce qui se donne à
elle car l’objet est infini ou quasi infini : il se produit donc une
tension
entre
l’impuissance
de
l’imagination
et
l’idée
d’inconditionné que possède la raison. Kant illustre cela par
l’exemple de la « stupeur » qui « saisit le spectateur lorsqu’il pénètre
[…] dans l’église Saint-Pierre de Rome. Car il éprouve ici un sentiment
de l’impuissance de son imagination à présenter l’Idée d’un tout — ce en
quoi l’imagination atteint son maximum et […] s’effondre sur elle-même,
tandis qu’elle se trouve ainsi plongée dans une satisfaction émouvante. »
(§ 26 CFJ, analytique du beau).
7 Par conséquent si le beau réside dans la forme limitée (dont
l’imagination peut fournir une image), le sublime réside dans
l’illimité : la nature le donne à voir, mais aussi un certain type
d’art, en particulier l’art à vocation religieuse (celui des Égyptiens
par leurs pyramides, et surtout l’art chrétien), qui témoigne de
cet infini. Sur ce point, ce sont surtout les analyses de Hegel
qu’on retiendra, et notamment l’opposition art classique/art
romantique.
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