Vues de Grande-Bretagne

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Vues de Grande-Bretagne
2012
2012 - Vues d'ailleurs
Elections
Vues d'ailleurs
Vues de Grande-Bretagne
N°2
Décembre 2011
Andrew Knapp
Professeur Université de Reading, Grande-Bretagne
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Centre de recherches politiques
2012 - Vues d'ailleurs
N°2
Décembre 2011
Andrew Knapp
Professeur Université de Reading, Grande-Bretagne
Vues de Grande-Bretagne
Comment les chercheurs britanniques considèrent-ils l’élection
présidentielle française ? Hier, ils parcouraient de long en large
la France en campagne, livrant des chroniques riches en détails.
1981 marque un tournant vers des études pluridimensionnelles.
Et aujourd’hui ?
Au commencement était le terrain. Jetez
donc un coup d’œil sur le compte rendu des
élections législatives de 1958 par Philip Williams et
Martin Harrison1. Trop long pour un article, trop
bref pour un livre, ce petit chef-d’œuvre comporte
au moins une référence détaillée à chaque
département de la France de cette Ve République
naissante (il est suivi, aussi, par deux autres
chapitres, encore plus détaillés, sur la Somme et la
Vienne). Le lecteur anglais se trouve projeté dans
un pays beaucoup plus étranger, bien plus
fragmenté aussi, qu’un demi-siècle plus tard :
« l’élection de 1958 n’était pas une bataille entre
des armées politiques, bien dressées, se livrant à
une campagne nationale, mais une série de
centaines d’escarmouches locales, menées de
village en village par les candidats et leurs
groupes, relativement petits, de fidèles, souvent
sans souci de ce qui se passait à une vingtaine de
kilomètres de là. » Et Williams et Harrison
d’égrener les discours du chanoine Kir, l’extrême
insalubrité des bureaux du Parti socialiste
autonome, ou le passage de Mme Chaban-Delmas
à un meeting où un adversaire, le général Chassin,
cataloguait longuement les infidélités de son mari.
La méthode Williams, dont se servaient aussi des
héritiers comme Harrison ou comme David
Goldey, consistait à parcourir la France de long en
large, en accumulant de vastes quantités de tracts,
de coupures de presse, d’affiches, et surtout en
interviewant des personnalités de tous les bords
politiques, en nouant aussi, d’élection en élection,
des connaissances - voire des amitiés - approfondies,
donnait lieu à une série de chroniques
irremplaçables qui respirent encore une France
révolue ou presque. Où quelques comparaisons
avec les scrutins anglais ou américains tiennent
lieu de base théorique, où l’analyse des résultats
– terrain oblige – est surtout minutieuse et
cartographique, à la Goguel (avec qui, d’ailleurs,
Williams organisait les rencontres biannuelles
Oxford-Sciences Po).
Révolue aussi, la méthode ? Il va de soi
que la présidentielle, élection nationale s’il en est,
s’y prête un peu moins facilement que les
législatives. En témoigne, par exemple, l’article de
Williams sur le scrutin de décembre 1965, où le
local, sans disparaître, est désormais
complémenté par deux innovations : la campagne
télévisée et l’apparition des sondages 2. Il
n’empêche : les chroniques dans le style de
Williams, riches en détails, informées par un
labour patient du terrain, assez peu préoccupées
par les débats méthodologiques d’outre-Atlantique,
se produisent régulièrement jusqu’aux années 80,
voire au-delà.
WILLIAMS (Philip M.) and HARRISON (Martin), “France 1958”, David E. Butler (ed.), Elections Abroad, 1957-1958, London,
Macmillan, 1959, pp. 13-90.
2 WILLIAMS (Philip M.), “The Rivals Emerge: the 1965 Presidential Election”, French Politicians and Elections, 1951-1969,
Cambridge, Cambridge University Press, 1970, pp. 186-203. [ISBN 978-0-521-09608-9]
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Avec parfois un souci croissant : la
gauche peut-elle gagner ? Tout en accueillant les
promesses de la gauche française des années 70
avec une bonne dose de scepticisme, la plupart
des universitaires britanniques souhaitaient sa
victoire, ne serait-ce que par souci d’alternance
démocratique. La meilleure manifestation de ce
souhait est sans doute signée par Richard William
Johnson, qui se demandait si la « longue
marche » de la gauche française serait une
« marche sans fin », dans un ouvrage très informé
par la déception de 1978 et paru en … mars 19813.
Au-delà du triomphe de la gauche, inattendu pour
de nombreux commentateurs britanniques comme français,
les années 1980 représentaient un tournant chez les
Britanniques, à trois titres. D’abord, le terrain, sans disparaître
… perd du terrain : rares sont les universitaires de l’Angleterre
thatchérienne et au-delà qui disposent du temps nécessaire pour
mener les enquêtes exhaustives d’antan, dont la valeur diminue
quelque peu, surtout en ce qui concerne la présidentielle, avec la
nationalisation de la vie politique. Ensuite, la production
commence à se fractionner, les uns se spécialisant dans la
gauche, les autres (sans doute trop peu) sur la droite
parlementaire, d’autres encore (nombreux, comme en
France) sur le FN, ou sur les nouvelles techniques
d’analyse électorale, ou sur les enjeux divers (contexte
économique, féminisation - ou non - des candidatures,
etc.). Enfin, et logiquement, à l’instar de ce qui se passe
en France à partir des années 1970, ce fractionnement
aboutit au collectif. Au chercheur passant de longues
semaines dans la France provinciale se substitue le
colloque groupant une dizaine d’intervenants
spécialisés et aboutissant à une véritable étude
collective, la première de ce genre sortant en 19894.
Comme leurs homologues français, ces ouvrages
présentent l’avantage d’intégrer à la fois des études plus
poussées sur les forces politiques et les candidats en
présence, et des dimensions plus thématiques : les
perspectives des patrons et des syndicats5 ; les
comportements électoraux6 ; les enjeux économiques7 ;
ou alors les médias8 ou les femmes 9.
JOHNSON (Richard-William), The Long March of the French Left, London, Macmillan, 1981, p. 285 [ISBN 978-0-333-27418-7]. Voir
aussi la très bonne et succincte analyse du tournant de 1981 : MACHIN (Howard) and WRIGHT (Vincent), “Why Mitterrand Won:
The French Presidential Elections of April‐May 1981”, West European Politics, 5 (1), January 1982, pp. 5-35. [ISSN 0140-2382]
4 GAFFNEY (John) (ed.), The French Presidential Elections of 1988: Ideology and Leadership in Contemporary France, Aldershot,
Dartmouth Publishing, 1989, 241 p. [ISBN 978-1-85521-059-2]
5 Voir les chapitres de JONES (George W.), “Business as Usal: the Employers” et de MILNER (Susan), “Guardians of
the Republican Tradition?: The Trade Unions”, John Gaffney (ed.), op. cit., 1989, pp. 186-210 et pp. 211-239, et ceux de
MACLEAN (Mairi), “The Business Community and the Election” et de MILNER (Susan), “The Trade Unions and
The Election”, John Gaffney and Lorna Milne (eds), French Presidentialism and the Election of 1995, Aldershot, Ashgate
Publishing, 1997, pp. 165-180 et pp. 181-189. [ISBN 978-1-84014-086-6]
6 Voir le chapitre de GOLDEY (David B.), “Analysis of the Election Results”, John Gaffney and Lorna Milne (eds), op. cit.,
1997, pp. 55-83, celui de GUYOMARCH (Alain), “Voting Behaviour”, Robert Elgie (ed.), Electing the French President: the 1995
Presidential Election, London, Macmillan, 1996, pp. 149-171 [ISBN 978-0-333-63085-3] et celui de SZARKA (Joseph),
“Election Dynamics, Party System Change and Regime Evolution in the 2002 Elections”, John Gaffney (ed.), The French
Presidential and Legislative Elections of 2002, Aldershot, Ashgate Publishing, 2004, pp. 276-292. [ISBN 978-0-7546-3436-2]
7 Chapitres de MAZEY (Sonia), “The Issue Agenda in Perspective”, et de WRIGHT (Vincent) et ELGIE (Robert) “The French
Presidency: The Changing Public Policy Environment”, Robert Elgie (ed.), op. cit., 1996, pp. 123-148 et pp. 172-194, chapitre de
HOWARTH (David), “Rhetorical Divergence: Real Convergence?: The Economic Policy Debate in the 2002 French
Presidential and Legislative Elections”, John Gaffney (ed.), op. cit., 2004, pp. 200-221.
8 Chapitre de HAYWARD (Susan), “Television and the Presidential Elections, April-May 1988”, John Gaffney (ed.), op. cit., 1989,
pp. 58-80, de MOORES (Pamela M.) et TEXIER (Christophe), “The Campaign and the Media”, et de PRADEILLES
(Catherine), “Politics as Narrative: The Media, the Polls and Public Opinion”, John Gaffney and Lorna Milne (eds), op. cit., 1997,
pp. 191-211 et pp. 229-257, de KUHN (Raymond), “The Media and the Elections”, et de HILL (Irène), “The Television
Campaigns for the French Elections of 2002”, John Gaffney (ed.), op. cit., 2004, pp. 83-116 et pp. 117-131.
9 Chapitres de FOOTITT (Hilary), “In Search of Lost Women: Alternative Political Maps in the Presidential Election of
2002”, et de BIRD (Karen), “The Effects of Gender Parity in Elections: the French Case”, John Gaffney (ed.), op. cit., 2004,
pp. 222-237 et pp. 238-259.
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À la richesse du terrain, en quelque sorte, se
substitue celle de ces études pluridimensionnelles.
Peut-on y voir un fil conducteur ?
Tout d’abord, le maître des cérémonies
de trois de ces volumes s’intéresse au phénomène
du leadership, voire au vedettariat, dans la France
contemporaine. Comme le dit Gaffney, « Suivre la
vie et les fortunes des présidents et des
présidentiables est amusant [fun] : ceci tranche
avec la IVe République où non seulement les gens
ne faisaient pas confiance aux politiques, ils ne
savaient presque pas qui ils étaient. Ce détail est
lourd de conséquences »10 . Les candidat(e)s et
leur place dans le monde socio-culturel y a toute
sa place.
Relativement absente, en revanche, est la
dimension comparative11 . Parmi les nombreux
comparatistes britanniques, peu s’intéressent aux
élections en France. Parmi les spécialistes de la
France, beaucoup sont des civilisationnistes des
sections de French Studies peu empressés à mener
des études comparatives. À cela s’ajoute le fait
que le scrutin présidentiel français se prête moins
spontanément aux comparaisons avec le système
parlementaire britannique qu’avec les élections à
la présidence américaine.
l’Élysée. Chez les universitaires, les critiques
systématiques viennent le plus souvent de la
gauche marxisante12. Pour tremper vraiment dans
le scepticisme libéral anglo-saxon, ce mélange de
passion et de condescendance qui a de tous temps
marqué une certaine perspective britannique sur la
France, il faut sans doute passer chez les
journalistes : chez un Jonathan Fenby, qui trouve
que la présidence, faite par Charles de Gaulle, est
surdimensionnée pour ses successeurs13 ; et surtout
les libéraux anonymes de The Economist, pour qui
le PS, encore dévoué, en principe, à la cause de la
retraite à 60 ans, a encore bien des progrès à
faire avant de rejoindre le monde du réel14 . Chez
ceux-ci, l’avenir de la France se profile ni dans une
présidence forte, ni dans une hypothétique VIe
République, mais à travers ses nouveaux
entrepreneurs informatiques. C’est-à-dire sur le
terrain.
Enfin, les commentateurs britanniques
des élections présidentielles françaises aiment, en
général, la France, et sont fascinés par la
présidence même s’ils ne partagent pas, loin de là,
les perspectives politiques de tous les occupants de
GAFFNEY (John), Political Leadership in France: from Charles de Gaulle to Nicolas Sarkozy, London, Macmillan, 2010, p. 213.
[ISBN 978-0-230-00181-7]
11 Voir cependant l’œuvre de EVANS (Jocelyn), par exemple « Le vote gaucho-lepéniste : le masque extrême d’une dynamique normale »,
Revue française de science politique, 50 (1), 2000, pp. 21-51.
http://www.persee.fr/articleAsPDF/rfsp_0035-2950_2000_num_50_1_395452/article_rfsp_0035-2950_2000_num_50_1_395452.pdf
12 Voir par exemple l’œuvre de HEWLETT (Nick): son chapitre, “A Crisis of Democracy?”, John Gaffney (ed.), op. cit., 2004,
pp. 293-311, ou alors “Nicolas Sarkozy and the Legacy of Bonapartism: The French Presidential and Parliamentary Elections of 2007”,
Modern and Contemporary France, 15 (4), November 2007, pp. 405-422.
http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09639480701627543
13 Voir FENBY (Jonathan), “The French Malaise”, Prospect, October 2011. http://www.prospectmagazine.co.uk/2011/10/the-french-malaise/
14 Voir “Reforming Gloomy France”, The Economist, 20 April 2011. http://www.economist.com/node/18584584
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