Les sons éthérés du thérémine

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Les sons éthérés du thérémine
Schweizer Musikzeitung
F O C U S
Nr. 9/2014 — September 2014
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Les sons éthérés
du thérémine
Léon Theremin en 1976 et une de ses dernières élèves,
Lydia Kavina, âgée de neuf ans. Photo : © L. Kavina
Présenté en 1920, le thérémine, ancêtre des « contrôleurs gestuels »,
répondait à la volonté de son inventeur de « contrôler les sons
et leurs nuances par le libre déplacement des mains dans l’espace ».
Laurent Mettraux — Le physicien Lev Sergeyevich
Termen, ou Léon Theremin en français, naît à SaintPétersbourg le 15 août 1896 d’après le calendrier
julien alors en vigueur en Russie (27 août selon le
calendrier grégorien). Parallèlement à ses études de
physique, il se passionne pour la musique et apprend
le violoncelle. La découverte de l’instrument qui
porte son nom n’est pas due au hasard : incorporé
dans l’armée russe durant la première guerre mondiale, il y travaille dans le département de télécommunication radio ; à l’Université d’État de Saint-Pétersbourg, il étudie la capacitance, c’est-à-dire les
propriétés de conducteur électrique de l’être humain.
En 1919, après avoir construit un appareil de mesure
de la densité gazeuse, il s’aperçoit que ses mouvements de main autour de l’appareil modifient ses
résultats : la main participe au circuit électrique.
Theremin tire de sa découverte le premier instrument générant un son au moyen d’oscillateurs électroniques, qu’il appelle d’abord aetherphone, puis
thereminvox, avant que son nom définitif lui soit
attribué.
Fonctionnement
Le fonctionnement de l’instrument est relativement
simple. Les sons produits par le thérémine sont créés
artificiellement par deux oscillateurs, c’est-à-dire
des émetteurs d’ondes radio. Un de ceux-ci reste sur
une seule fréquence fixe, tandis que l’autre est relié
à l’« antenne » verticale en dessus du thérémine (on
donne ce nom d’antenne par analogie visuelle, mais
il s’agit en fait d’une électrode). Lorsque la main
s’approche de cette antenne, un nouveau circuit
électrique se forme en stockant une partie de la
charge électrique, plus ou moins grande selon la
distance entre la main et l’antenne. Mais ni le son
fixe, ni le son modulé par la main ne sont audibles,
car les fréquences se trouvent au-dessus des capacités auditives de l’oreille humaine. Ce qu’on entend
grâce à un circuit « mélangeur », c’est la différence
entre les sons donnés par les deux oscillateurs.
Lorsque ces derniers sont parfaitement accordés sur
la même fréquence, on n’entend rien. Plus la main
s’approche, plus la fréquence de l’oscillateur variable
baisse, ce qui a pour effet d’augmenter la différence
entre cette fréquence et celle de l’oscillateur fixe.
Ainsi, comme c’est cette différence que l’audition
humaine entend, plus elle est grande et plus on perçoit un son qui monte. Si la main s’éloigne de l’antenne, la différence entre les deux oscillateurs est
moins grande et le son entendu baisse.
Une autre « antenne » se trouve du côté de la
main gauche, à l’horizontale : elle influe sur le volume. Plus la main s’approche et plus le volume
baisse. Par ce moyen, on peut aussi détacher les
notes, cacher les glissandos qui résultent des changements de position de la main droite, faire des attaques très différenciées, etc. En fait, la main gauche
donne l’expression à la note créée par la main droite.
La parfaite coordination des deux mains, aux rôles
totalement différents, constitue une des principales
difficultés à surmonter pour jouer parfaitement du
thérémine. Si la tessiture des premiers instruments
ne couvrait que trois octaves et demie, celle des
modèles actuels peut atteindre jusqu’à six octaves.
Un module créé récemment par Thierry Frenkel permet de gagner deux octaves dans les graves. Sur
certains thérémines, le son pur peut être modifié
pour former des timbres différents, avec plus ou
moins d’harmoniques. Posé sur un pied de micro,
l’appareil doit généralement être relié à un système
d’amplification avec haut-parleurs s’il ne contient
pas lui-même d’amplificateur.
Succès et déclin
La toute récente Russie soviétique, éprise de nouveauté et désirant arriver à la pointe de la technologie pour des raisons de propagande, lui fait bon accueil. Lénine, devant qui Theremin a fait une démonstration au Kremlin, l’incite à présenter son
invention dans toute la Russie. Il reçoit plus tard un
appui pour des tournées en Europe et aux Etats-Unis,
et s’installe à New York. La commercialisation commence en 1929 avec le RCA theremin. La publicité
qu’en fait alors son inventeur insiste sur sa facilité
d’apprentissage. Facilité toute relative : il faut disposer de bonnes oreilles pour en jouer, d’autant qu’il
n’y a aucun repère sensitif et matériel, puisque les
mains forgent le son dans l’air. Celui qui a déjà formé
son audition, par exemple avec un instrument à
cordes, est bien sûr avantagé. Ce fut le cas d’une des
élèves de Theremin, Clara Rockmore, d’abord violoniste avant de devenir la première grande virtuose
du thérémine dont elle révolutionnera la technique :
grâce à l’« aerial fingering », les notes apparaissent
avec netteté, sans glissando ou portamento, ce qui
permet un gain de musicalité considérable. Des
ensembles se forment, du trio Electrio à New York
en 1931, qui joue des danses populaires, jusqu’à de
petits orchestres de 17 instruments (the Theremin
Electrical Symphony, dans la même ville en 1932). Le
music-hall et la variété l’utilisent également.
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Cependant, dans les années 1930, un certain
effet de mode passe, la crise économique accentue
la baisse des ventes et la fabrication s’interrompt.
Par ailleurs, la virtuosité, la précision et la rapidité
sont difficiles au thérémine, qui ne présente pas le
confort tactile et visuel des ondes Martenot. En 1938,
Léon Theremin disparaît subitement ; on saura plus
tard qu’il était retourné en URSS, apparemment pas
de son plein gré. Toujours est-il qu’il y connaîtra les
travaux forcés et l’horreur du régime stalinien. Dès
1956, réhabilité, il met ses talents au service de l’espionnage soviétique en construisant des appareils
d’écoute. Ce n’est qu’en 1967 qu’Harold C. Schonberg,
critique musical au New York Times, retrouve sa trace
et que sa famille, ses élèves et ses amis apprennent
avec stupéfaction qu’il est encore en vie. Il enseigne
à de nouveaux élèves, parmi lesquels la petite fille
de son cousin, Lydia Kavina, et meurt à Moscou le
3 novembre 1993, après s’être aperçu du regain d’intérêt pour son invention, en particulier grâce à Robert Moog, un des pères du synthétiseur, qui avait
fondé à 19 ans, en 1949, une compagnie construisant
et vendant des thérémines en kit, mais aussi grâce
au cinéma, qui l’utilise par exemple pour produire
des effets étranges ou angoissants.
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Lorsque l’éditeur Colfranc publie la partition d’Ecuatorial en 1961, le thérémine-violoncelle n’est plus du
tout joué et leurs parties sont difficilement réalisables par des thérémines traditionnels. Varèse les
remplace alors par des ondes Martenot.
Entre autres, le thérémine est inclus par Copland
dans l’orchestre de son opéra pour enfants The
Second Hurricane (1936) et par Schnittke dans son
Nagasaki Oratorio (1958). Quelques compositeurs
lui ont également dédié des œuvres concertantes,
parmi lesquels Takács et Kalevi Aho. Mais la pièce
la plus connue a été écrite par Martinů en 1944 : il
s’agit de la Fantasia pour thérémine, hautbois, quatuor à cordes et piano, chef-d’œuvre d’équilibre des
sonorités, une des nombreuses œuvres commandées
par Lucie Bigelow Rosen. Dès les années 80 apparaît
une nouvelle génération de théréministes qui suscite
Utilisation au cinéma
La première musique de film utilisant le thérémine
a été composée en 1924 par Valentin Yakovlevich
Kruchinin pour Aelita, reine de Mars du réalisateur
Protazanov. En 1931, Chostakovitch utilise cet instrument dans sa partition pour le film muet de Trauberg et Kozintsev Odna. L’année suivante, c’est Gavril
Popov qui inclut le thérémine dans sa musique pour
un documentaire à la gloire de l’électrification de la
Russie par le labeur des jeunesses communistes.
Après-guerre, Rosza est le premier à l’utiliser dans
le cinéma sonore ; il lui fait une place d’honneur dans
sa partition pour la Maison du docteur Edwardes
d’Hitchcock (1945), contribuant ainsi à attirer l’attention sur les possibilités de cet instrument dans le
monde du cinéma. Particulièrement apprécié également dans le domaine de la science-fiction, par
exemple pour illustrer le vol des soucoupes volantes,
le thérémine y brille notamment dans la musique
qu’Elfman a composée pour Mars Attacks ! de Burton
(1996).
Répertoire de concert
Parmi les toutes premières œuvres écrites pour thérémine, on trouve le Mystère symphonique (création
à Leningrad en 1924) d’un compositeur soviétique
actuellement totalement oublié, Andrey Filipovich
Paschenko et, pour lancer le nouveau RCA theremin,
la First Airphonic Suite (1929), créé par Léon Theremin et l’Orchestre de Cleveland, de Joseph Shillinger,
qui écrira trois autres pièces pour ce nouveau modèle, ainsi qu’une méthode non publiée. Percy Grainger, qui voulait s’émanciper du cadre de la musique
par demi-tons tempérés, utilise un système d’écriture
graphique pour composer en 1936 ses deux free
music (respectivement pour quatre et six thérémines)
ainsi que beatless music (également pour six thérémines). Quelques années auparavant, entre 1932 et
1934, Varèse avait composé Ecuatorial. A l’origine,
les parties d’ondes Martenot avaient été écrites pour
deux « theremin cello » ou « fingerboard theremin ».
Le départ soudain de Theremin pour la Russie laisse
Varèse désemparé : il aurait voulu collaborer avec lui,
en particulier pour développer son invention.
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plus ou moins directement d’autres inventeurs, que
ce soit Jens Warny et son sfaerofon, Nicolas Obouhov
et sa croix sonore, Martenot pour la première version
de ses ondes, ou plus tard André Ledor et son éthonium. La période d’entre-deux-guerres vit naître une
profusion de nouveaux instruments exploitant les
possibilités de l’électricité.
Le thérémine aujourd’hui
De nos jours, peu de théréministes peuvent vivre de
leur art, mais la communauté des théréministes
semi-professionnels et amateurs grandit rapidement
depuis quelques années. Il existe actuellement plusieurs sortes de thérémines, certains ressortant plus
de l’ordre du jouet ou du gadget, tandis que les plus
luxueux peuvent coûter plus de 2000 francs suisses
sans convaincre pour autant les professionnels. Ces
derniers préfèrent généralement des modèles qui ne
sont plus produits tels l’Epro et le Tvox tour, ou se
tournent vers l’Etherwave theremin de Moog, le
modèle le plus vendu (environ 400 francs). Moog a
sorti en été 2014 un instrument de la nouvelle génération, le « Theremini », mais les avis au sujet de sa
qualité sont très partagés. Signe d’un regain d’intérêt
marqué, différents festivals voient le jour depuis
quelques années en Allemagne, Angleterre, Russie
et même au Chili. En Suisse, le festival N/O/D/E a été
créé en 2009 (voir encadré).
Laurent Mettraux
... est compositeur et journaliste musical indépendant.
Deutsche Zusammenfassung et exemples vidéo sur :
www.musikzeitung.ch/theremin
Lydia Kavina au festival N/O/D/E de Lausanne.
Une position stable et sans tension est indispensable pour bien jouer du thérémine. Photo : Julien Barras
la création de nouvelles œuvres ; certains interprètes
composent eux-mêmes, à l’exemple de Lydia Kavina
dont les pièces enrichissent considérablement le
répertoire.
Autres inventions
La carrière d’inventeur de Léon Theremin ne se limita pas à un seul instrument ni à un seul domaine.
Il fut également pionnier dans les méthodes de nettoyage des bruits sur les enregistrements audio et
inventa des systèmes d’alarme ou d’espionnage, tel
un dispositif d’écoute miniature pour le KGB. Il élabora d’autres instruments de musique ; par exemple,
en 1932, le rhythmicon, première boîte à rythmes,
pour lequel Cowell écrivit un concerto. En 1932 également, il construisit le terpsitone, plateforme de
danse où musique et mouvement sont totalement
liés : l’interprète-danseur se trouve sur une plaque
de métal conducteur (remplaçant l’antenne du thérémine) et ses mouvements verticaux changent la
hauteur de la note, tandis que le volume dépend du
déplacement vers l’avant ou l’arrière de la plateforme. Quant au theremin cello, utilisé par Varèse,
il permet une meilleure sensation de la hauteur que
le thérémine traditionnel. Il se joue comme un violoncelle pour ce qui est de la main gauche, mais un
ruban flexible remplace les cordes. Un levier permet
de commander le volume, tandis que le timbre est
contrôlé par deux boutons rotatifs fixés sur le corps
du violoncelle. Par ailleurs, le thérémine a inspiré
Pour plus d’informations
L. M. — La partie de cet article consacrée au processus
de production du son du thérémine doit beaucoup à
l’excellent Manuel d’initiation au theremin de Coralie
Ehinger et Jimmy Virani, livre indispensable pour qui
veut apprendre à jouer de cet instrument fascinant.
Après un historique et une description du fonctionnement de l’instrument (rédigé par Thierry Frenkel), ce
manuel décrit, avec de nombreux conseils pratiques, les
étapes de la préparation, de l’installation, du positionnement (la stabilité corporelle s’avère importante
puisque tout mouvement est susceptible de modifier la
justesse de la note jouée), des réglages et de l’accordage.
Les auteurs abordent ensuite en détail les techniques de
jeu, donnant une base sûre pour bien commencer l’étude
du thérémine. On peut acquérir cet ouvrage par le biais
de www.etheremin.com. Sur ce site, on peut encore découvrir de nombreuses informations complémentaires,
télécharger gratuitement le livre de Clara Rockmore
composé d’exercices pour le débutant, regarder des vidéos (dont celles où Léon Theremin lui-même présente
son invention), trouver un professeur, etc.
La responsable de ce site, Coralie Ehinger, organise
avec Julie Henoch le N/O/D/E, un événement à mi-chemin entre convention et festival, dédié aux curiosités
sonores et qui a choisi le thérémine comme mascotte.
Ce rendez-vous se déroule en janvier à Lausanne et propose des concerts faisant découvrir divers instruments
étonnants, ainsi que des cours de thérémine, des ateliers
de construction, des conférences, des performances et
des expositions. En marge de cet événement, le N/O/D/E
propose d’autres petits rendez-vous plus spécialisés.
> www.node-rdv.ch

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