Gerbert, pape de l`an mil et apôtre du zéro
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Gerbert, pape de l`an mil et apôtre du zéro
WatchAround007FR.qxd 19.5.2009 8:36 Page 68 68FIGURESDUTEMPS Wikimedia Commons Gerbert, pape de l’an mil et apôtre du zéro Sylvestre II a sa statue à Aurillac. Pierre Maillard Quel roman incroyable que la vie de Gerbert d’Aurillac, élu à la papauté le 2 avril 999 sous le nom de Sylvestre II, à la veille donc de l’an mil et de son cortège de superstitieuses terreurs. Étonnant destin que celui de ce petit pâtre d’Auvergne qui non seulement deviendra le chef de la chrétienté mais qui, entre autres, introduira aussi bien Aristote que les chiffres arabes et le zéro auprès de l’Occident médiéval, sera l’auteur de savants traités de géométrie et d’arithmétique, inventera un abaque et le bâton de mesure qui portent son nom, construira astrolabes et sphères de bois imitant le fonctionnement du système solaire. Musicien, auteur d’un système de notation des tons, demi-tons, bémols et dièses, il construira à Reims un orgue hydraulique produisant ses sons par l’effet de la vapeur d’eau. Il aurait en outre conçu une tête mécanique de bronze qui répondait par oui ou par non aux questions qu’on lui posait, conçu une horloge solaire à Magdeburg et comme on ne prête qu’aux riches en esprit, certains lui attribuent pas moins que l’invention du… balancier. En résolvant le problème de la régulation des forces, Gerbert d’Aurillac serait donc ainsi à la naissance même de l’horlogerie mécanique! Légendes et vérités. Certes, tous les auteurs les plus sérieux, à commencer par le très érudit Emmanuel Poulle, médiéviste et auteur, notam68 | watch around no 007 printemps-été 2009 ment, de nombreuses recherches sur les origines de l’horlogerie, réfutent ardemment cette thèse. Mais qu’importe après tout, l’histoire de Gerbert est belle et vaut la peine d’être contée, entremêlée qu’elle est, entre légendes et vérités. Des légendes qui prirent corps dès sa mort en 1003, après quatre années de règne pontifical. Son précoce humanisme et son goût prononcé pour les sciences « païennes », sa fréquentation des sources antiques et de la science des Sarrasins d’Espagne lui valent une réputation sulfureuse. Stendhal, dans ses Promenades dans Rome, s’en fait l’écho: «Un Français, homme d’infiniment d’esprit, Gerbert, que le célèbre Hugues Capet avait fait archevêque de Reims, devint pape sous le nom de Sylvestre II. Les contemporains de cet homme supérieur, étonnés de ses succès, le regardèrent comme un des sorciers les plus habiles. On répandit qu’il était parvenu à la papauté par le secours du démon, et de graves prélats ont écrit que Gerbert fut tué par les malins esprits.» En 1648, pour s’en assurer, Innocent X fait ouvrir sa tombe, de laquelle de l’eau suintait depuis toujours; sa dépouille tomba en poussière aussitôt qu’on la toucha. Observateur du ciel et des chiffres. L’incroyable parcours de Gerbert prend son envol quand des WatchAround007FR.qxd 19.5.2009 8:36 Page 69 TEMPSFIGURESDUTEMPS Inventeur du fameux abacus qui porte son nom, Gerbert a été le premier à décrire avec précision le système positionnel utilisé par les Arabes d’Espagne et à l’appliquer au vieil instrument à calcul qu’est l’abaque en numérotant ses jetons de 1 à 9. moines de l’abbaye Saint Géraud d’Aurillac, remarquant l’intelligence précoce de cet enfant qui, autre légende sans doute, observait déjà le ciel à travers une branche de sureau évidée, l’enrôlent comme oblat dans leur monastère bénédictin. En 963, le comte Borrell II de Barcelone, en route pour aller épouser une certaine Leutgarde, y fait étape et emporte le brillant enfant avec lui. Il le confie aux monastères de Ripoll, puis de Vich. A l’époque, le comté de Barcelone, aux marches de la chrétienté, est au contact direct du califat Omeyyade de Damas, alors à son apogée. Cordoue, bouillonnante, est le plus important centre intellectuel d’Europe et dans ses bibliothèques sont serrés plus de 400 000 volumes. A Vich, les moines traduisent et recopient les ouvrages d’astronomie, de mathématiques, de géométrie que les savants de Cordoue compilent et rédigent. Et c’est aussi de Cordoue que l’héritage de l’Antiquité filtre jusqu’à l’Occident chrétien. Gerbert fait connaissance avec Aristote, Virgile, Cicéron ou Boèce dont les Apices vont l’inspirer pour introduire son fameux abacus de Gerbert. Vers l’an mil les Chrétiens ne connaissent pas encore le système de numérotation positionnelle, inventé par les Indiens et propagé par les Arabes. Pour la comptabilité courante, on utilise des bouliers et des jetons et l’on note les résultats de ces opérations en chiffres romains non positionnels. Pour mémoire, le système de notation algébrique romain est de type additif, c’est à dire qu’il emploie des symboles – en l’occurrence des lettres – lettres pour représenter certains nombres (le I, le V, le X, le L pour 50, le C pour cent, le D pour 500 et le M pour mille), les autres nombres s’obtenant par la juxtaposition de ces lettres. Une juxtaposition additive compliquée encore par une règle soustractive qui veut que toute lettre placée immédiatement à la gauche d’une lettre d’une valeur supérieure à la sienne indique la valeur qui doit être retranchée à ce nombre : ainsi par exemple le 4 (IV), le 9 (IX) ou le 400 (CD). Inutile de dire que les Romains eux-mêmes s’y cassaient la tête, au point d’oublier leur propre règle soustractive audelà des milliers. Un système qui, par ailleurs, en l’absence du zéro, ne permettait que de figurer les nombres entiers. Or, c’est Gerbert qui le premier va décrire avec précision le système positionnel utilisé par les Arabes d’Espagne et va l’appliquer au vieil instrument à calcul qu’est l’abaque en numérotant ses jetons de 1 à 9, systématisant ainsi le procédé de calcul matriciel de nos quatre opérations et de nos tableurs. Et le zéro, que les Arabes emploient 69 watch around no 007 printemps-été 2009 | WatchAround007FR.qxd 19.5.2009 8:36 Page 70 FIGURESDUTEMPSFIG «invention du diable» déjà ? Il le figure par une case vide, car cette « invention », d’abord pur symbole, pur « chiffre » (le zéro ne se dit-il pas sifr en arabe), ne deviendra que par la suite un nombre, ouvrant ainsi la voie aux sciences mathématiques. Mais le zéro restera encore pour quelques siècles terriblement suspect, une « invention du diable » aux yeux des clercs chrétiens qui renâclèrent longuement avant d’employer tous ces chiffres d’« Infidèles ». Modèle réduit de l’univers. C’est aussi Gerbert qui va introduire l’astrolabe en Occident. Autre instrument d’« Infidèles » qui l’utilisent pour calculer l’heure de leurs prières ou pour s’orienter dans les déserts, ce véritable modèle réduit de l’univers inventé dans l’Antiquité, donne une représentation plane du ciel pour une latitude donnée à un instant donné. Bien que reposant sur une vision géocentrique dans laquelle la terre est au centre de l’univers, le soleil tournant autour d’elle, l’astrolabe, mécaniquement incorrect, permet néanmoins de calculer avec exactitude nombre de données. A partir de la détermination de la position du soleil sur son écliptique, l’astrolabe permet de calculer les mouvements du soleil durant une journée donc la durée de cette journée, l’heure solaire, celle du coucher du soleil. La nuit, on procédera de même, 70 | watch around no 007 printemps-été 2009 mais en visant une étoile. A l’astrolabe, Gerbert adjoint la sphère armillaire avec ses anneaux de cuivre qui permettent de visualiser les grands cercles de référence de la voûte céleste. Par ailleurs, Gerbert sera l’auteur d’études décisives pour l’époque : deux traités sur les opérations arithmétiques, l’un introduisant une méthode de division euclidienne et l’autre à propos de la multiplication par calcul digital. Il y adjoint un traité de géométrie qui pose les bases des théorèmes et des axiomes du point, de la ligne droite, des angles, des triangles et qui lui permet de calculer aisément l’aire du triangle ou le volume de la sphère. Au cœur du complexe jeu politique. En 970, après avoir encore approfondi l’étude de son quadrivium (arithmétique et musique, toutes deux sciences des «quantités discrètes», ainsi que géométrie et astronomie, sciences des « quantités continues», selon la classification médiévale) sous l’aile du renommé Hatton, évêque de Vich, le jeune prodige est emmené à Rome par son protecteur Borell II. Gerbert est présenté au pape. De celui-ci, l’empereur Otton 1er apprend l’existence d’un «jeune homme versé dans les mathématiques et capable de les enseigner avec zèle » et le retient. Gerbert devient précepteur de son fils Otton II. WatchAround007FR.qxd 19.5.2009 8:36 Page 71 Collection Schoenberg, Université de Pennsylvanie MPSFIGURESDUTEMPS Gerbert a composé un traité de géométrie établissant de manière moderne les axiomes, les théorèmes du point, de la ligne droite, des angles et des triangles. C’est le début d’une nouvelle et triple carrière qui s’ouvre pour Gerbert : professorale, ecclésiastique et politique. A Rome, lors des noces d’Otton II, il rencontre un dialecticien de renom, Garamnus. Celui-ci l’emmène à son tour, direction Reims, le plus puissant archevêché de ce qui est alors la Francie, où l’archevêque Adalbéron le nomme rapidement à la tête de sa fameuse école. Aux côtés de l’influent Adalbéron, Gerbert va non seulement exercer ses talents d’écolâtre, réintroduisant l’enseignement du quadrivium oublié lors des troubles périodes d’invasions vikings, hongroises et sarrasines qui avaient précédé, mais il va aussi plonger pour longtemps dans les arcanes politiques d’une Europe dont on a peine, aujourd’hui, à démêler l’extrême complexité. Car l’Europe est alors un véritable et vibrant écheveau de vassalités croisées mêlant souvent dans le sang territoires, liens familiaux, convoitises, luttes d’influence, guerres de préséance. Ainsi, fin 980, Hugues Capet, alors duc des Francs avant de devenir leur roi, emmène Gerbert avec lui en Italie à la rencontre de son ancien élève Otton II. L’élection d’un pape est en jeu. Gerbert ne reviendra à Reims qu’en 984, auréolé d’une renommée encore plus grande. Car entre-temps, le futur Sylvestre II aura terrassé ses contradicteurs lors de plusieurs de ces disputatio, controverses philosophiques dont raffolaient les lettrés de l’époque, à Ravenne d’abord, à propos de la classification des connaissances, puis à Pavie où l’on dispute de la subordination de la physique aux mathématiques. Cette préséance intellectuelle, ainsi que le jeu des alliances, font qu’il est nommé abbé de Bobbio où il va se retrouver à la tête d’un puissant monastère, riche de terres. Il y imposera à des moines dissolus une stricte rigueur bénédictine importée de Cluny, et il y dirigera la plus riche bibliothèque d’Occident. Mais en 983 son protecteur Otton II meurt de la malaria, à l’âge de 28 ans, et Gerbert, expulsé de Bobbio, retourne professer à Reims. Devenu secrétaire personnel d’Adalbéron (autant dire son premier ministre), Gerbert, qui parle moult langues, connaît nombre de puissants et dont l’éloquence est reconnue, va déployer une intense activité diplomatique (qu’il serait trop fastidieux de détailler ici, tant la scène européenne est alors complexe). Il va jouer un rôle prépondérant dans le sacre d’Otton III puis dans l’élection d’Hugues Capet dont il devient aussi le secrétaire. Hugues Capet crée une nouvelle dynastie, contrariant ainsi directement les prétentions ottoniennes à régner sur l’Europe à la tête d’un empire universel. Se 71 watch around no 007 printemps-été 2009 | WatchAround007FR.qxd 19.5.2009 8:36 Page 72 Bayerische Staatsbibliothek, Munich FIGURESDUTEMPSFIG Sylvestre II à la droite de l’empereur germanique Otton III, dont il fut le précepteur et qui le fit élire pape en 999. déroulent alors d’intenses et obscurs jeux d’alliances et de trahisons, s’ensuivent des guerres éclairs, des échanges de territoires, des nominations ecclésiastiques, ponctuées de négociations infinies, de conciles qui se tiennent à la sauvette, de menaces d’excommunication et de schismes. Au gré de ces aléas où il fait souvent figure d’homme de paix et de compromis, Gerbert devient archevêque, puis cardinal. Enfin, en 999, il est nommé pape et prend le nom de Sylvestre II. Au cours des quatre années que dureront son pontificat, il va s’employer avant tout à aider à l’instauration d’états forts en Europe, attribuant notamment le titre de roi aux souverains chrétiens de la Pologne et de la Hongrie, dont il est ainsi à l’origine de la création. Horae, puncti et ostenta. Mais s’il n’oublie pas ses préoccupations scientifiques et, du haut de son autorité papale, tente en vain d’imposer ses fameux « chiffres arabes », ses importantes « découvertes » vont toutefois permettre une avancée majeure et son abaque et le comput permettre le développement du calcul précis des dates des fêtes mobiles. Son génie et son obsession astronomique l’ont-ils donc mené jusqu’à à inventer l’horlogerie ? La 72 | watch around no 007 printemps-été 2009 chronologie de la naissance de l’horloge est, et reste, obscure. Le mot horologium lui-même est ambigu qui, bien avant de désigner l’horloge que nous connaissons, fut employé pour décrire la clepsydre ou le cadran solaire et fut utilisé par Gerbert et ses élèves pour nommer le calcul du temps inégal, c’est-à-dire la suite des proportions changeantes du jour et de la nuit au fil de l’année et de ses saisons. Ces mesures et ces calculs permirent en effet la conception d’horologia: des tables qui donnent la division en horae, en puncti (cinq par horae) et en ostenta (douze pour un punctus), soit bel et bien soixante ost, ou minutes, par heure. Mais de là à avoir inventé le «frein» qui régule la chute d’un poids, soit l’horlogerie elle-même, sans avoir laissé ni de traces écrites précisément ni d’horloge, il y a un abîme. Un abîme que l’invention du foliot, ce balancier vertical aux mouvements un peu «fous» (d’où son nom) permettant l’interruption régulière de la chute d’un poids, et celui de la roue de rencontre ne combleront que vers les années 1300, soit 200 ans après la mort du petit pâtre et grand pape Gerbert. Mais qu’importe. Ce qui est assuré est que le modeste paysan d’Aurillac a été un des jalons essentiels sur la longue route qui mena à la maîtrise mécanique de la mesure du temps. • WatchAround007FR.qxd 19.5.2009 8:36 Page 73 Cod. Pal. germ. 137, Folio 216v Martinus Oppaviensis, Chronicon pontificum et imperatorum MPSFIGURESDUTEMPS Sylvestre II et le diable, vers 1460. À la Renaissance, l’Église se montre méfiante vis-à-vis des érudits. Sylvestre II est alors soupçonné d’avoir obtenu son savoir et son élection au Saint-Siège par un accord avec le diable. Le bâton de Gerbert C’est un petit bout de bois, un bâton que l’on tient verticalement (pour s’en assurer on y adjoint un fil à plomb) auquel un bâton plus court est attaché perpendiculairement, près du sommet. La longueur de ce petit segment horizontal est égale à la distance entre son point d’attache (C) et le sommet du bâton vertical (A). Cet instrument aussi rudimentaire qu’ingénieux, le bâton de Gerbert, permet de calculer facilement la hauteur d’un objet (G) dont le sommet est inatteignable : une tour ou un arbre, par exemple. Son principe est simple. Pour mesurer la hauteur de l’objet en question, on vise son sommet de façon à voir dans la même ligne droite l’extrémité du bâton horizontal (D), le sommet du bâton vertical (A) et celui de l’objet à mesurer (G). La hauteur de cet objet sera la distance horizontale séparant le bâton de l’objet à mesurer (A-F ou B-E) à laquelle on ajoute la hauteur du bâton (A-B ou F-E). Un simple jeu d’égalités que même un enfant peut comprendre et réaliser. 73 watch around no 007 printemps-été 2009 |