Les imposteurs de l`économie Laurent Mauduit Extraits « L`art de la

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Les imposteurs de l`économie Laurent Mauduit Extraits « L`art de la
Les imposteurs de l’économie
Laurent Mauduit
Extraits
-Ed. Jean Claude Gawsewitch 2012-
« L’art de la prévision est difficile surtout quand…. il concerne l’avenir »
Pierre Dac
(Cité par Laurent Mauduit)
Introduction pour l’édition de poche
Quand la crise financière s'est accentuée à partir de 2007, puis quand elle s'est transformée en une
crise économique historique au lendemain de la faillite, le 15 septembre 2008, de la banque
américaine Lehman Brothers et, enfin, quand l'Europe a été dévastée par une crise de la dette à
rebondissements, à partir de l'automne 2011, les économistes ont parfois été critiqués, mais pas
toujours de la même manière.
En France, nul vrai débat, ni réelle polémique. Malgré la violence de la crise et le cortège de
souffrances sociales qu'elle a généré, quelques économistes parmi les plus médiatisés, ceux qui
courent micros et plateaux de télévision, ont seulement été moqués pour leur manque de
discernement ou de clairvoyance. Dans les magazines, on a vu fleurir, ici ou là, le bêtisier de la
crise. On en connaît les héros, puisque tous les économistes connus, ou presque, ont été épinglés.
De l'économiste de la banque Natixis Patrick Artus (« La crise est finie ») jusqu'à l'économiste de
l'École normale supérieure Daniel Cohen (« La bonne nouvelle c'est que cela ne durera pas plus
longtemps »), en passant par l'entremetteur du capitalisme parisien Alain Minc (la crise est «
grotesquement psychologique ») ou encore l'économiste Anton Brender (« Les paniques
bancaires à l'ancienne ont disparu grâce au dispositif d'assurance des dépôts mis en place pour
permettre de les éviter »). Dans la foulée, une ribambelle de dirigeants français ont été montrés
du doigt, pour avoir tenu les mêmes propos lénifiants ou mensongers, de l'ex-ministre des
Finances devenue patronne du Fonds monétaire international (FMI) Christine Lagarde (« Le gros
de la crise est derrière nous ») jusqu'à son prédécesseur au FMI, Dominique Strauss-Kahn (« Les
pires nouvelles sont derrière nous »)...
Mais, rien de conséquent ! Cette ineptie n'a pas empêché Christine Lagarde de faire carrière à
Washington - ni d' ailleurs, et c'est plus grave, sa possible mise en cause pour complicité de
détournement de fonds publics dans l'affaire Tapie/Crédit Lyonnais. Pas plus que les bêtises
proférées par les économistes français les plus connus ne les ont condamnés à une abstinence
médiatique, même courte : depuis que la crise a commencé, ce sont toujours les mêmes que l'on
entend sur toutes les ondes de radio et dans toutes les émissions de télévision. Et le retour de la
gauche au pouvoir, au lendemain de la victoire de François Hollande à la présidentielle, n'a en
vérité pas changé grand-chose.
Aux Etats-Unis, l'affaire a pris une tournure bien différente. Des économistes parmi les plus
connus ont été mis en cause pour leur connivence avec le monde de la finance qui a entraîné la
planète tout entière dans la tourmente. Des économistes ont été pointés du doigt pour avoir rédigé
des rapports faisandés en faveur de la dérégulation et avoir amassé en retour des tas d'or. Des
économistes ont été dénoncés pour avoir, sous couvert d'un discours académique, disculpé les
banquiers et assureurs américains de toute responsabilité, alors que ces mêmes banquiers et
assureurs les avaient cooptés dans leurs conseils d'administration.
En bref, de nombreux économistes ont été mis en cause pour leur manque d'indépendance, leurs
conflits d'intérêts voire même, leur corruption. Ce procès, c'est l'Américain Charles Ferguson qui
l'a probablement le mieux mis en scène à l'automne 2010 dans Inside Job, un documentaire qui
décrit par le menu les débuts de la crise aux États-Unis, celle des subprimes, et le rôle accablant
joué par certains économistes parmi les plus célèbres, stipendiés à des degrés divers par Wall
Street.
Dans ce film édifiant, on voit ainsi défiler, les uns après les autres, tous les grands noms de
l'économie aux États-Unis, ceux-là mêmes qui ont entretenu des relations incestueuses avec le
monde de la banque ou celui des affaires. De Larry Summers, le conseiller économique de Bill
Clinton et de Barack Obama, qui s'est enrichi grâce à des hedge funds jusqu'à Frederic Mishkin,
"ancien membre de la Réserve fédérale (la banque centrale américaine), grassement rémunéré
pour rédiger un rapport sur la bonne santé financière de l'Islande quelques mois seulement avant
que le pays ne fasse faillite, ils sont nombreux à être épinglés.
Aux États-Unis, ce documentaire a fait sensation alimentant un grand débat et une réflexion
salubre sur l'invraisemblable endogamie entre la communauté des économistes et les milieux
d'affaires. Tout le monde a compris que le film, mis à part quelques raccourcis ou simplifications,
visait juste. Ainsi, dans le New York Times du 6 décembre 2010, le célèbre chroniqueur et prix
Nobel d'économie Paul Krugman soulignait : « Je ne pense pas que tous les économistes soient
du genre à se faire payer pour défendre un point de vue -le film ne le prétend d' ailleurs pas. Mais
ce que le documentaire suggère, en revanche, c'est qu'il existe une sorte de corruption douce :
vous pouvez gagner beaucoup d'argent grâce à l'industrie financière, vous pouvez être coopté
dans les conseils d'administration, mais à la condition que vous ne cassiez pas trop la baraque [...]
Et je pense que tout cela est très vrai. »
Pour qui a vu Inside Job, une question vient immanquablement à l'esprit : pourquoi ce débat si
important et qui a pris une telle ampleur aux États-Unis n'a-t-il eu pratiquement aucun .écho en
France ? Cette interrogation est d'autant plus pertinente qu'il y a dans ce documentaire au moins
un indice qui suggère que la France est elle-même directement concernée par ces dérives. Parmi
les économistes épinglés, si ce n'est accusé, figure un certain Richard Portes. Et si le film ne
s'attarde pas spécialement sur son cas, il est pourtant accablant : comme Frederic Mishkin, cet
économiste a réalisé un rapport sur l'Islande. C'était en avril 2008. Rédigé sous l'égide de la
London Business School et un institut britannique, le Centre for Economic Policy Research, pour
le compte de la Chambre de commerce islandaise, ce rapport est... consternant. Il poursuit en
effet un objectif principal : convaincre qu'un « atterrissage en catastrophe » du pays (« hard
landing ») est « improbable et que « la volatilité financière ne constitue pas une menace» pour
lui. Et pour établir cette démonstration — au moment même où le pays est au bord de la faillite Richard Portes incrimine pêle-mêle les rumeurs incontrôlées du marché, les analystes ou encore...
le « mauvais journalisme » (« bad journalism ») qui veut « vendre du papier » en diffusant des
informations à sensation !
Mais qui est ce Richard Portes ? Un économiste qui a beaucoup de liens avec la France, puisqu'il
a un statut de chercheur associé à la prestigieuse École d'économie de Paris (aussi dénommée
Paris School of Economics PSE). Richard Portes est également directeur d'études à la non moins
prestigieuse Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Pourtant, de ce rapport calamiteux, il n'a presque pas été question dans la presse française. D'où
cette nouvelle interrogation : est-ce parce que son cas est unique et que les économistes français
se sont tenus à l'écart des compromissions avec le monde de la finance, à la différence de leurs
homologues américains ? Les Frenchies auraient été plus vertueux que les Yankees ?
Cette question, je me la suis posée quand Jean-Claude Gawsewitch et le directeur de collection
Gilles Bouley-Franchitti m'ont proposé d'écrire ce livre, dans sa première édition, parue en mars
2012. Ils venaient de publier le livre courageux de Pascal Boniface Les Intellectuels faussaires
qui, malgré un boycott quasi général de la presse, avait, par le meilleur des plans de
communication, celui du bouche-à-oreille, rencontré un fort succès d'audience, en décortiquant
les impostures de quelques-uns des intellectuels français les plus connus parmi lesquels BernardHenri Lévy, Alexandre Adler ou encore Caroline Fourest. Mes éditeurs se demandaient si cette
réflexion ne méritait pas d'être prolongée dans un domaine plus particulier, mais, ô combien
important pour la vie publique, politique et intellectuelle, celui de l’économie.
D'emblée, ce projet m'a plu. Pour plusieurs raisons. D'abord, cela tient à mon expérience
professionnelle. Tout au long de ces dernières années, je dois reconnaître que j'ai souvent étouffé
dans les milieux que je côtoyais. J'étouffais parce que, par la force des choses, il fallait être
libéral. C'était quasi obligé. Tous les journalistes économiques ou presque le sont devenus, au fil
des ans. Avec ou sans nœud papillon. À partir du milieu des années 80, sous la droite comme
sous la gauche, il est devenu quasi impossible à un journaliste de dire qu'il n'était pas un adepte
du « moins d'État » ou du « moins d'impôt », au risque de passer pour un hérétique ou un
dangereux révolutionnaire. Oser dire que l'on avait lu Keynes dans sa jeunesse est peu à peu
devenu furieusement rétrograde. Quant à Marx, quelle abomination ! Évoquer au détour d'un
article la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, passe encore, mais
mentionner Le Capital, jamais ! C'est devenu un véritable tabou.
Ces années ont marqué le triomphe que l'on sait de la « pensée unique ». Au diable l'économie
politique ! Au diable le débat public ! Dans ce grand mouvement de conversion libérale, les
journalistes ont tous été sommés de penser pareil, et beaucoup d'entre eux ont, hélas, fait du zèle.
Je me suis souvent dit, au cours de ces années, que je m’appliquerais un jour à comprendre la part
de responsabilité des économistes, de certains d'entre eux, dans cette terrible anémie du débat
public, en même temps que la responsabilité des journalistes. Ce livre m'a ainsi offert
l'opportunité de réfléchir à cette question qui m'a si longtemps taraudé : pourquoi un petit cercle
d'économistes, toujours les mêmes, dispose-t-il d'un quasi-monopole de l'expression dans les
grands médias ? Quelle est la responsabilité de la presse dans cette situation malsaine ?
Si ce projet m'a séduit, cela tient également à une deuxième raison, qui est la nature même du
capitalisme français. Au fil des années, j'ai acquis la conviction que la France disposait d'un
capitalisme hybride sans doute unique en son genre. D'une part, il a copié les traits les plus
sulfureux du capitalisme anglo-saxon. Stock- options, golden parachutes, retraites dites chapeau,
etc. : sous les coups de boutoir des marchés financiers et de la montée en puissance des grands
fonds d'investissement anglo-saxons à la Bourse de Paris, les patrons de nos grands groupes
industriels ont découvert avec délectation depuis vingt ans qu'en servant bien leurs actionnaires,
ils pouvaient eux-mêmes accumuler de formidables fortunes. Le vieux capitalisme français, qui a
longtemps relevé du modèle rhénan - une économie de marché certes, mais adossée, comme en
Allemagne, à un pacte social très fort - a progressivement disparu au profit d'un nouveau
capitalisme patrimonial, un capitalisme d'actionnaires, générant de nouvelles inégalités sociales, à
l'instar de ces « travailleurs pauvres », ces tristement célèbres « working poors » importés aussi
du modèle américain.
Mais je me suis aussi aperçu d' autre part, que si le capitalisme français faisait peau neuve, cette
mutation n'était qu'imparfaite. Important bien des traits sulfureux du capitalisme anglo-saxon, il
s'est en particulier gardé d'intégrer dans le même mouvement ses aspects plus vertueux,
notamment la transparence. Le capitalisme français a donc pris tout ce qui pouvait enrichir
spectaculairement les mandataires sociaux des grands groupes, mais il a conservé toute l'opacité
qui les protège. Ainsi, tous les vieux travers du capitalisme « à la française » - ce capitalisme de
l'ombre, ce « capitalisme de la barbichette » régi par le seul principe du « je te tiens, tu me tiens,
on se rend des services mutuels »...- ont plus que jamais perduré. Et depuis 2007 et la présidence
de Nicolas Sarkozy, ce système s'est encore aggravé. Affaire Tapie, affaire Pérol, affaire
Wildenstein, affaire Bettencourt ou Takieddine des scandales plus graves les uns que les autres,
révélant un dangereux mélange des genres entre affaires privées et intérêt général, sur fond
d'affairisme, de corruption voire de violation pure et simple des règles de l'État de droit se sont en
effet succédé ces cinq dernières années. Et, si au début, on a pu croire qu'il s'agissait d'une
vulgaire variante du capitalisme de connivence - appelons-le capitalisme du Fouquet's - à la fin
du quinquennat, il prit de petits relents de capitalisme néopoutinien.
Or, j'ai très fréquemment eu le sentiment que certains économistes - pas tous, mais beaucoup trop
- partie paient de ce système malsain. J'ai souvent eu l'impression que certains avaient dans le
débat public des positions académiques, mais qu'ils profitaient, dans le arrière-cuisines de ce
capitalisme passablement corrompu, d'avantages ou de passe-droits, dont ils s gardaient bien de
faire étalage. Au gré de mes enquêtes j'ai d'ailleurs souvent eu la surprise de découvrir des
économistes, ou supposés tels, profitant de prébendes que je ne soupçonnais pas. Des histoires de
ce type, de histoires de conflit d'intérêts, j'en avais plein ma besace de journaliste économique,
que je n'ai jamais eu l'occasion ni le temps de raconter. Au demeurant, raconter une microhistoire n'avait pas grand sens. Mais quand ces histoires s'accumulent, elles finissent par faire
système, elles autorisent une interpellation : quelle peut être l'indépendance de ces économistes,
qui vivent à ce point d’avantages d'un petit monde dont ils sont censés décrire mieux que d'autres
le fonctionnement ou les errements ? Ont-ils les bonnes lunettes pour décrire le système
économique, s'ils sont à ce point, pour certains d'entre eux, intéressés à la survie de ce système ?
Ne portent-ils pas de vérité, volontairement, des verres déformants ? Et, dans ce cas, n'abusent-ils
pas ceux qui ont confiance en eux ? Cela a évidemment été pour moi l'autre intérêt de me lancer
dans cette enquête sur le petit microcosme des économistes : arriver à percer ce mystère.
Le projet m'a semblé utile encore pour une autre raison plus politique celle-là : c'est que les
économistes jouent naturellement un rôle-clef dans les coulisses du pouvoir. On l'a bien vu tout
au long de la campagne présidentielle de 2012 : François Hollande, pour ne parler que de lui a
organisé à plusieurs reprises, les mois précédents le scrutin, des rencontres avec certains de ces
experts : comme s'ils étaient un gage de la crédibilité de sa politique économique. Mais en vérité,
comme le révèle ce livre, nombre de ces experts ont dans le passé, sans trop de scrupules,
travaillé aussi, et parfois simultanément, peur le camp d'en face.
C'est dire si la « pensée unique » a fait des progrès stupéfiants : le monde de la finance a si bien
réussi son OPA sur celui des économistes qu'il a désormais les agents traitants dans les deux
camps, défendant perpétuellement les mêmes idées. C'est même pire encore : je suis en mesure de
révéler que des économistes ont pu, sans le moindre état d'âme, conseiller simultanément (et
secrètement) les deux grands partis : celui dont Nicolas Sarkozy a longtemps été le champion et
celui de François Hollande. Pour leur « vendre » les mêmes idées.
Écrite à la veille de la présidentielle, cette enquête donne donc des clefs décisives pour
comprendre les priorités, souvent étonnantes, que François Hollande affichait sitôt élu. Car
beaucoup des conseillers qu'il a choisis et qui l'entourent aujourd'hui à l'Élysée, beaucoup de ceux
qui jouent les visiteurs du soir, font parti de ces économistes « essuie-glace », changeant de cane
au gré des alternances, mais défendant perpétuellement les mêmes idées néolibérales, qui sont au
cœur de différentes enquête. Pour qui veut comprendre pourquoi, à peine élu le nouveau
président a choisi, au risque de prendre son électorat à rebrousse-poil, une politique d'austérité,
pourquoi aussi il a renoncé à conduire « la révolution fiscale» promise, ou encore pourquoi il a
renoncé à combattre la finance dont il se proclamait pourtant l'ennemi, l’ouvrage donne de
nombreuses pistes d'explications.
Avec le recul, et puisque cet essai fait l'objet d'une nouvelle édition, dans un format de poche, je
voudrais enfin souligner le dernier intérêt que j'y vois. C'est que l’ouvrage, avec d'autres travaux,
a contribué, envers et contre tout, à faire bouger les lignes. Oh, certes, souvent de manière infime
: avec la complicité de quelques journalistes, beaucoup de mes « Imposteurs » continuent de
détenir un quasi-monopole de l'expression publique dans les grands médias. En bref, tout semble
continuer comme avant. Mais enfin ! Le fait est incontestable : le débat sur l'indépendance est
aujourd'hui lancé dans la communauté des économistes français. En faut-il des preuves, elles sont
innombrables. Des organismes prestigieux comme l'Observatoire français des conjonctures
économiques (OFCE) ou l'École d'économie de Paris, se sont récemment dotés de charte de
déontologie. Autrefois porté seulement par quelques associations courageuses telle l'Association
française d'économie politique présidée par André Orléan, ou quelques mouvements comme celui
des Atterrés, le combat pour l'indépendance des économistes et pour la défense du pluralisme a
fait tache d'huile.
… Si le monde est aujourd'hui dans l'ornière ; si les folies de la finance ont dévasté des pays
entier jusqu'à l'Europe, et donc la France ; si un gouvernement de gauche prend aujourd'hui la
lourde responsabilité de poursuivre une politique économique et sociale d'austérité, ce n'est
sûrement pas la faute des économistes. Mais ils ont leur part de responsabilité.
Il y a urgence de comprendre laquelle.
Chap. 10 Les agents doubles de la pensée unique
D'Alain Minc jusqu'à Jacques Attali, nous avons pu en prendre la mesure : cette OPA que la
finance a faite sur le monde des économistes, et, au-delà, le système de l'oligarchie française,
produit nécessairement de la « pensée unique ». Le peuple peut voter, la démocratie peut faire
son œuvre... les mêmes survivent à toutes les alternances et enferment toutes les politiques économiques dans le même « cercle de la raison ». Tout peut changer, mais rien ne change. C'est
l'éternel commandement que nous avons déjà évoqué, celui de « Tina ». « There is no alternative
»...
C'est évidemment le système Alain Minc. Ami et conseiller de Nicolas Sarkozy, il a été son
conseiller occulte depuis 2007 et a souvent cherché à en tirer avantage pour ses clients. Mais il a
longtemps conseillé aussi Dominique Strauss-Kahn et est un ami proche de Martine Aubry - il
était de la fête, à Lille, le 5 septembre 2010, lors de son anniversaire. Quoi qu'il arrive, Alain
Minc cherchera à surnager. Pour défendre les intérêts de ses richissimes clients. Pour nouer des
intrigues dans les coulisses du pouvoir…….
Et avec Jacques Attali, la comédie du pouvoir est tristement la même. Obséquieux avec Nicolas
Sarkozy depuis 2007, il s'est agacé de ne pas avoir été récompensé de tous ses efforts, et sentant
sans doute le vent tourner, il a pris position à l'automne 2011 pour François Hollande, après avoir
longtemps été proche de Ségolène Royal. « Hollandais » de fraîche date, sans doute veut-il
défendre auprès du candidat socialiste pour la présidentielle de 2012 les mêmes politiques
réactionnaires que celles qu'il a « vendues » à Nicolas Sarkozy ces dernières années avec sa
commission.
Dans les derniers mois du quinquennat de Nicolas Sarkozy, il a même essayé - en vain - de
convaincre la commission qui porte son nom, de faire une déclaration publique, au début du mois
de décembre 2011, en faveur d'une « véritable union nationale », afin d'appliquer sans
discontinuer la même politique d'austérité. Stratagème transparent : il s'agissait de priver le
peuple du débat démocratique de 2012. Stratagème révélateur : somme toute, il s'agit de la
poursuite d'un but commun à toutes les ploutocraties, celui d'un gouvernement des élites, chargé
de faire des économies draconiennes, et pourquoi pas ? Jusqu’à l'économie du suffrage
universel...
S'il n'y avait que ces deux intrigants dans la petite cour de récréation du capitalisme parisien, sans
doute ne faudrait-il pas y prendre garde. Mais le mal qui guette la démocratie française est
beaucoup plus profond que cela. Parce que les forces qui poussent à la reproduction permanente
des mêmes politiques économiques sont beaucoup plus nombreuses que cela. C'est ce que
suggère notre plongée dans la galaxie des économistes français : le mélange des genres a fait de
considérables dégâts dans ces cénacles ; et l'un de ses effets les plus terribles, c'est une sorte de
processus d'uniformisation. C'est le syndrome Minc ou Attali à grande échelle : beaucoup se sont
convertis à ce déprimant prêt-à-penser libéral... Et à chaque fois qu'une alternance s'annonce, c'est
le même bal des vanités et des ambitions qui reprend : des économistes de renom qui jouaient les
courtisans sous la majorité sortante font leur cour au candidat qui pourrait incarner le changement. Pour lui recommander de mettre en œuvre encore et toujours les mêmes politiques. Celleslà mêmes qui ont conduit à la crise historique présente.
Certes, les agents doubles de la pensée unique ne se présentent pas de la sorte, à visage
découvert. Ils font semblant. En quelque sorte, ils respectent les apparences. Prenons, à titre
d'illustration, la campagne de François Hollande pour la présidentielle de 2012. Féru d'économie,
le candidat socialiste pour la présidentielle a en effet eu à cœur de montrer qu'il était une force
d'attraction pour des économistes de renom. À l'occasion de deux réunions, l'une le 24 août 2011
à la Maison de l'Amérique latine, à Paris, l'autre le 9 novembre suivant dans la même enceinte, il
a rassemblé autour de lui quelques-uns des plus grands économistes français. Des économistes de
gauche, il va sans dire...
À l'une ou l'autre de ces deux réunions, il y avait quelques-uns des économistes français les plus
en vue, dont beaucoup de ceux croisés au fil de notre récit. Citons, pêle-mêle, le président du
Cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi, l'économiste de Harvard Philippe Aghion,
l'économiste de la Banque de France Gilbert Cette, Agnès Bénassy-Quéré qui est professeur à
Polytechnique et directrice du Centre d'études prospectives et d'informations internationales
(CEPII), Karine Berger qui est polytechnicienne et économiste au sein de la SFAC, Thomas
Philippon, professeur d'économie à l'université de New York et à l'École d'économie de Paris, ou
encore Romain Rancière, normalien, diplômé de l'université de New York et lui aussi professeur
à l'École d'économie de Paris et ancien du FMI, ou encore Stéphane Boujnah qui est directeur
général du secteur banque d'investissement de Banco Santander France.
Jusque-là rien que de très normal. En démocratie, il est logique que les économistes qui sont aussi
des citoyens, et qui peuvent espérer faire avancer des réformes qu'ils ont conçues, se mettent au
service du candidat qui a leur faveur. Dans ce cas, nul conflit d'intérêts, tout au contraire. Qui
irait reprocher à John Maynard Keynes d'avoir fait en permanence des va-et-vient entre son
activité intellectuelle de théoricien de l'économie et celle de conseiller du Trésor britannique ?
Personne. Naturellement, une activité nourrit l’autre.
Il en va de même pour l'élection présidentielle de 2012 : si l'économiste Jean-Hervé Lorenzi a des
convictions économiques marquées qui le poussent à se rapprocher de François Hollande, pour
faire sa campagne sinon le conseiller, qui le lui reprochera ? Et puis dans ce cas-là, il y a même,
en apparence, une forme de rectitude. Ancien conseiller économique d'Édith Cresson à Matignon,
Jean-Hervé Lorenzi a pris position en 2007 pour Ségolène Royal. Il y a bien une cohérence à ce
qu'il soit devenu l'un des soutiens de François Hollande pour 2012.
Oui, une cohérence. Le 24 août 2011, le président du Cercle des économistes occupait donc une
place de choix : aux côtés de la socialiste Marisol Touraine, c'est lui qui était en charge de l'une
des trois tables rondes, celle qui se penchait sur la difficile question : « Concilier pouvoir d'achat,
compétitivité et consolidation des finances publiques. » Les mois suivants, il continuera à faire
campagne pour son champion. Le 9 février 2012, il accorde par exemple une interview à
Libération qui résume ainsi son propos en sous-titre : « L'économiste Jean-Hervé Lorenzi défend
le programme de Hollande mis en question par la Cour des comptes ». Le quotidien présente en
ces termes son invité : « Président du Cercle des économistes, conseiller auprès du directoire de
la Compagnie financière Edmond de Rothschild, Jean-Hervé Lorenzi est également un proche de
François Hollande. » Puis, l'économiste réplique aux critiques de la Cour des comptes sur certains
aspects du programme du candidat socialiste : « Si la critique s'adresse à François Hollande, ou à
d'autres, la Cour des comptes devrait intégrer le fait que si la gauche prévoit une hausse du taux
des prélèvements obligatoires, elle le fera avec le souci d'une plus grande équité. Car tout le
monde sait que ces prélèvements sont inversement proportionnels à la richesse des individus. La
gauche veut justement corriger cette injustice en élargissant leur assiette et en taxant davantage
les plus riches », explique-t-il par exemple. Comment douter après une semblable déclaration de
la sincérité de son engagement en faveur de la gauche ? Sauf que... avant d'en être définitivement
certain, peut-être vaut-il mieux connaître une péripétie de la campagne de 2007, qui n'avait
jamais été racontée, sauf de manière succincte dans un livre de la journaliste Hedwige Chevrillon,
Sarkozy Connection (Hachette Littératures, 2007).
Pour préparer sa prise du pouvoir, Nicolas Sarkozy décide d'organiser les choses de manière très
méthodique. Pour anéantir le dernier carré des chiraquiens et préparer sa victoire face à la gauche,
le champion de l'UMP installe ainsi dès la mi-2005 un groupe secret chargé de réfléchir à son
programme économique. Il y a bien une cellule qui travaille sur le même sujet mais, pilotée par
Emmanuelle Mignon, elle ne produit rien que de très classique aux yeux de Nicolas Sarkozy.
Rien d'assez énergique pour faire entendre la petite musique de « rupture » que le candidat a
choisie comme signe distinctif.
Sous l'appellation du « Collège des Dix », un petit groupe d'experts est constitué en catimini sous
la houlette de l'ancien ministre du Budget Alain Lambert, devenu sénateur, et avec, notamment,
Henri de Castries, le très libéral patron d'Axa dont nous avons déjà amplement parlé. À partir du
3 novembre 2005, date de la première réunion, ces experts, qui sont en fait plus que dix, se
mettent au travail. Ils se réunissent le jeudi à partir de 18 heures, au Sénat, à raison d'une réunion
par mois. Tout est méticuleusement organisé. C'est une jeune inspectrice des Finances,
Marguerite Bérard, qui est devenue ensuite la directrice de cabinet de Xavier Bertrand au
ministère du Travail, qui tient le secrétariat général des séances.
À droite toute ! Dans une logique libérale, les experts se mettent à peaufiner les réformes que leur
a demandées Nicolas Sarkozy. Dans un document daté du 2 novembre 2005, adressé à tous les
membres du Collège des Dix, l'ordre du jour est fixé. Il s'agit d'établir un « projet économique
pour la prochaine législative ». Un premier chantier est proposé : « Ouvrir l'accès à l'emploi ». Le
document précise qu'il s'agira de réfléchir à diverses questions : « Comment moderniser le droit
du travail pour lever les obstacles à l'embauche ? Par quels moyens permettre de travailler plus
pour gagner plus ? »
Ensuite sont énumérés les autres chantiers. L'un d'eux visera à « libérer le potentiel de création de
richesses » ; le suivant à « insérer la France dans la nouvelle économie de la connaissance » ; le
quatrième à « moderniser nos dépenses et moderniser là gestion publique ». Et ainsi de suite, le
document propose pêle- mêle une cascade de pistes de réflexion, toutes très marquées à droite : «
Comment contenir l'évolution des dépenses sociales ? » ; « Comment faire de la réforme de l'État
un objectif prioritaire de la prochaine législature ? » ; « Le statut de la fonction publique doit-il
être aménagé ? » ; « Quelles ouvertures de capital pour les entreprises publiques ? ».
Un autre texte est envoyé à la même époque aux membres du Collège. Intitulé « Fonctionnement
du Collège des Dix, propositions », il précise en particulier ceci : « L'objectif est d'aboutir d'ici le
30 juin 2006 à une liste de propositions concrètes susceptibles d'enrichir les débats des échéances
électorales de 2007. Les membres du Collège ont pris l'engagement d'entourer leurs échanges de
la plus stricte confidentialité. »
Ce qui s'élabore, dès 2005, ce sont les grandes réformes que Nicolas Sarkozy fera dans les
premiers mois de son quinquennat : de l'allégement des charges en faveur des heures
supplémentaires jusqu'à la réforme du code du travail pour remettre en cause le contrat à durée
indéterminée, sous la forme d'un contrat de mission. Dans cette ébauche de programme, on
devine aussi la philosophie qui va inspirer à partir de la mi-2007 la brutale réforme de l'État
connue sous l'appellation de révision générale des politiques publiques (RGPP). On y trouve
enfin, en pointillé, l'idée qui sera à l'origine de la constitution de la commission Attali, puisqu'il
est déjà fait mention de « libérer le potentiel de création de richesses ».
Au cours des séances de travail, plusieurs membres n'ont eu de cesse de se livrer à une surenchère
libérale. Henri de Castries a ainsi été jusqu'à proposer que l'on privatise l'Éducation nationale —
ce qui éclaire sous un nouveau jour, soit dit en passant, son implication au sein, de l'École
d'économie de Paris et au sein de l'École d'économie de Toulouse. Pour finir, le Groupe des Dix
est convié à la mi-septembre 2006 au ministère de l'Intérieur pour remettre à Nicolas Sarkozy le
rapport qu'il avait concocté, lourd de près de 150 pages. Une ultime réunion se tient avec tout te
petit monde, autour de Nicolas Sarkozy, de Claude Guéant, d'Emmanuelle Mignon, d'Alain
Lambert et d'Henri de Castries.
Mais qui sont les experts qui étaient membres de cette instance secrète ? Sans grande surprise, on
retrouve une belle brochette d'intellectuels défendant de longue date des thèses ultralibérales.
Dans le lot il y avait ainsi Nicolas Baverez ; l'économiste de l'OCDE, Frédéric Gonnand ; un haut
fonctionnaire de Bercy, Jean-Luc Tavernier ; un haut fonctionnaire de la Direction des études du
ministère du Travail, Antoine Magnier ; l'éditorialiste économique du Figaro, Yves de Kerdrel ;
un autre ex-journaliste devenu directeur de l'Institut Montaigne, Philippe Manière ; le directeur
adjoint du cabinet de Jean-François Copé, Philippe Heim (qui venait en cachette, pour que son
patron, à l'époque en froid avec Nicolas Sarkozy, ne le sache pas) ; et encore Pierre Mariani, l'ami
de Nicolas Sarkozy, ex-directeur de cabinet au Budget qui a pris ultérieurement les commandes
de Dexia, la banque franco-belge des collectivités locales en situation de quasi-faillite.
Mais ce n'est pas tout. Participaient à ce petit groupe deux économistes de renom : le patron du
CAE, Christian de Boissieu ; et le président du... Cercle des économistes, Jean-Hervé Lorenzi. Eh
oui ! Jean-Hervé Lorenzi était dans les deux camps à la fois. D'un côté, il s'apprêtait à soutenir
publiquement Ségolène Royal, mais de l'autre, dans un groupe secret, il peaufinait à l'avance les
réformes ultralibérales dont avait besoin Nicolas Sarkozy. C'est dire qu'Alain Minc et Jacques
Attali ne sont que les parties les plus visibles d'un même système : moins visibles qu'eux et
parfois aussi moins talentueux, de nombreux autres économistes vont, sans le moindre scrupule,
d'un camp à l'autre, au gré des alternances. Ce serait stupide d'insulter l'avenir, n'est-ce pas ?
La présence de Jean-Hervé Lorenzi aux réunions organisées par François Hollande pour lancer sa
campagne met en relief les mœurs de cette petite camarilla d'économistes mondains qui gravitent
autour du pouvoir, quel que soit ce pouvoir. Mais cela nous éclaire également sur ces politiques
qui s'accommodent de ce système ou qui le favorisent. François Hollande a-t-il ainsi encore
l'ambition de « changer la vie », comme le promettaient les socialistes de 1981 ? La réponse ne
tient pas qu'en ces seuls symboles, mais assurément ils comptent aussi. Si le candidat socialiste à
l'élection présidentielle a choisi de s'afficher avec ces économistes multicartes, c'est un signe de
conservatisme qui n'est pas de très bon augure.
Car Jean-Hervé Lorenzi n'est pas un cas isolé - et tout est là ! Ils sont en fait légion à faire comme
lui l'essuie-glace, allant de droite et de gauche au gré des alternances. Il existe, certes, de notables
exceptions. Il y a des économistes, tel Thomas Piketty ou encore Philippe Askenazy, qui ont des
convictions citoyennes ancrées à gauche et qui restent fidèles à leurs engagements, quel que soit
l'air du temps. Et avec eux, de très nombreux autres économistes. Et, à droite, il est d'autres
économistes qui ont des convictions libérales, tel Jacques Delpla, qui restent aussi fidèles à leurs
idées. Mais, dans la galaxie des experts qui ont une forte visibilité médiatique, ils ne sont pas si
nombreux que cela.
Poursuivons un instant cette galerie de portraits des économistes présents ce fameux 24 août 2011
à la Maison de l'Amérique latine à Paris, à côté de François Hollande. Dans la troisième table
ronde présidée par Jean-Hervé Lorenzi, se trouvait un certain Gilbert Cette, économiste à la
Banque de France. Un cas intéressant, lui aussi. Ou plutôt démocratiquement tout aussi
inquiétant. Après avoir longtemps navigué dans les coulisses de la gauche et œuvré à la réforme
des 35 heures, Gilbert Cette s'est en effet adapté au climat ambiant, quand Nicolas Sarkozy a pris
le pouvoir. Et, sachant que la nouvelle majorité rêvait d'en découdre avec cet insupportable
acquis qu'est le salaire minimum pour les salariés pauvres, il a bricolé en 2008 avec deux autres
économistes, Pierre Cahuc (chargé de mission au CrestInsee et professeur à l'École
polytechnique) et André Zylberberg (directeur de recherche au CNRS), un rapport de commande,
sous l'égide du Conseil d'analyse économique, proposant de casser l'indexation du Smic, intitulé «
Smic, revenu minimum et coût du travail : quelle articulation pour combiner justice sociale,
incitation au travail et compétitivité ? ».
Tout au long de leur étude (85 pages), les auteurs multiplient les critiques contre le salaire
minimum. Estimant qu'il « couvre en France une proportion de salariés plus importante que dans
les autres pays de l'OCDE » et déplorant qu'il soit « fixé par voie légale, de manière uniforme »,
ils font ce constat central : « Le salaire minimum n'est pas un instrument efficace de lutte contre
les inégalités. » Reprenant les thèses réactionnaires d'un Denis Olivennes ou d'un Alain Minc
déjà évoquées, ce document concluait à l'impérieuse nécessité d'une réforme du Smic. Un rapport
que la droite a évidemment applaudi des deux mains. Et de la parole aux actes ! Pour la première
fois depuis que le Smic est Smic, il n'a pas profité du moindre « coup de pouce » pendant toute la
durée du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Tandis que les plus riches, eux, ont bénéficié d'une
cascade de cadeaux, fiscaux mais pas seulement. Trois ans plus tard, qui ressort de sa boîte, ce 24
août 2011, autour de François Hollande ? Gilbert Cette, encore lui. Non pas qu'il ait choisi de
battre sa coulpe et de préconiser enfin une politique sociale plus favorable au travail et aux
salariés modestes. Non ! Le comble, c'est que le candidat socialiste lui offre une tribune pour...
redire ce qu'il disait pour justifier la politique économique inégalitaire de Nicolas Sarkozy.
Publié sur le blog de François Hollande, le compte rendu officiel de cette réunion du 24 août
laisse en effet pantois. Cela commence par l'énoncé suivant : « Cette troisième table ronde a
permis de définir des pistes de conciliation entre, d'une part, la sauvegarde du pouvoir d'achat et,
d'autre part, deux forces contraires : un regain de compétitivité qui plaide pour une modération
salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont
bénéficient les foyers modestes. »
Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs de la politique libérale, qui a été le socle
des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 19821983 : une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela
a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d'Édouard Balladur. Il faut donc
conduire une politique de l'offre plutôt qu'une politique de la demande. Tout est dit dans cette
formule : il faut privilégier « un regain de compétitivité » et cela « plaide pour une modération
salariale ». Même Nicolas Sarkozy, dont les discours sont écrits par l'habile Henri Guaino, n'ose
plus dire les choses avec cette brutalité technocratique. Poursuivons encore avec nos deux
réunions d'experts autour de François Hollande. Car dans le lot de ceux qui s'affichent avec le
futur candidat socialiste à l'élection présidentielle on relève d'autres noms qui ne nous sont pas
inconnus et ont tous entre eux un point commun. Ceux de l'associé gérant de la banque
Rothschild Emmanuel Macron, du professeur de Harvard Philippe Aghion ou encore de celui
Stéphane Boujnah, ex-conseiller de Dominique Strauss-Kahn et patron de la Banque Santander
en France.
Et quel est ce point commun ? Ils ont tous participé à la commission Attali, constituée à la
demande de Nicolas Sarkozy. Cette commission pas franchement progressiste, on s'en souvient,
qui préconisait une cascade de mesures de déréglementation économique et sociale, en précisant
qu'elles « devront ensuite être poursuivies avec ténacité, pendant plusieurs mandats, quelles que
soient les majorités ». Les voilà les agents doubles de la pensée unique ! Les voilà, en meute,
chassant un jour pour le compte de Nicolas Sarkozy, puis venant le lendemain braconner sur les
terrains de la gauche. Et aux avant- postes, il y a pléthore d'économistes et d'experts qui, sentant
les vents peut-être tourner, changent de champion mais surtout pas d'obsessions. Vieilles
ritournelles que l'on entend depuis près de trente ans... Encore et toujours la modération salariale
! Plus que jamais l'austérité ! Toujours « moins d'État » et beaucoup « plus de marché »...
Dans l'inventaire que je dresse ici des économistes, il se peut que je manque de nuances et que je
méconnaisse la sincérité du parcours de l'un de ces économistes qui, estimant avoir fait fausse
route en soutenant le champion de la droite, appuie désormais celui de la gauche. Quiconque s'est
trompé et l'admet doit naturellement être salué. Dans toutes les époques de violentes turbulences,
il est ainsi des parcours qui bifurquent. Il est des esprits courageux et honnêtes qui reconnaissent
leur myopie passée. Ne prenons qu'un seul exemple, celui de l'intellectuel et journaliste Jacques
Julliard. Figure de proue durant longtemps de la deuxième gauche, il a chanté les louanges de
l'économie mixte et fait grief à la première gauche d'être trop « archéo », pas assez ouverte aux
mutations du monde et à la mondialisation. En bon rocardien qu'il était, il a vilipendé pendant des
années les nationalisations, faisant valoir qu'elles tournaient le dos à la modernité. Et puis, sous la
violence de la crise, l'intellectuel a battu sa coulpe. Formidable lucidité ! Il a admis qu'il s'était
trompé. Et présentant dans Libération (18 janvier 2010) « Vingt thèses pour repartir du pied
gauche », il s'est mis à dénoncer ce « nouvel âge du capitalisme », dont il était auparavant un
laudateur, allant même jusqu'à plaider en faveur de la maîtrise du crédit, au moyen de la
nationalisation, au moins partielle, du système bancaire, qui est la source de la crise actuelle » -ce
qui aurait été pour lui quelques années auparavant le comble de l'archaïsme.
Cette force de caractère qui pousse à analyser jusqu'à ses propres erreurs, cette belle intelligence
qui va jusqu'à penser contre elle-même, il faut effectivement la saluer. Mais avec nombre de nos
économistes ce n'est pas de cela dont il s'agit. C'est même exactement l'inverse : c'est le plus
souvent le conservatisme intellectuel qui les conduit à changer de camp, pour défendre au mieux
toujours les mêmes idées. Et au passage, garder leurs positions sociales et leurs avantages. Et ce
conservatisme-là, c'est évidemment l'un des très graves dangers qui pèsent sur la démocratie, car
l'opinion a du même coup le sentiment légitime que, par-delà les alternances, par-delà la volonté
du peuple, c'est la même politique économique qui est invariablement appliquée, à quelques
symboles près.
On le voit, le choix des économistes avec lesquels il a tenu à s'afficher dit quelque chose de
François Hollande et de la politique économique qu'il pourrait mettre en œuvre s'il accédait à
l'Élysée. S'il a dans son entourage une brochette d'experts qui auparavant siégeaient au sein de la
très libérale commission Attali, c'est qu'il risque forcément de flotter comme un petit parfum
d'austérité dans les mois ou les années qui viennent.
Mais, de cette situation, les économistes sont aussi comptables. Car, dans leur diversité, il leur
appartient que leur discipline garde sa richesse et son pluralisme. Qu'elle garde de l'économie la
tradition la plus vivante - la tradition de l'économie politique. En clair, que cette discipline, en
interaction avec les autres sciences sociales, balise les champs du possible. Qu'elle tourne le dos à
la « pensée unique ».
Mais pour cela encore faudrait-il que l'OPA de la finance sur le monde de la recherche et de
l'enseignement de l'économie ne finisse pas par réussir. Elle est pourtant, hélas, aujourd'hui en
bonne voie. En plus des souffrances sociales, c'est ce que révèle malheureusement la crise : le
groupe des économistes le plus visible, celui qui est médiatiquement le mieux traité, celui qui est
aussi le plus consulté, même par la gauche, est aussi celui qui a le plus d'attaches avec ce monde
fou de la finance, celui qui en reçoit le plus de subsides.
Pour ouvrir des voies nouvelles en économie, pour être intellectuellement indépendant et faire
preuve d'audace et même, si cela s'avère nécessaire en ces temps de crise, de radicalité, les
économistes sont-ils condamnés à faire la manche auprès de ce monde de l’argent fou qui a précipité la planète dans cette tourmente ? Faut-il qu'ils acceptent cette dangereuse et corruptive
dépendance ? Le pouvoir de la finance et du CAC 40 est si fort que nul ne peut éluder la question.
Et surtout pas les « think tank » qui se revendiquent de la gauche. Prenons un seul exemple, celui
du très à la mode « think tank » Terra Nova, présidé par Olivier Ferrand, un ancien collaborateur
de Dominique Strauss-Kahn, qui à l'occasion n'a pas répugné à jouer les petites mains pour aider
Alain Mine à écrire ses livres. Terra Nova se qualifie elle-même de « fondation progressiste ».
Pourtant, ses financements sont assurés à hauteur de 80 % par des groupes industriels dont
certains figurent parmi les poids lourds du capitalisme français : Areva, Air France, EADS, EDF,
Ernst & Young, GDF Suez ou encore Microsoft.
Et cela serait sans effet sur les productions intellectuelles ? De tels financeurs s’accommodent
sûrement de dissertations un tantinet « bobos », furieusement parisiennes et passablement
réactionnaires sur la fin supposée de la classe ouvrière mais toléreraient-ils des thèses radicales
ou subversives ? Qu'il nous soit permis d'en douter.
Ce n'est pas le vieux monde qui financera l'émergence du monde nouveau. Ce n'est pas le monde
de l'argent roi qui financera sa propre subversion. Par la force des choses, il ne sécrétera que du
conservatisme. Dans l'univers de la politique comme dans celui de la recherche économique.
« Entre cette société qu'on appelle régulière et polie, d'une part, et d'autre part, tous ces déshérités
qui vivent sans pain, sans foyer, sans lendemain, au hasard des embauchages et des renvois,
l'ordre capitaliste a creusé un tel abîme que, pour surprendre les pensées criminelles qui peuvent
germer dans les cerveaux des misérables, est obligé d'avoir recours précisément à ses
compagnons de misère. C'est ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi
surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère
et dans l'anarchie de quoi surveiller l'anarchie ».
Jean Jaurès
30 avril 1894 devant la Chambre des députés.
(Cité par Laurent Mauduit)