Violence et travail - Centre de Ressources sur la non

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Violence et travail - Centre de Ressources sur la non
Au Centre de Ressources sur la Non-Violence de Midi-pyrénées :
Une nouvelle série d’ouvrages sur violence et travail
L’actualité nous familiarise malheureusement avec les phénomènes de violence au travail, notamment
les pratiques de harcèlement. C’est pourquoi le plan de classement du Centre de Ressources sur la
Non-Violence a récemment fait place à une nouvelle cote, correspondant à l’articulation entre violence
et travail : la cote 169.
C’est l’occasion de présenter quelques uns des ouvrages qui y figurent, et qui ouvrent à une solide
connaissance de la question, ainsi que deux autres ouvrages – l’un, de Paul Lafargue ; l’autre, de
Hannah Arendt – qui permettent une mise en perspective intéressante de la question du travail.
Dossier réalisé par Dominique Girardot pour le Centre de ressources
sur la non-violence. Les opinions exprimées n’engagent que leur auteur.
Ouvrages de la cote 169
Marie-France HIRIGOYEN, Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, La
Découverte/Syros, 1998, 216 p.
Un ouvrage désormais classique, qui a créé la notion de harcèlement moral et est à l’origine de son
inscription dans le code du travail en 2001.
Psychiatre et psychanalyste, l’auteur s’appuie sur un important matériel clinique pour mettre en
évidence cette « forme de violence indirecte » (méthode pour « tuer sans se salir les mains », nous dit
l’auteur) à laquelle « la société s’est montrée aveugle » jusque là.
M.-F. Hirigoyen décrit la personnalité perverse : séduction et manipulation au service d’une entreprise
de harcèlement destinée à faire disparaître ce qui, chez la victime, fait envie. Elle pointe également les
mécanismes psychologiques qui favorisent la non-intervention des témoins de la violence et
l’isolement de la victime, mais aussi une certaine façon actuelle de comprendre les exigences
éthiques : une absolutisation de la valeur de tolérance nous fait poser que nous n’avons pas à nous
mêler des affaires d’autrui et érode, du même coup, notre capacité d’indignation.
Après avoir ainsi livré une description clinique des relations d’emprise, dans la famille et au travail,
l’auteur indique les pistes de traitement psychothérapeutiques qu’elle juge adaptées – les prises en
charge classiques conduisant fréquemment, selon elle, à redoubler la culpabilisation de la victime
opérée par le pervers.
Si le harcèlement est aujourd’hui fréquemment dénoncé dans le monde du travail, M.-F. Hirigoyen
alertait cependant dès ce premier ouvrage1 sur la généralisation d’un mode de rapport à l’autre dans
notre société : l’un des intérêts de la lecture de l’ouvrage aujourd’hui réside dans le rappel ou la prise
de conscience que le harcèlement ne se limite pas à la sphère du travail, mais envahit la sphère privée
des relations familiales et, plus largement, tous les groupes.
Bernard E. GBEZO, Agressivité et violences au travail : comment y faire face, ESF Editeur, 2000,
coll. Formation Permanente - Séminaires Mucchielli, 182 p.
Destiné à la formation permanente, notamment de professionnels en relation avec le public, l’ouvrage
peut être utilisé avec des formateurs ou en autoformation.
L’essentiel de l’ouvrage est constitué de quatre exposés qui dispensent les connaissances de base. Ce
« cours » dresse peu à peu un catalogue des situations de travail dans lesquelles agressivité et
violences sont en jeu. De nombreux éléments concrets aident à repérer ces situations et les différentes
1
M.-F. Hirigoyen a publié chez le même éditeur en 2001 Malaise dans le travail. Harcèlement moral, démêler le
vrai du faux : suite à la reprise tous azimuts et parfois peu rigoureuse de la notion de harcèlement moral induite
par le succès de son premier livre, elle y affine son analyse afin d’éviter des emplois abusifs, voire relevant du
contresens.
1
façons d’y faire face. L’identification des dispositifs institutionnels et des comportements individuels
propres à désamorcer ou au contraire à alimenter les violences est ainsi guidée.
L’accent est mis cependant sur la dimension individuelle et comportementale, qui fait l’objet ensuite
d’une série d’exercices avec leur corrigé – la partie la moins probante de l’ouvrage.
Un plan d’autoformation, un programme de formation et un lexique complètent l’ensemble.
François COURCY, André SAVOIE, Luc BRUNET, dir., Violences au travail : diagnostic et prévention,
Les Presses de l’Université de Montréal, 2004, coll. Paramètres, 215 p.
L’ouvrage rassemble un collectif d’auteurs, chercheurs et praticiens d’horizon divers : psychologie,
droit, ressources humaines, communication. Destiné à des professionnels ayant à intervenir en matière
de violence au travail, il est cependant formulé dans un langage accessible aux non-spécialistes (et
agrémenté de la saveur qu’un lecteur français ne peut manquer de trouver aux formulations
québécoises !).
Les trois premiers chapitres fournissent des éléments théoriques solides concernant la violence au
travail, ses facteurs et ses effets, notamment par la mise en place d’une terminologie précise et les
nombreuses références bibliographiques de base.
Les sept chapitres suivants ont une visée plus pratique. Ils présentent et analysent de nombreux outils
et diverses méthodes permettant le diagnostic, le traitement et la prévention de la violence ; ils font le
point sur des interventions menées.
Loin de nier la place des déterminants personnels, les auteurs mettent cependant l’accent sur
l’importance des facteurs organisationnels dans le déclenchement de la violence au travail, notamment
par leur pouvoir de produire, ou au contraire de réduire, stress et frustration.
Le silence qui entoure la violence est relevé à plusieurs reprises comme un facteur de banalisation de
la violence, mais aussi de souffrance psychique voire de détresse non seulement des victimes, mais
également des témoins.
Une abondante bibliographie complète chaque chapitre.
Christophe DEJOURS, Florence BEGUE, Suicide et travail : que faire ?, PUF, 2009, coll. Souffrance et
théorie, 129 p.
L’ouvrage présente une « méthode d’investigation et d’action après un suicide ». Christophe Dejours,
psychiatre et psychanalyste, spécialiste reconnu des violences au travail2, s’est chargé des apports
théoriques ; Florence Bègue, psychologue consultante en entreprise, fournit quant à elle la description
d’une intervention à la suite de trois suicides survenus aux ateliers Mermot en1998. Les deux auteurs
insistent sur la tendance à l’individualisation et à la psychologisation des conflits, dont le risque est
qu’elle nous détourne d’une recherche de solutions sociales et politiques.
Le compte-rendu de F. Bégue met clairement en évidence les ambiguïtés de la demande
d’intervention. Il importe que le praticien ne cède pas à la tentation d’une prescription technique, qui
n’amènerait qu’un semblant de retour à la normale ; il convient au contraire de maintenir une exigence
de compréhension du sens de ce qui s’est produit dans la communauté de travail afin de parvenir, avec
elle, à une transformation en profondeur propre à restaurer un mode de fonctionnement non pathogène.
Cela implique d’affronter les peurs, les pressions, l’agressivité du groupe ; l’appui sur une équipe
extérieure s’avère indispensable, pour procéder avec rigueur et maintenir les affects à distance.
L’exposé théorique de C. Dejours place l’accent sur les effets délétères des nouveaux principes
organisationnels. En faisant primer les critères de gestion sur les valeurs traditionnellement attachées
2
C. Dejours est notamment l’auteur de Souffrance en France : La Banalisation de l’injustice sociale (Seuil,
1998), un ouvrage qui, en mobilisant le concept de Hannah Arendt de banalité du mal, a contribué à renouveler
notre compréhension de la souffrance au travail. Il a dirigé Conjurer la violence. Travail, violence et santé,
ouvrage paru chez Payot en 2007 et inspiré des travaux de la Commission « Violence, travail, emploi, santé »,
présidée par C. Dejours dans le cadre de l’élaboration de Plan Violence et Santé, dont les conclusions avaient été
rendues en 2005.
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au travail, ils ont profondément déstructuré l’entraide et la solidarité, ont généralisé les sentiments
d’injustice et d’impuissance, et, en définitive, d’isolement. C’est de cette déstructuration en
profondeur du vivre ensemble que les suicides au travail témoignent, selon C. Dejours. Ainsi, « la
multiplication actuelle des suicides au travail ne résulte pas seulement des injustices, de la disgrâce ou
du harcèlement. Elle résulte principalement de l’expérience atroce du silence des autres […] La
trahison par les collègues, les proches, est plus douloureuse que le harcèlement lui-même ». De cette
analyse terrible, C. Dejours tire cependant un motif d’espérer : puisque la situation actuelle n’est pas le
résultat d’une fatalité, mais de l’action concertée de leaders et du consentement du plus grand nombre,
alors cela signifie qu’il nous appartient de reprendre l’initiative pour instaurer d’autres rapports au
travail, et, par-delà, dans la société que nous formons.
Deux ouvrages pour compléter cet ensemble sur le travail
Paul LAFARGUE, Le Droit à la paresse, [1880]. Présentation nouvelle de Maurice Dommanget,
Maspéro, 1979, coll. Petite Collection Maspéro, 153 p.
Cote 212 LAF
Le célèbre pamphlet de P. Lafargue est un texte court (p. 121-153 de cette édition) mais dense et
efficace dans sa critique de la représentation moderne du travail. On peut en juger aux premières
lignes du texte : « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation
capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles,
torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée
jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette
aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail ».
Empruntant à Marx le concept d’idéologie comme aliénation, l’auteur décrit le renversement qui, dans
la société capitaliste, nous fait aspirer au travail, une activité qui avait été jusque là uniquement
considérée dans sa dimension contrainte et servile.
L’injonction à travailler, note P. Lafargue, sous couvert de produire notre bien-être, engage la société
dans une situation de crise due à la surproduction puis, en cherchant une issue à celle-ci, dans
l’expansionnisme et le colonialisme, ainsi que dans la surconsommation. Les machines, qui auraient
dû libérer les hommes du travail, n’ont donc fait que les asservir davantage, en les faisant le jouet
d’une production dont ils ne savent que faire. Le problème n’est plus de produire les biens nécessaires
à la vie et au bien-être, mais de trouver des débouchés à ce qui est produit.
L’argumentation de l’auteur oppose notamment à la folle ardeur au travail le rappel du nombre de
jours chômés dans l’Ancien Régime (52 dimanches et 38 jours fériés) et l’évaluation des forces de
travail dévoyées par le capitalisme en domesticité et autres taillages de diamants ou décorations de
maisons de plaisance : débarrassée de ces efforts superfétatoires, la participation individuelle à l’effort
collectif pourrait, selon Lafargue, se limiter à 3 heures par jour. Des calculs que l’on devine
jubilatoires !
En bref, une joyeuse (mais sérieuse !) provocation qui nous aide à prendre des distances avec
l’argument « réaliste » de la « nécessité » d’augmenter la durée du travail, et à penser autrement
l’apport technique de la productivité.
Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, [1958], Calmann-Lévy, [1961] 1983, coll. Agora
Pocket, 406 p.
Cote 212 ARE
Hannah Arendt conduit dans cet ouvrage une réflexion politique, centrée sur la question de l’activité
humaine, et qui constitue une vive critique de la société contemporaine.
L’auteur présente la condition de l’homme moderne comme celle d’un être dont la fascination pour la
puissance technique le conduit à envisager toute activité sous l’angle de l’utilité et de l’efficacité. La
question : « A quoi ça sert ? » en vient à s’imposer comme la seule sensée, et la justification par
l’utilité à se caricaturer dans une justification par la nécessité. Le travail - l’activité utile par
excellence, puisqu’il est nécessaire ! - nous apparaît ainsi de plus en plus comme l’unique mode
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d’activité. « Quoi que nous fassions, nous sommes censés le faire pour gagner notre vie » : nous avons
tendance à ne plus comprendre ce que l’on peut faire d’autre que travailler, et à réduire le travail à sa
dimension laborieuse de gagne-pain. Il nous semble que rien n’est plus sérieux que l’effort pour se
maintenir en vie - mais celui-ci, étant aussi bien le lot des animaux, n’est en rien propre aux hommes et le sens de cette vie nous apparaît comme une question subalterne, sinon oiseuse.
Ce sont alors les intérêts proprement humains de l’activité qui sont dévalués, voire niés, et tendent à
disparaître de notre sens commun : être curieux du monde et des autres, (se) faire plaisir, aspirer à la
reconnaissance, vouloir vivre ensemble (et non seulement se résigner à la présence des autres), par
exemple. La générosité ou les manifestations d’amitié ou encore l’intérêt pour le collectif sont ainsi
toujours suspectés de recouvrir un but intéressé (où l’intérêt n’a plus de sens qu’utilitaire).
C’est la dimension politique de l’activité qui est la plus touchée : à quoi sert-il de débattre pendant des
heures, puisqu’on ne sera de toutes façons jamais d’accord ? Il paraît alors plus efficace, plus
rationnel, de laisser décider les experts, les économistes… ceux qui savent. D’autant que la société que
nous formons nous paraît elle-même devoir être justifiée par son utilité : à quoi cela sert-il de vivre
ensemble, si ce n’est pour produire les biens nécessaires à la vie ? La grande gagnante de ce
recouvrement des activités par la logique du travail est l’économie (du grec oikos, la maisonnée) :
procurer à la maisonnée de quoi vivre le plus confortablement possible, voilà la seule activité qui
paraît désormais sérieuse ; et il nous semble que vivre, c’est travailler, puis consommer et se reposer –
et ainsi de suite. Que faire d’autre ?
Le caractère idéologique de ce système de représentations s’atteste dans le fait qu’il soutient un mode
de vie propre à fournir un débouché à la surproduction du travail. Arendt remarque que nous nous
conduisons avec des objets produits pour durer comme s’ils étaient des produits de consommation ; et
nous en venons à consommer nos vêtements, nos maisons… comme s’ils n’étaient pas destinés à
durer, mais seulement à être dévorés par la consommation. Il s’atteste également dans le sentiment
d’impuissance et la passivité qu’il engendre. En effet, Arendt pointe que notre société est une société
de travailleurs que les progrès techniques privent de travail : les machines auraient pu délivrer les
hommes du fardeau de l’activité nécessaire, ainsi qu’ils en ont rêvé de tout temps ; mais elles nous
asservissent davantage encore, car nous ne comprenons plus ce que nous pouvons avoir d’autre à faire
que travailler. Et l’époque moderne vire au cauchemar d’un monde où les machines rendent les
hommes superflus – et où nous tendons à ne plus comprendre en quoi il y aurait là matière à protester :
à quoi cela sert-il, d’aller contre la nécessité ?
L’époque moderne se place donc sous le signe de la rationalité utilitaire, laquelle tend à se restreindre
à une rationalité économique : tout est affaire de calcul, de rapport entre gain et coût, effort et résultat,
avec pour résultat une terrifiante évacuation du sens de ce que nous faisons.
Le tableau brossé par Arendt est noir, il n’est cependant pas décourageant. Un errement idéologique
fait croire aux hommes qu’ils n’ont qu’à plier devant la nécessité. Mais la puissance d’agir proprement
humaine est puissance d’initier, d’instituer, d’opposer des valeurs à ce qui se présente comme
nécessité. Nous ne sommes donc pas condamnés à l’impuissance – sauf à nous abîmer dans le travail
au point d’oublier que nous sommes doués d’action : capables, non seulement d’actes productifs, mais
d’actes chargés de sens.
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