Golfe persique : enquête sur les nouveaux gisements d`art

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Golfe persique : enquête sur les nouveaux gisements d`art
Golfe persique : enquête sur les nouveaux
gisements d'art
Au lendemain de la foire de Dubaï et alors que la Biennale d'art
contemporain se poursuit à Sharjah, les Émirats arabes unis s'imposent
comme un nouvel acteur clé du marché de l'art.
Le Tout-Dubaï en parle. Mais lorsqu'on y parvient, l'avenue Alserkal,
«nouveau district pour l'art plastique», ne ressemble en rien à ce qu'on
imagine. Loin des clinquants gratte-ciel de la ville, dans un quartier difficile
d'accès, al-Quoz est une zone industrielle où une vingtaine de galeries d'art
contemporain ont investi d'anciens hangars de stockage des grands centres
commerciaux. Avant, il y avait aussi des camps de travailleurs avec vue
imprenable sur l'émirat au sable englouti sous le béton des tours. C'était au
temps de l'âge d'or de l'immobilier, avant la crise de 2008. Depuis, les
champs de grues ont disparu et c'est un courant d'art qui souffle sur Dubaï.
L'enclos d'Alserkal est une sorte de SoHo à l'orientale. Pionnière, la Green Art
Gallery, fondée en 1995 par une famille syrienne qui tenait une autre galerie à
Homs, s'y est installée en 2010. Autres galeries phares de l'émirat: The Third
Line, codirigée par l'Émirienne Sunny Rahbar et l'Italo-Américaine Claudia
Cellini, Carbone 12, du jovial Iranien Kourosh Nouri, ou encore la Belge
Isabelle van den Eynde, qui a quitté Bruxelles pour Dubaï. C'est elle qui a
révélé les frères iraniens Ramin et Rokni Haerizadeh, 36 et 34 ans, qui ont fui
Téhéran il y a huit ans après une rafle de la police des mollahs et ont trouvé
refuge aux Émirats arabes unis. Leur maison atelier dans le quartier de Barsha
2 ouvre sur un paradis créatif qu'on n'imagine pas dans un pays non
démocratique. C'est une caverne d'Ali Baba d'ocres et de bleus, peuplée de
peintures, collages et sculptures d'une liberté outrancière pour un État
conservateur. Mais les autorités de Dubaï laissent faire.
À peine ont-elles émasculé plusieurs fois une statue d'inspiration grecque…
Aujourd'hui, les deux frères iraniens sont connus du marché mondial. Lors de
la dynamique Dubai Art Fair, la foire annuelle d'art contemporain qui a fermé
ses portes samedi dernier, une œuvre de Ramin a été vendue 30.000 dollars
par la galerie française Nathalie Obadia. Et une peinture de ­Rokni, estimée
entre 20.000 et 25.000 dollars, est au catalogue de la prochaine vente d'art
moderne arabe, iranien et turc de Christie's, à Dubaï, les l6 et 17 avril.
Une foire intimiste
Reste que les frères iraniens ne sont pas une exception à Dubaï. De
nombreux autres artistes ont trouvé ici un havre favorable de création et
d'exposition, dans le sillage du pionnier émirien Hassan Sharif, 62 ans, dont
les installations inspirées par Duchamp s'exposent dans la maison de son
frère, The Flying House. À la septième foire de Dubaï, cette profonde
dynamique artistique était visible à travers soixante-quinze galeries venues de
trente pays, du Moyen-Orient notamment, mais aussi d'Asie, d'Occident
(dont les Français Nathalie Obadia, Daniel Templon, Chantal Crousel, Éric
Hussenot et Yvon Lambert) et même d'Afrique de l'Ouest, cette année. Une
foire intimiste (en comparaison, Bâle compte trois fois plus de galeries),
pesant tout de même 40 millions de dollars, et où l'on déambulait comme
dans un musée et non comme dans un souk clinquant. Des créations venues
d'Égypte avec Youssef Nabil, du Maroc avec Mounir Fatmi, de Syrie avec Fadi
Yazigi. De Tunisie, d'Algérie, d'Arabie saoudite, de Chine avec Yue Mingun,
dont le dinosaure à tête d'homme hilare a été vendu illico par la londonienne
Pace Gallery entre 2000 et 3000 dollars.
«Les instabilités des pays voisins ont consacré le rôle de Dubaï comme lieu de
rencontre de la triade artistes-galeristes-collectionneurs», commente Amin
Moghadam, de la revue de géopolitique Transcontinentales. Et si l'on y a vu
autant d'œuvres nourries au lait de l'histoire et des littératures du monde,
c'est parce que «l'entrée des beaux-arts aux Émirats arabes unis, tels que
ceux-ci sont définis en Occident, s'est faite à l'initiative d'une série d'experts
et de marchands d'art, souvent formés en Europe ou aux États-Unis et
néanmoins familiers des Émirats», selon ce fin connaisseur.
C'est ainsi qu'en 2005 le Britannique William Laurie a implanté Christie's dans
le quartier d'affaires DIFC (Dubaï International Financial Center), où se
concentrent une dizaine de galeries d'art et aussi l'Art and Culture
Department, organisateur d'Art Dubaï.
En sept ans, Christie's, en situation de monopole depuis la défection de
Bonham's en 2008, a totalisé près de 230 millions de dollars. Ses catalogues
de vente évoquent ceux d'un musée, 90 % des œuvres ayant une longue note
de présentation. «Contrairement à un marché bien établi, nous avons eu ici
un rôle pionnier», explique Hala Khayat, belle Syrienne trentenaire, qui a
remplacé William Laurie, parti fonder en 2010 sa propre galerie sur l'avenue
Alserkal. Signe des temps, «on vend surtout des artistes hybrides, qui ont une
double culture, égypto-allemande, irano-américaine. Une œuvre en fusion,
qui répond à beaucoup de problèmes d'identité», confie-t-elle. D'où des
amateurs d'une diversité qu'on ne voit pas ailleurs, ni à Istanbul, trop turque,
ni à Beyrouth, trop instable. Dans les allées de la foire, comme dans le dédale
de la Biennale de Sharjah, les riches familles régnantes des monarchies
pétrolières et les expatriés fortunés d'Inde et du Pakistan ont croisé, souvent
pour la première fois, des collectionneurs de Bruxelles, de Monaco, de
France, comme Patricia Marshall, et même venus de Chine.
«Dubaï est devenue un hub artistique», observe Nathalie Obadia. Et le
phénomène devrait se développer avec le Louvre et le Guggenheim d'Abu
Dhabi, «deux labels scientifiques», dit-elle, que n'a pas la rivale, Doha, au
Qatar.

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