avant-‐propos de la directrice

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avant-‐propos de la directrice
AVANT-­‐PROPOS DE LA DIRECTRICE Le Musée des beaux-arts de Hamilton est très fier de présenter l’une des rares expositions consacrées à l’art
baroque au Canada.
Depuis qu’il a reçu en don une importante collection d’œuvres de Joey et Toby Tanenbaum, en 2002, le Musée
a réalisé de nombreuses expositions sur l’art européen, principalement en lien avec sa collection du XIXe siècle.
L’exposition Illuminations poursuit maintenant cette exploration de l’art européen en mettant en valeur les
œuvres d’art baroque conservées dans les grands musées d’art au Canada, notamment les œuvres de notre
propre collection.
On dit du XVIIe siècle qu’il serait la « première modernité ». Chose certaine, l’art baroque, contrairement aux
mouvements artistiques qui l’ont précédé, est une réelle explosion de formes sur la toile. Imprégnées d’énergie
et de spontanéité, la plupart des œuvres de cette époque contrastent fortement avec les formes de représentation
antérieures. Ainsi, Illuminations s’intéresse à la grande utilisation de la lumière dans la peinture baroque
italienne, à sa signification et à son rôle dans la naissance de l’art moderne. Par le fait même, l’exposition se
penche sur les pratiques de collectionnement des musées d’art au Canada et sur la représentation de l’art
baroque au sein de leurs collections. Il va sans dire que la plupart des institutions canadiennes ne disposent pas
des ressources nécessaires pour étudier à fond cette fascinante période de création; ce qui rend ce projet d’autant
plus intéressant pour tout un chacun.
Conçue par Benedict Leca, l’ancien directeur de la conservation du MBAH, et préparée par ce dernier
conjointement avec Devin Therien, diplômé de l’Université Queen’s, cette exposition est le fruit d’une
collaboration exemplaire, qui vient enrichir la pratique de commissariat au pays. Nous souhaitons exprimer
notre sincère gratitude à tous les deux pour leur engagement à mener à bien cette exposition.
Tout aussi importante est la réponse généreuse que nous avons obtenue de la part de nos institutions sœurs, dont
le Musée des beaux-arts de l’Ontario, le Musée des beaux-arts de Montréal, l’Agnes Etherington Art Centre et le
Musée des beaux-arts du Canada. Nos remerciements et notre reconnaissance vont également aux prêteurs qui,
en acceptant de partager leurs précieuses œuvres, ont permis à ce projet de voir le jour. Nous sommes par
ailleurs ravis que le Musée des beaux-arts de l’Alberta accueille l’exposition.
Encore une fois, nous sommes très heureux de collaborer avec D Giles Limited à la production et à la
distribution de cette publication, assurant ainsi son rayonnement partout dans le monde.
1 Nous remercions vivement le ministère du Patrimoine canadien pour son appui dans le cadre du Programme
d’aide aux musées. Cette subvention, combinée au soutien de la ville de Hamilton, du Conseil des arts de
l’Ontario et du Conseil des arts du Canada, a rendu possible cette exposition.
—Louise Dompierre, Présidente et directrice générale
Musée des beaux-arts de Hamilton
2 Introduction
Les documents archéologiques démontrent que l’utilisation de la lumière dans l’art de la représentation remonte
à l’époque paléolithique, alors que les artistes des cavernes se servaient de l’éclairage circonscrit et de la lueur
vacillante des lampes à l’huile pour créer des structures narratives dynamiques et interpeller le spectateur. Si les
peintres baroques italiens ont cherché, eux aussi, à interpeller le spectateur en faisant des effets de lumière le
trait caractéristique de leur art, c’est bien sûr pour d’autres motifs. Il est important de mentionner d’entrée de jeu
que le terme élastique de « baroque » chapeaute un ensemble d’artistes aux approches et aux styles personnels
très différents, chacun naviguant, par son traitement de la lumière, entre les deux grands pôles de la
représentation qui définissaient la peinture à l’époque : le naturalisme et l’idéalisme. Toutefois, le contexte sousjacent global était essentiellement le même pour tous : c’est-à-dire, l’« Église triomphante », ou un catholicisme
populaire renouvelé à la suite de la Contre-Réforme de l’ère précédente. Le célèbre concile de Trente (15451563), l’un des plus importants conciles œcuméniques de l’Église catholique, avait officiellement reconnu
l’apport de l’imagerie à l’enseignement religieux. Cette acceptation a donné lieu à une profusion d’écrits
esthétiques qui ont défini trois critères indispensables à toute œuvre viable, dont le but ultime d’interpeller le
public faisait de l’exploitation de la lumière fonctionnelle et narrative une composante logique : 1) clarté,
simplicité et lisibilité; 2) interprétation réaliste; 3) incitation à la piété1.
À une époque où les textes explicatifs qui accompagnaient les images avaient peu de chance de communiquer
au public, en grande partie illettré et profane, les enseignements moraux souhaités, la clarté et la lisibilité de la
forme narrative étaient de première importance. Il en a probablement toujours été ainsi. Dans son texte
fondamental De Pictura, par exemple, le grand savant de la Renaissance Leon Battista Alberti affirme que les
personnages peints doivent « [montrer] avec force les mouvements d’âme qui les animent », pour mieux
« émouvoir l’âme des spectateurs2 ». Mais Alberti devait respecter le décorum dans son traité consacré à la
légitimation intellectuelle de la peinture, qui exclut essentiellement la gestuelle théâtrale ainsi que tout
traitement dramatique de la lumière, celle-ci y étant abordée du point de vue strictement scientifique de la
perception des couleurs. Au XVIIe siècle, la mise en commun du penchant marqué de l’Église catholique, alors
pleinement consciente du potentiel propagandiste de l’art, pour la persuasion et de certaines influences
artistiques plus rapprochées créait un contexte favorable à l’expérimentation dramatique. Naturellement, les
peintres recourraient toujours aux métaphores traditionnelles établies de longue date, où la lumière représentait
la vérité, voire le divin, et où son absence évoquait le mal ou l’ignorance. Toutefois, l’enseignement moral et
1
2
. Rudolf Wittkower, Art and Architecture in Italy 1600 to 1750, Baltimore, Penguin, 1958, p. 1.
. Leon Battista Alberti, De Pictura, traduit du latin et présenté par Danielle Sonnier, Paris, Allia, 2007, p. 56.
3 l’« incitation à la piété » qui étaient à l’origine du mécénat religieux, ainsi que la perspective positiviste qui
prévalait au sein d’une élite de mécènes privés, de connaisseurs et de théoriciens, ont ouvert la voie à
l’acceptation, voire à l’appui tacite, d’une peinture à la fois résolument naturaliste et intensément théâtrale.
Ce contexte artistique changeant et expérimental – on pourrait même dire permissif –, caractéristique d’une
période aujourd’hui considérée comme la phase préliminaire de l’ère moderne (le début de l’époque moderne),
demande qu’on aborde la lumière en tenant compte de ses divers usages et significations, d’une position qui
transcende la division réductrice entre le réalisme de Michelangelo Merisi da Caravaggio et le classicisme
d’Annibale Carracci. Le fait est que les artistes recourent constamment à l’artifice, en employant des formules et
des concepts qui souvent allient des modes de représentation en apparence incompatibles. Par exemple, le clairobscur (jeu de clarté et d’obscurité) dramatique de Mattia Preti montre le corps nerveux de saint Paul réagissant
à l’intervention divine dans une scène remarquablement réaliste, alors qu’elle est totalement inventée (voir cat.
7). De la même manière, les compositions classiques, comme Jupiter et Europe de Guido Reni, qui montrent
nécessairement des personnages idéalisés et modelés à la perfection par la lumière artificielle, reposent toujours
sur les critères immuables de la représentation naturaliste (voir p. 8). De fait, un des principes fondateurs de
l’académie des Carrache à Bologne, où Reni a été formé, consistait en l’étude attentive de la nature et en la
compréhension de l’anatomie, ce à quoi Reni s’est méthodiquement appliqué dans ses études et dessins
préparatoires3.
De styles, thèmes et années de création variés, les remarquables tableaux ici rassemblés permettront aux
visiteurs de découvrir la diversité des moyens déployés par les peintres pour traiter la lumière. Les effets de
lumière servent tantôt à communiquer des récits religieux et mythologiques, tantôt à mettre en valeur leurs
enseignements, comme dans le cas du protagoniste du Massacre des enfants de Niobé de Luca Giordano :
Apollon, baigné d’une lumière jaune, la tête mise en relief par un halo lumineux, y est immédiatement
reconnaissable en qualité d’archer divin (voir cat. 1). Mais les peintres ont aussi employé les effets de lumière à
des fins purement fonctionnelles : pour éclaircir leurs tableaux ou pour donner plus de force à leurs
compositions. Dans Vénus présente à son fils Énée les armes forgées par Vulcain (voir cat. 9a), Nicolas
Poussin éclaire la scène entière de lumière naturelle, rendue par de petites touches de blanc argenté qui font
écho à d’autres éléments également rehaussés de blanc, ce qui permet d’harmoniser la toile dans son ensemble.
En complément à ce groupe d’œuvres éloquentes, le présent catalogue vise à offrir une vue plus complète du
contexte artistique de l’époque et un aperçu du collectionnement de la peinture baroque au Canada. L’essai
principal, de Devin Therien, cocommissaire de l’exposition, montre clairement que l’exploitation des effets de
3
. Jaynie Anderson, « Speculations on the Caracci Academy in Bologna », Oxford Art Journal, vol. 2, no 3 (1979), p. 15-20.
4 lumière en peinture est autant le fait des nouvelles découvertes scientifiques sur la lumière que du symbolisme
et des codes établis dans la grande tradition de la peinture. C. D. Dickerson III, conservateur de l’art européen
au Kimbell Art Museum, expose comment les effets de lumière, que l’on pourrait croire plus étroitement liés à
la peinture, étaient en fait une composante essentielle de la sculpture, notamment des œuvres de Gian Lorenzo
Bernini. Le conservateur de l’art européen au Musée des beaux-arts de l’Ontario, Lloyd DeWitt, traite de
l’impact dans l’art du Nord de l’Europe d’une certaine forme de lumière, le ténébrisme du Caravage, qui a eu
autant d’influence sur les artistes nordiques qu’italiens. Enfin, Devin Therien retrace la longue et riche histoire
de l’appréciation et du collectionnement de l’art baroque au Canada.
La présente exposition et ce catalogue viennent nous rappeler – si besoin est – non seulement l’inventivité et la
subtilité avec lesquelles les peintres baroques ont su traduire les effets de lumière, mais aussi l’importance
majeure du trope de la lumière dans leur art, comme dans celui de tous les artistes occidentaux. On peut dire que
le traitement thématique de l’ombre et de la lumière est la base des arts graphiques en Occident et qu’il constitue
tout aussi certainement la métaphore fondamentale de la métaphysique occidentale, où la lumière est vérité, et
l’obscurité, mensonge. En dernière analyse, nous aurions peut-être intérêt à nous pencher sur son rôle plus
global en matière de création de beauté et en tant que ferment de tensions sociales et religieuses.
Benedict Leca
5 L’ombre et la lumière dans la peinture baroque italienne Devin Therien
Dès la Renaissance, les grands maîtres italiens se sont intéressés aux effets de lumière en peinture. Dans son
Traité de la peinture, Léonard de Vinci (1452-1519) note qu’il n’y a pas de lumière sans ombre, chacune étant
nécessaire pour distinguer les formes dans l’espace, illusoires ou non. Après avoir décrit les différents types de
lumière, dont la lumière du soleil et celle qui est visible dans l’atmosphère, Léonard déclare:
L’ombre est de la nature de l’obscurité; la lumière est de la nature de la splendeur. L’une cache,
l’autre révèle. Elles sont toujours jointes aux corps, et l’ombre est plus puissante que la lumière,
car elle peut interdire absolument la lumière et en priver les corps entièrement1.
Dans cet énoncé, Léonard fait état d’un axiome largement répandu, mais incompris sur le plan scientifique,
concernant le rôle et la fonction de l’ombre et de la lumière telles que les perçoit l’œil humain, et en particulier
celui de l’artiste. On comprend mieux l’importance du rapport entre la lumière et l’ombre en considérant le
terme italien chiaroscuro, qui désigne les jeux de contraste entre le clair (chiaro) et l’obscur (scuro). Ce terme,
issu de la théorie de l’art en Italie au XVe siècle, fait spécifiquement référence à la répartition des valeurs claires
et foncées, grâce à laquelle les artistes reproduisaient des objets sombres ou éclairés. Comme le fait par ailleurs
remarquer Léonard, les gradations de l’ombre et de la lumière donnent forme aux objets, car ce « qui est peint
de blanc et de noir paraît de meilleur relief ».
Les travaux ultérieurs sur la question de l’ombre et la lumière sont également importants, puisque toutes sortes
d’éclairages déterminent la couleur des objets matériels qui nous entourent. Les artistes et philosophes de la
nature ont découvert plus tard que le spectre de la lumière perçue par l’œil humain se traduit en couleurs. Ainsi,
la lumière, tout comme son absence, définit non seulement la tridimensionnalité des objets, mais elle les dote
aussi de couleur. Des études ont conclu que la couleur, tel qu’elle est perçue naturellement, résulte des différents
rayons de lumière qui éclairent les objets. Les expériences optiques d’Isaac Newton, par exemple, ont démontré
que l’œil humain perçoit une gamme de couleurs (rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet) lorsqu’une
lumière blanche traverse un prisme à différents angles. La couleur est donc une propriété de la lumière, qui
apparaît et disparaît en fonction des conditions établies par la source lumineuse. Bien que les facteurs
scientifiques qui déterminent la perception humaine de la lumière soient nettement plus complexes que la
1
. Léonard de Vinci, La peinture, textes traduits, réunis et annotés par A. Chastel, avec la collaboration de R. Klein, Paris,
1964, p. 91.
6 description faite ici, disons simplement qu’une compréhension pratique de la lumière, de l’ombre et des
couleurs qui en découlent était essentielle pour représenter la nature dans un espace illusionniste.
À l’exception de Léonard, les artistes n’étaient pas des philosophes de la nature et n’étudiaient pas l’optique et
la perception humaine de manière scientifique comme l’a fait Newton. Il est intéressant de commencer par
Léonard, puisque ses écrits, abondamment diffusés au XVIe siècle et au début XVIIe siècle, ont été rassemblés et
publiés sous forme de traité en 1651. Les artistes baroques italiens étaient donc au courant des conclusions de
Léonard sur le rôle de l’ombre et de la lumière dans la nature et sur leur application en peinture. Ses
observations pourraient donc être considérées comme fondamentales aux essais des peintres baroques qui l’ont
suivi. Ces peintres, contrairement aux philosophes de la nature, étaient des interprètes des effets de lumière. À
ce titre, ils pouvaient reproduire de façon sélective différentes sources d’éclairage à des fins dramatiques.
L’analyse qui suit s’intéresse à la manière dont les peintres utilisaient la lumière pour interpréter et reproduire le
monde en peinture.
Peindre la lumière Malgré leur aptitude à traduire la lumière sur la toile, les peintres devaient tenir compte de trois éléments
fondamentaux dans leur représentation de celle-ci : le type d’éclairage utilisé ou dépeint – c’est-à-dire, la
lumière naturelle (du jour), la lumière artificielle (lampes, bougies, torches) et la lumière surnaturelle (non
identifiée en raison des effets d’illusion); l’intensité de l’éclairage et si la source de lumière est directement
concentrée sur l’objet ou non; et l’orientation de l’éclairage, particulièrement lorsque celui-ci descend sur les
objets tridimensionnels et de nature illusoire – depuis le haut, le bas, le devant ou l’arrière. Comme l’indiquent
les écrits de Léonard et de ses successeurs, la vraisemblance (l’apparence de réalité) était l’un des principaux
objectifs poursuivis par les peintres italiens de la Renaissance2. Les artistes baroques, toutefois, ont effectué
davantage d’expériences avec les modèles d’éclairage que les artistes qui les ont précédés et suivis, créant ainsi
des effets lumineux dramatiques dans les espaces naturels, surnaturels et mystérieux qu’ils représentaient. En
éclairant leurs compositions de l’avant, de l’arrière, de côté, de plusieurs côtés et de l’intérieur, les peintres
exploraient les limites des effets de lumière sur les personnages, les objets et l’espace.
De nombreux peintres baroques italiens dépeignaient la lumière par des agencements de couleurs visant à
reproduire le plus fidèlement possible la distribution de l’ombre et de la lumière, tel qu’on la retrouve dans la
2
. Les spécialistes du début de l’art moderne (1450-1750) sont conscients que les différences (en matière) de
développement stylistique, de théorie artistique et d’écrits humanistes et esthétiques ont influencé et modifié les
représentations de la nature par les artistes, d’une ville à l’autre et d’une décennie à l’autre. Les lecteurs pourront se référer
à l’excellente et impérissable analyse effectuée par Frederick Hartt de l’art de la Renaissance italienne ainsi que des idées et
des protagonistes qui l’ont façonné : History of Italian Renaissance Art, Painting, Sculpture, Architecture, 7e éd., Upper
Saddle River (N. J.) et Londres, Prentice Hall-Pearson Education, 2010.
7 nature. Certains, cependant, estimaient que la manipulation de la lumière était le principal moyen d’expression à
leur disposition pour exagérer leur langage visuel et provoquer d’intenses réactions émotives avec leurs
peintures. Cela leur a permis de créer des œuvres qui dépassaient la vraisemblance pour atteindre un niveau de
naturalisme jusque-là inégalé, illustrant des personnages et des objets de manière si détaillée que les veines, les
plis et les rides de leurs visages et de leurs bras fascinaient le public. À la même époque, d’autres artistes
peignaient des événements sociaux et historiques où les personnages et les lieux de l’action étaient idéalisés.
Cette approche privilégiait une vision idéale du monde, fondée en partie sur une théorie de l’art qui valorisait le
répertoire figuratif et littéraire de l’Antiquité gréco-romaine, ainsi que l’art de maîtres de la Haute Renaissance,
comme Raphaël (1483-1520)3.
L’ombre et la lumière I : le décorum de l’éclairement
Les artistes ont souvent élaboré de nouvelles stratégies d’éclairement en étudiant la façon dont la lumière
influence l’aspect des objets dans la nature, à l’aide notamment de maquettes où ils créaient des scènes avec des
figurines de cire. Toutefois, ces expériences et leurs résultats n’ont pas toujours été reconnus, car le « décorum »
ou la convenance de l’éclairage en peinture, particulièrement en ce qui a trait à l’imagerie religieuse, était un
sujet de débat constant. La question de l’éclairage approprié a été abondamment débattue tout au long du XVIIe
siècle en Italie, alors que les mécènes, les collectionneurs, les amateurs et les biographes comparaient des
artistes comme Le Caravage (1571-1610) et Guido Reni (1575-1642). Le Caravage illumine vigoureusement ses
personnages nettement définis et aux couleurs éclatantes dans des scènes à la fois lumineuses et profondément
sombres. Son traitement dramatique du clair-obscur, dont son Saint Jean-Baptiste (fig. 1) constitue un bon
exemple, faisait évidemment l’objet de comparaison avec l’approche des peintres qui étudiaient avec la famille
Carrache – Annibale (1560-1609), son frère aîné Agostino (1557-1602) et leur cousin Ludovico (1555-1619) –,
dont des peintres d’importance comme le Dominiquin (1581-1641) et Reni. L’éclairage argenté et la brillance
chromatique (l’éclat des couleurs) qui caractérisent l’approche de ce dernier s’expriment avant tout par la
représentation de personnages aux couleurs lumineuses dans des environnements atmosphériques. Le tableau
Jupiter et Europe (fig. 2) démontre le génie pictural unique de l’artiste, qui rehaussait ses toiles de tons roses,
bleus, orangés et violets, ainsi que de reflets argents et dorés inspirés de Raphaël, du Titien et de Federico
Barocci (v. 1535-1612).
3
. Bien que cette théorie de l’art ait été ébauchée auparavant par des auteurs de l’époque baroque, comme Giovanni Battista
Agucchi (1570-1632), sa défense la plus convaincante se trouve dans les écrits de l’amateur, critique et connaisseur romain
Giovanni Pietro Bellori (1613-1696). Son essai Idée du peintre, du sculpteur et de l’architecte met de l’avant le concept
définitif de la théorie idéaliste de l’art, lequel était basé sur la fusion du néoplatonisme de la Renaissance et de la théorie de
l’art et qui se manifestait dans l’art des grands peintres classiques. Pour un résumé de la théorie de l’art de Bellori, voir
Evelina Borea et Carlo Gasparri (dir.), L’idea del bello: Viaggio per Roma nel Seicento con Giovan Pietro Bellori, Rome,
De Luca, 2000, p. 7; et Erwin Panofsky, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art, traduit de
l’allemand par Henri Joly, Paris, Gallimard, 1989.
8 Les peintures du Caravage sont sans doute les plus énigmatiques aux yeux des spectateurs, en raison de la
dynamique qu’il y créé entre l’obscurité et la lumière. Ces deux éléments sont devenus les principales
caractéristiques de son art et de celui d’un grand nombre d’artistes qui ont revisité sa façon de rendre des scènes
avec vraisemblance, clarté et précision. Des peintres comme Bernardo Strozzi (1581-1644), Mattia Preti (16131699) et, notamment, Matthias Stom (v. 1600-après 1652) ont démontré un intérêt particulier pour les
représentations hypernaturalistes rehaussées d’effets de lumière dramatiques. Chacun de ces peintres exploitait,
à des degrés divers, un clair-obscur très artificiel où un faisceau de lumière tombait abruptement, du haut du
tableau, sur un ou plusieurs personnages rassemblés dans un espace réduit, mettant ainsi leurs traits vivement en
évidence tout en laissant l’espace environnant dans une pénombre mystérieuse. Les musiciens de village, de
Strozzi, et Saint Paul l’ermite, de Preti (fig. 3 et fig. 4), illustrent parfaitement cette technique. Les personnages
y sont tellement éclairés que leurs traits hypernaturalistes captent instantanément l’attention du spectateur.
L’éclairage magnifie l’action et saisit le spectateur à tel point que celui-ci en oublie parfois de se demander
pourquoi l’espace environnant est indiscernable. On retrouve des effets semblables dans Le Christ et la femme
adultère de Stom (fig. 5), où la lumière pénétrante n’éclaire que les personnages.
De nombreux artistes et connaisseurs, notamment l’amateur d’art siennois Giulio Mancini (1558-1630), ont
activement critiqué ces modes d’éclairage et de composition jugés trop artificiels. Selon Mancini, tout en
témoignant d’un « désir d’éclairer [les scènes] au moyen d’une seule source de lumière venant d’en haut », le
Caravage et ses émules représentent leurs personnages, les formes et l’espace illusionniste de « manière non
naturelle, ni achevée ni réfléchie, comme le faisaient les peintres des siècles passés ou leurs prédécesseurs tels
que Raphaël, le Titien et le Corrège4 ». Mancini poursuit en faisant remarquer que leur fascination pour le
naturalisme et la lumière artificielle limitait leur capacité à réaliser des tableaux grandioses. Puisque la peinture
historique était considérée le genre le plus noble, les artistes de cette école ne pouvaient jouir d’une grande
renommée, selon Mancini, parce que leurs tableaux ne communiquaient pas l’émotion d’une manière appropriée
au genre5. On estimait donc que ces artistes produisaient des œuvres inappropriées, car leur source de lumière
directe, leurs vifs contrastes entre les zones illuminées et les zones ombragées et leur insistance sur
4
. « Ce qui est particulier à cette école est le désir d’illuminer [les scènes] au moyen d’une seule source d’éclairage venant
d’en haut sans qu’il n’y ait aucun reflet, comme s’il s’agissait d’une pièce munie d’une fenêtre et de murs peints en noirs,
de sorte que la lumière très vive et les ombres très sombres donnent du relief au tableau, mais de manière non naturelle, ni
achevée ni réfléchie, comme le faisaient les peintres des siècles passés ou leurs prédécesseurs tels que Raphaël, le Titien et
le Corrège. [...] Dans leur approche, les tenants de cette école représentaient fidèlement la nature, à tel point qu’ils
travaillaient toujours en sa présence. Ils savaient peindre un seul personnage, mais leurs tableaux historiques et leur
représentation des émotions manquaient d’imagination, malgré la précision des objets rendus. Ils reproduisaient la nature
qui se trouvait sous leurs yeux, mais rendaient mal les grands thèmes, car ils ne pouvaient placer dans une pièce leurs
nombreux personnages éclairés par une seule fenêtre, dont l’un qui rit, qui pleure ou qui se déplace tout en maintenant une
attitude qu’il soit possible de reproduire. Et donc leurs personnages, malgré leur puissance, manquent de mouvement,
d’émotion et d’élégance, ce qui réside dans l’approche, comme on dit. » Giulio Mancini, in Adriana Marucchi et Luigi
Salerno (dir.), Considerazioni sulla pittura, Rome, Accademia nazionale dei Lincei, 1956-1957), vol. 1, p.108-109. 5
. Ibid.
9 l’hypernaturalisme, par opposition à la conception idéalisée des personnages et de la composition, limitaient leur
habileté à élaborer des récits historiques comme ceux du Dominiquin et de Reni. Mancini poursuit en insistant
sur la supériorité des Carrache et de leurs élèves, comme Reni, parce qu’ils ont « assimilé le style [naturaliste]
de Raphaël à celui de la Lombardie » et « mis de côté leurs faiblesses au profit de leurs plus grandes qualités »,
de sorte qu’« avec la lumière naturelle, ils ont doté leurs tableaux d’émotion, d’élégance, de couleur et de
nuance6 ».
Le recours à une seule source de lumière venant du haut, l’exploitation de fonds très sombres, voire opaques, et
le désir des artistes d’atteindre la plus grande vraisemblance possible définissent le débat sur la peinture
caravagesque à l’époque baroque. La déclaration générale de Mancini, entachant la réputation des peintres de
l’époque et de leurs successeurs qui s’inspiraient du Caravage, reflète son propre point de vue critique. Malgré
l’aspect très différent du groupe de musiciens rougeauds de Stozzi et de l’héroïne idéalisée de Reni, les deux
artistes cherchent à donner plus d’intensité à leurs personnages par des effets de lumière dynamiques. Reni
utilise un éclairage diffus qui inonde la scène dans son ensemble. Jupiter et Europe met nettement en évidence
sa fascination pour les variations tonales lumineuses. Le regard muet tourné vers le haut d’Europe et sa pose
statique contrastent avec ses vêtements aux couleurs radieuses, que le vent gonfle et soulève. La luminosité est
intensifiée dans cette scène, comme dans de nombreuses œuvres mythologiques de Reni, de sorte que les teintes
complémentaires qui dominent sa vibrante palette de couleurs s’en trouvent rehaussées. L’éclairement privilégié
par l’artiste et son influence sur l’aspect des couleurs sont des éléments déterminants pour comprendre ses
stratégies picturales. Contrairement aux personnages vivement éclairés, mais isolés dans l’espace, de Strozzi,
dans l’œuvre de Reni, c’est l’espace illusionniste éclairé dans son ensemble qui capte l’attention du spectateur,
le contraignant à éprouver le caractère dynamique d’une scène d’enlèvement. Les vêtements colorés alliant des
teintes de rose, d’orange et de mauve amplifient l’émotion du sujet. En somme, Jupiter et Europe illustre de
façon exemplaire l’incidence directe de la luminosité sur la brillance chromatique (le lustre des couleurs) qui, en
retour, contribue à la charge émotive de l’œuvre.
Ombre et lumière II : illuminer la peinture comme de la sculpture
Le déploiement d’un type d’éclairage intense permet de créer de vifs contrastes entre les zones claires et
sombres du visage, des membres et du torse des personnages, ce qui fait ressortir les traits en saillie et en retrait
dans l’espace. Un tel modelage des formes tridimensionnelles a donné naissance à un effet de relief pictural qui
rappelle la sculpture en ronde-bosse. Les comparaisons entre la peinture et la sculpture étaient récurrentes au
début de l’ère moderne (1400-1700), et particulièrement pendant la période baroque, alors que les peintres
déployaient des stratégies d’éclairage spectaculaires pour accentuer le relief des éléments figuratifs et leur
6
. Ibid.
10 donner un aspect tridimensionnel. Ces artistes ont ainsi intensifié le débat sur les aptitudes respectives de la
peinture et de la sculpture à capter l’attention des spectateurs et à les toucher. Les deux médiums faisaient partie
d’un système binaire : ni l’un ni l’autre ne pouvait évoluer sans affecter l’autre. Cela était particulièrement
évident au XVIIe siècle, durant lequel les peintres et les sculpteurs étaient divisés par d’intenses rivalités, mais à
l’inverse rapprochés par des collaborations artistiques.
C’est dans ce contexte que des peintres comme Preti ont démontré leur capacité à assimiler les pouvoirs affectifs
de la peinture et de la sculpture. Preti, par exemple, a cherché à comprendre comment les personnages aux
couleurs vives et fortement éclairés pouvaient évoquer la plasticité (tridimensionnalité) des sculptures en rondebosse comme le Saint Longin (fig. 6) de Gian Lorenzo Bernini (1598-1680). Ses expérimentations ont mené à
un clair-obscur prononcé où les personnages étaient représentés de façon audacieuse, ce qui accentuait la
présence matérielle de ses protagonistes, ainsi qu’en fait foi son Saint Paul l’ermite. Tout comme les peintres
caravagesques qui l’ont précédé, Preti ciblait souvent le public en recourant à un système de représentation qui
rompait avec la notion d’image autonome7. Le corps de saint Paul est vivement éclairé depuis le haut gauche du
tableau, à tel point que la bible et le crucifix à ses côtés, de même que d’autres éléments, comme la natte tissée,
sont nettement illustrés. La posture de saint Paul et sa position sur un fond sombre et indéterminé rappellent
l’aspect que prennent les sculptures dans des niches lorsque la lumière descend sur elles. Ainsi, l’imposant
personnage au rendu illusionniste produit un effet similaire à celui d’une sculpture grandeur nature logée dans
une niche. Le torse du saint est de conception audacieuse, et les creux profonds dans les plis de ses vêtements
évoquent les ondulations de la cape du Saint Longin du Bernin. L’ombre et la lumière qui confèrent sa
matérialité au personnage du Bernin deviennent ici une illusion tactile. Avant Preti, rares sont les artistes qui ont
su combiner avec autant de force la plasticité de la sculpture et l’illusionnisme de la peinture.
L’exploit de Preti est d’autant plus notable que, non seulement il fusionne la couleur et l’intensité lumineuse
propres à la peinture avec la taille concise propre à la sculpture, mais il fournit également un argument visuel en
faveur de la supériorité de la peinture sur la sculpture en illustrant les débats alors en cours, comme celui
soulevé par le scientifique et philosophe Galilée dans une lettre adressée au peintre Ludovico Cigoli :
7
. Pour une analyse approfondie de la peinture au début de l’époque moderne, voir Thomas Puttfarken, The Discovery of
Pictorial Composition: Theories of Visual Order in Painting 1400–1800, New Haven (Conn.) et Londres, Yale University
Press, 2000, p. 124, 148.
11 Il est faux de soutenir que la sculpture soit plus admirable que la peinture pour la raison que l’une
posséderait le relief et l’autre pas […] En outre, ceux qui apprécient le relief des statues croient, ce
me semble, que par ce moyen elles peuvent plus facilement nous tromper et nous paraître
naturelles. Mais notons bien cet argument ! Pour le relief qui trompe la vue, la peinture y a sa part
tout autant que la sculpture, et même davantage; puisque la peinture, outre le clair et l’obscur qui
sont, pour ainsi dire, le relief visible de la sculpture, dispose de la couleur, éminemment naturelle,
laquelle fait défaut à la sculpture8.
En mettant l’accent sur la combinaison puissante de l’ombre et de la lumière avec la couleur, Galilée fournissait,
par écrit, un parallèle déterminant aux peintres qui cherchaient à donner du relief à leurs personnages par
différents modes d’éclairement. L’argument du philosophe de la nature s’applique à une multitude de tableaux
où la lumière est travaillée tel qu’il le décrit. L’Héraclite en pleurs (fig. 7) de Giacinto Brandi (1621-1691), par
exemple, démontre que les personnages en buste, isolés et vivement éclairés, ressortent et créent un « relief
visible » là où l’ombre et la lumière se rencontrent. Le point de vue de Galilée revêt une importance particulière
puisque ses conclusions au sujet la supériorité de la peinture découlent de sa profonde compréhension du
phénomène de la lumière, acquise grâce à ses expériences avec des télescopes. Son analyse était donc sans
précédent, car elle s’inspirait autant de son travail scientifique que de sa connaissance des discours artistiques.
Galilée n’affichait donc pas le même parti pris critique que Mancini lorsque celui-ci critiquait l’utilisation par
les artistes d’un clair-obscur fortement contrasté.
Ombre et lumière III: la lumière, symbole du divin
Depuis l’Antiquité, la lumière est associée à la vérité, à la foi, à la sagesse, à la vertu, au savoir, à la sainteté et,
encore plus important peut-être dans l’histoire de l’art occidental, au divin. Il en découle donc que les ombres
signifient l’ignorance, l’incroyance, voire le mal. Dans la Bible, la lumière symbolise la présence de Dieu, sa
faveur ou sa protection divine et, sous les traits du Christ, celui qui a illuminé l’humanité. Compte tenu de
l’importance de la lumière dans la théologie chrétienne, sa représentation était garantie dans l’histoire de la
peinture occidentale, et particulièrement dans l’art baroque, alors que la Réforme catholique réaffirmait les liens
traditionnels entre la lumière et le divin. Le rayonnement de Dieu était représenté dans des scènes
d’annonciation à Marie par une lumière surnaturelle qui descend vers sa poitrine, et dans des scènes où des
saints, ou encore le Christ lui-même, apparaissent avec des auréoles.
À l’époque baroque, comme à la Renaissance, la lumière céleste tenait lieu de métaphore de la présence divine,
mais les artistes du XVIIe siècle l’ont également appliquée à d’autres sujets, notamment aux scènes
mythologiques. Tout comme La conversion de saint Paul (fig. 8) du Caravage, le Saint Paul l’ermite de Preti
8
. Galilée, lettre à Ludovico Cigoli, 16 juin 1612, publiée dans Erwin Panowsky, « Galilée critique d’art » (1954), traduit de
l’italien par Nathalie Heinich, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 66, no 66-67, p. 8 [en ligne].
[www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_03355322_1987_num_66_1_2357?_Prescripts_Search_tabs1=standard&]
12 témoigne de l’importance particulière qu’accordaient les artistes italiens à la représentation de saints chrétiens
plongés dans un ravissement divin. Dans les deux tableaux, la lumière divine irradie vers le bas, illuminant
vivement les protagonistes et entraînant de vives réactions. Le tableau du Caravage, dans lequel saint Paul se
couvre vigoureusement les yeux pour se protéger des puissants rayons qui le forcent à suivre le Christ, illustre le
pouvoir suprême de la lumière divine.
L’expression de l’état psychologique et la réaction des personnages sont des éléments essentiels à la
compréhension de ces deux tableaux9. Dans l’œuvre de Preti, l’angle accentué de la lumière éclaire non
seulement le visage de saint Paul de manière dramatique, il traduit également son état d’esprit au moment où sa
prière en solitaire est abruptement interrompue par une présence sublime qui happe son esprit, son corps et son
âme. La lumière vive et claire n’est pas conforme aux conventions de la luminescence céleste; les scènes
représentant l’illumination divine étant habituellement caractérisées par une lumière chaude et diffuse. Bien que
Preti ait opté pour une lumière argentée, crue et pénétrante, cela ne signifie pas pour autant qu’il souhaitait
dissocier son sujet de sa signification religieuse, mais plutôt qu’il savait qu’un éclairage blafard sur un fond
sombre permettrait de créer un effet de surprise dramatique susceptible d’interpeler le spectateur d’un point de
vue psychologique. La représentation de Preti a plusieurs points en commun avec la sculpture monumentale, qui
a également pour but de susciter de profondes expériences psychologiques, et plus particulièrement spirituelles.
Comme le saint Longin du Bernin, saint Paul est captivé par l’éblouissante lumière divine. Il fallait
nécessairement expérimenter différentes stratégies d’éclairage pour arriver à représenter ce type d’expérience de
façon aussi puissante. Les saints affichent tous deux une expression faciale et des réactions physiques
dramatiques; leurs yeux éblouis et leurs bouches entrouvertes expriment leur état de stupéfaction. Contrairement
aux nombreuses représentations convenues de saints dans l’art baroque italien, celle de Preti met l’accent sur un
seul personnage plus grand que nature, et son recours au puissant faisceau de lumière lui permet de mettre en
valeur le rôle de Paul, à titre de héros sacré en état d’intense communion avec Dieu, qui est symbolisé par la
lumière pénétrante et le corbeau apportant le pain.
L’illumination divine dans les scènes mythologiques a suivi un modèle similaire à celui adopté dans les œuvres
religieuses. En réaction à la forte expansion de la thématique au XVIIe siècle, les peintres ont adapté les stratégies
d’éclairement utilisées pour le Christ aux dieux gréco-romains. Le massacre des enfants de Niobé (fig. 9.), de
Luca Giordano (1634-1705), illustre clairement cette pratique. Apollon et sa sœur jumelle Artémis, représentés
au centre gauche, tuent les enfants de Niobé et d’Amphion. À l’instar de sa sœur, Apollon emplit l’atmosphère
de sa présence luminescente, tout comme la lumière dorée émanant de Dieu lui-même dans les scènes
9
. Au sujet de l’expression des états psychologiques et émotionnels, voir Jennifer Montagu, « The Tradition of Expression
in the Visual Arts », in The Expression of the Passions, New Haven (Conn.) et Londres, Yale University Press, 1994, p. 5867; Émile Mâle, « La vision et l’extase », L’art religieux après le Concile de Trente, Paris, A. Colin, 1932, p. 151-201.
13 chrétiennes. Cette forme de rayonnement traduit non seulement la divinité d’Apollon, elle rappelle également
qu’il est une personnification du soleil, de la lumière, de la vérité et de la prophétie. Il est intéressant de noter
que la princesse Niobé, que l’on voit à droite avec un de ses enfants dans les bras, est représentée l’air hagard,
comme si elle émergeait des ténèbres dans lesquels elle s’est plongée en questionnant la virilité de d’Apollon.
Dans la mythologie gréco-romaine – que Giordano et ses contemporains connaissaient grâce à des sources
comme L’iliade d’Homère et Les métamorphoses d’Ovide –, les rayons qui émanent d’Apollon ont une
symbolique similaire aux métaphores chrétiennes de la lumière.
Le traitement de la lumière par Giordano diffère de celui de Strozzi et de Preti. Giordano déploie trois
différentes formes de lumière pour éclairer ses personnages et illustrer leur rôle dans le récit : la luminescence
émanant de l’auréole dorée autour de la tête d’Apollon, le faisceau de lumière jaune qui descend sur les dieux
dans la partie supérieure gauche du tableau, et les rayons argentés qui éclairent Niobé et ses enfants. En
dirigeant ainsi différentes formes d’éclairages sur les personnages, Giordano met en valeur la lumière dorée qui
est associée à la divinité et à la pureté, alors que la lumière argentée renvoie à la condition de mortel, à
l’infériorité et à l’arrogance de Niobé. L’éclairage argenté dans la partie inférieure droite de la composition
dessine le torse, les membres et les traits du visage, et crée un contraste entre l’intense lumière blanche et le
fond sombre, une approche semblable à celle de Strozzi et de Preti. Les traits, les vêtements en lambeaux et le
caractère hypernaturaliste du personnage s’en trouvent ainsi rehaussés. L’éclairage chaleureux, d’autre part,
renforce l’apparence délicate, douce et gracieuse des dieux. Les traits fins d’Apollon, ses boucles dorées, ses
joues roses et son manteau jaune qui flotte rappellent les qualités également idéalisées dans l’Europe de Reni.
Pour Giordano, les formes de lumière variées expriment clairement le statut et la fonction des différents
personnages du récit dans son ensemble. Parallèlement, la vraisemblance des personnages de Giordano varie,
car les couleurs de l’éclairage accentuent leur aspect idéalisé ou hypernaturaliste. En somme, Giordano
démontre que la lumière, tout en servant de métaphore du divin, joue aussi un rôle important dans l’expression
de la vraisemblance.
Conclusion
Parmi les premiers débats concernant le phénomène de la lumière et de son corollaire, l’ombre, nombreux sont
ceux qui étaient axés sur les formes d’éclairage et sur la façon dont celles-ci influaient sur la perception de la
vraisemblance artistique. Cette brève analyse décrit les stratégies employées par les artistes pour recréer le
monde en observant le décorum de la lumière, la corporalité des figures façonnées par différentes techniques
d’éclairage et le symbolisme de la luminescence divine; moyens par lesquels la peinture baroque italienne
représentait la lumière naturelle et de la lumière divine. Les études futures devront se pencher sur le rôle des
14 sources d’éclairage artificiel – provenant de chandelles et de torches, par exemple – afin de mieux comprendre
comment les artistes accentuaient la théâtralité de leurs tableaux par une utilisation dynamique et mystérieuse de
l’ombre et de la lumière.
15 Bernini, le Canada et la lumière C. D. Dickerson III
Les peintres n’étaient pas les seuls artistes du baroque italien à s’intéresser aux possibilités expressives
de la lumière. Le plus important sculpteur du
XVII
e
siècle, Gian Lorenzo Bernini (1598-1680), dit le
Bernin, a fait de la lumière l’un des thèmes dominants de sa production artistique1. En effet, ses
sculptures dépendent de la lumière plus que toute autre sculpture antérieure. L’importance qu’il
accordait à la lumière est particulièrement manifeste pour quiconque visite la chapelle Cornaro de
l’église Santa Maria della Vittoria à Rome et découvre L’extase de sainte Thérèse, son merveilleux
groupe sculpté en marbre qui semble flotter au-dessus de l’autel principal (fig. 1). Datant d’environ
1650, cette sculpture est un véritable essai sur la lumière2. Mais pour en arriver là, le Bernin a dû en
concevoir l’éclairage, ce qu’il a accompli de deux manières. Il savait d’emblée que les conditions de
luminosité de l’église étaient inadéquates pour mettre en valeur sa sculpture. Celle-ci avait besoin de
lumière, ce qu’il lui a procuré en aménageant une fenêtre juste au-dessus. Cependant, il ne s’agit pas
d’une lucarne comme les autres, car elle est en grande partie cachée à la vue des spectateurs, ce qui
donne une qualité magique, voire divine3, à la lumière qui inonde la statue.
Le deuxième moyen utilisé par le Bernin pour intégrer la lumière a été de la sculpter. Les rayons de
lumière naturelle qui descendent de la lucarne sont physiquement évoqués par des tiges de bois dorées
disposées en faisceau derrière la sculpture, formant ainsi un arrière-plan étincelant. Ici, le Bernin
combine la lumière tangible (les tiges) et la lumière maîtrisée de la lucarne pour les mettre au service
de la narration. Son interprétation du sujet reflète le récit de Thérèse elle-même4, qui décrit comment
elle vit en songe un chérubin qui lui perçait le cœur à l’aide d’une flèche. Au moment où le chérubin
retirait son arme, elle se sentit tout enflammée d’un ardent amour pour Dieu. C’est ce moment que le
Bernin cherche à reproduire. Les deux types de lumière qu’il intègre – matérielle et immatérielle – se
1. L’étude fondamentale sur le Bernin et la lumière reste celle de Frank Fehrenbach, « Bernini’s Light », Art History,
vol. 28, no 1 (février 2005), p. 1-42.
2. Relativement à la question de la date, voir Caterina Napoleone, « Bernini e il cantiere della Cappella Cornaro”, “Studi
sul Settecento », Antologia di Belle Arti, nos 55/58 (1998), p. 172-186.
3. Au sujet de la lucarne et de l’éclairage zénithal d’origine de la sculpture, nettement plus faible qu’aujourd’hui, voir
Irving Lavin, Bernini and the Unity of the Visual Art, New York, Oxford University Press for Pierpont Morgan Library,
1980, vol. 1, p.104.
4. Au sujet de l’iconographie, voir ibid., vol. 1, p. 127-224.
16 répandent sur Thérèse, symbolisant ainsi la révélation divine dont elle est saisie soudainement.
Pendant ce temps, le chérubin tire sur sa robe, comme pour l’entraîner vers la source de lumière divine,
et nous réalisons que sa proximité avec Dieu n’est pas que suggérée : Thérèse semble léviter sur des
nuages. La lumière – ou plutôt l’absence de lumière – participe à l’illusion. Grâce à une technique
minutieuse, le Bernin a doté son groupe sculptural du plus petit piédestal possible et conçu sa
composition de manière à ce qu’elle en déborde largement, tant et si bien qu’elle doit être ancrée au
mur arrière pour éviter de basculer vers l’avant. Ici encore, le Bernin fait un usage stratégique de la
lumière modulée, car la le dessous de la sculpture baigne dans la pénombre, ce qui contribue à faire
disparaître le piédestal5.
En somme, pour le Bernin, la lumière est un matériau qui donne forme à sa Thérèse, ce qui n’est pas
étranger à l’approche qu’en ont les peintres. Les jeux d’ombres et de lumières créés lorsque l’éclairage
zénithal tombe sur la sculpture permettent de distinguer les corps et les draperies. Le Bernin avait
compris que pour donner un effet de mouvement aux vêtements de Thérèse, il devait traiter la lumière
comme une matière picturale. Il a donc conçu des plis en zigzags très visibles de loin en raison des
creux qu’ils forment. L’accent est également mis sur les lignes de crête, là où l’ombre rencontre la
lumière; cet effet supposait, naturellement, une lumière rasante plutôt qu’uniforme sur l’ensemble des
côtés. Dans certains dessins préparatoires, le Bernin semble apporter une attention particulière à la
manière dont la lumière rasante peut influer sur la forme. Une étude conservée au Museum der
bildenden Künste de Leipzig démontre qu’il aborde les draperies de Thérèse en termes d’ombre et de
lumière, ce qu’il fait à l’aide du médium approprié : la pierre noire6. C’est ici qu’il est le plus pictural,
sachant qu’il suffit d’ombre et de lumière pour créer l’illusion de trois dimensions sur une surface à
deux dimensions. Cette conscience découle nécessairement d’une réflexion approfondie sur la
peinture, et plus particulièrement sur l’œuvre du Caravage et de ses adeptes. Le tableau du Musée des
beaux-arts du Canada La diseuse de bonne aventure (fig. 2), de Simon Vouet, en offre la
démonstration. Vouet y utilise une lumière rasante pour modeler les lourdes draperies de ses
personnages féminins. La lumière, qui pénètre la scène par le haut gauche et l’avant, creuse des ombres
dans les plis profonds des étoffes, ce qui contribue à créer l’impression que leurs parties éclairées sont
en saillie. La lumière crue qui éclaire les personnages présente également une dimension narrative.
5. Voir Fabio Barry, « Sculpture in Painting/Painting in Sculpture: c. 1485–c. 1600 », in Penelope Curtis (dir.), On the
Meanings of Sculpture in Painting, catalogue d’exposition, Leeds, Henry Moore Institute, 2009, p. 18, selon qui L’extase
de sainte Thérèse est la première sculpture « sans base ».
6. Heinrich Brauer et Rudolf Wittkower, Die Zeichnungen des Gianlorenzo Bernini, Berlin, H. Keller, 1931, vol. 2, pl. 24b.
17 Elle contribue à l’atmosphère sinistre et inquiétante indiquant que nous assistons à un méfait. Ce
traitement de la lumière n’est pas étranger à celui du Bernin dans L’extase de sainte Thérèse : une
lumière plongeante signifiant clairement que nous sommes en présence de l’œuvre de Dieu.
Pour comprendre l’importance que le Bernin accordait à la lumière, on peut entre autres visiter la
chapelle Cornaro. La basilique Saint-Pierre renferme également plusieurs excellents exemples, dont la
statue de Saint Longin et la Gloire céleste. Mais pour les voir, il faut se rendre à Rome. Les Canadiens
peuvent se compter chanceux d’avoir au pays trois sculptures du Bernin – toutes trois exposées au
public – qui témoignent de son grand intérêt pour la lumière. Deux d’entre elles font partie de la
collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario à Toronto. La plus ancienne, en marbre, est un buste
du pape Grégoire XV, probablement réalisé en 1621 ou en 1627 (fig. 3). La plus récente est un
personnage grandeur nature, ou un Christ en croix, coulé en bronze vers 1659 (fig. 4). Ces deux
sculptures ont intégré la collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario grâce à la munificence de
collectionneurs torontois de longue date : le marbre a été offert en don par Joey et Toby Tanenbaum en
1997; le bronze est un don de feu Murray Frum. La troisième œuvre du Bernin à faire partie d’une
collection canadienne est un buste en marbre du pape Urbain VIII (fig. 5), acquis en 1974 par le Musée
des beaux-arts du Canada, à Ottawa.
Il est communément admis que le buste d’Urbain VIII conservé à Ottawa est le premier de deux
versions autographes d’un buste sculpté par le Bernin vers 16327; l’autre version appartient à la
Galleria Nazionale d’Arte Antica de Rome. Il s’agit vraisemblablement du buste auquel fait référence
Lelio Guidiccioni, un ami proche du Bernin, dans une lettre écrite en 1633, où il laisse entendre que
l’artiste aurait réalisé un buste du pape au cours de l’été précédent8. La lettre n’explique pas, toutefois,
pourquoi le Bernin en a créé une deuxième version. Les hypothèses tournent autour de l’importante
veine grise traversant la cape, qui peut avoir été perçue comme une imperfection et ainsi mener à la
commande d’un nouveau buste. Le plus grand défaut de cet argument est que le Bernin aurait décelé la
présence de la veine dès le début de la taille ou presque; du reste, celle-ci est loin d’être nuisible, elle
7. Andrea Bacchi, Catherine Hess et Jennifer Montagu (dir.), Bernini and the Birth of Baroque Portrait Sculpture,
catalogue d’exposition, Los Angeles et Ottawa, J. Paul Getty Museum/Musée des beaux-arts du Canada, 2008, p. 135-136,
cat. 2.5.
8. Cité dans Cesare D’Onofrio, Roma vista da Roma, Rome, Liber, 1967, p. 381-388. Voir également Philipp Zitzlsperger,
Gianlorenzo Bernini. Die Papst- und Herscherporträts. Zum Verhältnis von Bildnis und Macht, Munich, Hirmer, 2002, p.
179-183.
18 agrémente la cape9. Une chose est sûre, c’est que le visage est magnifiquement exécuté; à n’en pas
douter l’œuvre du Bernin, de l’avis de tous les experts.
Le buste de Grégoire XV du Musée des beaux-arts de l’Ontario est connu des spécialistes depuis
moins longtemps et son attribution ne fait toujours pas l’unanimité. Il s’agit à mon avis d’un buste
d’une très grande beauté – trop beau pour être le fait d’un simple assistant. Les organisateurs de la
récente exposition Bernini et la naissance du portrait sculpté de style baroque, présentée au J. Paul
Getty Museum de Los Angeles et au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, en 2008-2009,
semblent partager mon point de vue. Bien qu’ils aient choisi de ne pas emprunter le buste, ils l’ont
néanmoins inclus dans leur liste d’œuvres « acceptées », ce qui est sans aucun doute le classement
adéquat10. Cela n’exclut pas une certaine participation de l’atelier, pour le surplis froncé par exemple,
dont le rendu manque de subtilité11. Mais j’hésite à attribuer la part du lion du travail de taille à
quiconque d’autre qu’au Bernin. Plaidant en faveur de cette attribution, des documents non publiés
découverts par Carolyn H. Wood mentionneraient que le cardinal Ludovico Ludovisi aurait remis une
chaîne en or au Bernin en 1627 pour un buste en marbre de Grégoire XV, commandé pour son palais
familial de Zagarolo12. Ludovico était un mécène trop avisé pour récompenser le Bernin d’un objet
aussi luxueux pour moins qu’un buste réalisé en grande partie de sa main. Quant au Bernin, il est peu
probable qu’il ait risqué d’irriter Ludovico avec une pâle copie d’atelier d’un buste déjà existant –
même s’il était destiné à un lieu éloigné comme Zagarolo.
D’autres documents permettent une deuxième hypothèse. D’après une entrée dans le journal intime
d’un parent florentin du Bernin, en date du 8 novembre 1622, ce dernier avait réalisé trois bustes en
métal et en marbre de Grégoire XV, à la demande du cardinal Ludovisi13. L’un d’eux est connu. Il
s’agit d’un bronze du Musée Jacquemart-André à Paris. Le deuxième est aussi fort probablement un
bronze, et au moins trois candidats sont en lice : au Carnegie Museum of Art à Pittsburgh, au Museo
Civico de Bologne et à la Galleria Doria Pamphilj à Rome. Quant au marbre, il pourrait s’agir du
présent buste, dont la composition est identique à celle des bronzes. Le cas échéant, il pourrait
9. Comme le fait remarquer David Franklin dans Bacchi, Hess et Montagu, Bernini and the Birth of Baroque Portrait
Sculpture, p. 135.
10. Ibid., p. 285, no A7e.
11. Sur la probabilité que le Bernin ait reçu de l’« aide », voir Zitzlsperger, Gianlorenzo Bernini, p. 163.
12. Tel que rapporté dans ibid. À ma connaissance, le document n’a pas été publié.
13. Tel que cité dans Stanislao Fraschetti, Il Bernini, la sua vita, la sua opera, il suo tempo, Milan, U. Hoepli, 1900, p. 32,
note 1.
19 également s’agir du marbre mentionné dans les inventaires de 1623 et 1633 de la Sala della Fama du
Casino Ludovisi14.
Pour en revenir au thème de la lumière, la première chose dont il faut tenir compte est que le Bernin
exerçait rarement un contrôle aussi poussé sur l’éclairage de ses bustes que sur celui de ses sculptures,
comme L’extase de sainte Thérèse, dont l’emplacement fixe lui permettait de prévoir les conditions
d’éclairage, et même de les déterminer. Font exception à cet égard ses bustes destinés à des tombeaux
ou à des monuments commémoratifs, catégories auxquelles n’appartiennent ni celui d’Urbain VIII ni
celui de Grégoire XV. Il est très probable que le Bernin ait conçu ces bustes en fonction d’un éclairage
intérieur uniforme, sans chercher à anticiper les variations de la lumière au cours de la journée. Cela
signifie donc qu’il les aurait traités pareillement de chaque côté, sans recourir à aucun trucage visuel,
comme exagérer les traits d’un côté du visage pour compenser le fait qu’il baignait constamment dans
l’ombre. Le Bernin savait toutefois pertinemment que les reflets de la lumière sur le marbre trompent
le regard du spectateur. Une anecdote célèbre raconte que le Bernin était fasciné par le fait que
lorsqu’il peignait en blanc le visage d’une personne, celle-ci devenait méconnaissable, tandis que ses
bustes, bien qu’ils fussent taillés dans du marbre incolore, étaient reconnaissables15. Il en concluait
qu’il savait comment donner de la couleur au marbre en manipulant avec précision l’ombre et la
lumière, tout en admettant que cette approche exigeât parfois qu’il déviât de la nature et qu’il ajustât
les traits afin d’obtenir les nuances ou les zones de « couleurs » désirées. Le buste d’Urbain VIII
permet des jeux d’ombre et de lumière exquis – là où l’on sent la chair tendre plus que le marbre rigide
–, notamment sur le front subtilement plissé et sous les yeux, où les délicates modulations de la peau
suggèrent les muscles sous-jacents. Les yeux aussi semblent très réels, car le Bernin savait exploiter à
fond les propriétés illusoires de l’ombre et de la lumière. Une description laisse croire qu’il avait une
manière précise de sculpter les iris16. Après avoir coloré à la craie les parties qui devaient être foncées,
il les creusait, en sachant qu’elles se rempliraient d’ombre. C’est apparemment l’approche adoptée
14. Carolyn H. Wood, The Indian Summer of Bolognese Painting: Gregory, 1621–23, and Ludovisi Art Patronage in
Rome, thèse de doctorat, Université de Caroline du Nord, Chapel Hill, 1988, p. 152-153.
15. L’anecdote est rapportée par deux sources : Nicholas Stone, Jr. et Paul Fréart de Chantelou. Pour le récit de Stone, voir
Walter L. Spiers, « The Notebook and Account Book Nicholas Stone », The Walpole Society, vol. 7, 1918, p. 171. Pour
celui de Chantelou, voir Paul Fréart de Chantelou, Journal du voyage du cavalier Bernin en France, manuscrit inédit publié
et annoté par Ludovic Lalanne, Paris, Gazette des beaux-arts, 1885, p. 18. Pour une excellente interprétation critique
récente de l’anecdote, voir Genevieve Warwick, « ’The Story of the Man Who Whitened His Face’: Bernini, Galileo, and
the Science of Relief », The Seventeenth Century, vol. 29, no 1 (2014), p. 1-29.
16. Chantelou, Journal du voyage du cavalier Bernin en France, p. 236.
20 pour le buste d’Urbain VIII ainsi que pour celui de Grégoire XV, dont les pupilles en relief donnent
l’impression que la lumière s’y reflète. Résultat : le visage tout entier déborde de vie.
La troisième œuvre du Bernin au Canada, le Christ en croix conservé au Musée des beaux-arts de
l’Ontario, est également monochrome. Il s’agit cependant d’un bronze, et non d’un marbre, de la teinte
grisâtre homogène de ce métal. Il est très similaire et de dimensions identiques à un Christ en bronze
que le Bernin a réalisé pour le roi Philippe IV d’Espagne. À l’origine, cette version ornait le mausolée
royal de l’Escorial, mais elle a fini par se retrouver dans la sacristie17. Comment expliquer alors la
version conservée au Canada, et peut-on l’attribuer au Bernin ? Tomaso Montanari a démontré de
façon convaincante que ce Christ est celui que le Bernin aurait réalisé pour lui-même, et ensuite offert
en cadeau à son ami le cardinal Sforza Pallavicini18. Montanari prend soin de souligner que les deux
Christs ne sont pas de simples copies l’un de l’autre, mais « des frères plus que des jumeaux ». Il se
peut que le Bernin ait apporté des modifications au Christ espagnol pour offrir l’image d’un Christ qui
s’accroche encore à la vie, ce qui semble correspondre davantage à la description de celui qui se trouve
au Canada19. Au-delà du lien évident entre les deux sculptures, l’attribution au Bernin peut être étayée
par des arguments de nature qualitative. En effet, la finition du bronze est de main de maître, et sa
ciselure, supérieure même à celle du Christ espagnol. Cela ne signifie pas nécessairement que le
Bernin l’ait exécutée lui-même; il avait généralement recours à des spécialistes à Rome, dont les
meilleurs étaient à sa disposition20. Disons plutôt que la qualité exceptionnelle de la sculpture porte à
croire que le Bernin a encadré de près sa réalisation. Il ne fait aucun doute qu’il considérait ce Christ
en croix comme une œuvre autographe, et nous devrions en faire autant.
Un des aspects de la ciselure que le Bernin a sûrement pris soin de préciser à ses assistants – ou dont il
s’est lui-même chargé au moment de la finition – concerne les cheveux et implique la lumière. Les
boucles individuelles forment des arêtes nettes qui contribuent à diffuser la lumière qui les effleure
(fig. 6). Mais il y a encore un élément qui ajoute à l’éclat : un motif pointillé entre les arêtes fait vibrer
la lumière et crée l’illusion qu’il ne s’agit pas de bronze, mais plutôt d’un matériau souple, comme des
17. Pour un aperçu historique, voir Tomaso Montanari, « Bernini per Bernini: Il scondo ’Crocifisso’ monumentale. Con
una digressione su Domenico Guidi », Prospettiva, no 136 (2009), p. 2-3.
18. Ibid.
19. Voir ibid., p. 5-6.
20. Comme l’explique Jennifer Montagu, Roman Baroque Sculpture: The Industry of Art, New Haven (Conn.), Yale
University Press, 1989, p 48-75. Voir également Andrea Bacchi, « The Role of Terracotta Models in Bernini’s
Workshop »,” in C. D. Dickerson III, Anthony Sigel, et Ian Wardropper (dir.), Bernini: Sculpting in Clay, ,catalogue
d’exposition, New York, Metropolitan Museum of Art, 2012, p. 55-61.
21 cheveux. Le travail de ciselure tire aussi son importance des contrastes « chromatiques » qu’il crée
avec la peau lisse du visage. Comme le Bernin semble l’avoir compris, les propriétés réfléchissantes
du bronze offrent un énorme potentiel d’exploration artistique. Imaginons le Christ en croix dans son
cadre le plus naturel, soit au-dessus d’un autel couvert de bougies allumées. Le vacillement des
flammes le transformerait en une apparition scintillante, ce qui ne saurait être plus approprié au regard
du moment représenté, celui où le Christ quitte son corps pour entreprendre son ascension. Le Bernin a
travaillé le bronze tout au long de sa carrière et réalisé certaines de ses œuvres les plus réussies pour la
basilique Saint-Pierre, où il savait que le marbre n’était pas le matériau indiqué en toute occasion.
Dans l’abside, par exemple, la chaire de saint Pierre et les apôtres qui la soulèvent se devaient d’être
réalisés en bronze (fig. 7). En marbre blanc, ils se seraient fondus dans l’architecture blanche21. De
plus, le concept visuel de l’abside reposait totalement sur la luminosité – la luminosité divine22. Parmi
les matériaux traditionnels de la sculpture, le bronze était le roi de la lumière, ce qui en faisait un choix
évident pour le Bernin. Encore une fois, il sculptait avec la lumière. Ses collègues peintres – dont
plusieurs sont représentés dans cette exposition – ont aussi dû admirer son approche de la lumière qui
transformait l’abside, tout comme le Christ en croix, en une peinture sculptée.
21. La préoccupation du Bernin concernant l’aspect de la Cathedra Petri vue de loin est manifeste dans l’anecdote rapporté
par Lione Pascoli. [Alessandro Marrabotini et coll. (dir. et annotée par), Vite de’ pittori, scultori, ed architetti moderni, 2
volumes (1730-1736); repr., Pérouse (Italie), Electa Editori Umbri, 1992, p. 75.] Voir également l’esquisse dans Brauer et
Wittkower, Die Zeichnungen des Gianlorenzo Bernini, p. 2, pl. 74a-b.
22. Fehrenbach, « Bernini’s Light », p. 20.
22 De l’Italie à la Hollande: l’ombre et la lumière du Caravage gagnent le nord Lloyd DeWitt
Courant artistique aux multiples facettes, le baroque italien comprend le mouvement superbe des
sculptures du Bernin, le somptueux spectacle des fresques de Pierre de Cortone ainsi que la lumière et
le réalisme dramatiques des toiles du Caravage, qui a été sans contredit l’artiste italien le plus influent
de la période. Son style a fait des adeptes aux quatre coins de l’Europe, même chez les protestants
d’Angleterre et de Hollande. Mais retracer le rayonnement du style du Caravage en Hollande en
particulier n’est pas simple, car il faut considérer la circulation des œuvres à travers l’Europe et le
déplacement des jeunes artistes de la Hollande jusqu’à Rome, et inversement.
Les tableaux La Madone du rosaire (fig. 1) et Judith et Holopherne (perdu de nos jours), du Caravage,
sont mentionnés dans l’inventaire de 1616 du marchand d’art d’Amsterdam Abraham Vinck, qui les
possédait conjointement avec Louis Finson (1580-1617). Les deux hommes ont vendu La Madone du
rosaire à un consortium dirigé par le célèbre peintre Pierre Paul Rubens, qui en a fait l’acquisition pour
l’église dominicaine d’Anvers1. Finson, qui possédait lui-même un troisième tableau du Caravage,
réalisait par ailleurs ses propres copies d’après les œuvres du maître italien en adoptant son style2. En
1619, un autre tableau du Caravage faisant partie d’une collection d’Amsterdam3 était soumis à
l’appréciation de l’artiste amstellodamois Pieter Lastman (1583-1633), qui fut plus tard le maître de
Rembrandt (1606-1669). Au moment où ce dernier fait son entrée à l’atelier de Lastman, toutefois, il
n’y avait plus aucune œuvre du Caravage en Hollande, et Rembrandt a dû se familiariser avec le style
radical du maître italien au moyen de copies et d’imitations. Toutefois, d’autres émules du Caravage
ont vu leurs œuvres prendre la route du nord. En effet, selon Joachim von Sandrart, élève et biographe
de Rembrandt, le marchand d’Amsterdam Balthasar Coymans possédait plusieurs œuvres de
Bartolomeo Manfredi, l’artiste italien le plus étroitement associé au Caravage4.
1
. Natasha Seaman, The Religious Paintings of Hendrick ter Brugghen, Farnham (Royaume-Uni), Ashgate, 1988, p.53-54.
. Finson était originaire de Flandre, mais il a vécu à Amsterdam de 1616 à sa mort, l’année suivante. Seaman, Religious
Paintings, p. 53.
3
. Ben Broos, « Pieter Lastman », Grove Dictionary of Art, p. 193-194.
4
. Cela est également confirmé par la mention d’œuvres de Manfredi dans l’inventaire de la vente aux enchères de ses
héritiers au début du XVIIIe siècle. Voir Volker Manuth, « “Michelangelo Merisi, dit le Caravage, qui a Rome a créé des
merveilles.” L’ampleur des connaissances de Rembrandt à propos du Caravage », in Duncan Bull (dir.), Rembrandt
Caravaggio, catalogue d’exposition, Amsterdam, Rijksmuseum, 2006, p. 188.
2
23 L’un des grands paradoxes de la peinture du
XVII
e
siècle est le rôle qu’ont joué les étrangers dans la
propagation du réalisme saisissant et dramatique du Caravage à travers l’Europe. Parmi ses adeptes les
plus notables à Rome figuraient trois artistes d’Utrecht, aux Pays-Bas : Gerard van Honthorst (15901656), Hendrick ter Brugghen (1588-1629) et Dirck van Baburen (v. 1595-1624). Ceux-ci n’ont pas
été formés ou influencés directement par le Caravage; en fait, deux d’entre eux n’étaient même pas
arrivés à Rome lorsque le Caravage a quitté la ville en 16065. Van Baburen a plutôt rencontré
Bartolomeo Manfredi alors qu’il était à Parme, et c’est grâce à ce dernier qu’il a commencé à
s’intéresser au traitement de la lumière naturelle, contrairement à Honthorst, qui utilisait des bougies,
des torches et d’autres sources de lumière artificielle dans ses scènes nocturnes.
Qui plus est, certains des plus célèbres adeptes italiens du Caravage n’étaient pas non plus de Rome,
mais de Naples, où il avait aussi vécu. De ce nombre, mentionnons Luca Giordano (1634-1705; fig. 2
et 3) et Mattia Preti (1613-1699). À Rome, par contre, où le Caravage a connu le plus de succès, ses
émules et imitateurs étrangers ont lancé un mouvement artistique international qui s’est étendu à la
France, à l’Espagne, à la Flandre et aux Pays-Bas. Ce que les anciens mécènes romains du Caravage
voyaient dans les œuvres de ces trois peintres néerlandais, qui faisaient partie d’un grand nombre
d’artistes nordiques travaillant dans la Ville éternelle à l’époque, était l’interprétation sensible mais
originale de l’approche novatrice du Caravage.
Caractérisé par un éclairage dramatique à la chandelle, le tableau Mélancolie (fig. 4) est l’œuvre de
Hendrick ter Brugghen, le premier des trois artistes d’Utrecht à gagner Rome en 1604, et le seul, en
fait, qui aurait pu y rencontrer le Caravage. Il a été suivi de Dirck van Baburen, arrivé entre 1612 et
1615, puis de Gerard van Honthorst, venu en 1616. Ils ont tous rapidement adopté le style du Caravage
– et, ce faisant, certains de ses mécènes les plus influents. Le cardinal del Monte, qui a aidé le
Caravage à obtenir la commande pour l’avant-gardiste Vocation de saint Matthieu, a fait l’acquisition
d’une œuvre de Honthorst, tout comme Giustiniani. Honthorst est devenu célèbre pour ses scènes à
l’éclairage dramatique provenant de sources artificielles comme des bougies ou des torches6. Grâce au
cardinal Scipione Borghese, il a obtenu d’importantes commandes7. Van Baburen a également reçu
5
. Bob Haak, The Golden Age: Dutch Painters of the Seventeenth Century, New York, H. N. Abrams, 1984, p. 209.
. Leonard J. Slatkes, « In Caravaggio’s Footsteps: A Northern Journey », in Dennis P. Weller (dir.), Sinners and Saints,
Darkness and Light: Caravaggio and His Dutch and Flemish Followers, catalogue d’exposition, Raleigh, North Carolina
Museum of Art, 1998, p. 40-41.
7
. Marten Jan Bok, « Artists at Work: Their Lives and Livelihood », in Joaneath Spicer (dir.), Painters of Light, catalogue
d’exposition, Baltimore, Walters Art Museum, 1998, p. 382.
6
24 l’appui du cardinal Borghese et de Giustiniani, et obtenu, en 1617, la prestigieuse commande de
peindre une Mise au tombeau pour la chapelle de la Pietà de l’église San Pietro in Montorio8.
Ces trois artistes ne copiaient pas les toiles du Caravage; ils ont adopté son clair-obscur et se sont
parfois inspirés librement de ses compositions, mais généralement ils se concentraient sur un seul
aspect de ses thèmes. Van Baburen, par exemple, privilégiait les sujets religieux pendant son séjour à
Rome, tandis que Honthorst préférait les scènes nocturnes de tavernes et de bordels, plus légères,
empreintes d’érotisme et figurant presque toujours des sources de lumière artificielles9. Honthorst a
peint de nombreux tableaux à un seul personnage rappelant souvent ceux que l’on retrouve dans les
œuvres du Caravage. Les peintures de ces artistes ont en commun une certaine robustesse charnue –
bien manifeste dans Mélancolie – distincte de la facture plus sèche du Caravage lui-même.
Les zones de noir profond qu’employait le Caravage pour suggérer une grande obscurité menaçaient
fréquemment de dématérialiser les personnages dans ses œuvres, mais la forte lumière rasante qu’il
affectionnait avait pour effet d’exagérer la texture des surfaces10. Le réalisme du Caravage est souvent
rehaussé de touches de couleurs apparemment aléatoires qui créent, selon le philologue et critique
Fransciscus Junius, un effet « d’échiquier » conférant aux œuvres un semblant de spontanéité et
d’ambiguïté spatiale11. Ter Brugghen et ses compatriotes d’Utrecht favorisaient quant à eux des formes
lisses et des compositions unifiées12 plutôt que l’effet de « relief » texturé qui dominait les œuvres du
Caravage.
Selon le critique Bellori, l’« authenticité » des couleurs estompées du Caravage constituait une
répudiation sans précédent de « toute ambition esthétique et vaniteuse » propre aux tons de l’élégant et
très stylisé maniérisme raffiné de la fin du
XV
e
siècle à Florence, et qui a persisté à Utrecht13.
Mélancolie, de Ter Brugghen, tout comme les œuvres des autres anciens élèves d’Abraham Bloemaert
(1566-1651) à Rome, ne présente aucune trace du maniérisme aux courbes élégantes si évident dans le
dessin Le jugement de Pâris (fig. 5), réalisé par Bloemaert lui-même en 1592. Ils ont plutôt retenu de
8
. Ibid., p. 374.
. Idem.
10
. Margriet van Eikema Hommes, « Lumière et couleur chez le Caravage et Rembrandt aux yeux de leurs contemporains »,
in Duncan Bull (dir.), Rembrandt Le Caravage, catalogue d’exposition, Amsterdam, Rijksmuseum, 2006, p. 175.
11
. Ibid., p. 175.
12
. Ibid., p. 171.
13
. Ibid., p. 170.
9
25 leur maître le traitement uniforme des figures et les couleurs éclatantes, telles qu’on peut les observer
dans son œuvre plus tardive La Vierge à l’Enfant (v. 1628).
La peau fine et le ton lumineux du visage de l’enfant sont quelques-uns des vestiges maniéristes
toujours présents dans cette œuvre tardive, au demeurant résolument classique. Bloemaert l’a réalisée à
une époque que ses élèves qui peignaient dans le style du Caravage étaient à leur apogée à Utrecht.
C’est l’un des rares exemples de Vierge à l’Enfant de Bloemaert qui ont subsisté. La demande
d’œuvres représentant des sujets religieux traditionnels était faible, même dans le marché relativement
favorable d’Utrecht, où les catholiques conservaient une certaine influence. D’autres versions de
Bloemaert étaient aussi connues, notamment celle de la collection du stadhouder protestant FrédéricHenri d’Orange-Nassau14.
En Hollande, le maniérisme n’a pas fait son apparition à Utrecht mais bien à Haarlem, au sein d’un
groupe d’artistes comprenant Karel van Mander (1548-1606), Hendrick Goltzius (1558-1617) et
Cornelis Cornelisz van Haarlem (1562-1638). Les représentations élégantes et déformées de ces
derniers s’inspirent quant à elles du travail de Bartholomeus Spranger (1546-1611), dont les
compositions ont été popularisées aux Pays-Bas par des gravures réalisées d’après ses œuvres par
Goltzius, qui avait vu son travail à la cour de Rodolphe II à Prague. C’est ainsi qu’un style puisant ses
racines dans les œuvres de Michel-Ange, telles qu’interprétées par ses émules florentins, a longtemps
survécu aussi loin qu’à Utrecht. Le maniérisme de Bloemaert était donc au diapason de la tendance
artistique dominante de son époque.
Utrecht fut probablement toutefois le dernier bastion de ce style. Le travail de Bloemaert a conservé
les traces d’une artificialité précieuse jusqu’à la fin de sa carrière, mais au même moment, ses élèves
popularisaient leur propre approche résolument réaliste. Bloemaert ne faisait pas cavalier seul,
cependant, car d’autres artistes d’Utrecht, comme Joachim Wtewael (1566-1638) et Cornelis van
Poelenburg, sont demeurés des adeptes encore plus ardents du maniérisme tardif, portant le flambeau
de l’hyperélégance dans leurs œuvres jusqu’aux années 1640, alors que Rembrandt et Frans Hals
avaient atteint la maturité.
Il est difficile de dire si c’est l’attrait pour l’Antiquité, les maîtres de Renaissance ou la perspective de
réussite financière qui a incité les trois élèves utrechtois de Bloemaert à quitter les Pays-Bas pour
14
. Joaneath Spicer (dir.), Painters of Light, catalogue d’exposition, Baltimore, Walters Art Museum, 1998, p. 179.
26 Rome entre 1604 et 1616. Difficile de dire aussi pourquoi, parmi ces artistes néerlandais, ce sont
surtout ceux originaires d’Utrecht qui ont privilégié le style du Caravage. Outre les élèves de
Bloemaert, il y avait également Mattias Stom (v. 1600-après 1652), probablement originaire
d’Amersfoort, près d’Utrecht. Formé auprès de Van Honthorst à Rome, Stom avait développé une
approche particulièrement chaleureuse et colorée du caravagisme, comme on peut le voir dans Le
Christ et la femme adultère (v. 1630-1633; fig. 7). Paulus Bor (v. 1601-1669), un autre natif
d’Amersfoort, a également adopté la manière du Caravage à Rome, pour à toutes fins utiles
l’abandonner après son retour en Hollande. Le clair-obscur dans son L’annonce à la Vierge de sa mort
prochaine (v. 1635-1640; non illustrée) rappelle encore vaguement sa période caravagesque à Rome15.
Paradoxalement, le maniérisme a survécu plus longtemps aux Pays-Bas que le caravagisme des
peintres d’Utrecht, une situation en partie attribuable à la mort prématurée de deux des trois élèves de
Bloemaert – Hendrick Ter Brugghen et Dirk van Baburen – pas plus tard qu’en 1629. Le troisième,
Gerard van Honthorst, doté d’un style classique aride, s’est taillé une réputation internationale en tant
que portraitiste de cour. L’influence du Caravage a toutefois perduré d’autres manières et a été somme
toute durable. L’intense clair-obscur dans les œuvres de Rembrandt témoigne de son admiration pour
le Caravage et son école. Le travail de Van Baburen transparaît également plus tardivement dans les
tableaux de Johannes Vermeer (1632-1675), de Delft, appartenant à Maria Thins, la belle-mère de
l’artiste16.
Le véritable sujet de Mélancolie, de Ter Brugghen, demeure ambigu. Par le passé, il était parfois
interprété comme une Marie-Madeleine pénitente. Le sujet féminin semble effectivement dans un état
de contemplation profonde et elle tient un crâne, mais aucun autre attribut associé à Marie-Madeleine
n’est représenté. À la place, elle est munie d’un compas, un symbole des mathématiques l’identifiant
comme une personnification de la mélancolie. Rendre ouvertement hommage à Madeleine pouvait
d’avérer un problème pour le protestant Ter Brugghen. Sa Mélancolie se distingue donc de la copie de
la Madeleine du Caravage exécutée par Louis Finson et à son tour copiée par Wybrand de Geest de
15
. Erika Dolphin, « A Newly Discovered Painting by Paulus Bor for the National Gallery of Canada, Ottawa », Burlington
Magazine, vol. 149 (février 2007), p. 93.
16
. Slatkes, « In Caravaggio’s Footsteps », p. 42.
27 Leeuwarden, qui y a ajouté les symboles associés à Madeleine : le pot d’onguent et le crâne omis par le
Caravage17.
Il se peut que Ter Brugghen ait modifié la composition pour des raisons personnelles. Tout porte à
croire qu’il n’était pas le plus sociable des caravagistes d’Utrecht. Lorsque Gerard van Honthorst est
revenu à Utrecht de Rome, en 1620, la communauté artistique a organisé un banquet de célébration en
son honneur dans une auberge nommée Het Poortgen. L’avocat et collectionneur Arnout van Buchel,
qui était des convives, a fait un compte rendu de l’événement dans son journal inestimable. Alors que
le travail et la carrière de Rubens ont fait l’objet de longues discussions, il semble que Ter Brugghen
n’était même pas de la partie18. Il semblerait que le thème de la mélancolie lui était particulièrement
familier19.
Van Honthorst est mort en 1656. Il a donc survécu aux deux autres principaux caravagistes d’Utrecht,
et a aussi connu le plus grand succès international. Le collectionneur anglais Thomas Howard, comte
d’Arundel, a reçu en cadeau Énée fuyant Troie (perdu de nos jours), de Honthorst, de la part de sir
Dudley Carleton, ambassadeur à la cour de Hollande à La Haye. Remerciant Carleton, Howard
louange l’artiste : « Pour ce qui est de la posture des personnages et des couleurs, je n’ai vu que
quelques Néerlandais qui y sont parvenus, parce qu’ils ressemblent plus aux Italiens qu’aux Flamands
et les couleurs sont utilisées à la manière du Caravage, qui est très apprécié à Rome de nos jours20. »
En matière d’ombre et de lumière, le jeune Rembrandt privilégiait les extrêmes, bien qu’il n’eût jamais
visité l’Italie; on doute d’ailleurs qu’il ait jamais vu des œuvres du Caravage lui-même. Il aurait plutôt
fait son apprentissage à partir d’œuvres d’art plusieurs échelons en aval. Son avant-gardiste Souper à
Emmaüs s’inspire d’une gravure de Hendrick Goudt reproduisant Jupiter et Mercure dans la maison
de Philémon et Baucis (fig. 8) d’Adam Elsheimer, un peintre romain natif de Hambourg. L’intérieur
éclairé à la chandelle d’Elsheimer rend nettement hommage aux innovations révolutionnaires du
Caravage en matière de clair-obscur21. C’est ainsi que le Caravage est devenu la source du style
naturaliste aux éclairages dramatiques développé par Rembrandt de concert avec Jan Lievens de
17
. Ter Brugghen n’aurait peint aucun tableau pour les églises catholiques privées ou clandestines d’Utrecht. Seaman,
Religious Paintings, p. 77; Manuth, « “Michelangelo Merisi, dit le Caravage, qui a Rome a créé des merveilles.” », p. 184.
18
. Seaman, Religious Paintings, p. 55.
19
. Marten Jan Bok, « Was Hendrick ter Brugghen Melancholic? », Journal of the Historians of Netherlandish Art, vol. 1,
no 2 (2009), [en ligne]. [http://www.jhna.org]
20
. Manuth, « Michelangelo Merisi, dit le Caravage », p. 188.
21
. Slatkes, « In Caravaggio’s Footsteps », p. 37.
28 Leyde, vers 1626-1631, et que l’on peut voir dans le tableau Job (fig. 9), de ce dernier. Lievens y
représente le fidèle et prospère Job, accablé par les calamités dont l’a frappé Satan avec la permission
de Dieu. Il s’est servi de ce thème populaire pour peindre le corps entier du vieillard dans toute sa
splendeur ridée, et ainsi réaliser un véritable tour de force de réalisme22.
Les similitudes entre les vieillards représentés dans Job, de Lieven, et dans Saint Paul l’ermite (fig.
10), de Matthia Preti, peinte plus tard à Naples la lointaine, sont remarquables et témoignent de
l’ampleur internationale du mouvement caravagesque. Preti y dépeint le moment où le saint apprend
d’un corbeau, qui par miracle lui apporte une miche de pain chaque jour, qu’il recevra bientôt un
visiteur. L’oiseau transmet le message en apportant une miche double pour la première fois. Le visiteur
en question, saint Antoine abbé, mène lui-même une vie d’ermite dans le désert depuis des décennies
et n’est pas peu fier de l’endurance qu’il a démontrée. Pour lui donner une leçon d’humilité, un songe
lui révèle qu’il n’est pas le seul dans sa fortitude et l’informe de l’épreuve de Paul. La visite brise
l’isolement complet de Paul vers la fin de sa vie. Le Saint Paul de Preti est typique de l’imagerie
populaire qui avait cours en Italie durant la Contre-Réforme, lorsque l’Église cherchait à attirer
l’attention sur ses origines. Le choix de Lieven, en revanche, qui s’est arrêté sur un personnage de
l’Ancien Testament, est typique de l’imagerie mise de l’avant chez les protestants du Nord.
Si Pieter Lastman connaissait bien le travail du Caravage et de son école, au point d’être considéré
comme un connaisseur, son élève Rembrandt ne connaissait le style caravagesque que par l’entremise
de copies importées, du travail des caravagistes d’Utrecht et des œuvres de Jan Lievens, qui était à la
fois son ami, son rival et un autre élève de Lastman23. Contrairement aux caravagistes d’Utrecht,
cependant, Rembrandt et Lievens n’ont pas ressenti le besoin de visiter l’Italie, affirmant au secrétaire
du stadhouder, Constantijn Huygens, qu’ils étaient trop accaparés par les commandes pour voyager et
que, en outre, on pouvait voir les meilleures œuvres du monde à Amsterdam24. Les premières œuvres
de Lievens révèlent effectivement sa fréquentation de Van Honthorst et de Ter Brugghen, et il est
possible qu’il ait lui-même séjourné à Utrecht. On peut donc supposer que c’est lui qui a amené Leyde
à aimer les éclairages dramatiques qui ont fait la renommée de Rembrandt25.
22
. Lievens s’est probablement inspiré d’une version du tableau de Rubens conservée à Antwerp (perdu de nos jours) dont il
aurait vu une reproduction gravée, de 1620, de l’artiste Lucas Vorsterman. Arthur Wheelock, Jan Lievens, A Dutch Master
Rediscovered, catalogue d’exposition, Washington (D.C.), National Gallery of Art, 2008, p. 130.
23
. Manuth, « Michelangelo Merisi, dit le Caravage », p. 188.
24
. Wheelock, Jan Lievens, p. 287.
25
. Slatkes, « In Caravaggio’s Footsteps », p. 41; Wheelock, Jan Lievens, p. 6.
29 Étonnamment, Rembrandt et le Caravage ont tous deux été pris à partie pour leur naturalisme excessif,
qui dépassait les règles de la convenance. Le peintre et biographe néerlandais Arnold Houbraken
établit le lien de manière explicite dans son Groote Schouburg (Grand théâtre) de 1718 : « Notre grand
maître Rembrandt était de cet avis, partant du principe qu’il ne fallait suivre que l’exemple de la
nature, toute autre chose étant chez lui suspecte26. » Leur conduite en public faisait l’objet de critiques
comparables : le Caravage, pour ce que le biographe et peintre Karel van Mander appelait un excès de
« bagarres et [de] rixes », et Rembrandt, parce qu’il préférait la compagnie de gens ordinaires à celle
des élites, en disant : « Pour me soulager l’esprit, ce n’est pas l’honneur qu’il me faut rechercher, mais
la liberté 27. »
Comme le remarque Margriet van Eikema Hommes, Rembrandt peut être considéré comme un
disciple, quoique très tardif, du Caravage. Dans ses dernières œuvres, comme le Reniement de saint
Pierre (fig. 11), il maintient la composition en gros plan, les personnages en buste ainsi que l’éclairage
dramatique rappelant le style du Caravage28. À Utrecht, Van Honthorst, Van Baburen et Ter Brugghen
ont mélangé le maniérisme de leur maître Bloemaert avec le caravagisme pour créer un nouveau
langage distinct dans l’art néerlandais. À Leyde et à Amsterdam, Rembrandt a voulu faire encore
mieux que le Caravage avec sa lumière et sa couleur propres.
Au lieu de « l’échiquier » caravagesque, caractérisé par des touches de lumière crue apparemment
aléatoires, Rembrandt utilisait ce que son élève et biographe Samuel van Hoogstraten appelait des
« couleurs amies », qu’il explique dans le conseil suivant : « unissez les lumières intenses à celles qui
le sont moins » pour éviter les transitions de tonalité trop brutales29. On admirait aussi Rembrandt pour
sa manière d’atténuer la dureté de ses ombres tranchées au moyen de reflets. Peu à peu, il a réussi à
raffiner les effets de lumière réfléchie et à orchestrer des conditions d’éclairage complexes jusqu’à
atteindre la virtuosité, et même à exploiter les reflets de la lumière sur la matière épaisse de ses toiles30.
Cependant, toutes ces innovations en matière d’ombre et de lumière n’auraient pu voir le jour sans
l’œuvre révolutionnaire du Caravage.
26
. Eikema Hommes, « Lumière et couleur chez le Caravage et Rembrandt », p. 169.
. Ibid., p. 181; Charles Ford (dir.), Lives of Rembrandt: Sandrart, Baldinucci and Houbraken, London, Pallas Athene,
2007, p. 92.
28
. Eikema Hommes, « Lumière et couleur chez le Caravage et Rembrandt », p. 174.
29
. Ibid., p. 175.
30
. Ibid., p. 178.
27
30 Le Caravage a eu une incidence durable et variée sur l’art néerlandais au XVIIe siècle, même s’il n’a eu
aucun élève ou client néerlandais ni jamais visité les Pays-Bas. Ses œuvres ont toutefois voyagé
jusque-là. De plus, ses émules d’Utrecht se sont inspirés de son style et de ses thèmes pour créer en
Hollande un nouveau langage artistique à la fois dramatique et influent. Enfin, ses innovations ont
perduré et ont été raffinées par Rembrandt et Vermeer. C’est ce rayonnement qui a fait du Caravage,
peut-être encore plus que le Bernin ou Rubens, le porte-étendard du baroque en Europe, un statut qu’il
aurait eu du mal à imaginer durant sa propre carrière ambulante et mouvementée.
31 Le collectionnement de la peinture baroque italienne au Canada Devin Therien
L’histoire du collectionnement de la peinture baroque italienne au Canada et, plus globalement, de l’art
européen du début de l’ère moderne (1400-1700) repose en grande partie sur la fortune et la
philanthropie de collectionneurs de Montréal et de Toronto – les premières capitales industrielles et
financières du Canada. En 1860, les artistes et les citoyens de Montréal, la plus ancienne et la mieux
établie de ces deux grandes villes, ont fondé l’Art Association of Montreal – soit dix ans avant la
création du Metropolitan Museum of Art de New York. En comparaison, le Musée des beaux-arts du
Canada (connu alors sous le nom de Galerie nationale du Canada) a été créée en 1880, et l’Art
Museum of Toronto (devenu l’Art Gallery of Toronto en 1919 et aujourd’hui connu sous le nom de
Musée des beaux-arts de l’Ontario), en 1900. Au cours des cinquante premières années d’existence de
ces trois musées majeurs, les artistes et les collectionneurs se sont essentiellement intéressés à l’art
contemporain canadien et européen. Toutefois, un petit groupe dynamique et fortuné de
collectionneurs montréalais, suivi de près par des collectionneurs de Toronto, a constitué peu à peu des
collections importantes et diversifiées d’art occidental allant de la fin de la Renaissance à l’art moderne
français, britannique et hollandais1. En 1880, plusieurs magnats de l’industrie montréalais
développaient déjà des collections considérables de façon méthodique. Parmi les plus influents et les
plus connus, mentionnons sir William Van Horne (1843-1915), sir George Drummond (1829-1910) et
James Ross (1848-1913). Étaient également importants les financiers suivants : sir Edmund Walker
(1848-1924), cofondateur de l’Art Gallery of Toronto, et l’industriel Frank P. Wood (1882-1955),
reconnu comme le premier grand collectionneur torontois de peinture baroque2. Ces hommes avaient
plusieurs points en commun notables. En tant que financiers et industriels, tous passaient leur temps à
voyager et à travailler à Montréal, à Toronto et à New York; tous étaient exposés, en ces occasions, à
des œuvres majeures des maîtres anciens; et enfin, leur éthique du travail, essentiellement protestante
ou anglicane, était assortie d’un appétit insatiable pour le collectionnement d’œuvres d’art, du désir de
1
. Evan H. Turner, Le Canada collectionne : Peinture européenne, 1860-1960, Montréal, Musée des beaux-arts de
Montréal, 1960, p. 11-16.
2
. David McTavish, « From Rembrandt to Renoir in Toronto », in Sheila D. Campbell (dir.), The Private Collector and the
Public Institution, Toronto, University of Toronto Art Center, 1998, p. 12-31.
32 les partager avec le public et de consacrer une grande part de leur temps et de leur fortune à des œuvres
de bienfaisance.
Collectionner l’art baroque au Canada: 1880-1955
Avant la Première Guerre mondiale, Montréal était déjà reconnue comme un haut lieu de
collectionnement de l’art européen. Comme le soulignait le marchand d’art londonien David Croal
Thomson en 1908, Montréal « est le centre artistique le plus important d’œuvres d’art de la plus haute
qualité » après Londres, Paris et New York3. Thompson poursuivait en déclarant que « depuis une
trentaine d’années et plus, se développent à Montréal des collections de tableaux qui n’ont rien à
envier aux plus grandes ». Bien que la réputation de Montréal reposait principalement sur les
collections amassées par Van Horne, Drummond et Ross, de nombreux autres collectionneurs
achetaient avidement des tableaux à Londres pour les installer dans leurs propriétés. Un exploit de
taille dans un pays comme le Canada, qui n’est devenu une nation indépendante qu’en 1867 et dont la
population était dix fois inférieure à celle de son voisin du sud en 1907. Parmi ses premiers
collectionneurs, Van Horne était le plus fervent. Il a amassé près de quatre cents tableaux, dont des
œuvres des plus grands peintres romantiques et réalistes du XIXe siècle. Outre des œuvres de Delacroix,
de Daumier et de Ribot, il possédait des toiles d’impressionnistes et de post-impressionnistes comme
Renoir, Cézanne et Toulouse-Lautrec. La collection de deux cent trente tableaux du
XIX
e
siècle et de
maîtres anciens de Van Horne était évaluée, un an avant sa mort, à 1 235 050 $ (plus de 25 500 000 en
dollars actuels)4. Seules soixante de ces œuvres ont été léguées au Musée des beaux-arts de Montréal,
car la fille de Van Horne, Adaline, n’avait hérité que d’un quart de la collection. Le reste, qui
comprenait notamment des tableaux de Frans Hals, Rembrandt, Ruisdael, El Greco, Francisco de
Zurbarán et Tiepolo, a été vendu par le neveu de celle-ci quelques années après sa mort. La collection
plus modeste, mais importante, de Ross a subi un sort similaire, même si, contrairement à Van Horne,
il a exercé deux mandats en tant que président du Musée (1898-1901 et 1911-1913). À ce titre, il a
financé en partie la construction de l’imposant édifice de style beaux-arts de l’institution, qui a été
3
. D. Croal Thomson, « The Brothers Maris », in Charles Holme (dir.), The Studio, Londres, The Studio, 1907, p. XXIX.
. Janet M. Brooke, « La peinture du dix-neuvième siècle dans les collections montréalaises : le goût d'une époque », in
Janet M. Brooke (dir.), Le goût de l’art : les collectionneurs montréalais, 1880-1920, traduction française par André
Bernier, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, c1989, p. 23. Ce montant a été déterminé à l’aide de la feuille de
calcul de l’inflation de la Banque du Canada. Il ne reflète pas la véritable valeur des œuvres, telle qu’établie par le marché
de l’art. Dans son ensemble, la collection vaudrait sans doute le double aujourd’hui.
4
33 inauguré le 9 décembre 1912 par le gouverneur général et Son Altesse Royale le prince Arthur5.
L’exposition d’ouverture comportait des œuvres de Rubens, de Hals, de Rembrandt, de Canaletto et,
entre autres, de Delacroix – toutes prêtées par les plus grands collectionneurs montréalais. Acquis du
marchand d’art londonien Agnew au printemps 1911, le Rubens monumental de la collection Ross,
Loth et sa famille fuyant Sodome (v. 1615) était considéré à l’époque comme le plus important de tous
les tableaux de maîtres anciens à faire partie d’une collection canadienne6. L’héritage de Ross, reconnu
pour son mécénat exemplaire, a été dilapidé par les déboires financiers et les dépenses extravagantes
de son fils. John Ross a déclaré faillite en 1926, et, en juillet de l’année suivante, il a vendu d’un coup
vingt-neuf des plus précieux tableaux de son père chez Christie’s, dont le Rubens, acquis par le magnat
du cirque américain John Ringling7.
Les collectionneurs et les mécènes du tout nouveau Art Museum de Toronto n’ont pas connu le même
sort. Au moment où Montréal commençait à perdre un certain prestige et des tableaux irremplaçables,
un groupe de jeunes collectionneurs s’imposait à Toronto grâce aux activités financières et
industrielles croissantes de la ville. Outre Edmund Walker, réputé pour sa collection de gravures et de
dessins, plusieurs autres riches Torontois ont sensibilisé leurs concitoyens à la peinture des grands
maîtres. En tête de liste de ces derniers figuraient Chester Massey (1850-1926) et Reuben Wells
Leonard (1860-1930). Avec Walker, ces hommes ont largement contribué à faire de Toronto et
Hamilton des concurrents financiers et industriels importants. Or, même si le collectionnement a
commencé plus tard à Toronto, la conjoncture était propice à l’apparition de son premier grand
collectionneur de peintures baroques et, surtout, le plus important mécène des débuts du Musée des
beaux-arts de l’Ontario: Frank Porter Wood.
En revanche, Ottawa, où logeait le Musée des beaux-arts du Canada, était une petite ville forestière
désignée par le gouvernement pour servir de capitale, car il s’agissait d’une ville neutre et non
5
. Georges-Hébert Germain, Un musée dans la ville : une histoire du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal, Musée
des beaux-arts de Montréal, 2007, p. 56.
6
. Pour une analyse approfondie de l’œuvre et de sa provenance, voir Virginia Brilliant, Triumph and Taste: Peter Paul
Rubens at the Ringling Museum of Art, Londres et Sarasota (Flor.), Scala Publishers-John and Mable Ringling Museum of
Art, the State Art Museum of Florida, Florida State University, 2011, p. 125. L’acquisition du Massacre des innocents
(142 x 182 cm), de Rubens, par feu Kenneth Thomson (1923-2006) en 2002 est le seul achat par un collectionneur canadien
qui a en partie remédié à la perte du tableau de Ross, lequel aurait assurément fait l’objet d’un don au MBAM. Le
Massacre des innocents, qui a été offert en don à l’MBAO en 2005, est la pièce maîtresse de la collection Thomson.
7
. Turner, Le Canada collectionne; Brooke, « La peinture du dix-neuvième siècle dans les collections montréalaises ». S’il
était mis à l’enchère aujourd’hui, le tableau de Rubens serait évalué à 60 millions de dollars américains au minimum. Outre
Ringling, Alvin Fuller, alors gouverneur du Massachusetts, a acquis des œuvres de Ross, soit le grand Portrait d’homme,
de Rembrandt, et Dogana et Salute, de Turner (actuellement dans la collection de la Fuller Foundation à Boston).
34 industrialisée, sise entre les classes politiques et commerçantes de Toronto et de Montréal. La
croissance d’Ottawa est entièrement due à la présence du gouvernement. Par conséquent, le MBAC ne
pouvait pas compter sur l’appui d’une base stable de collectionneurs. Elle avait accès à des fonds
publics, devenus significatifs seulement après 1913 – trente ans après la période la plus importante de
l’histoire du collectionnement et de la construction de musées en Amérique du Nord. À l’exception de
mécènes comme Edmund Walker et le baron de la presse Harry S. Southam (1875-1954), ce sont les
conservateurs et directeurs successifs du Musée qui ont développé sa collection d’art européen
actuelle. Ce processus a permis à la Galerie nationale de bien s’en tirer jusqu’à ce qu’elle soit exclue
du marché en raison de la flambée des prix et du refus du gouvernement de soutenir l’acquisition
d’œuvres8. Néanmoins, le MBAC a pu se porter acquéreur de nombreux tableaux exemplaires
d’artistes baroques, allant de Guido Reni et Luca Giordano à Bartolome Esteban Murillo, Simon Vouet
et Rembrandt, et jouer un rôle essentiel de sensibilisation à l’art baroque.
Les collectionneurs privés d’art baroque au Canada
Frank Porter Wood
Né à Peterborough, légèrement à l’est de Toronto, Frank Wood entretenait des liens avec l’élite des
milieux d’affaires de Toronto par l’entremise d’amis de sa ville natale. Le doyen du groupe était le
banquier et sénateur George Cox (1840-1914), connu comme étant le parrain de la « mafia méthodiste
de Peterborough » – un groupe d’hommes natifs de Peterborough qui avait la mainmise sur le
développement économique de Toronto au tournant du XXe siècle9. Wood et son frère aîné Edward ont
commencé leur carrière à la banque de Cox, la Central Canada Loan and Savings Company. Après un
temps à Montréal (1899-1903), Wood est retourné à Toronto pour y cofonder une maison de courtage
prospère, avant de devenir président de la Burlington Steel Company et vice-président de la Canadian
Cartridge Company – un important fabricant de munitions durant la Première Guerre mondiale. Wood
s’est constitué une fortune grâce à Burlington Steel. Avec ses collègues de Canadian Catridge, il a
remis des profits de plus de 700 000 $ (10 000 000 en dollars actuels)10 à la Commission impériale des
8
. Pour l’historique complet de sa période d’acquisition la plus prolifique (1925-1975), voir Jean Sutherland Boggs, The
National Gallery of Canada, Londres, Thames and Hudson, 1971.
9
. Michael Bliss, « Better and Purer: The Peterborough Methodist Mafia and the Renaissance of Toronto », in William
Kilbourn (dir.), Toronto Remembered: A Celebration of the City, Toronto, Stoddart, 1984, p. 194-205.
10
. McTavish, « From Rembrandt to Renoir in Toronto », p. 16. Ce montant a été déterminé à l’aide de la feuille de calcul
de l’inflation de la Banque du Canada.
35 munitions. Il s’agit là d’un premier exemple de sa modestie et de sa philanthropie, dont les bienfaits
sont particulièrement manifestes dans la collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario.
On en sait très peu sur ce qui poussait Wood à collectionner l’art, mais il avait déjà acheté plusieurs
tableaux de maîtres anciens à la fin de la Première Guerre mondiale – possiblement à l’instigation de
Walker, qui faisait la promotion du nouveau musée. Son premier achat connu est un portrait tardif de
Frans Hals, acquis à New York en 1917. Deux ans plus tard, il achetait de M. Knoedler & Co. Portrait
de femme avec un chien (v. 1665), de Rembrandt, qui a occupé une place de choix dans sa maison de
Toronto jusqu’à sa mort. Comme la première génération de collectionneurs montréalais, Wood
s’intéressait surtout aux portraits de haute qualité, mais modestes, des peintres baroques du Nord. Sa
collection a été exposée pour la première fois à l’Art Gallery of Toronto en 1920, puis a fait partie de
nombreuses expositions présentées à Toronto, à Ottawa et à Montréal. Dans les années 1920, il
achetait presque exclusivement des tableaux du marchand d’art britannique Joseph Duveen. Wood
était, à proprement parler, le seul Canadien de sa génération qui faisait activement concurrence aux
principaux clients américains de Duveen, comme Samuel Kress (1863-1955) et Andrew Mellon (18551937). Par l’entremise de Duveen, Wood a acheté et vendu plusieurs tableaux baroques et de maîtres
anciens. Parmi ses plus prestigieuses acquisitions, mentionnons le portrait d’Isaac Abrahamz Massa,
de Hals; Dédale et Icare, de Van Dyck; le portrait de Don Manuel Osorio Manrique de Zuñiga, de
Goya; ainsi que Le chariot de récolte, de Gainsborough. Pour acheter ce dernier, en 1929, Wood a
retourné son Goya au marchand d’art. Négligeant les occasions d’acheter des œuvres de peintres
italiens de la Renaissance comme Titien et Lotto – ni l’un ni l’autre n’étant au-delà de ses moyens –, il
a continué à acquérir des tableaux aux sujets profanes. D’ailleurs, son intérêt pour ces sujets a eu une
influence profonde sur les premiers collectionneurs de Toronto ainsi que sur le comité d’acquisition du
Musée.
Wood était non seulement un arbitre du bon goût, il a aussi largement contribué au financement de
l’agrandissement de l’Art Gallery of Toronto en 1926. Au cours de la quinzaine d’années qui suivit, il
a conseillé activement le Musée en pleine croissance, et agi discrètement comme consultant et
négociateur dans des transactions avec des marchands de Londres et de New York. Dans les années
1930, ses goûts changent radicalement, et il se met à acquérir et à encourager le Musée à acheter des
œuvres d’artistes impressionnistes tels que Renoir, Monet, Sisley et Pissarro11. La plus importante
11
. Ibid., p. 23.
36 contribution de Wood consiste sans doute en ses discrètes collectes de fonds et sollicitations auprès des
collectionneurs de Toronto pour qu’ils achètent des œuvres et en fassent don. C’est grâce aux activités
organisées par Wood que des notables de Toronto ont acquis et offert en don des œuvres de qualités,
notamment de Poussin et de Van Dyck. Le legs de la collection de Wood et d’un domaine de trente
acres, situé au nord de Toronto, a permis la création du premier fonds de dotation consacré
exclusivement aux acquisitions. L’achat le plus important effectué à l’aide de ce fonds est le retable
Saint Paul l’ermite (v. 1656), de Mattia Preti, acquis en 1968 (fig. 1). L’achat du tableau monumental
de Preti était l’apogée d’une vingtaine d’années d’acquisitions de tableaux des
XVII
e
et
XVIII
e
siècles,
qui venaient enrichir la collection originale de Wood, constituée notamment d’œuvres du Tintoret, de
Pier Francesco Mola, d’Eustache Le Sueur, de Claude Lorrain et de Giovanni Paolo Panini.
Annie et Horsley Townsend
Outre le don d’Adaline Van Horne en 1941, la plus importante donation d’œuvres d’art baroque faite
au MBAM provient du legs d’Annie Sofronia White (1875-1949) et de son époux George Horsley
Townsend (1866-1954). Tous deux venaient de familles qui prisaient les arts visuels. Horsley était le
petit-neveu du prolifique architecte et designer québécois Jean Baillargé (1726-1805)12. Comme leurs
contemporains, les Townsend étaient des gens bien nantis. Ils avaient acquis leur fortune grâce à une
prospère entreprise d’importation de vins et spiritueux. Bien qu’ils aient beaucoup voyagé, les
Townsend n’ont conservé qu’une petite collection de tableaux canadiens, et apparemment aucune
œuvre européenne.
Après la mort d’Annie, en 1949, et de Horsley, en 1954, tout leur argent, leurs actions, leurs
obligations et leurs biens personnels, estimés à plusieurs millions, ont été distribués à divers
organismes, œuvres de bienfaisance et membres de la famille. Le legs au Musée des beaux-arts de
Montréal s’élevait à 962 000 $ (plus de 8 500 000 en dollars actuels)13 et se composait d’une grande
quantité de titres d’entreprises majeures, entre autres de l’Imperial Tobacco, de Hiram-Walker &
Gooderham-Worts, de la British American Oil Company et de la Banque de Toronto. Dans la section
VI de son testament, Annie a écrit : « Ledit [montant] résiduel est destiné à constituer une dotation
dont les revenus seront utilisés par ladite Association [Musée] pour acheter des œuvres d’art, et dont le
12
Elaine Tolmatch, « L’héritage impérissable de Horsley et Annie Townsend », Collage : le bulletin des amis du Musée
des beaux-arts de Montréal, no 2 (été 2004), p. 22. 13
. Selon le calcul de l’inflation de la Banque du Canada.
37 fonds consolidé sera appelé le “legs Horsley et Annie Townsend”14. » Bien que le fonds ait été créé
pour acquérir des œuvres de toutes sortes, les Townsend ont exprimé le souhait qu’« une attention
particulière soit portée aux artistes canadiens15 ». Dans une lettre du 3 février 1950 adressée à
F. Cleveland Morgan (président du MBAM), Horsley souligne l’importance du MBAM au sein la ville
comme suit :
Je […] tiens à ce que vous sachiez que ce fut un réel plaisir pour moi de soutenir une
institution aussi essentielle à la vie culturelle de notre ville que le Musée des beaux-arts de
Montréal; et je serai honoré de figurer sur la liste des mécènes du Musée au côté de ma
chère épouse, qui partageait mon intérêt pour votre travail16.
Les liens qu’entretenaient les Townsend avec le MBAM n’étaient aussi médiatisés que ceux de Ross
ou d’Adaline Van Horne, mais leurs actions philanthropiques ont précédé leur décès. Horsley figure
comme « membre à vie » dans le rapport annuel du MBAM de 1948. Il a reçu le titre de « mécène
(fondateur du Musée) » après le premier don de sa femme. Cleveland Morgan a clairement résumé
l’importance du legs des Townsend :
Nos fonds consacrés à l’achat de nouvelles œuvres étaient épuisés lorsque nous avons été
informés de cet important legs par testament de feu G. Horsley Townsend, mécène et
généreux donateur du Musée pendant de nombreuses années17.
Morgan mentionne également dans le rapport annuel de 1956 : « Nous pouvons acheter au moins une
œuvre de grande qualité chaque année, ce qui n’aurait pas été possible sans ce legs. » Ératosthène
enseignant à Alexandrie (1635), de Bernardo Strozzi, a été la première acquisition majeure effectuée à
l’aide de ce fonds, en 1959. Cinquante ans d’achats importants de tableaux baroques italiens et
européens ont suivi, dont un grand nombre entièrement ou en partie attribuable au fonds Townsend. En
1960, le Musée des beaux-arts de Montréal se portait acquéreur de Tobit bénissant Tobie (1660), de
Mattia Preti. Les acquisitions subséquentes comprennent Le duo (v. 1623) et La femme au luth (1624),
de Honthorst, Paysage avec la Sainte Famille en Égypte (1675), de Jean-François Millet (Franscisque
Millet), et de nombreux autres tableaux baroques et de maîtres anciens. À maints égards, les pertes qui
avaient suivi la disparition de la première génération de collectionneurs montréalais ont pu être
récupérées grâce au legs des Townsend.
14
. Legs Townsend, « Will and Last Testament of Anne Sofronia White », Archives du Musée des beaux-arts de Montréal,
p. 5.
15
. Legs Townsend, « Correspondence [lettre de F. Cleveland Morgan (président) à Horsley Townsend] », 3 février 1950.
16
. Legs Townsend, « Correspondence [lettre de Horsley Townsend à F. Cleveland Morgan (président)] », 3 février 1950.
17
. Rapport annuel du MBAM, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1955, p. 5.
38 Joey et Toby Tanenbaum
Tout comme Wood, dont l’apport a été essentiel à la construction du Musée des beaux-arts de
l’Ontario et au financement de ses acquisitions, la nouvelle génération de donateurs a aidé à doter le
Musée d’œuvres d’art baroque de premier ordre. Le soutien de Joey et Toby Tanenbaum a été
déterminant pour le département d’art européen du Musée dans les années 1980 et 1990. Ni Joey ni
Toby n’ont grandi dans une famille où l’on appréciait l’art. Ils y ont plutôt été amenés parce que leurs
parents rejetaient la figuration pour des raisons religieuses18. La famille Tanenbaum, comme celle de
Wood, a prospéré grâce à la croissance phénoménale de la production d’acier et du financement
industriel dans la région de Toronto et de Hamilton avant et après la Première et la Deuxième Guerre
mondiale. D’abord collectionneurs de tableaux académiques et réalistes français du
XIX
e
, les
Tanenbaum ont commencé à acquérir de l’art baroque et de la fin de la Renaissance, tant du Nord que
du Sud, dans les années 1980. Le couple a acquis de nombreuses toiles exceptionnelles du peintre
italien Luca Giordano, un portrait en buste du grand Gian Lorenzo Bernini, ainsi que des œuvres des
peintres espagnols Jusepe de Ribera et Esteban Márquez. À la même époque, ils se sont portés
acquéreurs de trois toiles monumentales du peintre flamand Gaspar de Crayer – le plus grand émule du
style de Rubens –, dont l’imposante Saint Benoît recevant Totila, roi des Ostrogoths, réalisée pour le
réfectoire de l’abbaye Saint-Pierre-et-Saint-Paul d’Affligem, en Belgique. Le Saint Jérome de Ribera
(probablement la première œuvre du peintre), le Pape Grégoire XV du Bernin, l’Allégorie de
l’astronomie de Giordano, et le Saint Benoît de De Crayer sont venus enrichir de manière considérable
la collection d’art baroque de l’MBAO. Avec celles de Wood, les œuvres offertes en don par les
Tanenbaum constituent la base de la collection d’art européen baroque du Musée. Les legs des
Tanenbaum et de Wood se distinguent par leurs thèmes, pays de provenance et formats. Les premiers
avaient un penchant pour les œuvres monumentales exécutées par des artistes qui travaillaient dans des
environnements catholiques. Le second s’intéressait quant à lui au portrait et aux représentations de
petit format de sujets profanes de peintres baroques du Nord. Ceci étant, les goûts différents de ces
collectionneurs ont permis de doter le Musée d’œuvres suffisamment diverses pour évoquer la grande
diversité de la peinture baroque paneuropéenne.
18
. Alison McQueen, « A Couple’s Passion: The Joey and Toby Tanenbaum Art Collection », in Patrick Shaw Cable (dir.),
Heaven and Earth Unveiled: European Treasures from the Tanenbaum Collection, catalogue d’exposition, Hamilton,
Musée des beaus-arts de Hamilton, 2005, p. 192.
39 Récemment, le Musée des beaux-arts d’Hamilton s’est vu offrir la collection complète des tableaux du
XIX
e
siècle des Tanenbaum. Le legs comprenait aussi plusieurs toiles baroques italiennes, dont l’une
des plus impressionnantes œuvres de Giordano conservées dans une collection nord-américaine. Cette
pièce monumentale, intitulée Le massacre des enfants de Niobé (cat. 1), témoigne de son talent
exceptionnel à représenter une action dynamique et des états émotionnels intenses avec une touche
fluide et colorée. Elle présente un caractère mystique comparable aux trois tableaux monumentaux de
Gustave Doré offerts par les Tanenbaum au MBAH: Le triomphe du christianisme sur le paganisme,
Le rêve de Claudia Procula et Le rêve du moine. Ces représentations hautement dramatiques aux
personnages naturalistes permettent d’établir des liens entre plusieurs tableaux baroques et du
XIX
e
siècle des Tanenbaum, ce qui en fait des contributions exceptionnelles aux collections de l’MBAO et
du MBAH.
Michal et Renata Hornstein
À la différence de Wood, des Townsend et des Tanenbaum, la passion pour l’art des Hornstein leur
vient de leur passion pour la vie. Michal et Renata sont tous deux issus de familles de classe moyenne
dans la Pologne d’avant-guerre. Michal a échappé aux nazis en sautant d’un train quelques heures
avant son arrivée à Auschwitz. Ils se sont rencontrés alors qu’ils se réfugiaient en Hongrie. Après la
guerre, ils se sont retrouvés à Rome par hasard, et se sont ensuite mariés dans la ville éternelle19.
Michal a déjà noté que Renata avait stimulé son intérêt pour l’art en raison de ses nombreuses visites
de la Galerie Borghèse à Rome. Après avoir immigré à Montréal en 1951, le couple, comme un grand
nombre de collectionneurs montréalais et torontois, a prospéré grâce à la construction et au
développement immobilier qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Bien que ni l’un ni l’autre n’ait
grandi dans des familles passionnées d’art, l’engouement croissant du couple pour le collectionnement
s’est transformé en une activité sérieuse dans les années 1960. Leur expérience romaine a eu une
profonde influence sur leurs goûts, ainsi qu’en fait foi leur apparition, dans les années 1970, en tant
qu’importants collectionneurs de tableaux hollandais, flamands et italiens des
XVI
e
,
XVII
e
et
XVIII
e
siècles. Ils sont devenus les donateurs les plus généreux du Musée des beaux-arts de Montréal,
achetant et offrant en don de nombreuses œuvres baroques. Parmi celles-ci, mentionnons Le roi David
à la harpe (v. 1627), de Valentin; La déposition (1630), de Pieter Van Mol; Le Christ et la femme
adultère (v. 1630-1633), de Matthias Stom; Nature morte aux coquillages et au corail (1640), de
19
. Georges-Hébert Germain, « Un homme libre », Un musée dans la ville, p. 164.
40 Jacques Linard; Saint Matthieu et l’ange (1656), de Barent Frabritius; Le retour de l’enfant prodigue
(v. 1668), de Jan Steen; et Salomé avec la tête de Saint-Jean Baptiste (1700), de Godfried; en plus des
nombreuses autres œuvres qui intègreront la collection d’art européen du Musée des beaux-arts de
Montréal en 2016.
Michal résumait leurs choix en disant qu’ils collectionnaient ce qui leur plaisait et ce qui n’était pas à
la mode. « Il est essentiel que l’œuvre soit de qualité et qu’elle soit en bon état20. » Malgré ses goûts
variés—allant de la Renaissance à l’art impressionniste—le couple est toujours retourné à la peinture
baroque hollandaise. L’étendue de leurs intérêts, que leur legs précédent a partiellement révélée, sera
entièrement mise au jour en 2016, lorsque leur collection complète sera transférée au Musée. Ce don
réalise l’un des souhaits les plus chers des Hornstein. En 1999, dans un discours aux membres du
Cercle du président du MBAM, Michal a déclaré:
Le plus important lorsqu’on collectionne, c’est de donner. Pourquoi est-ce que je donne ?
Je vis à Montréal, et c’est ici que j’ai réussi. Je suis impliqué au Musée à divers titres
depuis si longtemps que j’estime qu’il est important de le soutenir. Le Musée recevra des
œuvres d’art canadien de ceux qui les collectionnent. Les œuvres des maîtres anciens ne
sont pas aussi accessibles... Comme je les collectionne, c’est pour moi un grand plaisir
d’en faire don au Musée, [car] ces pièces que je chéris seront conservées avec soin. La
mission d’un musée d’art est de préserver, d’exposer, d’enseigner et d’informer le public21.
En ce sens, Michal et Renata témoignent du même plaisir que les Tanenbaum à collectionner, à donner
et à exposer leur collection. « Nous nous réjouissons de partager notre joie avec les autres22 », a dit un
jour Joey Tanenbaum. Tout comme la collection Thomson au Musée des beaux-arts de l’Ontario, la
collection Hornstein est la plus importante donation jamais reçue par le MBAM d’un collectionneur
montréalais ou canadien. Autre témoignage de la générosité des Hornstein, leurs peintures, gravures et
dessins ne seront pas présentés dans une salle indépendante, mais disséminés dans les salles déjà
existantes – de sorte qu’ils viendront se greffer naturellement à la collection du MBAM dans son
ensemble. Il s’agit là d’une approche peu commune pour un legs d’une telle nature, qui reflète le désir
des Hornstein que le Musée et ses visiteurs bénéficient du réaménagement des salles consacrées aux
maîtres anciens.
20
. Nathalie Bondil, Pour l’art! : paroles de collectionneurs, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2007, p. 30.
. Michal Hornstein, « Collecting Art », discours aux membres du Cercle du président, Montréal, Musées des beaux-arts de
Montréal, 30 septembre 1999.
22
. McQueen, « A Couple’s Passion », p. 191.
21
41 Exposer la peinture baroque au Canada (1900-2015)
Il a fallu attendre les années 1980, après plus de cent ans d’existence du Musée des beaux-arts de
Montréal, du Musée des beaux-arts du Canada et du Musée des beaux-arts de l’Ontario, et
d’acquisition de tableaux baroques italiens, français, flamands et hollandais, pour voir les premières
expositions majeures de l’art du
XVII
e
siècle au Canada. Avant cela, les musées réalisaient, ou
commandaient parfois, des expositions collectives et présentaient, par exemple, les joyaux de leurs
collections tous ensembles, comme dans le cas de l’exposition European Masters from Public and
Private Collections, Toronto, Montreal, and Ottawa (fig. 3)23, de 1954. Il s’agit de la première
exposition accueillie par plusieurs musées à mettre en valeur les œuvres de la Renaissance au postimpressionnisme des collections du MBAM, du MBAC et de l’MBAO. Réunissant soixante-dix-huit
toiles allant du Titien et du Tintoret à Renoir et Van Gogh, l’exposition a reçu un accueil favorable, en
tant qu’illustration de l’image plus positive que les Canadiens devaient avoir de leur place sur la scène
internationale, vu les œuvres de calibre mondial conservées dans leurs collections publiques24. En
1961, Martin Baldwin (directeur de l’MBAO) et Evan Turner (directeur du MBAM) ont conçu une
exposition semblable, bien que nettement plus ambitieuse, portant sur les principaux peintres baroques
et rococo français (fig. 4). Le public était manifestement indifférent au genre de tableaux présentés
dans L’héritage de la France, ainsi qu’en témoignent sa faible fréquentation et certaines critiques
cinglantes comme celle-ci : « Si ces œuvres sont représentatives de l’art français de l’époque, Dieu
merci que le Québec fut libéré de l’autorité française25. » De telles critiques mélodramatiques étaient
bien utiles pour attiser l’intérêt des Canadiens protestants, majoritaires dans les grandes villes du pays,
à l’égard de la peinture baroque française et italienne.
Un nouveau cycle de grandes expositions d’art baroque a suivi les acquisitions effectuées par le
MBAM, le MBAC et l’MBAO entre 1950 et 1990, et grâce aux efforts de conservateurs dynamiques
comme Catherine Johnson (MBAC), David McTavish (MBAO) et David Franklin (MBAC). Sous leur
initiative, de nombreuses expositions majeures d’art baroque italien ont été mises sur pied dans les
années 1980, 1990 et 2000, parmi lesquelles les projets d’envergure Splendeurs du Vatican : chefsd’œuvre de l’art baroque (1986), de Johnson; de même que Bernini et la naissance du portrait sculpté
. Concernant les premières expositions du Musée, voir Karen McKenzie et Larry Pfaff, The Art Gallery of Ontario: Sixty
Years of Exhibitions, 1906–1966, Toronto, Musée des beaux-arts de l’Ontario, 1980.
24
. C. Keiselberger, « A Unique Exhibition, 78 Paintings of European Old Masters at the National Gallery », The Ottawa
Citizen, 11 mars 1954.
25
. L. Sabbath, « Indigestible Heritage of France », Saturday Night Magazine (Toronto), 9 décembre 1961.
23
42 de style baroque (2008) et Caravaggio et les peintres caravagesques à Rome (2011), de Franklin.
L’exposition Splendeurs du Vatican a permis de présenter au Canada les plus importantes peintures du
début de la période baroque de la Pinacoteca Vaticana, dont le célèbre retable La dernière communion
de saint Jérôme (fig. 5), du Dominiquin. Il s’agit là de réussites remarquables, si l’on considère que la
seule exposition de peinture baroque italienne à avoir eu lieu au MBAM et au MBAC s’est tenue en
décembre 1936 et janvier 1937, et elle comptait une seule œuvre. Le puissant tableau hyperréaliste La
crucifixion de saint André, de Giordano (attribué à Jusepe de Ribera au moment de son acquisition), a
été acheté du duc de Rutland, en 1937, par le philanthrope montréalais J. W. McConnell26. Il s’agit de
l’une des premières toiles importantes du baroque italien à faire partie de la collection du MBAC. Sa
grande visibilité a conduit à l’achat d’autres œuvres italiennes, dont des pièces exemplaires d’Annibale
Carrache, d’Orazio Gentileschi et du Guerchin. Aucune de ces acquisitions n’a fait l’objet d’une
exposition cependant. Les principaux musées canadiens ont plutôt maintenu en place un régime
d’expositions moins exigeantes, comme Seventeenth Century Dutch Painting from the Redelmeier
Collection, présentée à l’MBAO en 1939, et Canaletto, organisée par le MBAM, le MBAC et
l’MBAO en 1964. La mise sur pied des premières véritables expositions d’art baroque italien est
possiblement liée à l’arrivée massive et à la prospérité d’immigrants français, italiens et ibériques au
Canada après la Deuxième Guerre mondiale. À la même époque, l’influence de Walter Vitzthum et de
Giuseppe Scavizzi—tous deux des spécialistes émérites de l’art baroque italien—se faisait toujours
sentir dans les départements d’histoire de l’art de l’Université de Toronto et de l’Université Queen’s. Il
est important de rappeler que la première génération de conservateurs canadiens d’art européen, dont
Johnson et McTavish, ont étudié avec Vitzthum et Scavizzi à l’Université de Toronto dans les années
1950 et 1960.
Conclusions
Cette brève histoire du collectionnement a permis de révéler certains points communs chez un grand
nombre de collectionneurs, mais spécifiques à la plupart des Canadiens les plus passionnés.
Premièrement, nos collections d’art baroque italien se sont développées grâce à un intérêt général pour
la peinture européenne, et plus particulièrement la peinture hollandaise et flamande. Si les
collectionneurs plus récents sont motivés par des raisons personnelles, l’intérêt de leurs prédécesseurs
pour l’art européen du Nord peut être attribué au fait qu’ils connaissaient des collectionneurs
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.« National Gallery Will Have Ribera », Montreal Gazette, 23 décembre 1937.
43 britanniques – les arbitres du bon goût pour les fondateurs de nos institutions. Deuxièmement, les plus
importantes contributions d’œuvres italiennes aux principaux musées sont le fruit de dons et
d’acquisitions stratégiques. Pour un pays de sa taille, le Canada est le seul à posséder deux importants
portraits en buste de papes et un Christ en croix grandeur nature de Gian Lorenzo Bernini, la grande
majorité des œuvres de ce dernier étant toujours en Italie. L’histoire du collectionnement des tableaux
de maîtres anciens au Canada s’est suffisamment développée pour que l’on entreprenne des recherches
méthodiques sur les collectionneurs passés et actuels afin de mieux comprendre les aspects
fondamentaux qui les distinguent. Ces études approfondies permettront ainsi d’expliquer plus avant
comment l’histoire personnelle, le raffinement esthétique et les facteurs contextuels influencent les
collectionneurs et leurs acquisitions.
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