Et si nous parlions maintenant d`amour, Nicolas Grimaldi ? Très

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Et si nous parlions maintenant d`amour, Nicolas Grimaldi ? Très
Et si nous parlions maintenant d’amour, Nicolas Grimaldi ?
Très volontiers. L’amour est la promesse ou la prémonition d’une existence entièrement
transfigurée par l’autre. J’oserai cette analogie avec la religion chrétienne : de même que
l’eucharistie fait vivre au fidèle un symbole matériel comme le corps d’un être transcendant –
Dieu –, de même l’amour consiste à envisager une personne finie comme la présence même
de l’infini. L’aimé(e) nous fait espérer la fin de la séparation, comme si la déchirure de la
solitude pouvait être résorbée pour toujours. Mais voilà, c’est une chimère. L’amour laisse
souvent la place à quelque déception douloureuse. Passé l’éblouissement initial, nous nous
disons : je me suis trompé, ce n’est pas celui ou celle que j’attendais, il ou elle a changé, etc. La
réalité de la personne aimée conteste immanquablement l’image que l’on s’était complu à en
former.
Pour sonder cette ambivalence, et cette malédiction de l’amour, vous vous êtes tourné vers
l’œuvre de Proust.
Dans la Recherche, seules la grand-mère et la mère du narrateur me semblent portées par cette
abnégation, cette générosité qui signale l’amour authentique. Chez Swann, ou le narrateur, c’est
la jalousie qui suscite l’amour, et non l’inverse. Swann n’est pas particulièrement attiré par
Odette : il ne la trouve pas si jolie que cela, elle lui paraît même un peu idiote. Mais lorsqu’un
soir, elle ne vient pas chez les Verdurin où il la rencontre habituellement, Swann s’embrase et
s’angoisse : où est-elle ? Que fait-elle ? Et avec qui ? Il souffre le martyre de son absence,
imagine qu’elle pourrait se donner à un autre. Il s’en croit alors amoureux. Quand il se retrouve
finalement avec elle, elle l’ennuie, l’insupporte, et il n’a pas plus pressant désir que de s’en
débarrasser. S’il aimait vraiment Odette, sa présence devrait l’immerger de grâce. L’exact
contraire se produit ; ce n’est que par impropriété de langage que l’on peut parler ici d’amour.
Les personnages de Proust sont asphyxiés, intoxiqués par le déferlement de leur imagination. Ils
sont enfermés dans la geôle de la représentation, qui clôt le sujet sur lui-même et met à distance
l’autre dans ce qu’il est intrinsèquement.
Un amour heureux et durable est-il possible ? Rassurez-nous…
Si j’avais la présomption de proposer aux amants un vade-mecum, un petit traité de la vie
amoureuse, je leur suggérerais d’initier avec l’être aimé une relation semblable à celle que
nous nouons avec l’œuvre d’art. Dans la Critique de la faculté de juger, Kant décrit
l’expérience esthétique comme un perpétuel recommencement : nous ne nous lassons jamais de
l’objet d’art, même familier, en ce que nous le percevons toujours d’un œil nouveau. Regarder
son amour comme un tableau, c’est s’en émerveiller sans cesse. C’est en être indéfiniment
subjugué. Cela étant, l’amour n’est pas la seule manière de magnifier son existence ; le travail le
permet également. Sauf que dans le travail, je donne ma vie sans tenter d’imposer ma personne à
qui que ce soit.
On pourrait vous objecter que le travail est souvent perçu sous l’angle de l’aliénation.
Oui, j’avais souvent entendu cela, que le travail est une calamité, une ex-appropriation de soi, un
obstacle à l’épanouissement personnel. Or, que dit Marx ? Que le travail est un besoin
élémentaire de l’homme, qu’il est la forme la plus naturelle d’expression et de communion.
J’infuse tout mon être dans ce que je fais. Et quiconque utilise le produit de mon activité le fait
sien, et de fait m’assimile. Le travail est la figure de la transsubstantiation, c’est-à-dire ce
par quoi la substance d’un individu se diffuse au sein de la communauté et du monde. La
nature y est spiritualisée, et l’esprit s’y naturalise. Alors certes, aujourd’hui, le travail est devenu
beaucoup plus abstrait. L’effort lié à l’action manuelle sur la nature a été court-circuité par
l’avènement de l’informatique. Pour les nouvelles générations, le virtuel tient désormais lieu de
réel. Ce n’est plus le monde où je suis né…
Comment définiriez-vous la sagesse ?
Il faut la distinguer de la morale, qui détermine ma conduite à l’égard d’autrui. Le premier
degré de la moralité est de remplir ses devoirs professionnels, de répondre aux attentes légitimes
des autres – j’attends du boulanger qu’il cuise son pain. Le second degré est de conserver un
sentiment vif de l’altérité de l’autre. La morale doit nous préserver du mal, qui consiste à vouloir
vampiriser la conscience d’autrui, voire à en nier l’humanité foncière. Le fanatisme, religieux ou
idéologique, repose sur un envoûtement de l’imaginaire : il pose un modèle vers lequel tendre, et
tous ceux qui n’y correspondent pas sont rejetés comme inassimilables, innommables. D’où
l’impératif, pour se prévenir de ces dérives, de toujours considérer l’autre comme son semblable,
aussi étrange qu’il puisse paraître de prime abord.
La sagesse, elle, règle ma vie par rapport à moi-même. Elle suppose de se défaire de ses
illusions les plus tenaces, de se désenchanter. Une première illusion est de croire que nous
pouvons expérimenter l’absolu, que nous pouvons atteindre la perfection, la plénitude, l’éternité.
Souhaiter vivre dans l’absolu, c’est comme vouloir habiter l’horizon. L’horizon, on y va, mais on
n’y parvient jamais… La sagesse est liée à la reconnaissance d’une insurmontable précarité,
c’est-à-dire de notre finitude, de notre incomplétude d’êtres voués à l’attente. Une seconde
illusion consiste à faire du moi quelque chose d’isolé et de fondateur. Or le moi autonome,
insulaire, n’existe pas. Il est à l’image d’une vague qui enfle, s’élève, avant de s’écrouler puis de
disparaître. Il n’est que le moment d’un flux qui l’outrepasse, et dans lequel il est pris. La
sagesse, ici, c’est de comprendre que je ne suis qu’une médiation, que la vie universelle
s’accomplit à travers moi. Le mieux et le tout que je puisse faire est de la servir. En moi-même,
pour moi-même, je ne suis quasiment rien.
Se désenchanter, c’est également se déprendre de la fascination pour l’avenir, et vous avez
soutenu à plusieurs reprises qu’il s’agit de vivre dans l’instant présent…
… et je n’écrirais plus cela aujourd’hui. Oui, il m’est arrivé de vouloir faire de ma vie une
somme d’instants parfaits, tel un torero qui engage son être dans un seul geste risqué et fugace.
Mais je me suis aperçu que ce culte était une sorte de suicide métaphysique. Car l’instant est par
essence volatile. Sitôt passé, il n’en reste rien et c’est comme si je ne l’avais pas vécu. À présent,
il me semble qu’il faut s’efforcer de continuer ce que l’on a commencé. Ne jamais laisser
retomber l’élan. Se répandre, se propager, rayonner encore et toujours. Cela ne peut se faire seul.
Contrairement à ce que Platon et les stoïciens nous enseignent, le sage ne saurait se suffire à
lui-même. Mon éthique est une éthique de la joie, laquelle, loin d’être égoïste, tient à la
communicabilité d’une ferveur. Elle survient quand je sens que mon émotion résonne en l’autre,
ou lorsque la sienne retentit en moi. La joie est la mutualisation d’une fête, de conscience à
conscience. Vivre, ce n’est pas se replier sur soi-même, s’obnubiler de ses petits problèmes ou de
son image. Vivre, c’est tout simple. C’est se communiquer, c’est se transfuser dans une
autre existence. Je ne veux plus que souffler sur les braises de la vie.
Entretien avec Nicolas Grimaldi du 03/07/12, Philosophie magazine.