une rumeur qui aurait pu aller loin…

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UNE RUMEUR
QUI AURAIT PU
ALLER LOIN…
Le laboratoire Théa a été l’objet d’une tentative de
déstabilisation de la part de manipulateurs qui se
sont révélés être des amateurs particulièrement
maladroits. Au terme d’une enquête menée avec
diligence, cinq personnes ont été mises en examen
début novembre.
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out avait commencé
le 15 décembre 2005 par
une visite d’Henri Chibret à
l’hôpital des Quinze-Vingt à
Paris. Henri Chibret est le PDG du laboratoire Théa, basé à Clermont-Ferrand, huitième laboratoire d’ophtalmologie mondial. L’un des produits
phares du laboratoire est un flacon
multidoses qui permet de conserver
T
© CORBIS
thea
ouvert un collyre pendant huit semaines au lieu de quinze jours, et
cela en évitant de recourir à des
conservateurs qui peuvent provoquer des réactions allergiques. Mis
sur le marché depuis trois ans, il représente désormais 20 % du chiffre
d’affaires de Théa, soit plus de 22 millions d’euros en 2004.
Or, en arrivant aux Quinze-Vingt,
Henri Chibret apprend l’existence
d’un rapport, intitulé Essai microbiologique pour l’évaluation de la fiabilité d’un flacon pour collyre sans
conservateur en conditions normales d’utilisation, aux conclusions très
défavorables. Ce rapport avait été envoyé aux centres de pharmacovigilance régionaux. L’auteur est présenté comme un chercheur du
Centre hospitalier d’ophtalmologie
des Quinze-Vingt, expert en infectiologie et microbiologie.
Il apparaît très vite que le laboratoire est l’objet d’une tentative de déstabilisation, ce dévoiement de l’intelligence économique, qui lorsqu’elle
est bien menée, peut faire des dégâts
considérables. Heureusement pour
Théa, les manipulateurs vont se révéler être des amateurs particulièrement
maladroits. Au terme d’une enquête
menée avec diligence par le service de
police judiciaire de Clermont-Ferrand et l’office central de lutte contre
la criminalité liée aux technologies
de l’information et de la communication, cinq personnes ont été mises en
examen début novembre, des dirigeants d’un laboratoire concurrent,
Europhta, et d’une société spécialisée dans l’intelligence économique.
De faux courriers. Les destinataires
du rapport avaient de quoi s’alarmer.
La lettre d’accompagnement leur faisait part de témoignages d’ophtalmologistes ayant constaté des douleurs oculaires, des conjonctivites qui
aurait incité les Quinze-Vingt à lancer une étude sur les causes et les niveaux de contamination des flacons.
Et ils auraient effectivement découvert la présence d’agents infectieux
dont l’un peut provoquer « des symptômes plus graves que de simples infections à l’œil dont « quelques cas de
kératites infectieuses » ! En quelques
jours la machine est en route. Le rapport arrive à l’Afssaps, qui prend
contact avec Théa dès le 19 décembre. Elle signale aussi qu’un message
à en-tête du Snof, le syndicat national des ophtalmologistes de France,
aurait été diffusé, mettant en garde
contre les effets néfastes des flacons
Abak®. Ce message est signé du nom
du médecin responsable du site web
du syndicat. Si ce faux est arrêté
avant d’être diffusé aux membres du
syndicat, il arrive cependant dans les
boîtes à lettres électroniques de 4
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pharmaciens d’officine, dont le président d’un conseil régional de l’Ordre des Pharmaciens qui contacte le
Conseil national, qui répond ne pas
être au courant. Le message était accompagné du numéro de portable
du faux responsable du site web. Un
cadre de Théa contacte ce dernier qui
lui affirme avoir été alerté par des
pharmaciens et des médecins
espagnols et italiens qui lui
ont signalé des problèmes avec deux produits utilisant le système Abak®. Par
ailleurs, un forum internet espagnol reçoit
de fausses lettres de
un papier à en-tête qui n’avait rien à
voir avec le papier officiel des
Quinze-Vingt. Aucun essai microbiologique n’avait été réalisé dans cet
hôpital qui par ailleurs ne disposait
pas d’une des souches bactériennes
soi-disant utilisée. Les messages
du faux responsable
du site du Snof
étaient tout
aussi invraisemblables. Ils
faisaient
état de
tait stérile même dans les conditions
extrêmes du protocole élaboré à la
demande d’Europhta. Les dirigeants
d’Europhta renoncèrent à le diffuser.
Sauf un. En se focalisant sur quelques détails, il prit l’initiative « malheureuse » de l’envoyer à la DGS.
Une stratégie de Pieds Nickelés.
Europhta ne renonce cependant pas
et s’adresse, via une de ses filiales, à la
société neuilléenne Institutions et
Entreprises pour élaborer une stratégie. Elle aboutira à la transformation
radiale du rapport, caviardé, tronçonné, modifié, signé d’un vrai-faux
nom, et à l’offensive Internet. Une
stratégie de Pieds Nickelés, les auteurs de la manœuvre ayant laissé
nombre d’empreintes informatiques que les enquêteurs ont
mis en évidence pour remonter jusqu’à eux. Les histoires de déstabilisation
d’entreprises arrivent rarement au grand jour, les
victimes préférant rester
discrètes de peur d’alimenter la rumeur ou de
donner des idées à d’autres personnes malveillantes. Cette fois-ci, l’affaire a attiré l’attention
parce que l’un des mis en
examen est un neveu du
comte de Paris, CharlesPhilippe d’Orléans, associé gérant de
la société d’intelligence économique.
Elle aurait pu avoir de graves répercussions pour Théa. Il est clair que
lorsqu’un concurrent met en circulation des faux aussi manifestes, ils ne
peuvent pas berner longtemps leurs
destinataires et en particulier l’Afssaps. Mais lorsque celle-ci est informée par des professionnels de santé
de problèmes sur un produit de
santé, elle se doit de prendre des mesures conservatoires. Avec un peu de
« chance », elle aurait pu enclencher
ces mesures à titre de précaution
avant d’avoir les résultats de son enquête. Et depuis Beaumarchais, on
sait que la calomnie est « d’abord un
bruit léger, rasant le sol comme hirondelle avant l’orage, pianissimo
murmure et file, et sème en courant
le trait empoisonné ». Le mal aurait
été fait. Heureusement, la chance a
joué en faveur des laboratoires Théa.
La rumeur a été arrêtée à temps. ■
DR
thea
Jacques Fournet,
directeur général
et Henri Chibret,
PDG du
laboratoire Théa,
soulagés que
cette
déstabilisation
ne soit pas allée
plus loin.
plaintes en G r a n d e - Bretagne où
médecins « inquiets » des accidents
aucun flacon Abak® n’est commerciaqu’ils ont constatés. Tout semble
lisé, et le forum espagnol faisait état
donc ficelé, les auteurs auraient eu
de patients ayant eu des problèmes
toutes les raisons de se réjouir. L’afavec un produit qui n’est pas comfaire était bien montée, le doute allait
mercialisé sous ce nom. L’Afssaps est
être semé. Mais voilà, ils étaient de
très vite soupçonbien médiocres faussaineuse. Elle fait le lien
res. L’alerte a été trop raUn rapport
entre ce rapport cataspide, puisque donnée
trophique et un autre
avant même que la rumodifié, signé
rapport signé par un
meur n’ait eu le temps
d’un vrai-faux
expert en pharmacolode faire des ravages en
nom
gie et en toxicologie de
semant le doute.
Montpellier effectué à
Le soi-disant auteur
la demande des labodu rapport était un
ratoires Europhta. Ce rapport avait
jeune étudiant en pharmacologie qui
été envoyé à la Direction générale de
avait effectué un remplacement en
la Santé, accompagné d’une lettre
tant que technicien de laboratoire en
anonyme, dont l’enquête a révélé
octobre 2005. Les faussaires avaient
qu’elle émanait d’un dirigeant Eudécouvert son nom très simplement
rophta. Ce laboratoire qui envisaen faisant une recherche avec des
geait de mettre au point un flacon
mots-clefs sur Google, tout comme ils
avaient eu le nom du webmaster du
concurrent d’Abak® espérait mettre
Snof. Ils avaient ensuite créé de fausen évidence des défauts. Espoirs déses adresses e-mail. Les faits étaient
çus, les expériences confirmaient
invraisemblables. Le rapport était sur
que le contenu du flacon Abak® res-
MARIE THAON
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