LE RÊVE LE PLUS DOUX

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LE RÊVE LE PLUS DOUX
LE RÊVE LE
PLUS DOUX
Du même auteur aux Éditions J’ai lu :
Les grand-mères (8515)
Lessing
DORIS
LE RÊVE LE
PLUS DOUX
Traduit de l’anglais par
Isabelle D. Philippe
ROMAN
Titre original :
The Sweetest Dream
Éditeur original : HarperCollinsPublishers Ltd
© Doris Lessing, 2001
Pour la traduction française :
© Éditions Flammarion, 2004
Note de l’auteur
Je ne livre pas le troisième volume de mon autobiographie parce que je risquerais de blesser des êtres
vulnérables. Ce qui ne veut pas dire que j’aie romancé
ce qui relève de l’autobiographique. Dans cet ouvrage,
il n’existe pas de parallèles avec des personnes réelles,
à une exception près, un personnage très mineur.
J’espère avoir réussi à restituer, en particulier, l’esprit
des années soixante, époque contrastée, qui, avec le
recul, et par comparaison avec ce qui a suivi, paraît
incroyablement innocente. Elle n’avait, en effet, pas
grand-chose du mauvais goût des années soixante-dix,
ou de la froide cupidité des années quatre-vingt.
Certains événements décrits comme ayant eu lieu à
la fin des années soixante-dix et au début des années
quatre-vingt se sont produits, en réalité, une décennie plus tard. La Campagne pour le désarmement
nucléaire dénonçait le gouvernement pour n’avoir rien
tenté afin de préserver la population des effets d’une
attaque ou d’un accident nucléaire, voire de possibles
retombées radioactives, alors que la protection de ses
citoyens est indubitablement la première responsabilité de tout gouvernement. Ceux qui pensaient que la
population devait être protégée étaient traités en ennemis, accablés d’injures, « fascistes » étant le minimum,
parfois même agressés physiquement. Menaces de
mort, substances déplaisantes glissées dans les boîtes
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aux lettres... Toute la gamme des méthodes d’intimidation des voyous. Jamais il n’y eut campagne plus
hystérique, plus tapageuse et irrationnelle. Les étudiants en dynamique des mouvements de masse trouveront tout cela dans les archives de presse. J’ai reçu
d’eux bien des lettres, du style : « Mais c’était fou ! De
quoi s’agissait-il exactement ? »
Et il en est qui partent, jadis des enfants affectueux.
Un début de soirée d’automne. La rue en contrebas
offrait un décor de petites lumières jaunes, évocatrices
d’intimité, et de gens déjà habillés chaudement pour
l’hiver. Dans son dos, la pièce se remplissait d’une
fraîche obscurité, mais rien ne pouvait l’atteindre :
elle était sur un petit nuage, aussi heureuse qu’un
enfant qui venait de faire ses premiers pas. La raison
de cette légèreté inhabituelle était un télégramme de
son ex-mari, Johnny Lennox – le camarade Johnny –
reçu trois jours plus tôt. SIGNÉ CONTRAT POUR FILM SUR
FIDEL TE RÈGLE DIMANCHE TOTALITÉ ARRIÉRÉS ET MOIS EN
COURS. Aujourd’hui, on était dimanche. Le recours à
l’expression « totalité arriérés » s’expliquait, elle en
était sûre, par une sorte d’exaltation fébrile, proche de
ce qu’elle-même ressentait en ce moment : il n’était
pas question qu’il lui paie la « totalité », ce qui devait,
à l’heure actuelle, représenter une telle somme qu’elle
ne se donnait même plus la peine d’en tenir la comptabilité. Mais il devait certainement attendre un joli
paquet pour se montrer si sûr de lui. À ce moment-là,
un léger trouble – l’appréhension ? – la saisit. L’assurance était son... Non, elle ne devait pas dire son fonds
de commerce, même si elle avait eu souvent cette sensation dans sa vie. Mais l’avait-elle jamais vu décontenancé, ou même dépassé, par les circonstances ?
Sur le bureau derrière elle, deux lettres reposaient
côte à côte, symbole des juxtapositions dramatiques,
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improbables mais si fréquentes, de la vie. L’une d’elles
lui proposait un rôle au théâtre. Frances Lennox était
une comédienne de second plan, régulière, fiable, et
on ne lui avait jamais rien demandé d’autre. Ce rôle,
donc, était dans une nouvelle pièce géniale, un huis
clos à deux, et le personnage masculin devait être
interprété par Tony Wilde, qui jusque-là lui avait paru
tellement supérieur à elle que Frances n’aurait jamais
eu l’ambition de voir leurs deux noms accolés en haut
de l’affiche. Et c’était lui qui avait insisté pour qu’on
lui proposât le rôle ! Deux ans auparavant ils avaient
travaillé sur le même spectacle, où, comme d’habitude, elle jouait les utilités. À la fin d’une série limitée de représentations – la pièce n’avait pas été un
succès –, elle avait entendu, le soir de la dernière, alors
qu’ils allaient et venaient d’un pas sautillant pour les
rappels : « Bravo ! c’était très bien. » Le Ciel me sourit,
c’est ce qu’elle avait pensé, consciente toutefois que
Tony lui avait témoigné des signes d’intérêt. Mais
voilà qu’à présent elle se voyait caresser toutes sortes
de rêves fiévreux, sans que ce fût exactement une
surprise : elle ne savait que trop bien à quel point
elle était coincée, à quel point son moi érotique était
sous contrôle, mais elle ne pouvait s’empêcher de
s’imaginer que son don pour la drôlerie (elle pensait
le posséder encore), pour le plaisir insouciant même,
trouverait bien un jour sa place, et qu’elle pourrait en
même temps montrer ce dont elle était capable sur
scène si on lui donnait sa chance. Mais elle ne gagnerait pas beaucoup d’argent dans un petit théâtre, avec
une pièce qui était un pari. Sans ce télégramme de
Johnny, elle n’aurait pas eu les moyens de dire oui.
L’autre lettre lui proposait un créneau bien payé et
sans risque, la rubrique du courrier du cœur (titre
encore à choisir) dans The Defender. Ce serait la continuation de l’autre facette de sa vie professionnelle,
journaliste pigiste, l’activité qui lui permettait de vivre.
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