LE partEnarIat afrIqUE

Transcription

LE partEnarIat afrIqUE
Damien Helly*
septembre 2010
Le partenariat Afrique-Europe:
A quelques mois de la tenue du prochain sommet
Afrique-UE, il est temps de soumettre quelques réflexions à l’attention des praticiens et de ceux qui travaillent sur les relations entre les deux continents dans
les domaines du développement, de la paix et de la
sécurité, en se concentrant sur l’avenir et le champ
des possibles plutôt que sur le passé. Il ne sera pas
non plus ici question de la Chine, souvent évoquée,
car l’urgence concerne la qualité de notre coopération
bilatérale.
Trois dimensions semblent fondamentales pour la
cohérence (un principe phare de la construction européenne) de la relation Afrique-Europe : la différenciation, la transparence, le leadership.
Ces trois concepts, si l’on cherche à les appliquer et à
les décliner sous leurs multiples formes, peuvent nous
être à tous d’un grand recours dans notre coopération pour le développement des deux continents.
Cependant, la condition sine qua non à ce qui va
suivre demeure un consensus sur ce que les partenaires européens et africains, dans toute leur diversité, veulent entendre par développement.
Certains auteurs comme Serge Latouche ont écrit
« pour en finir avec le développement » car c’est une
notion qu’ils réfutent et à laquelle ils préfèrent celle
de « décroissance ». Pour reprendre cet auteur,
n’oublions pas que « c’est grâce aux Maliens que
nous consommons trois planètes »1. D’autres intel-
© Tsvangirayi Mukwazhi/SIPA
trois facettes d’un etat d’esprit pour le futur
Women take a break from digging for diamonds in Marange, eastern Zimbabwe.
lectuels prônent aujourd’hui, comme Jeremy Rifkin,
une société de l’empathie et non plus seulement de
la concurrence. Alors, quel développement voulonsnous pour nos enfants ?
Taux de croissance du Produit national brut, revenu
par tête, sécurité alimentaire, atteinte des objectifs
du millénaire (éducation, faible mortalité infantile, hygiène), égalité hommes femmes, stabilité sociétale,
bien être individuel et collectif, indice du développement humain, économies d’exportation… il faudra
choisir… Bien entendu, les responsables ne seront
pas tous d’accord sur les objectifs. Il faudra donc, dès
maintenant, différencier :
1. Entretien Hubert Védrine et Serge Latouche, www.decroissance.info
European Union
* Damien Helly est Chargé de recherche auprès de
l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’UE
1
Union européenne
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne
Différenciation
Certes la dimension continentale africaine plonge ses
racines dans les visions des Nkrumah, Cheik Anta
Diop et autres panafricanistes, constructions bien analysées, notamment par Mudimbe2 ; oui, « l’Afrique sait
ce qu’elle est, elle veut produire son avenir »3, comme
l’a écrit Balandier ; certes, des enjeux globaux comme
le changement climatique ou le maintien de la paix
nécessitent une prise en charge collective. Toujours
est-il que des consultations menées depuis près de
trois ans sur ce sujet remettent en question la pertinence d’une approche de coopération uniquement ou
prioritairement continentale.
Une vision pragmatique de l’Afrique est inévitablement différenciée : il y a l’Afrique des émergents,
l’Afrique du bottom billion de Paul Collier, l’Afrique de
l’aide fatale de Dambisa Moyo, l’Afrique francophone,
l’Afrique musulmane, l’Afrique anglophone, l’Afrique
chrétienne, les Afrique du swahili, de l’arabe et des
centaines d’autres langues; la jeunesse urbaine connectée à internet, l’Afrique des villes et l’Afrique rurale,
les familles, les clans, les régions ; les diaspora et les
transferts d’argent et déjà « trop d’institutions ».
Il y a l’Europe des anciennes puissances coloniales,
et l’Europe des membres inclus depuis la chute du
mur de Berlin, l’Europe des ethnies et des nationalismes ; il y a les grandes capitales européennes, et
les régions périphériques qui souffrent de l’exode rural
et du chômage ; il y a les contributeurs nets et les
autres ; il y a les grandes puissances industrielles, financières et des nouvelles technologies qui cherchent
des marchés, et les sociétés civiles qui travaillent à la
solidarité et à l’aide d’urgence. Il y a les anglophones,
les francophones, les lusophones, et les autres… Il
y a les puissances halieutiques et maritimes et les
pays enclavés. Il y a les démocrates et les intraitables
des droits de l’homme et il y a les pragmatiques et les
cyniques. Il y a enfin les agences d’aide au développement pour lesquelles l’aide est, aussi, en quelque
sorte, un marché…
L’Union africaine est un projet jeune, pertinent sur le
long terme, mais pris entre les attentes que le monde
non africain lui porte et sa capacité réelle dont l’ont
dotée ses membres. Certains de ses membres sont
riches et ne manquent pas de ressources financières.
L’Union européenne est un acteur international dans
le monde inévitablement incohérent, contradictoire et
contraint par ses rythmes démocratiques, mais qui,
pour quelque temps encore, est riche.
2. V.Y. Mudimbe, The Invention of Africa, 1988.
3. Georges Balandier, L’Afrique ambiguë, préface, 2007.
2
Les Afriques citées plus haut ont été et seront
poussées, tirées par leurs grandes économies, par
leurs champions politiques et culturels, par ceux qui
veulent et aiment changer leur vie et surtout celles des
autres. Au prix de réformes parfois pénibles, risquées,
nouvelles : au niveau national et régional, mais aussi
et peut-être surtout au niveau local.
Les Europes dont il est question n’ont pas toutes le
même rapport à l’Afrique et il semble qu’elles n’en parlent d’ailleurs pas assez pour y identifier leurs objectifs
collectifs stratégiques fondamentaux. Les États gardent encore la main, au risque de contredire les engagements institutionnels de cohérence, d’efficacité,
de division du travail et de respect de certains principes inclus dans les traités de l’Union.
Il faudra donc toujours vouloir distinguer, malgré les
déclarations et les discours, entre ceux qui cherchent
le changement et le voient comme un jeu à somme
positive, et ceux-là qui feront le choix du statu quo ou
de la transformation prioritairement favorable à leurs
proches.
D’où la question : l’Europe doit-elle privilégier les relations avec les grands pays, les grands marchés et les
puissances régionales ?
Quoi qu’il en soit, tout changement structurel, à cette
échelle et au vu de la complexité des acteurs engagés,
devra se mesurer sur au moins une dizaine d’années,
voire plusieurs, comme l’ont illustré les négociations
sur les accords de partenariat économique.
Pour résumer : un sommet Afrique/Europe, oui, mais qui
devra se concentrer, comme cela semble s’esquisser,
sur des ambitions concrètes, en contexte de crise,
réalistes, garanties par des ressources humaines et
financières adéquates et, elles aussi, proportionnelles
aux capacités et à la volonté réelle des membres des
deux continents. Qui parmi les hauts cadres africains
souhaite vraiment être nommé à Addis Abeba pour
renforcer l’architecture africaine de paix et sécurité ?
Qui parmi les candidats au nouveau service européen
d’action extérieure a choisi une capitale africaine enclavée comme premier choix ? Quel est le pourcentage du budget des gouvernements membres alloué
au fonctionnement de l’Union africaine, et, chez les
Européens, alloué à l’aide au développement ? Nous
connaissons ces chiffres. Sont-ils raisonnablement
suffisants ?
Il y a aussi bien entendu le niveau régional, sousrégional, que les fameux Accords de partenariat
économique, les APE, ont tellement bousculé dans
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne
leur « polygamie institutionnelle », pour reprendre
les termes d’un représentant européen. Entre l’UA
et ces organisations, des protocoles ont été signés,
des efforts déployés pour intensifier la coordination.
Les spécialistes reconnaissent que la croissance et
l’amélioration de l’environnement socio-économique
dépendent en grande partie des économies d’échelle
et de la taille de ces marchés régionaux. Cette échelle
de développement et de paix reste donc absolument
essentielle, et irremplaçable.
Quant à la concurrence des compétences entre organisations régionales, l’Europe en a une bonne expérience : entre l’UE, l’UEO, le Conseil de l’Europe,
l’OSCE et l’OTAN, quel est le niveau pertinent
d’action ? Il n’y a pas de réponse toute faite à cette
question, mais des décisions doivent être prises pour
trancher les ambiguïtés, et, dans la mesure du possible, tracer des lignes de division du travail.
Certains pays ou régions africains auraient plus de
chance et d’avenir de prospérité que d’autres grâce à
leurs ressources. Que faisons-nous de ces différences
de potentiel ? Les reconnaître nous aidera encore plus
dans la détermination des responsabilités de chacun
à trouver des solutions adaptées.
En Europe, bien que cela ne soit pas tout à fait politiquement correct de l’admettre, nous savons aussi
bien que certains États membres sont plus égaux que
les autres. Que certaines régions reçoivent plus que
d’autres dans le cadre de la politique d’aide régionale.
Tout est affaire de compromis et de négociation. Et
ces processus prennent du temps. Ne jetons donc pas
le bébé UA avec l’eau de son bain, mais remettons
donc la différenciation au centre des coopérations
concrètes.
Pour ce faire, il faudra faire preuve de plus de
transparence et mieux partager l’information.
Transparence
Regardons les blogs sur l’Afrique, les commentaires
des lecteurs de la presse électronique des deux continents, les remarques des Africains de la diaspora,
les documents de lobbying de la société civile de
tous bords, les prises de parole des entrepreneurs
ou des diplomates à la retraite : tous relèvent un
phénomène : l’opacité des prises de décision nuit à
la diffusion de l’information, à la prise d’initiatives, à
la saisie d’opportunités, à la concurrence des idées et
des projets, au partage des richesses, à des relations
véritablement équilibrées entre l’Afrique et l’Europe.
3
Et pourtant, les grandes institutions ont des sites internet perfectionnés et très actifs, alimentés régulièrement, avec la publication de nombreux documents
officiels, d’information sur l’état des lieux de la coopération et des négociations. Mais est-ce assez ?
Un billet de la lettre d’Afrique de Jean-Philippe Rémy
dans Le Monde sur les talents patients mais inexploités
d’Abidjan, les longues tractations sur l’utilisation des
fonds de la facilité de paix africaine, la montagne du
rapport Prodi pour l’ONU sur le financement du maintien de la paix qui, malgré tous les efforts louables du
Président Prodi, finalement accouche seulement d’une
souris, les revendications des parlements à jouer un
rôle accru dans les affaires, les tensions lors des sommets de l’UA relevées par la presse du continent ;
tous ces volets, assez opaques, reconnaissons-le, de
la gestion des questions africaines contrastent avec
les bonnes performances relevées par les agences
d’audit macro-économique sur la gestion saine de certaines banques centrales et la capacité de certaines
économies africaines à résister à la crise4.
Les efforts de transparence dans la gestion et les décisions à tous les niveaux de gouvernance, en Europe
comme en Afrique, est une condition nécessaire à la
conduite d’une coopération ambitieuse et fondée sur
la confiance : ils ont des conséquences pour la coordination des bailleurs européens et internationaux,
l’efficacité de l’aide et les engagements pris au sein de
l’OCDE ou du G8, mais aussi le succès et l’échec des
négociations commerciales.
Des outils, souvent très complexes, sont mis en place,
des institutions sont plus efficaces que d’autres, des
pays s’en sortent aussi mieux que d’autres. Les performances macro-économiques moyennes ne doivent
pas masquer les disparités territoriales et sectorielles.
Pour la finance, combien de millions de dollars évaporés
dans les paradis fiscaux ? Combien de demandes
répétant « publiez ce que vous gagnez » ou « publiez
ce que vous payez » 5 ? Quelles sont aujourd’hui, dans
un contexte de crise financière généralisée, les outils
de régulation financière dont dispose la gouvernance
globale pour que les richesses africaines reviennent
aux populations de ce continent ? Quelle réflexion et
quels efforts l’UE et les partenaires africains, dans leur
différence et leur hétérogénéité, vont-ils mener pour le
long terme sur ces questions ? La récente venue du
Commissaire Barnier à Addis Abbeba est significative
4. Banque africaine de développement, Les « Perspectives économiques
en Afrique » alimentent le débat sur la résistance de l’Afrique à la crise
internationale, 22 juin 2010.
5. www.publishwhatyoupay.org
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne
et il faut espérer qu’elle annonce des transformations
fondamentales vers plus de transparence6.
La prédation et ce que Xavier Harel a appelé « le pillage à huis clos »7 de l’Afrique continuent : ressources
minérales en RDC, pétrole au Nigéria, bois de rose à
Madagascar. La liste est trop longue. Il est vrai que des
progrès ont été accomplis : le processus de Kimberley
(qui vient de trouver une solution prometteuse au
Zimbabwe) sur les diamants, par exemple, donne espoir. Mais quid des trafics illicites d’or, d’armes, et le
laisser-faire des États qui ne peuvent ou ne veulent
pas assurer la souveraineté sur leurs territoires et en
particulier sur leurs espaces aériens ?
La transparence n’est pas le vide, bien au contraire.
C’est plutôt le vide de l’illicite comblé par la responsabilité partagée. La période où les Européens demandaient aux Africains de « faire la révolution de
1789 avec Amnesty International à côté », pour citer
un président africain, est probablement révolue. Mais
le défi est de rester dans une fourchette acceptable de
« décence », comme l’a écrit Jean-François Bayart8.
En lisant ces lignes, d’aucuns diront : « facile à dire,
pas facile à faire » ; ou bien « on a déjà essayé
cent fois depuis plus de cinquante ans » ; ou encore
« le dialogue est en cours, et nous arrivons à parler
de tout avec nos partenaires ». Enfin, certains oseront
dire : « sans leadership, impossible de se lancer dans
de telles entreprises. »
Leadership
L’impulsion par les autorités africaines et européennes
d’initiatives ambitieuses et de long terme ne peut venir
que de responsables souverains qui ont le statut légitime d’interlocuteur (si ce n’est la légitimité des urnes)
vis-à-vis de leurs partenaires continentaux et internationaux.
Sans leadership à l’écoute, pas de véritable légitimité.
Sans leadership à l’écoute des forces de transformation (et pas seulement de ce que l’on suppose être
l’opinion des électeurs) et de ceux qui sont conscients
des exigences de la différenciation mentionnée
6. Commissionner Barnier Visits the African Union www.africa-eu-partnership.org
7. Afrique : pillage à huis clos, ou comment une poignée d’initiés siphonne
le pétrole africain, 2006.
8. La Croix, 4 août 2009.
4
plus haut, les relations entre Africains et Européens
s’enliseront dans la rhétorique et les déclarations
d’intention. Les leaders qui cherchent un changement
profond devront se mettre à l’écoute de la jeunesse,
des sociétés civiles, des femmes, des entreprises,
des artistes, des religieux, des média et des experts
de terrain qui défendent plus de transparence dans la
gestion et la conduite des affaires.
Ce leadership devra exister non pas dans un seul
pays, mais dans une majorité d’entre eux et dans une
majorité d’institutions, dans les pays qui ont le potentiel de compter et de faire la différence. En Europe il
devra provenir des anciennes puissances coloniales
qui devront accepter d’intensifier leur coopération et
de mettre fin à leur concurrence, et dans le nouveau
service diplomatique européen qui est en train de se
monter ; dans les pays africains et européens qui
ont les ressources pour écrire une nouvelle page de
l’Histoire. Car les Africains et les Européens sont déjà
dans l’Histoire, mais la question est de savoir quel
genre de pages leurs figures politiques souhaitent
écrire ensemble, avec quelle encre et avec quel sang,
en pensant aux générations futures qui demanderont
des comptes à leur mémoire.
Ceux qui sont familiers avec la longue tradition des relations qui seront célébrées en Libye à la fin de l’année
retrouveront dans ce qui précède des contextes et des
souvenirs bien connus.
Différenciation, transparence et leadership doivent
ainsi guider la préparation de ce sommet Afrique –
Europe. La programmation d’actions concrètes devra
aussi inclure un accord sur les méthodes de travail qui
incluront ces trois qualités. Mieux vaut être ambitieux
dans ses objectifs de long terme mais humble dans la
négociation d’un accord sur les indicateurs de progrès
et la définition des étapes intermédiaires.
La relation est là. Elle est forte, durable, complexe. Les
chiffres et les tendances, les réalisations et les défis en
sont bien connus par les praticiens et les experts. Le
dialogue s’est construit et approfondi. La franchise et
la confiance s’établissent progressivement. Toujours
est-il que l’état d’esprit qui anime ceux qui ont jusque
là réussi à améliorer la qualité des coopérations, qui
ont inventé et ont perpétué ces fameuses « meilleurs
pratiques » dans le développement (sous ses formes
multiples) et la paix, doit être généralisé, partagé,
étendu, et transmis aux générations de demain.
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne

Documents pareils