Le passage livre la vision d`un monde partitionné

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Le passage livre la vision d`un monde partitionné
Valérie Jeannot – Lycée Descartes, Montigny-le-Bretonneux
[email protected]
Le roman et ses personnages – Du roman aux récits de filiation, un personnage réel
et sa dimension fictive conjecturale – La dimension morale du personnage – L’ « or » du style
pour sublimer le destin des humbles, héros littéraires du XXe siècle.
Problématique de la séquence :
Comment les auteurs donnent-ils une valeur éthique à leurs personnages ?
Proposition de corrigé : commentaire littéraire d’un extrait de Vies minuscules,
Texte de l’extrait dans Littérature, Français, Classe des lycées, Nathan 2007, C.
Desaintghislain, C. Morisset, P. Wald Lasowski, p. 568, 569.
Et dans Vise minuscules de Pierre Michon, Edition Folio Gallimard p. 156. De "Le
père Foucault n'irait pas à paris" à p. 157 "j'étais, en quelque façon "illettré"".
Vies minuscules est œuvre charnière, en 1984, dans l’histoire littéraire et
singulièrement celle du roman. Après avoir longtemps cherché à en composer un, Pierre
Michon a conclu qu’une œuvre originale ne pouvait trouver sa place dans ce genre, qui est
« exténué »1, selon lui, ayant donné des chefs-d’œuvre qui ont épuisé les ressources de sa
forme. C’est pourquoi il présente Vies minuscules comme un récit. Le singulier nous
interpelle car sont évoquées pas moins de huit vies, auxquelles s’ajoute celle de l’auteur.
« Ces huit vies sont comme l’indispensable détour pour parvenir enfin à parler de soi »,
constate Dominique Viart2. En effet, les êtres dont il est question ont tous un rapport avec la
propre vie de l’auteur et l’œuvre inaugure la vogue des récits de filiation de la fin du XXe
siècle. De sorte que notre extrait présente deux personnages, qui a priori ne sont pas fictifs.
Pourtant il est intéressant d’étudier l’un d’eux dans les rapports qu’il entretient avec la fiction
mais aussi comme personnage plus légitime, en quelque sorte, que ceux des romans : « Je n’ai
pas besoin, dit l’auteur, d’inventer des vies, des personnages. Il y a suffisamment de gens qui
sont morts et qui attendent que l’on parle d’eux »3. Voilà qui illustre précisément l’intérêt de
notre passage. L’action se situe à l’hôpital de Clermont-Ferrand : les médecins sont venus à
plusieurs expliquer au père Foucault l’absolue nécessité pour lui d’aller se faire soigner à
Paris. Ils ne comprenaient pas qu’il pût s’y refuser. Le narrateur était présent, compagnon de
chambre. Foucault leur avoue son secret, raison de son refus de rejoindre la capitale : il ne sait
ni lire ni écrire. Pourquoi et comment cet analphabète va-t-il permettre la genèse de l’œuvre
que nous lisons ? Pourtant, l’examen de notre extrait permet de déceler dans le point de vue
des personnages leur conscience d’une hiérarchie sociale et géographique et d’une exclusion
du savoir littéraire. Cependant, il semble que l’humilité de ces hommes leur permette
d’accéder à la dimension sacrée du langage. Une telle conception donne des pouvoirs
heuristique4 et sotériologique5 à la mort à Foucault.
[Développement rédigé]
Le passage livre la vision d’un monde partitionné par une distribution sociale du
savoir, dont les plus humbles sont écartés et dans lequel une hiérarchie est à l’œuvre.
1
D’après Dominique Viart dans Vies minuscules de Pierre Michon, Folio Gallimard
Ibid.
3
Citation donnée dans le livre du professeur Littérature, français, classe des lycées (mais la source n’est pas
précisée).
4
Heuristique : qui permet une découverte.
5
sotériologique : qui sauve une vie.
2
Tout en bas de l’échelle, celui qui ne sait pas est voué au silence de l’inexistence.
Pourtant, dans l’urgence de défendre son choix, Foucault se met à parler : quels sont ses
mots ? Le lecteur vigilant relève d’emblée un écart qui est une clé de la structure de ce
passage : s’ouvrant par un conditionnel qui est ici la marque du discours indirect libre, « Le
père Foucault n’irait pas à Paris » (l. 1), le premier paragraphe expose les sentiments de
l’illettré et l’image qu’il se fait de la supériorité de ceux qui savent écrire. En effet, l’on
reconnaît, dans la première phrase précédemment citée, le conditionnel ayant valeur de futur
du passé dans la subordination du discours rapporté. Mais il y a ellipse de la subordination.
De même, les imparfaits « lui paraissaient » (l. 2), « il ne doutait pas » (l. 5), « il ne
s’accommodait pas » (l. 7), relèvent de la concordance des temps à partir d’un présent de
l’énonciation. Or ce sont de plus des verbes de jugement : ils montrent que le récit livre l’avis
du père Foucault, qu’il s’est expliqué. Pourtant, dans le style, le lecteur reconnaît non pas
l’analphabète mais le virtuose du langage, par exemple dans l’emploi d’un vocabulaire des
registres savant ou soutenu : « forfanterie » (l. l. 4), « glossateurs » (l. 9), « achalandage » (l.
15) ; ou bien encore dans l’usage maîtrisé de la période. Ainsi de la longue phrase exposant le
handicap de Foucault, qui se développe au long de trois lignes et adjoint des propositions
juxtaposées, dont la cohésion entre elles est assurée par des rapports de causalité « Lui seul
n’entendait rien, ne décidait guère ; il ne s’accommodait pas de cette incompétence
vaguement monstrueuse, et non sans raison peut-être : la vie et ses glossateurs autorisés lui
avaient fait bien voir » (l. 8, 9)…qui se voit complété par une subordination en cascade :
« qu’être illettré aujourd’hui, c’est en quelque façon une monstruosité dont monstrueux est
l’aveu » (l. 10). Par ailleurs les marqueurs de la modalisation, « sans doute »(l.2), « peutêtre » (l.8), « assurément » (l.9), signalant l’incertitude, jalonnent le passage pour nous en
rappeler le statut ambigu : entre les propos réellement tenus par Foucault, ce dont se souvient
le narrateur, ce qu’il déduisit sur le moment, ou plus tard, ce qu’il traduit dans la complexité
de sa langue littéraire, l’auteur émet des hypothèses : Foucault devient un personnage de
papier, tout important qu’il ait été dans le parcours de l’auteur. L’extrapolation, mais aussi la
traduction même de sa pensée, tant la forme, nous l’allons voir une fois de plus, est
indissociable de la signification des énoncés, font entrer le « père Foucault » dans le domaine
de la fiction ; il en est ainsi de tous les personnages de Vies minuscules. Reste aussi que de
cette voix savante, des « grandes orgues du style », ainsi que les nomme l’auteur, il résulte
que le père Foucault est quant à lui l’homme sans langage. Des mots qu’il choisit alors nous
n’avons trace. Le narrateur reconstitue les idées de cet homme et lui invente une voix, une
étrange voix, hybride, pour expliquer que Paris, ville de l’élite, est un lieu où son ignorance
serait un obstacle à la communication et une humiliation constants et insurmontables.
Car réduit à ne pas franchir les frontières de l’écrit et du savoir, Foucault est confiné
aux marges, dans un isolement majeur. Il a expliqué voir le monde se répartir entre tous les
hommes, d’une part, et « lui seul » (l. 7) d’autre part. Cela est restitué par la série
d’expressions qui précèdent celle de son isolement, référant à divers collectifs humains :
« peuplés d’érudits » sont les lieux mêmes où il vit, le participe dénotant la foule tandis que le
nom constitue une hyperbole relativement au degré de savoir de tous ces hommes. Ils sont
ensuite énumérés en une accumulation qui représente l’ensemble des couches de la société et
des métiers : « Instituteurs, démarcheurs de commerce, médecins, paysans même,
tous savaient » (l. 3, 4). L’adverbe « même » vient ici mettre en relief, en bout de liste, le plus
éloigné par son extraction et son activité de la pratique littéraire. Ici se dessine donc une
hiérarchie, rappelée par les « degrés de forfanterie divers » (l. 4, 5) que la différence
d’habileté suggère. Reste que la l’expression dénote une fierté hautaine chez tous, dans
laquelle se lit le sentiment d’infériorité de Foucault. Là, le narrateur risque une hypothèse en
prenant fait et cause pour Foucault. La périphrase, « glossateurs autorisés » (l. 9) fait écho à la
« forfanterie » précédemment mentionnée. Y perce une ironie à l’encontre de ceux qui, face à
l’illettré, se voient, par défaut en quelque sorte, investis du droit de juger, et le ton se fait
héroïcomique : voilà tous ces juges érigés en savants « glossateurs » qui « lui avaient
assurément fait bien voir qu’être illettré aujourd’hui c’est en quelque façon une
monstruosité ». Pierre Michon aggrave le phénomène d’illettrisme en y assortissant une
mystérieuse incapacité à compter, par la métaphore. Tous ces hommes autour de lui sont en
effet « usagers de [l]a monnaie courante » de « l’âme humaine » (l. 3, 2). Pourtant, en cette
solitude et ces humiliations, au moins il put vivre. Le narrateur nous apprend qu’il y était aidé
par un « jeune patron » (l. 11). Il y a ainsi, « à ses côtés », un être « complaisant » (l. 11).
« Sans » lui, sans son voisin de chambre non plus, que l’on devine bienveillant, Paris sera la
ville de la solitude absolue.
Ainsi, à la hiérarchie de la société se surajoute celle que dessinent le prestige urbain et
la centralisation, esquissés au début de notre passage : « cette ville de province, déjà » (l. 1),
dénote que Clermont Ferrand n’est pas une ville prestigieuse quant à son dynamisme culturel,
mais aussitôt « et son village même » (l. 1) dégrade la ruralité par rapport à la ville sur ce
même plan. Si Paris apparaissait d’abord comme ville de l’anonymat, elle est bientôt le saint
des saints qui décuple l’ignorance de l’analphabète dans une gradation des maux : certes, il l’a
déjà laissé entendre, il serait « ignare, sans un pareil » (l. 14) mais la polysyndète surenchérit :
« et vieux, et malade » (l. 14). Tout s’accumule dans cette longue expression interrogative
d’une angoisse : « quelles nouvelles hontes lui faudrait-il boire » (l. 13, 14) ? Que dit au juste
alors Foucault ? Le narrateur traduit son sentiment d’écrasement, et l’envahissement de
l’espace par les incompréhensibles lettres est redoublé par une densité temporelle : la ville
concentre un savoir accumulé, « les murs mêmes étaient lettrés, historiques les ponts et
incompréhensibles l’achalandage et l’enseigne des boutiques » (l. 15, 16). La métaphore des
murs « lettrés » est séduisante parce qu’elle semble restituer une erreur qu’aurait pu
commettre Foucault car le savoir littéraire ainsi prêté aux murs n’est qu’une infime variation
des « lettres », la dérivation se prêtant à un emploi impropre qui est pourtant ici bien dénoté.
Reste que la personnification en surimpression rend la ville écrasante, effet redoublé par la
longue accumulation d’hyperboles jusqu’à l’adynaton : « les hôpitaux étaient des parlements,
les médecins de plus savants aux yeux des savants » (l. 16, 17), et, ainsi le veut notre passage
qui souligne en cela la solitude absolue de Foucault, les modestes du lieu, les familiers qui
pourraient le regarder avec chaleur, sont énumérés en dernier et eux aussi renvoyés dans
l’autre monde, celui d’un savoir auréolé de prestige : « la moindre infirmière [est] Marie
Curie. » (l. 17) Lieux du pouvoir par la parole, les hôpitaux de « cette capitale » (l. 16) ne
pourraient que broyer celui qui n’a pas les mots. Ainsi s’est distribué un schéma de l’espace
national. Privé de l’accès aux discours les plus familiers, représentés par la lecture impossible
du « journal » (l. 18), il ne serait plus qu’un objet qui se traite « entre [les] mains » (l. 18).
Paris, le narrateur la reconnaît bien là ; c’est aussi le lieu où « proposer » ses « écrits » mais
« on en démasquerait l’esbroufe » (l. 28). Qui donc ? Les « Lecteurs difficiles » (l. 23, 24) des
éditions, habitués aux « Grands auteurs » (l. 23). Pour l’auditeur de Foucault, qui ne le
comprend que trop bien, Paris se confond par métaphore avec l’ « Olympe » (l. 23), investi de
la suprématie, de la sacralité et de la puissance obscure d’une antique mythologie. Car lui
aussi est un homme de la ville reculée, qui a grandi dans son village.
Ainsi Foucault a-t-il fait comprendre aux médecins rassemblés, à son attentif
compagnon de chambre, ses terribles complexes, sa solitude, sa peur et le sentiment
d’écrasement qu’il éprouve à s’imaginer dans un hôpital parisien, c’est cette même cruauté
indissociable d’un savoir conquis par le temps dont chaque habitant serait l’héritier que le
narrateur lui-même associe à Paris. Humbles villageois n’ayant pas bu à la source le « savoir
et la lettre » (l. 22), ils se sentent disqualifiés, interdits de séjour sous peine d’humiliation
majeure.
Mais ces hommes, dont le milieu social, pour l’un au moins, a produit des effets de
mise à l’écart culturelle, aggravés par une réclusion géographique qui les concerne tous deux,
sont exactement ceux, a distance appropriée de la langue infinie, à même de prendre la mesure
de sa sacralité. Le récit le fait entendre.
Car c’est le récit d’un émerveillement par l’écriture. Elle est associée au plus
prestigieux savoir. C’est ce que Pierre Michon rapporte des sentiments transmis par Foucault.
Mais l’on a vu combien il se reconnaît en lui. Par-delà leur origine commune, l’analogie
constitutive de ce passage naît de l’impression éprouvée face au langage. Elle s’opère par
glissement du thème au rhème, avec le thème tout d’abord : « cette vision des choses n’était
pas si naïve » (l. 21). Jamais litote n’a été plus modeste ; «elle m’éclairait » (l. 21), dit Pierre
Michon, qui devient l’objet de cette vision. En vertu des pouvoirs de l’illumination, il se fait
sujet : « Moi aussi, j’avais hypostasié le savoir et la lettre en catégories mythologiques» (l. 21,
22). L’un de les ignorer, l’autre de les connaître, ces hommes sont éblouis par les mots. Les
êtres dotés du pouvoir de lire sont pour Foucault « fins connaisseurs de l’âme humaine » (l.
2). Les mots sont la voie de la liberté, comme en témoigne la gradation « tous savaient,
signaient et décidaient » (l. 4). Tandis que l’analphabète est passivement ballotté. C’est le sens
de cet écho en antithèse : « lui seul[…] ne décidait guère » (l. 7). Le narrateur a lu
d’ « inégalables pages»( l. 24) de « Grands auteurs » divinisés par la majuscule, comme le
sont les « Lecteurs difficiles », juchés aussi sur l’ « Olympe», parce qu’ils sont les tenants
d’une « langue divine » (24). Que dit au juste Foucault sur les rapports de tous ces autres
hommes avec leur mort, qui laissât entendre que les mots leur ouvraient aussi la porte de l’audelà ? Cela aussi, son compagnon, qui connaît la puissance magique des mots, l’a compris
lorsqu’il lui prête ou restitue fidèlement cette idée : « ils connaissent peut-être la date de leur
mort, ceux qui savent écrire le mot « mort » ? » (l. 6, 7). L’écriture est bien là dotée d’un
pouvoir surnaturel et sacré, dans la complicité entre Foucault et l’auteur.
Or, l’on n’approche pas de ce qui est sacré : le narrateur qui a « hypostasié » la
littérature, s’éprouve par conséquent « analphabète » (l. 23) ; ses semblables qui, comme lui,
veulent vivre de l’écriture le font quant à eux, en « Grand[] », « en se jouant » (l. 24) : lui est
« esseulé » (l. 23) , « exclu » (l. 22). La moindre proximité avec le sacré provoque la terreur.
Ainsi, avec l’humiliation de ne savoir écrire, c’est autre chose encore, un pouvoir qui fait
trembler, qu’a appris à craindre Foucault, et que signale la gradation : « les fameux, les
redoutables papiers » (l. 12). Elle communique le tremblement au lecteur. De même, à Paris,
ville des lettres, se mesurerait l’abîme qui sépare le Pierre Michon d’alors de la littérature : ses
« parcimonieux écrits », qu’il compose à grand peine, ne lui paraissent en vérité –
démasqu[és] – que « l’esbroufe » d’un « illettré » (l. 28). De sorte que toute la science
accumulée des mots que l’on devine déjà être celle de son écriture n’est plus, face au langage
divinisé, que l’enflure dérisoire de la grenouille, d’« immodestes […] écrits » (l. 27) à côté du
bœuf sacré, l’écrivain consacré. La langue est un don des dieux. Nos personnages n’ont pas
reçu la grâce.
Ainsi, par un effet de perspective, ces hommes ont mis l’écriture à la distance des
étoiles. Si haut, inaccessible, comment ses perfections ne leur échapperaient-elles pas ? C’est
pourquoi ce qu’en réalisent les autres, « de si flagrante façon » (l. 5) relève du miracle. Mais
pour le moins nous voyons que ces hommes savent l’existence de miracles, et, avec l’effroi
qui s’impose, les adorer. Au point d’y abîmer leur vie.
En effet, l’aveu de Foucault est effectué dans la mesure où il peut, d’un même
mouvement, exprimer le choix qui en découle : c’est d’être analphabète qu’il veut la mort. La
langue, calvaire constant pour qui en est coupé, est un éblouissement perpétuel. La souffrance
lui a donné accès à cette révélation. Il ne pourra en donner la pleine mesure que par sa mort.
C’est le sens que Pierre Michon a entendu dans ce geste. Comment notre passage, et le récit
lui-même parviennent-ils à en restituer toute la portée ?
Foucault est exclu de ce dont il a découvert la valeur pour en être privé : un pouvoir
sacré qui permet d’accéder à la pleine humanité. Il n’a pas reçu la moindre étincelle de la
flamme divine. Comment soutenir la vie humaine ? « Il ne s’accommodait pas de cette
incompétence vaguement monstrueuse » (l. 8), « en quelque sorte une monstruosité dont
monstrueux est l’aveu » (l. 10). Une fois de plus, par delà « les hontes » (l. 12), ne pouvonsnous pas lire, dans cette redondance, la difficulté à saisir une aberration qui semble dénaturer
l’homme, et comme trahir son humanité ? La valeur qu’il découvre ainsi à la maîtrise du
langage est qu’elle est une condition nécessaire de l’humanité.
Alors, ce n’est plus seulement par peur de la « honte » qu’ « il resterait ici et en
mourrait ». Personne et temps verbaux laissent encore supposer, dans ce second paragraphe,
que Le narrateur rapporte un discours. Pourtant, peut-on concevoir que Foucault ait annoncé
si brutalement la certitude de sa mort, découlant de son choix ? Pour justifier et confirmer ce
choix, il fournit des explications, au conditionnel passé deuxième forme : « là-bas, peut-être
l’eût-on guéri » (l. 19) mais, « il n’eût pas expié » (l. 20). ces conditionnels ont été formulés
ou pensés comme des irréels du présent (l’hypothèse envisagée était rejetée) et sont rapportés
comme des irréels du passé : ils disent au lecteur que Foucault n’a pas envisagé que
l’hypothèse d’aller à paris puisse se réaliser ; il évoqua donc d’un même mouvement sa
chance de survie et son refus de cette chance. La signification profonde de ce passage est
éclairée par cette seule phrase : « là bas surtout, il n’eût pas expié, magistralement payé de sa
mort le crime de ne pas savoir » (l. 20, 21). Cette idée que la mort engendrée par ce refus le
rachèterait, ainsi que le dénote le verbe « expier », de la faute d’analphabétisme, avec
noblesse qui plus est car « magistralement » (l. 20), comment l’a-t-il exprimée ou plutôt, sans
doute, laissée affleurer ? Ce passage livre une étrange voix silencieuse, un sous-texte, et le
silence que garde Michon sur le vrai discours devient la trace de l’impossibilité de dire : parce
que se punir soi-même pour se sauver c’est trop douloureux, trop personnel, trop grandiose,
encore plus inavouable que l’illettrisme, parce que le père Foucault n’a pas les mots pour
donner toute la dimension noble et profondément humaine de ce renoncement. La rédemption
de Foucault, c’est-à-dire le fait qu’il soit racheté de sa faute, par la mort seule atteste de la
valeur du langage. S’il y a « crime de ne pas savoir » (l. 20), ce ne peut être qu’au regard de
l’humanité. Il en découle que l’aventure d’une vie est ici confondue avec l’entrée dans l’écrit
pour tout homme : l’accomplissement de l’humanité se confond avec la maîtrise du langage.
Dans la souffrance de son ignorance, le personnage semble faire en pleine conscience le choix
de la mort. C’est un hommage à l’écriture et à la lecture, devant lesquels Foucault s’incline.
En mourant pour elles, en reconnaissant leur importance vitale, il leur rend un culte. Il est une
sorte de victime sacrificielle. L’inspiration biblique dont Pierre Michon se réclame lui-même
nous autorise à penser que la promesse christique se voit ici réalisée : les derniers sont les
premiers, Foucault et le narrateur, ces humbles, sont du peuple élu des mots.
Ce passage est extrêmement émouvant, lorsque, aux dernières lignes du livre, le
lecteur se le remémore car il comprend que, grâce au père Foucault, Pierre Michon a réalisé le
rêve mallarméen : un monde s’est éteint – une vie, huit vies ? - pour aboutir à un livre.
Comment cela fut-il rendu possible ? Du sacrifice de Foucault naquit la prise de conscience de
Pierre Michon. Oui, l’écriture vaut que l’on meure pour elle ; oui, lui aussi est malade, c’est
d’être à la mesure de l’écrasante sacralité du langage, celle de la langue littéraire, qu’il est
malade. Mais lui aussi va l’avouer, dans Vies minuscules même, en particulier dans notre
extrait : « on me disait aussi qu’à Paris, confie-t-il, m’attendait peut-être une manière de
guérison » (l. 26), et la suite de la phrase laisse deviner de quelle sorte de maladie il s’agit :
« si j’y allais proposer mes immodestes et parcimonieux écrits » (l. 27), suppose-t-il comme
substitut aux soins. L’on comprend donc que la publication serait le remède à ses maux, que
son âme est malade mais aussi qu’il était « exclu », comme Foucault, du respect des
professionnels de sa santé, littéraire ici : « on verrait bien que j’étais, en quelque façon,
« illettré » » (l. 28). Ce n’est pas la moindre des originalités de ce passage que l’analogie qui
le structure soit extrêmement paradoxale. Pourtant, elle se marque dans une unité lexicale :
« en quelque façon » (l. 10) avait été utilisé pour introduire la « monstruosité » (l. 10) de
Foucault et venir appuyer le caractère difficile à cerner de sa différence intrinsèque, pour
glisser insidieusement vers la malformation de l’homme. Cet écho de l’expression « en
quelque façon » vient alors lester de son poids de difformité déshumanisante le sentiment
d’illettrisme du narrateur. Son séjour à l’hôpital fait suite à une violente bagarre qu’il a
provoquée par des propos cruels alors qu’il était en proie à l’ébriété, un soir d’errance de bar
en bar. Il noie depuis des années l’angoisse de la page blanche dans l’alcool, la dissout dans
des anxiolytiques qu’il consomme à l’excès, comme une drogue. Sa gueule cassée marque son
combat dans la guerre des mots, qui revêt une dimension métaphysique6. L’un d’eux vient
rappeler le caractère inconcevable de sa maladie et la brillante dimension paradoxale du
parallèle entre un analphabète et lui-même, qui n’a de cesse qu’il n’écrive. Le paradoxe de
cette page est en effet contenu tout entier dans le « sabir » (l. 25), car le terme désigne un
langage bariolé, fait de langues mêlées, peu compréhensible, mais il s’agit d’un archaïsme à
moins que le linguiste ne l’utilise: c’est donc un mot savant, par lequel l’écrivant a choisi de
désigner son incompétence en expression. Est-ce que de ce trésor des mots l’agencement lui
paraît hétéroclite ? Est-il mêlé de régionalisme ? N’est-il pas plus littérairement, comme ici, le
mélange de plusieurs voix qui associent leur langue ? Sans doute, ici ou là, est glissé un mot
de Foucault. L’appropriation de la langue par chacun au gré de rencontres textuelles et
d’expériences singulières crée à tout lecteur son « sabir », à tout écrivain surtout les traits
caractéristiques de son style : les mots rares et recherchés de Pierre Michon semblent ici
perçus comme des corps étrangers, obstacles à la clarté, traits d’un style auquel le milieu
modeste et reculé aurait laissé les taches indélébiles de langages non assimilés : un sabir ; un
style dont l’inanité, lentement, le tue. On meurt pour la belle langue – Foucault. Le narrateur
pourrait mourir lui aussi. Mais en lui montrant la valeur de son mal, Foucault lui offre le
moyen de s’en guérir : la mort de Foucault sauve le narrateur par sa fonction heuristique, mais
aussi par sa dimension exemplaire. Raconter le sublime d’une mort qui se donne en expiation,
ne pas laisser dans le silence cet homme qui meurt en hommage à l’écriture, lui apporter
l’hommage de Vies minuscules et l’hommage de sa propre souffrance face à l’édifice colossal
de la langue rend la vie à Pierre Michon. Un aveu en a permis un autre ; parce qu’il l’a rendu
nécessaire : il fallait que nous entendions Foucault - Pierre Michon, leur voix mêlée. En
refusant de se faire soigner à Paris, non seulement l’humble Foucault refusait l’humiliation
mais surtout il offrait sa vie à la « belle langue ».
C’était le sens profond de son geste et Pierre Michon l’a entendu, dans toutes les
acceptions du terme, de sorte que Foucault – s’en doutait-il ? Que savait-il de son serviable
compagnon de chambre ? - a pu faire davantage encore pour la littérature : il lui a offert une
œuvre qui a donné la vie à un écrivain. Ces deux hommes étaient en réalité détenteurs d’un
même savoir ; avec Vies minuscules, c’est pour chaque lecteur que Foucault a donné sa vie à
l’écriture, pour chaque être aux prises avec le langage. Car, guidé par l’analogie, quiconque a
déjà tremblé devant les mots se reconnaît dans ces personnages.
Dominique Viart précise comment Pierre Michon apporte son jalon dans l’histoire de
la littérature française : « pour Jean Ricardou, théoricien du Nouveau Roman, l’écriture d’une
aventure est remplacée dans ce mouvement par « l’aventure d’une écriture ». Michon
entreprend de les confondre. » Nous le mesurons dans ce passage : pour Pierre Michon,
6
Qui a trait aux mystérieuses lois de l’être, au divin donc : ici c’est un combat de l’homme contre des catégories
mythologiques, sises sur l’Olympe.
aventure d’une vie et aventure littéraire ne font qu’une, son roman est l’écriture d’une écriture
où sa vie se consume et se concentre à la fois. L’écriture décrète vie ou mort. C’est pourquoi
la littérature peut ressusciter les disparus, en l’occurrence Foucault, après qu’elle ressuscité
l’auteur au moment de lui dévorer sa vie. Bien sûr, mesurer la sacralité du langage c’est avoir
la révélation de son pouvoir ontogénétique. Ainsi, parlant des hommes dont il a narré les
« vies », l’auteur formule – ce sera solennellement la dernière phrase du livre - une prière qui
imite la parole divine créatrice : « Que dans le conclave ailé qui se tient aux Cards, sur les
ruines de ce qui aurait pu être, ils soient. » Notre passage semble bien, au terme de l’étude, la
voix d’une double résurrection, et le roman un livre de résurrections. Si au terme de l’ouvrage
Pierre Michon se présente en démiurge, il nous a dit, dans ce passage, que le pouvoir
« divin[] » est celui du langage en chacun de nous. Au regard de l’histoire littéraire aussi,
Pierre Michon a été créateur, « Le geste qui ressuscite la forme abandonnée de la biographie
partielle ouvre à nouveau une large exploration de ses possibilités, laquelle perdure
aujourd’hui. Michon n’invente pas un genre, il déterre ce qui demeurait enfoui dans notre
patrimoine et il l’étend à des pratiques nouvelles, comme d’en tisser des éléments à ceux de
l’écriture autobiographique. »7 Par ailleurs, si le roman, comme nous l’avons vu, Vies
minuscules, « dessine le mouvement qui conduit le narrateur à écrire le livre que le lecteur
tient entre les mains », c’est « comme ces hauts exemples que sont A la recherche du temps
perdu, La Nausée ou La Modification, textes majeurs des grandes étapes esthétiques du XXe
siècle. Il s’agit de « livre[s] autonome[s], qui se légitim[ent] [eux]-même[s].»8 D’autre part
enfin « Vies minuscules s’inscrit [aussi] dans la lignée des grands ouvrages du XXe siècle qui
donnent à l’échec sa force éclairante. De Kafka à Camus, de Céline à Sartre, de Bove à
Beckett, les écrivains ne nous offrent plus que des personnages incertains, des échoués, des
perdants passés à côté de la vie. Les grandes figures de notre temps ne triomphent pas de leur
destin, c’est tout juste même si l’on peut dire qu’elles en ont un. »9 Pourtant, derrière le voile
translucide des mots, Pierre Michon rend un destin sublime au père Foucault ; nous le lisons
par transparence arpenter le sien. Il n’est pas certain que l’un par l’autre n’aient pas eu
l’inestimable destin de dire « magistralement » aux lecteurs que le langage est à la fois,
malgré une insoutenable condition humaine, l’essence et le pouvoir de l’humanité.
7
- 6- 7 Dominique Viart, op. cit.