Voyage d`agrément Raymond Ceuppens Extrait du recueil

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Voyage d`agrément Raymond Ceuppens Extrait du recueil
Voyage d’agrément
Raymond Ceuppens
Extrait du recueil de nouvelles « Un peu plus vers la mer »
Editions Les Carnets du Dessert de Lune, 2006
Nicolas n’était pas grand-chose d’autre qu’une sorte d’aventurier, du moins pour une
certaine sorte de monde qui appréciait peu qu’un homme licencié en sciences mathématiques
ait accepté d’être ouvrier au service de propreté publique, pour la simple raison qu’il désirait
être maître de son temps et pouvoir planter là emploi et employeur pour se consacrer à ce que
certains appelaient son hobby, mais que lui considérait presque comme une profession. De
plus, Nicolas ne payait pas de mine : il avait de grosses moustaches roussâtres, un début de
calvitie très précoce, des yeux transparents et de directions incertaines derrière des verres dont
l’un était cassé et réparé à l’aide d’un morceau de papier gommé. Son travail de vidangeur de
poubelles lui laissait d’appréciables temps libres : il prenait son service à quatre heures trente
du matin et en était libéré dès l’avant-midi. Le restant de la journée, il le passait à traîner sur
les quais de pêche, au bassin de plaisance et dans les cafés fréquentés par les gens qui de près
ou de loin avaient quelque rapport avec la navigation. Hiver comme été, il traînait une veste
de cuir déchirée, un sac de gymnastique passé à son épaule, les pieds nus dans d’énormes
bottines à clous, qui auraient fait déraper sur les pavés mouillés ou verglacés n’importe qui
d’autre ayant le pied moins marin que lui. Mais Nicolas avait, lui, le pied particulièrement
marin et il passait, auprès de quelques spécialistes, pour une sorte de savant qui un jour
apporterait quelque chose d’important aux sciences maritimes en général et à la navigation en
particulier. Nicolas avait même été interviewé par la télévision lors d’une émission consacrée
à la disparition d’un navigateur solitaire, mais ses allures de demeuré et son élocution
hésitante à la limite du bégaiement l’avaient toujours tenu éloigné des médias et des
officialités.
Nicolas avait à son actif quelques exploits qui, pour le grand public, ressemblaient à des
gamineries, mais dont les relations scientifiques étaient étudiées avec soin et respect par les
gens de mer, et particulièrement par les ingénieurs en construction navale de la Marine
militaire.
Nicolas était ce que l’on appelle un « naufragé volontaire », et il avait conçu, construit et
expérimenté une embarcation de sauvetage qui d’après lui et quelques ingénieurs en la
matière, pourrait révolutionner toutes les techniques de sauvetage en mer. Son engin en fait ne
ressemblait qu’à une sorte de flotteur et ne révélait ses qualités et ses innovations techniques
qu’aux seuls spécialistes. Mais l’expérimentation presque forcenée que Nicolas avait menée
de ses prototypes avait fait de lui un extraordinaire navigateur à l’estime. Il avait parcouru la
mer du Nord d’est en ouest, en toutes saisons, par tous les temps, sur son engin flottant
ressemblant somme toute à un vulgaire canot pneumatique un peu biscornu de forme. Et
c’était par ses qualités presque surhumaines de navigateur que Nicolas était connu et estimé
dans les milieux maritimes et particulièrement auprès des plaisanciers qui trouvaient en lui
une source de conseils pour aller très loin avec très peu.
Quand, au Café du Quai, qui était presque le local du yachting club, un homme qui avait
plus l’allure d’un contremaître de chantier que d’un yachtman lui demanda s’il pouvait lui
parler quelques instants en particulier, Nicolas ne s’étonna aucunement et suivit l’homme sur
le Quai Nord, déserté par les promeneurs parce qu’on y entreposait des matériaux et des
engins de levage.
- Cela vous intéresserait de gagner un peu d’argent, Nicolas ? demanda l’homme qui
marchait penché en avant, les mains derrière le dos.
Cela intéressait Nicolas, en effet, il en avait assez de vider des poubelles, et il savait que si
on lui proposait de gagner de l’argent, c’était dans une affaire de navigation.
- Il s’agirait de convoyer un bateau !
- Un voilier ? avait demandé Nicolas, parce que ce n’était pas la première fois que des
plaisanciers l’avaient engagé comme pilote pour un voyage au-delà du cercle arctique.
- Pas exactement… Ce serait plutôt un caboteur, un vieux caboteur, vraiment très vieux,
qui fait un transport…
Nicolas s’était arrêté, parce qu’il flairait quelque chose de pas très honnête, et ce n’était
pas la première fois qu’on lui proposait de « transporter discrètement quelques petits colis
pour beaucoup d’argent ».
Mais l’homme prit les devants :
- Ni drogue, ni armes, ni quoi que ce soit d’illégal. Nous avons besoin d’un bon marin,
libre de suite, qui n’a pas froid aux yeux et qui sait être discret. Je vous contacte de la part du
commandant Mulkay ! dit l’homme en s’arrêtant.
Nicolas connaissait très bien le commandant Mulkay, ingénieur à la Marine militaire
spécialisé en physique nucléaire. Et Nicolas accepta, et il n’eut plus aucune méfiance quand il
apprit qu’il embarquerait la nuit même, parce qu’il lui semblait naturel que pour un départ
aussi précipité on ne pût faire appel qu’à quelqu’un d’aussi libre que lui.
Une jeep vint le chercher chez lui un peu avant minuit et le conduisit au môle. Là, une
camionnette d’un service de garde privé le prit en charge. Ils furent trois fois arrêtés et
contrôlés par des gardes armés en civil, puis une dernière fois, presque au bout, par des
policiers militaires. Quand il sortit de la camionnette et qu’on lui montra le bateau sur lequel
il allait embarquer, Nicolas éclata de rire. C’était un très petit cargo dans un état de vétusté
invraisemblable. Rouillé de la pomme du mât à la ligne de flottaison qu’il avait
singulièrement haute. Nicolas n’avait jamais vu un bateau aussi profondément enfoncé dans
l’eau, il n’avait surtout jamais vu un bateau dans un tel état autre part que dans un chantier de
démolition ou dans un cimetière.
Les présentations furent rapides, le capitaine lui tendit la main en disant :
- Je m’appelle Stamp ! Toi, c’est Nicolas, hein ?
Il mit Nicolas à la timonerie. Du quai on larguait les amarres qui tombèrent flasquement
contre la coque et un remorqueur déhala le cargo du môle, le faisant pivoter vers la mer.
Stamp envoya Nicolas larguer la remorque, puis il lui demanda s’il savait pi-loter.
La timonerie, à part la barre et un ancien compas, ne comprenait plus aucun instrument en
état. Sur le plancher, un matelas pneumatique et une couverture étaient poussés sous une
petite table portant un réchaud à bonbonne et des boîtes de conserve ; une échelle rouillée
descendait directement aux machines ; tout le reste du bateau n’était que rouille et débris. Sur
le pont, les écoutilles étaient fermées par des poutrelles d’acier fraîchement soudées, un
Zodiac sous bâche était amarré au pied de la timonerie.
- À part ici et aux machines, on n’a rien à voir sur ce bateau. D’ailleurs, nous sommes les
seuls à bord, dit Stamp.
Nicolas n’avait pas l’habitude de poser de questions, d’abord parce qu’il bégayait, ensuite
parce qu’il savait voir et surtout réfléchir, et le sigle qu’il avait entrevu sur une vieille
enveloppe traînant sur le plancher de la camionnette ne lui laissait aucun doute quant à la
nature de la cargaison. Stamp, lui, parlait beaucoup, mais pour ne pas dire grand-chose. Il ne
dit pas, par exemple, où exactement ce bateau allait, si ce n’était vers le Nord, mais il apprit à
Nicolas que le cargo avait quarante mètres et qu’il s’appelait, du temps où il y avait un nom
peint sur la coque : North Star II. Ils se relayèrent à la barre, Stamp de temps à autre
descendait aux machines, y restait une dizaine de minutes puis remontait couvert de graisse et
apparemment satisfait.
Le lendemain soir, Nicolas avait appris deux choses importantes. La première, il s’en était
pour le moins douté : le chargement était secret et l’équipage devait obligatoirement être
composé d’hommes discrets et sans attaches. Quant à la destination, Stamp allait l’apprendre
à l’ouverture d’une enveloppe qu’il portait dans la vaste poche de sa veste. La seconde chose
que Nicolas apprit était que Stamp était passionné de photo, et de photo d’un genre spécial : il
avait photographié tous les coins et recoins possibles du bateau avec un minuscule appareil
qui ressemblait à s’y méprendre à un briquet. Nicolas n’avait posé aucune question, mais
Stamp lui avait dit qu’il ne manquait plus qu’une photo, celle du cargo vu de loin.
Vers minuit, ils étaient dans une zone de brouillard et Stamp sortit l’enveloppe de sa
poche. Distraitement, Nicolas le regarda déchirer le double papier brun. Il fut frappé par les
mains un peu fines de Stamp et, pour la première fois, prit conscience que Stamp n’avait rien
d’un capitaine, ni même d’un marin.
Stamp déplia une feuille de papier, lut trois fois un court texte, regarda sa montre, relut,
puis tendit la feuille à Nicolas.
- On doit être là pour quatre heures du matin, dit-il.
Nicolas lut la position, puis regarda Stamp.
- On n’y sera pas, dit-il, et il comprit que Stamp ne comprenait rien du tout à cette série de
chiffres indiquant une position et que, de toute façon, il aurait été incapable d’y mener un
bateau.
- Tu n’as jamais navigué ? demanda Nicolas.
Stamp ne répondit pas immédiatement. Enfin, tournant le dos à Nicolas, il dit :
- Approche-toi le plus possible d’où on doit être…
Après un moment, il dit :
- Je me suis arrangé pour me faire engager à la place d’un autre… Je suis journaliste !
Nicolas ne dit rien, parce que cela lui était indifférent qu’un journaliste ait pris la place
d’un vrai capitaine. Ce qui lui importait, les choses en étant là, c’était de toucher la seconde
moitié de la somme qu’on lui avait promise. Nicolas descendit plusieurs fois sur le pont
regarder l’eau, écouter le bruit des vagues, renifler le vent et surtout essayer de voir quelques
étoiles, puis il remonta à la timonerie et reprit la barre.
Vers deux heures et demie du matin, les machines changèrent de régime, Stamp descendit,
il ne remonta qu’une demi-heure plus tard et les moteurs avaient fini par s’arrêter, après
quelques grandes secousses.
- Voilà, dit Stamp.
- En panne ? demanda Nicolas.
- Je crois. De toutes façons, le voyage est terminé, on n’a plus une goutte de mazout.
Nicolas ne dit rien parce qu’il commençait à comprendre certaines choses et il ne fut pas
surpris quand Stamp lui dit de mettre le Zodiac à la mer. Stamp disparut encore une vingtaine
de minutes aux machines, puis vint aider Nicolas.
Il n’avait pris avec lui qu’un petit sac d’équipement de survie et Nicolas son éternel sac de
gymnastique. À l’aviron, ils s’éloignèrent du cargo qui sembla à Nicolas encore plus bas sur
l’eau que lorsqu’il l’avait vu pour la première fois. Stamp enleva la housse de toile bleue du
moteur hors-bord et en remplit le réservoir avec le gros jerrycan d’essence.
- Plus vite on sera loin, mieux ce sera, dit-il.
- Pourquoi ? demanda Nicolas.
- Parce que j’ai ouvert l’arrivée d’eau des machines. Chargé comme il l’est, le North Star
II sera vite au fond.
Nicolas ne dit rien, parce que ce qui allait arriver au cargo lui était bien égal depuis que
quelque chose d’autre l’intéressait, ou plutôt l’inquiétait beaucoup plus.
- Tu vois ? dit Stamp. C’est une fameuse affaire que d’immerger des déchets radio-actifs
en pleine mer du Nord. C’est beaucoup plus simple de couler un vieux bateau transformé en
conteneur que de jeter des tonneaux à l’eau… Le tout, c’est de faire ça discrètement… Mais
cette fois-ci, ce ne sera pas discret du tout. Dans une semaine, il y aura des articles et des
photos dans tous les journaux.
- Tu as oublié de prendre une photo du bateau en mer, dit Nicolas.
Stamp jura, extirpa l’appareil d’un sac de plastique enfoui dans sa poche et fit deux
photos, les pieds dans l’eau au fond du Zodiac.
- Il y a quelque chose que je ne comprends pas, dit Nicolas.
- Quoi ? demanda Stamp.
- Pourquoi est-ce qu’ils m’ont engagé moi, un spécialiste des embarcations de sauvetage
en mer, pour ce boulot ?
- Ben tiens, pour que tu nous ramènes à terre, discrètement, avec le Zodiac.
- Alors, pourquoi est-ce qu’ils l’ont saboté ?
- Hein ? fit Stamp en se laissant tomber assis dans l’eau.
- Dans dix minutes, on coule, dit Nicolas.
- Nom de Dieu, dit Stamp en blanchissant sous les taches de cambouis et de rouille.
- On a dix minutes pour se tirer d’affaire. Fais ce que je dis !
En fait, Nicolas ne sut jamais réellement pourquoi il avait été engagé. Était-ce une erreur
de jugement de la part des responsables de l’immersion des déchets radio-actifs, ou au
contraire une volonté délibérée de la part de quelqu’un qu’il existât un témoin, fût-il passif et
discret, de ce genre de pratique cachée à l’opinion publique ? Il ne comprit surtout jamais
pourquoi il n’y eut jamais aucun écho dans la presse du sabordage du North Star II.
Après douze heures de mer accrochés à un invraisemblable assemblage de jerrycans, de
pagaies, de moteur hors-bord à demi noyé, de sacs et de vêtements, ils avaient accosté dans
les boues mazouteuses d’une plage d’estuaire.
Ils s’étaient reposés quelques heures durant dans la bruyère puis s’étaient séparés. Stamp
avait dit à Nicolas que, dès que le scandale de l’immersion des déchets radio-actifs éclaterait,
il verrait sa photo et son nom dans tous les journaux et il n’aurait qu’à prendre contact avec
lui. Nicolas l’avait assuré qu’il n’y manquerait pas, mais en vérité il n’en avait pas la moindre
intention. Il fut suffisamment prudent pour rester éloigné de chez lui plus d’un an. Revenu
dans sa ville, il fut plus que discret, presque autant que Stamp, dont il n’entendit plus jamais
parler, pas plus que du North Star II, ni de sa cargaison.
© Les Carnets du Dessert de Lune, 2006