Belinda Cannone - Alliance Française van Oost

Transcription

Belinda Cannone - Alliance Française van Oost
BelindaCannone
1 Biographie
Belinda Cannone est romancière et essayiste. Elle a publié six romans (le
dernier, Entre les bruits, aux éditions de L’Olivier) et plusieurs essais dont
L’Écriture du désir (Prix de l’essai de l’Académie Française, 2001), Le
Sentiment d’imposture (Grand Prix de l’essai de la Société des Gens de
Lettres 2005), La bêtise s’améliore (Stock, 2007) et La Tentation de
Pénélope (Stock, 2010). Son dernier ouvrage, Le Baiser peut-être, a paru en
septembre 2011 chez Alma éditeur.
Belinda Cannone est maître de conférences. Elle enseigne la littérature comparée à l'Université de Caen
Basse-Normandie depuis 1998.
2 Bibliographie
Romans
Dernières promenades à Petropolis, Le Seuil, 1990
L'Île au Nadir, Quai Voltaire, 1992
Trois nuits d'un personnage, Stock, 1994
Lent Delta, Verticales, 1998
L'Homme qui jeûne, L'Olivier, 2006
Entre les bruits, L'Olivier, 2009
Essais
L'Ecriture du désir, Calmann-Lévy, 2000 (Prix de l'essai de l'Académie Française, 2001)
Le Sentiment d'imposture, Calmann-Lévy, 2005 (Grand Prix de l'essai de la Société des Gens de Lettres,
2005) ("Folio essais", 2009)
La Bêtise s'améliore, Stock, 2007
La Tentation de Pénélope, Stock, 2010
Le baiser peut-être, Alma, 2011
Esthétique et critique littéraire
Philosophies de la musique, 1752-1789, Klincksieck, 1990
La Réception des opéras de Mozart, 1793-1829, Klincksieck, 1991
Musique et littérature au XVIIIe siècle, PUF, "Que sais-je?", 1998
Narrations de la vie intérieure, PUF, "Perspectives littéraires", 2001
L'œuvre de Zola, Gallimard, "Foliothèque", 2002
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3 Critiques littéraires
3.1 Doux bruissement de l'herbe qui pousse (sur Entre les bruits)
Par Ferniot Christine et Lire, publié le 01/04/2009
Romancière et essayiste, Belinda Cannone montre que le monstre n'est pas celui que l'on croit.
Jodel est atteint d'hyperacousie. Une maladie, un don, un handicap, tout dépend des circonstances. Il
travaille pour la police, dans un laboratoire discret, écoutant des cassettes afin d'y déceler les bruits les
plus furtifs que le péquin ne perçoit pas. Il lui suffit d'un gémissement, d'un frottement pour mieux
comprendre une scène de crime et faire avancer une enquête qui piétine. Toute la misère du monde
passe entre ses oreilles: le soupir d'un enfant enlevé par des voyous, un braquage qui tourne au carnage.
Jodel a bien du mal à effacer la bande-son lorsqu'il rentre chez lui. Sa rencontre avec Jeanne va changer
sa vie. Il s'agit d'une fillette qui peut entendre les herbes pousser, la griffe d'une souris au bout de la
ruelle. Ces deux-là font la paire: Jodel apprend à Jeanne la maîtrise des sons. Jeanne lui apporte ses fous
rires et lui présente sa mère, belle musicienne vaguement sorcière.
Belinda Cannone a voulu écrire une fable contemporaine, un conte de fées à l'ère du Web et du podcast.
Et comme elle est universitaire et essayiste, elle a débordé du cadre purement romanesque pour mieux
autopsier le monde et ses rumeurs. En écrivant cette histoire entre fiction et réflexion politique et
esthétique, l'auteur parle des désordres sociaux, passant du fait divers le plus sordide à une promenade
poétique. Cette hyperacousie de Jodel et de Jeanne devient le symbole d'une société qui ne prend pas le
temps d'écouter ce qui l'entoure et reste "coincée entre ses deux oreilles". Belinda Cannone traite aussi
de la musique comme d'une leçon de sagesse et de parfaite architecture. Puis, sans emphase, elle se
glisse dans la peau des immigrants qui ne disposent pas de la bonne langue. Dans Le sentiment
d'imposture (Folio Essais), elle évoquait la peur d'être démasqué, de ne pas être à sa place. Plus
récemment, dans La bêtise s'améliore, elle faisait l'éloge de la liberté d'esprit. Entre les bruits reprend
ces thèmes et les développe à travers des personnages truculents et rocambolesques qui tentent
d'éduquer leurs différences, de cultiver leur anticonformisme. Et, cerise sur le gâteau, elle ajoute à ce
récit aux accents rousseauistes quelques beaux moments d'érotisme à savourer en toute volupté.
Christine Ferniot & Lire, « Doux bruissement de l'herbe qui
(http://www.lexpress.fr/culture/livre/entre-les-bruits_815694.html)
pousse »,
L’Express,
1 avril
2009
3.2 Le baiser peut-être ou comment Belinda Cannone embrasse son lecteur !
Comme pour ses essais précédents, Belinda Canonne convoque à nouveau la polyphonie des voix pour
embrasser pleinement son sujet en trois mots généreux : le visage, l’altérité et l’inventivité (p 158). En
mettant en scène trois couples paradigmatiques qui respectivement assument leur rôle de contradicteur
sans toutefois rompre avec le sentiment de complétude qui les réunit, elle construit une pensée percée
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d’éclats subtils. Le jeu de miroir qui renvoie la narratrice à son alter ego, l’ermite, dans le petit traité Du
baiser de Patrizi procède d’une posture où la prudence et la modestie ne sont pas dénuées d’un vrai
courage intellectuel : Il a le sentiment de parler d’un sujet dont il sait qu’il ne sait rien. Et voilà bien un
art de l’improvisation que d’inventer avec le lecteur ce moment ineffable de la complicité et de la
communion du sens. Depuis que je me suis mise à songer au baiser, je retrouve cette condition
bienheureuse des écrivains en travail, écrit la narratrice (p 43), et même si Belinda Cannone se défend
d’être ce « je » narratif, on sait le bonheur que suscite chez elle la construction d’une pensée non
seulement avec son lecteur mais aussi avec tous les protagonistes qu’elle invite dans l’écriture de ses
essais. (Voir l’entretien avec BC, ardemment.com, septembre 2011)
Trois couples, trois postures qui construisent un triangle dont le point médian est le « je » narratif – dont
on ne connaît pas l’identité si ce n’est qu’elle est écrivain. L’auteur ? Et bien, non, ce serait trop facile ! Le
premier couple est incarné par la narratrice et son amie Belinda, le second par la narratrice et son
amant, le troisième par Belinda et Youssef.
Les deux couples d’amants représentent les deux paradigmes que développent BC tout au long de son
essai. Le baiser est parent du désir, il est aussi un corps-esprit par l’entremise duquel le sujet se sent
exister (p21). Mais ni l’un ni l’autre ne s’annule puisqu’il est création, inventivité de l’instant, et du coup
de l’éternité immobile. Que le désir qui le guide émane de deux lèvres qui se soudent, ou de l’entremise
d’un livre qu’on effeuille, il jaillit d’un moment qui s’extrait du temps linéaire, le moment où quelque
chose d’inouï survient, le kaïros (p 148).
Belinda la charnelle éprouve les tourments du désir avec son amant Youssef. Elle préfère, dit elle,
étreindre la réalité, rugueuse ou douce, (…) en tous cas, pas de risque qu’elle écrive un livre sur le baiser.
Il faut embrasser, atelle protesté, il faut embrasser pour jouir du baiser, il faut la chair, le corps, le
contact, pour provoquer l’extase (p 101). Quand à la narratrice, plus spirituelle, elle préfère s’en
remettre à son cerveau, aux délices de son imagination débordant les limites du temps. Mais Belinda
n’aime que les baisers, tandis que moi je goûte les baisers et leur promesse ou leur souvenir (si flou, soitil, souvent) car le baiser est un geste magique par lequel l’embrasseur accède à l’univers très vaste qui se
déploie au delà du corps de l’embrassé(e) – univers que ce corps suscite, expérience mystique et
spirituelle. (p103) Et nous y voilà, la narratrice partage avec son amant non seulement la promesse d’un
baiser charnel mais davantage encore avec l’attente de la lecture qui les réunit, qui donne un sens à leur
union charnelle. Chacune de leur rencontre est ponctuée d’un dialogue, de la lecture d’un extrait qui
suscite le désir, la curiosité de l’un pour l’autre, ah, l’attente exquise du moment où les pages du livre
s’écartent délicatement pour laisser passer leur souffle de mots, un sens. La narratrice s’identifie au
couple célèbre de Dante. Franscesca et Paolo lisent quand ils sont surpris par le désir (p 133) dit-elle
comme si le désir ne pouvait passer que par la médiation d’un tiers objet, le livre. Pour elle qui est toute
dédiée à l’écriture, il n’y a pas de doute, Dante avec le baiser a voulu exalter non la seule puissance du
baiser mais celle de la littérature, et plus exactement celle de la lecture.
Si le troisième couple, Belinda et la narratrice, n’échange pas de baisers, c’est que le désir qui les attire
l’une vers l’autre est d’une autre nature, d’une signification métaphorique, où le rapport avec l’autre
participe de ce que BC appelle « un secret d’initié », aussi inénarrable que la beauté d’un bouquet ou le
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transport hors de soi d’un baiser. Frotter sa pensée à pensée sœur, voilà qui me réjouit comme un chant
à deux voix accordées déclare la narratrice. Et en entendant cette déclaration, on ne peut s’empêcher de
songer à l’amitié de Montaigne et d’Étienne de la Boétie dont la mort dramatique a enclenché le
dialogue ininterrompu des Essais, l’écriture inlassable destinée à l’ami perdu et retrouvé dans chacun des
lecteurs que l’essayiste a appelé de tout son corps et de toute son âme. La beauté de l’amitié tient à sa
générosité dans les actes comme dans les aveux (p 66). Belinda et la narratrice recomposent à elles deux
ce corps-esprit souverain, l‘homo-identité originelle où le sexe serait suspendu, annulé dans l’amitié qui
le dépasse.
Belinda est le corps, la narratrice est l’esprit, et l’auteur BC en serait la joyeuse synthèse. Pourquoi
l’auteur Belinda Cannone s’amuse-telle ici à brouiller les pistes de l’identité ? Assurément elle refuse
d’être assimilée à la narratrice-écrivain tout comme Belinda le personnage ne se risquerait pas à écrire
comme le fait Belinda Cannone. Être de contradiction ? J’opterais plutôt pour l’être de la réunification,
cet être androgyne primitif (p 53) qui ne serait ni homme ni femme, pur corps-esprit incarné dans une
pensée, dans un livre qui s’écrit, Le Baiser peut-être.
Cette remarque me ramène à une idée déjà développée par l’auteur dans le roman Entre les bruits, à
savoir que l’intelligence est érotique, que la femme a tout à y gagner en abandonnant les artifices de la
féminité. Pour reprendre la thèse de BC, l’érotisation de la femme qui pense se construit non contre les
hommes mais en accord avec une féminité qui rejoint l’universalité de l’être. Revenons au baiser : de
quoi s’agit exactement pour Belinda Canonne ? Le baiser nous emporte aux confins de l’être, aux confins
du monde dans lequel les amants sont englobés, deux êtres en un… une sphère ? (p 53) Certes, nous ne
pouvons pas embrasser seul(e), le désir ne peut pas être solitaire, il requiert le face à le face, visage
contre visage, souffle dans le souffle, inventivité de l’instant qui ne peut se reproduire, le kaïros où
quelque chose d’inouï survient (p148). Dans ce sens le baiser est nettement supérieur à la copulation, on
peut faire l’amour sans s’abandonner à l’autre, d’ailleurs on peut faire l’amour sans s’embrasser. Aucun
baiser n’est reproductible dans la spontanéité de l’instant… les vieux couples finissent souvent par ne
plus s’embrasser.
Le baiser est création éternellement renouvelée (p55). Les mots ont-ils seulement la puissance
d’évocation de la poésie ou de la peinture à laquelle se réfère constamment la narratrice ? Le célèbre
tableau Jupiter et Io du Corrège, figure du désir, Anne et Joachim de Brancusi enlacés dans un face à face
qui les confond, le Baiser de Doisneau devant l’Hôtel de Ville, expression de la joie et de la vie, les
mythes de la Belle et la Bête et de Dracula avec son baiser mortel si souvent exploités au cinéma sont
autant de représentations de ce moment inaugural de l’altérité aussi vitale que funeste. L’instant de la
complétude est voué à mourir mais aussi à renaître sous une autre forme innommable, à chaque fois
réinventée.
N’est-ce pas toujours en visant cet effet qu’on écrit, qu’on peint, qu’on filme ? nous souffle la narratrice
en catimini (p 155). Le lecteur se laisse prendre à cette étreinte de la confession, à l’intime complicité
avec la parole inouïe de l’écrivain qui voudrait capturer et immortaliser la beauté d’un chant, d’une
douceur, d’un silence, d’un « nous » originel et platonicien.
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Se sentir exister : par le baiser peut-être! C’est ce nous propose Belinda Cannone, un baiser d’amitié, un
baiser de désir et un baiser d’éternité tel le bisou de l’ami, le baiser charnel de la rencontre amoureuse,
ou encore le baiser suspendu dans l’Art et la littérature. Vraiment un beau sujet ! Belinda Cannone m’a
enchantée, et j’ai le sentiment troublant que je n’embrasserai plus jamais sans songer à elle !
Ghislaine Marot
Ghislaine Marot, « Le baiser peut-être ou comment Belinda Cannone embrasse son lecteur ! »,
http://ardemment.com/Artistes/CannonBelinda/Belinda0.htm
4 Entretien
Les secrets communs. Dominique Viart s’entretient avec Belinda Cannone
Dominique Viart
Vous êtes l’auteur de romans et d’essais (ainsi que de travaux universitaires). Comment s’articulent
pour vous ces diverses formes d’écriture? Vous mettez-vous, pour les entreprendre – ou vous
éprouvez-vous, lorsque vous les entreprenez – dans la même position d’écrivain?
Belinda Cannone
Lorsque j’ai commencé à publier (hors l’université), je n’envisageais d’écrire que des romans et j’ai cru
jusqu’il y a peu que ce serait là le seul genre que je pratiquerais. D’emblée je dois avouer que le roman
me fascine, bien plus que l’essai. L’invention, qui est la source du roman, me paraît plus extraordinaire
que le discours argumentatif de l’essai. Inventer, partir de ce désert que constitue l’orée du roman,
élaborer lentement, souvent avec douleur, justement parce qu’on part de rien, ou de si peu, et produire
cet objet infiniment complexe (je ne dis pas “bon” pour autant) qu’est le roman, voilà qui me passionne.
Après la publication, je passe toujours une bonne année à m’étonner des connexions qui se sont faites
presque à mon insu dans le dernier roman, des mécanismes à l’œuvre dans l’invention de la fiction,
mécanismes inconscients ou semi-conscients qui doublent en profondeur le labeur, raisonné et
raisonnable, de l’écriture…
J’ai écrit mon premier essai, L’Écriture du désir, parce qu’une amie éditrice m’avait suggéré de le faire.
Nous parlions souvent du désir, du bonheur, et elle m’a proposé de mettre par écrit mes idées. Pourquoi
pas? J’aimais beaucoup l’écriture de réflexion, j’allais ainsi pouvoir faire une sorte de bilan de dix ans
d’écriture romanesque, j’ai accepté. Mais je ne pensais pas en écrire un autre. Cinq ans plus tard, après
une soirée où j’avais expliqué à une amie en difficulté intérieure qu’elle souffrait d’un sentiment
d’imposture, je me suis dit qu’après tout presque tout le monde avait éprouvé ce sentiment mais il
n’avait jamais été identifié ni décrit, je pouvais donc faire œuvre utile. Et j’ai encore cru que ce serait le
dernier essai. Je me prenais toujours pour une pure romancière…
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D.V. À vous entendre, le roman correspond à une nécessité intime, alors que l’essai est plus souvent la
conséquence d’une sollicitation ou d’une requête extérieure. Cela signifie-t-il que celui-ci soit
forcément plus “adressé” que celui-là?
B.C. Oui, j’écris des romans parce que je suis “programmée” pour cela (ma croyance), sans avoir besoin
de sollicitation extérieure, tandis que mes essais sont toujours les fruits de ma “conversation avec
l’époque”. Du reste, même quand publier était pour moi difficile et incertain, j’écrivais des romans,
tandis que je n’ai jamais voulu écrire un essai sans contrat d’éditeur préalable.
Pendant la rédaction des deux premiers essais, j’avais l’impression d’adresser mon essai à mon éditrice
(l’impression tend à se diluer à présent, mais elle demeure), comme si je lui parlais à l’oreille. Ensuite, et
cela reste vrai, tout au long du travail d’écriture, je perds rarement de vue mon lecteur: j’ “entends” sa
position, je redoute sa protestation, j’anticipe ses réticences, je souhaite qu’il aille au bout, je cherche à
le convaincre, à l’amuser aussi – bref, je fabrique un texte qui doit faire mouche, disons, et pour cela, j’ai
constamment le lecteur en tête. Avec le roman, le lecteur est moins présent, ou disons qu’il n’est pas
perché sur mon épaule, car ma posture est plus… radicale: on me suivra ou pas, je ne cherche pas à
convaincre, sachant que pour la lecture romanesque, le “goût” est un obstacle ou un allié, sans
compromis possible, et que ce serait même une grave erreur, selon moi, de chercher à séduire le lecteur.
D.V. En rapportant votre première expérience d’écriture à l’école et l’admiration qu’elle vous a value
de la part de vos camarades de classe, vous dites avoir éprouvé à la fois le sentiment d’une
“séparation” et celui d’une “reconnaissance”. Votre manière d’écrire aujourd’hui tente-t-elle de
réduire cette “séparation”?
B.C. Je dois vous dire d’abord que de manière générale, j’ai l’impression qu’on ne peut pas parler. J’en
appelle à une expérience commune: essayez de développer sérieusement une idée dans une assemblée
– on vous en laisse rarement le temps, on objecte (cette passion d’objecter !) avant que vous ayez fini…
Parfois il me semble que si l’on pouvait parler, je n’écrirais pas (ou du moins pas d’essais?). C’est une
illusion parce que bien sûr, je pense mieux en écrivant, je pense même surtout en écrivant: l’idée ne
prend son envol qu’en étant déployée sur la page… J’envie Constant ou Madame de Staël qui
pratiquaient à la perfection, dit-on, cet art très français de la conversation. J’ai aussi fait souvent cette
expérience troublante: des lecteurs enthousiastes de certaines idées que je développe dans mes essais
exprimaient ensuite, lors d’une conversation, des propos très opposés. Comme si l’écrit, qui prend le
temps et qui précise, pouvait les convaincre, tandis qu’à l’oral certains mécanismes psychologiques (?)
créaient le désaccord (ou comme si, lecture passée, ils revenaient à leurs marottes?)…
Donc, certes, j’écris pour atteindre l’autre, intervenir dans son raisonnement, sa vision du monde, et
c’est aussi pourquoi, dans les essais particulièrement, je n’aime rien tant que la clarté: un discours
abscons est une tentative de prise de pouvoir, j’essaie au contraire de convaincre.
Deuxième point, plus confus: dans le passage de L’écriture du désir auquel vous faites allusion, je n’ai
évoqué l’admiration de mes camarades lisant mon poème que dans une parenthèse: ce qui primait,
comme vous le suggérez fort bien, c’était l’impression d’un “contact”, d’une communication. Il y a
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quelque temps, prenant conscience que j’avais, à quatre reprises je crois, fait dire à un personnage à
propos d’un autre “Vous êtes très ressemblant”, avec une nuance d’admiration, je me suis demandé ce
que cela pouvait bien vouloir dire. C’est le genre de choses qu’on écrit comme “sans y songer”, puis un
jour on s’en étonne soudain. Curieux cette ressemblance à rien, pas de deuxième terme, juste “être
ressemblant”. C’est peut-être un sentiment et une idée bizarres, que vous m’obligez à penser jusqu’au
bout (ou plus avant) mais oui, je me sens séparée, j’ai même l’impression de passer ma vie à faire
semblant d’être “normale”, “comme tout le monde” – tout en étant assez incapable de dire en quoi je ne
le serais pas et en n’éprouvant aucune difficulté dans mes rapports quotidiens avec autrui. Je me
demande si j’ai raison d’avouer des choses aussi absurdes… Du reste, c’est peut-être un sentiment
beaucoup plus répandu que je ne l’imagine. Nous essayons peut-être tous d’être ressemblants… Quant à
réduire l’écart en écrivant, vous avez sans doute raison: dans un monde où l’on est forcément “séparé”,
et où l’on ne peut pas parler, on peut essayer d’atteindre l’autre ainsi. Je vous remercie de cette
question, elle me donne à penser…
D.V. Nous parlons d’ “essai”, mais ce mot convient-il vraiment à désigner des livres tels que La bêtise
s’améliore, La tentation de Pénélope ou L’écriture du désir ? Ce qui peut en faire douter c’est, par
exemple, la structure fictive que vous donnez à La bêtise s’améliore, avec ces trois personnages que
sont Gulliver, Clara et le narrateur. Pouvez-vous expliquer ce choix d’une forme “mixte” et les enjeux
spécifiques que vous lui donnez?
B.C. Ce sont absolument des essais. Des essais de penser. Du latin exagium: peser une idée ou un objet,
examiner un problème sous différents angles mais pas de manière systématique ou exhaustive. J’ai fini
par les qualifier d’ “essais littéraires”, non qu’ils porteraient sur la littérature, mais parce qu’ils sont écrits
comme de la littérature. Lorsque je commence, au contraire du roman pour lequel je n’ai qu’un thème
ou une image, je dispose d’une importante matière qui préexiste à l’écriture. Il y a toujours trente ou
quarante pages que je peux écrire à la volée, que j’avais “déjà pensées” depuis longtemps. Ensuite
commence le travail, de réflexion et souvent de lecture et de documentation. Mais pour exister, chaque
essai doit trouver sa forme, et en ce sens ce travail est très proche de l’activité romanesque.
Un principe formel a été mis au point d’emblée et je l’ai repris depuis dans chaque essai: celui des
séquences brèves, dans lesquelles je mime une pensée en progrès. Ensuite, il fallait trouver d’autres
éléments de forme pour que le texte advienne. Pour L’écriture du désir, il a fallu “inventer” l’utilisation
de la première personne – devant laquelle souvent je renâcle, mais ici, pour parler d’une chose aussi
générale et universelle que le désir, il fallait ancrer le propos dans l’expérience vécue – pour parvenir au
singulier universel (ou à l’universel singulier). Et par honnêteté aussi: il en va de même dans Pénélope,
où je réfléchis à la féminité: comment ne pas prendre le risque du je de la femme en moi? Pour Le
sentiment d’imposture au contraire, c’est l’invention du tu qui m’a fait l’effet de l’œuf de Colomb. Car ce
tu me permettait aussi bien de parler de moi (le tu de l’adresse à soi-même) que de convoquer
l’expérience des autres: après tout, je n’ai heureusement pas expérimenté moi-même toutes les formes
du sentiment d’imposture, et le tu permettait de négliger la distinction entre expérience vécue et
expérience empruntée, sous une forme unifiée par ce pronom. Mais il me permettait aussi d’impliquer
directement le lecteur dans le texte: tu, toi, à qui je parle et dont je parle. Enfin, puisque l’essai
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concernait un problème d’identité (le doute quant à la légitimité de la place qu’on occupe), il devenait
drôle et juste de créer ce trouble du pronom personnel…
Les deux essais suivants sont nés d’une irritation. Irritation devant les conformismes contemporains,
pour La bêtise s’améliore, irritation devant certains discours féministes, pour La tentation de Pénélope.
D.V. Les envisagez-vous comme des pamphlets?
B.C. Non. Dans les deux cas, la question a été: comment dire des choses désagréables sans perdre mes
lecteurs en cours de chemin? ou comment émettre une critique parfois vive, sans me rendre illisible?
comment exposer des arguments avec lesquels certains ne sont a priori pas d’accord tout en les incitant
à lire jusqu’au bout quand même? Travail rhétorique. C’est pourquoi dans ces essais j’ai accentué la
fiction en introduisant des personnages et des situations. Ça a été ma manière de “pacifier” mon propos,
de le rendre digeste. En outre, le grand intérêt des personnages, c’est bien sûr de convoquer les
arguments adverses dans l’argumentation. Il ne s’agissait pas de déclarer seulement “Voilà ce que je
pense”, mais aussi de confronter cette pensée à d’autres, et les personnages me le permettaient. Et puis,
rien ne m’est plus agréable que ce dérapage dans la fiction, c’est une propension très naturelle, puisque
j’assouvis en même temps deux désirs qui toujours coexistent en moi: la réflexion et le romanesque.
Mais ce ne sont pas des pamphlets, ils n’en ont ni le ton, ni l’acrimonie, ni l’assurance. Je ne crois pas
qu’un pamphlet puisse, comme je le fais constamment, exposer des doutes, des questions, et se
contenter parfois de conclusions incertaines et données comme telles.
D.V. Considérez-vous que chaque livre invente – ou construit - son propre destinataire? Avez-vous en
perspective une (ou plusieurs) image(s) constituée(s) de votre “lecteur virtuel”?
B.C. Pas facile de répondre à cela… Disons d’abord: roman, essai, ce ne sont pas tout à fait les mêmes
destinataires dans la mesure où je suis persuadée qu’il existe bien moins de lecteurs de romans
(j’entends de romans “exigeants”) que de lecteurs d’essais. Tout le monde a ses idées, ses opinions, et
peut les confronter à celles exposées dans un essai. En revanche, lire un roman demande plus de culture,
une habitude de la lecture, sans compter que les lecteurs sont vite désarçonnés par les formes nouvelles.
Dans un essai, il y a d’abord des idées, et exposées de la manière la plus claire possible – or chacun a son
idée sur des tas d’idées… Disons que tous les lecteurs de mes romans peuvent lire mes essais (s’ils
s’intéressent aux sujets que j’y traite), l’inverse n’est pas vrai. Je crois.
Mon lecteur imaginaire me ressemble comme un frère… du moins il ressemble à la lectrice que je suis.
J’écris ce que j’aurais envie de lire. Nuance importante et qui me permet de ne pas tomber dans mes
“darlings” (je ne sais plus quel éditeur conseillait à l’un de ses auteurs: Kill your darlings): il faut résister
parfois à ce qu’il nous plairait d’écrire, parce que nous pressentons que nous n’aurions pas envie de lire
cela. Par exemple, par goût d’écrivain, je pourrais décrire des paysages pendant des pages et des pages:
je résiste, parce qu’en tant que lecteur, je n’aurais pas de plaisir à lire des kilomètres de descriptions, si
belles soient-elles.
D.V. Il arrive que dans certains textes vous pratiquiez une sorte d’adresse: est-ce une pure pratique
rhétorique ou non? comment se configure cet interlocuteur?
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B.C. Pas seulement rhétorique. Je n’écris pas pour m’exprimer (pour cela, le journal intime et les amis
suffisent). J’écris pour et avec autrui. Mon ambition est “de voir et de dire ce que j’ai vu” pour le mettre
en partage. J’écris autour des “secrets communs”, c’est-à-dire autour de ce que chacun avait sur le bout
de la langue sans vouloir ou sans parvenir à le dire: quand je le dis (l’écris), j’espère que mon lecteur
reconnaîtra le secret commun. Bref: dialogue très serré. Aussi: lorsque j’écris, j’ai toujours le sentiment
de puiser dans une polyphonie constituée par les voix du monde. Voix des êtres autour de moi, voix de
mon souvenir, voix de la rumeur publique, voix des médias, voix des œuvres passées et contemporaines,
etc. Je musique ces voix. Autant dire que les autres sont en moi, ils nourrissent le flux de ma voix à jeu
égal avec ma pensée: en somme, les lecteurs sont en moi et ils forment ce lecteur virtuel que je ne peux
jamais perdre de vue (d’ouïe).
(Relisant ce que je viens d’écrire, j’entends l’étrangeté qu’il peut y avoir à dire à la fois que je me sens
séparée et que les autres sont en moi. Je ne peux répondre, trop brièvement, à cette énigme qu’en
affirmant qu’on peut “porter l’humanité en soi” – c’était précisément le sujet de mon premier roman –
tout en ressentant un écart avec les humains concrets et singuliers autour de soi. Je me demande même
si ce n’est pas typiquement une position d’écrivain – d’écrivain entre autres…)
D.V. Cette belle notion de “secrets communs”, que vous développez dans L’écriture du désir, semble
faire de l’écrivain que vous êtes un “révélateur”, quelqu’un qui met des mots sur les émotions
partagées plutôt que de livrer les siennes propres, une sorte d’ “écrivain public” des perceptions
communes… Vous écrivez (p.42) : “le besoin, grande différence, n’est pas de s’exprimer mais de
partager. Rejoindre les autres, leur proposer notre terrain de mots dans la mesure où il est (serait)
notre terrain commun”…
B.C. Oui, vous voyez, on y revient: il s’agit de trouver un “terrain d’entente”. Ce serait peut-être cela une
définition possible de la littérature pour moi, en tant que lectrice aussi bien qu’écrivain: un terrain
d’entente. Non pas “écoutez-moi, parce que je suis si singulier, si original, ou si intelligent”, mais
“entendons-nous, reconnaissez votre voix dans la mienne”. J’appliquerais volontiers à la littérature ce
que Shakespeare dit de la vertu, dans Mesure pour mesure (en substance) : c’est une torche qui n’existe
pas pour le plaisir de s’embraser elle-même, mais pour éclairer. Un jour, un écrivain d’autofiction m’a
dit: “De toute façon, on parle toujours de soi”. À quoi j’ai répondu: “Non, on part toujours de soi”. Mais
pour que cette origine soit fertile, il faut porter les autres en soi.
C’est ainsi que j’explique cette fantaisie grammaticale qui revient fréquemment dans mes écrits et qui
me paraît, à la réflexion, très significative: j’emploie souvent le pronom je suivi d’un verbe à la troisième
personne. C’est une de mes façons de pousser à sa conséquence narrative extrême l’idée que “Je est,
aussi, un autre”.
Je crois aussi que si la littérature en général traite des secrets communs, le roman déploie plus
particulièrement des secrets d’initiés: par cette expression je désigne ces sentiments-sensations que l’on
ne connaît vraiment que si on les a expérimentés, ces choses que nous savons à peu près mais que nous
ne pouvons pas partager par la voie habituelle de la rationalité, du déploiement verbal. Par exemple,
faire l’amour, ou perdre son père ou sa mère relève de ce secret. Tant qu’on ne l’a pas fait, pas traversé,
on ne peut pas savoir (de ce qui s’appelle savoir) ce que c’est. Dans les romans, l’écrivain travaille
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beaucoup à partir des secrets d’initiés. Il parle à demi-mots de choses que souvent lui-même comprend à
peine, ou confusément, il donne les premières notes et la suite de la phrase musicale s’écrit – peut-être
– dans la tête du lecteur. Parfois pas: nous-mêmes, quand nous sommes lecteur, savons bien qu’il faut
quelquefois laisser passer du temps (de l’expérience) avant de comprendre et goûter un livre qu’on avait
abandonné des années auparavant. Car tant de choses ne sont ni claires ni distinctes dans un roman: et
en effet, que pourrait-il expliquer de l’amour ou de la mort? le romancier se contente la plupart du
temps de déployer les premières mesures d’un savoir partagé qui se prolongera dans l’esprit du lecteur.
Ainsi celui-ci en prendra-t-il pleinement conscience, il le réfléchira.
Parfois, pour me faire peur, j’imagine un monde sans fiction: ce serait un monde sans écho, sans
réflexivité. Le romancier dans la collectivité assure cette fonction: la production et l’enrichissement
constant de cette chambre d’écho, dans laquelle chacun peut se “réfléchir”.
D.V. Vous écrivez “L’idéal serait d’écrire un livre dans lequel aucun lecteur ne se reconnaîtrait
personnellement mais où il trouverait nombre de ses amis” (La bêtise s’améliore, p.17). Cela m’évoque
la pratique des moralistes du 17e et du 18e. Vous situez-vous dans une telle “filiation” ?
B.C. Mon maître à danser/penser: Diderot. Pour la forme. Les moralistes, pour le projet: réfléchir à la
manière dont nous pouvons nous tenir debout sur la terre, tout en mettant en scène nos façons
contemporaines. Mais je ne souhaite pas faire seulement des constats (ce qui me paraît souvent le but
des moralistes). Je fais des propositions, des suggestions pour penser autrement. Dans Pénélope, par
exemple, j’ai vraiment essayé de faire quelques propositions pour penser autrement le féminin et
l’émancipation, pour déplacer les paradigmes et pour mettre en lumière les représentations comme
représentations (contester l’illusion qu’elles seraient des faits bruts et inamovibles). J’essaie d’écrire
pour demain, au sens où je m’adresse à “ma famille d’esprit”, pour tenter de faire avancer les
problématiques. Je pense qu’on ne convainc que ceux qui sont déjà à peu près d’accord avec vous. Par
exemple, en tant que féministe, je m’adresse aux féministes. Je n’essaierais pas de convaincre quelqu’un
qui est persuadé de l’inégalité essentielle des sexes. Je parle à mon camp, et j’essaie de discuter
quelques impasses ou quelques faiblesses. De même, dans La bêtise, je ne m’adresse pas aux sots mais
aux intelligents, susceptibles eux aussi de buter contre leur propre conformisme, tout comme moimême. En ce sens, je fais partie de mes lecteurs, je suis “du même genre”.
D.V. En fait de reconnaissance vous pratiquez souvent l’allusion cryptée, fût-elle assez transparente:
Bubecq, Godot, Houggen, Angrard, plutôt que de nommer Houellebecq, Angot, and co. Est-ce pour leur
refuser l’honneur de voir leur nom inscrit? pour ne pas attiser la polémique, atténuer la dimension
pamphlétaire? Nombre d’autres auteurs, en revanche, sont explicitement désignés (Barthes, Hilberg,
Jelinek, Musil, etc). Pourquoi ces traitements différents?
B.C. Ah non! vous écorchez les noms… C’était Houelbot, Angbecq, Goden, Burard et Hougot…
D.V. Oui, enfin, cela dépend des pages… (22 ou 153), la déformation s’aggrave au fil du texte…
B.C. Classique, non? On joue avec les sonorités des noms pour ridiculiser les personnes… Il y a plusieurs
intentions: ils représentent quelques types (et si eux-mêmes ne le sont pas, ils le deviennent comme
objets du discours collectif), donc ils sont interchangeables, ce que manifestent exactement les
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permutations de syllabes. En même temps, il faut bien donner des indices sur les modèles auxquels on
pense, donc on rend les noms reconnaissables quand même. Mais l’idée c’était plutôt, d’une part que je
me plaçais sur le terrain des réflexes intellectuels, pas sur celui de la critique des œuvres; et d’autre part
qu’il s’agissait de ne pas perdre en chemin l’amateur de Houellebecq ou d’Angot, sinon je n’avais plus
aucune chance de le convaincre. Donc ne pas le heurter de front, rire plutôt que taper. Du reste, je
n’aime pas beaucoup les auteurs qui s’en prennent à la bêtise, ils me sont souvent antipathiques et j’ai
envie, comme tout le monde, de leur dire de balayer d’abord devant leur porte. Ici, quoique voulant
moquer le conformisme, je n’avais aucun désir particulier de nuire aux auteurs susmentionnés, d’autant
que c’est plutôt ce qu’ils deviennent dans la doxa qui m’intéressait, pas eux. Les auteurs, je ne le sais que
trop, font ce qu’ils peuvent, juste ce qu’ils peuvent, pourquoi les contrister? (comme disait mon maître à
danser à propos des peintres qu’il critiquait). Et puis, je n’ignore pas que je pourrais me tromper
lourdement dans l’évaluation des artistes contemporains, ça s’est déjà souvent vu…
D.V. Cette pratique allusive (même si elle demeure très transparente) me paraît sélectionner son
lectorat, lequel doit être au moins susceptible de la déchiffrer. Ce n’est pas le cas dans vos romans, qui
n’attendent pas (ou moins) de culture particulière. D’où cette question: les textes que faute de
meilleure formule j’appelle des “essais” (essais-fictions?) ne concernent-ils qu’un certain public
cultivé?
B.C. C’est votre lecture de mes romans. Je viens de faire un entretien avec quelqu’un qui pensait
exactement l’inverse, que mes romans visaient un lectorat plus averti. Personnellement je ne crois pas
qu’ils s’adressent à des lectorats différents – je ne l’imagine pas en tout cas. Je l’ai dit, je crois même au
contraire que les essais sont plus “faciles”. Lors de la lecture d’un essai, on suit aisément l’auteur qui se
contente d’argumenter (surtout quand l’auteur, comme moi, prend son lecteur par la main et pense “à
voix haute”), tandis que pour un roman, il faut une pratique plus grande de la lecture, une pratique
“poétique” du texte. L’essai appelle un jugement de vérité et une réponse du type d’accord/pas d’accord
(je schématise un peu). Le roman engage une agilité d’esprit très différente, plus complexe, moins
linéaire.
Quant au public cultivé, permettez que je vous réponde “à côté”. Lorsqu’une idée nouvelle (un complexe
d’idées) a été formulée, quelque chose est acquis dans la pensée, mais il va falloir du temps pour que
cette idée nouvelle s’installe dans la pratique, fructifie dans la société. Au risque de faire hurler quelques
inquiets, je dirais par exemple que je crois le féminisme une “idée” acquise. Le XXe siècle a œuvré dans
ce sens, et nous sommes arrivés au point où il s’agit que l’idée fructifie, se déploie dans toutes ses
conséquences, mais elle le fera inexorablement. Dans Pénélope, j’ai considéré que l’égalité étant
intellectuellement acquise, il fallait juste en hâter la venue concrète (ou ne pas la ralentir). Par ailleurs,
j’ai essayé de faire quelques propositions concernant la “suspension du genre”, la maternité ou la
sexualité féminine, que je n’entends pas souvent.
En écrivant, je n’ai pas de visée pédagogique, je veux discuter, risquer ma pensée, prendre ma
responsabilité dans l’époque, convaincre. Quand une idée me semble acquise, même si son effectivité
n’est pas entière, j’ai envie de la “penser plus loin”, ou de penser à autre chose, de me placer sur des
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terrains nouveaux. Sur ces terrains, il est probable que ne chassent que ceux que vous qualifiez de
“public cultivé”.
D.V. Il y a dans vos textes une véritable inquiétude du rapport à autrui (par “inquiétude” je n’entends
pas une angoisse, mais une énergie: quelque chose qui ne laisse pas en repos). Cela se manifeste par
les réflexions sur le désir (aussi bien dans Trois nuits d’un personnage que dans L’écriture du désir ou
La tentation de Pénélope – a contrario dans L’Homme qui jeûne). Vous semble-t-il que cela soit le
fondement même de la pulsion d’écrire?
B.C. Oui, cette “inquiétude” du rapport à autrui commande l’acte même d’écrire. Je l’ai dit, je n’écris pas
pour m’exprimer, j’écris parce que mon père m’a appris que la dignité d’un être humain c’était de voir et
de dire ce qu’il avait vu, parce que je souhaite participer à ma manière à la grande discussion collective
et parce que lorsqu’il me semble que le discours autour de moi est trop monolithique, j’ai envie
d’apporter ma variation (s’il y en a une). Je me définis d’abord comme une grande “écouteuse”, et au
fond – n’y voyez pas un cliché mais la définition de ma posture d’écrivain – seul m’importe le dialogue:
d’où la polyphonie qui caractérise ma façon. Car pour mes personnages aussi, “les autres sont en soi”.
J’en donnerai un exemple très concret: dans L’Homme qui jeûne, la narration part de la tête du
personnage qui jeûne (à vrai dire, c’est ainsi dans tous mes romans, l’instance narratrice est toujours
installée dans une tête), elle y est solidement implantée quoique le roman soit écrit à la 3e personne. Je
préfère cette forme de narration, plus lâche, moins contraignante que la 1ère qui oblige, au nom du
réalisme de l’énonciation, à s’en tenir aux paroles effectivement dites ou pensées par le personnage
narrateur. À la 3e personne, je peux installer du “jeu” dans l’énonciation. Devant ce personnage enfermé
dans sa chambre, ayant renoncé au monde, au désir, à la vie, se succèdent toutes sortes de personnages
qui sont comme des options différentes de la sienne (Myriam, qui est consentement radical au monde, la
concierge, qui est le non de l’indignation, Youssef, qui incarne la modération, etc.). À la lecture, ce sont
de vrais personnages, identifiables, singuliers – du moins je l’espère. Mais dans mon projet, ils sont des
“idées” qui dialoguent avec l’idée démente qu’incarne le jeûneur. Cette forme de monologue à la 3e
personne, sorte d’arène mentale où les idées s’affrontent entre elles, c’est ce que j’appelle “monologue
extérieur”.
D.V. On sent, à vous lire, le besoin de diffuser autour de vous cette énergie positive, ce goût de vivre,
qui vous habite comme une véritable puissance intime – une intimation de vie – et que votre
générosité voudrait convaincre autrui de partager. Vous sentez-vous comme investie de cette tâche,
de distribuer des armes pour le bonheur? Est-ce là l’une des impulsions premières lorsque vous vous
installez devant les pages blanches?
B.C. J’ai raconté, dans L’écriture du désir, combien le goût d’écrire s’enracinait chez moi dans la pulsion
de vie même. Je ne vais pas le développer à nouveau ici, mais je suis fascinée par le fait que nous ayons
envie de nous lever le matin, de vivre, même des vies (des moments) insignifiants. Depuis mon premier
livre je m’étonne (philosophiquement) de ce grand désir qui nous meut – et qui pourrait fort bien n’être
pas, ou plus. C’est le fil le plus constant de mes livres, essais comme romans. Le dire est une
conséquence du fait que je le ressens. J’écris parce que je désire. Même mouvement.
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En faire des livres correspond à mon souhait de formuler les secrets communs. Par ailleurs, j’entends
bien que la doxa valorise les discours de la détestation, de la dépression et de la misère (Houllebecq), le
“à ma place, mes frères, vous l’auriez fait aussi” (Littell), malheurs et désastres en tout genre. J’ai donc
envie d’apporter un autre son de cloche, d’autres options existentielles possibles, j’ai envie de parler du
bonheur (à construire), du désir (comme plénitude et non comme manque), de l’altruisme (comme
mode de la présence à soi et non comme sacrifice), de l’altérité, etc. Mes romans ne sont pas roses parce
que le monde ne l’est pas, mais ils essaient de déployer cette contradiction entre l’appétit de vivre et la
violence du monde (la douleur d’être humain dans ce monde: mon premier roman, par exemple,
explorait le suicide de Stefan Zweig) – pour le dire trop vite.
D.V. À l’inverse, aussi, vos livres affichent sinon des révoltes du moins des agacements, que creuse La
bêtise s’améliore et que dénonce La tentation. Je perçois comme une tentation d’intervenir dans le
débat public, mais réfrénée dans La bêtise par le recours à la fiction narrative et finalement plus
assumée avec La tentation: qu’est-ce qui suscite cette modification de la forme et de l’adresse? Est-ce
que votre réserve initiale a à voir avec le sentiment d’illégitimité que vous décrivez et interrogez dans
Le sentiment d’imposture, dont l’accumulation des livres accomplis vous aurait peu à peu délivrée?
B.C. À vrai dire, j’ai éprouvé un vif sentiment d’imposture dans de très nombreux domaines, mais jamais
comme écrivain. Je savais que je serais peut-être un auteur médiocre, mais que je devais écrire, et que
j’étais parfaitement légitime dans cette tentative (dont j’assume seule les risques). C’est ainsi: on peut
ressentir une véritable vocation (vieux style) et – c’est toute la cruauté de l’affaire – être cependant un
mauvais écrivain: il me semble que Rousseau dit quelque part, en substance, à propos d’écriture: “Mon
Dieu, pourquoi m’as-tu donné ce désir si tu ne m’as pas offert aussi les moyens de le satisfaire”…
Quelque chose comme ça. Bref, en tant qu’écrivain, je me sens dans le doute concernant ma valeur mais
légitime dans mon geste.
La différence entre La bêtise et Pénélope est que les deux essais ne visent pas exactement les mêmes
objectifs. Dans le premier, il s’agissait de mettre au jour des mécanismes mentaux qui poussent au
conformisme, d’une part, et des exemples contemporains qui illustrent ce conformisme, d’autre part. Il
n’y a pas lieu d’attaquer quiconque. Je suis aussi concernée et menacée que mes lecteurs par la paresse
intellectuelle, le goût de bêler de concert, la pensée réductrice, etc. Le livre est donc conçu comme un
appel à la vigilance et à la responsabilité.
Dans Pénélope, je développe des idées sur les représentations contemporaines des sexes et des genres
et par ailleurs, sans doute dans ce que vous identifiez comme étant d’allure plus “pamphlétaire”, j’ai en
ligne de mire des doctrines particulières (le différentialisme, les gender studies), ou des attitudes
dommageables (le “victimisme”) qu’en effet j’estime être des erreurs qui portent préjudice à
l’émancipation. Donc je suis plus… vive.
D.V. La tentation de Pénélope est aussi un des très rares livres sur le féminisme qui accorde une place
aux hommes, et qui incarne le désir au lieu de l’évoquer comme une revendication abstraite. Le
chapitre “Éloge de la pénétration” emploie la seconde personne, l’installe dans le texte. S’agit-il d’en
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finir avec le féminisme pensé comme une lutte entre les sexes et de chercher les voies apaisées d’une
émancipation commune ?
B.C. Précisément. Le féminisme est lui aussi historique. S’il a fallu commencer par la guerre des sexes
(encore que dans mon souvenir, les années 70 étaient celles d’un féminisme joyeux et indulgent…), nous
n’en sommes plus là. L’idée féministe, je l’ai dit, est acquise. Voyez, par exemple, l’écho de l’affaire DSK:
dans plus de la moitié des articles de presse, on s’indignait contre le viol et le machisme, et les propos
régressifs (“troussage de domestiques”…) ont suscité des réactions très violentes. Quand on constate un
si vaste consensus pour se scandaliser d’un fait ou d’une attitude, c’est que l’idée a gagné, que sa
concrétisation n’est plus qu’une affaire de temps. Or un écrivain travaille sur les idées, il ne peut pas
forcer leur application.
J’ai aussi écrit Pénélope parce que j’ai eu le sentiment qu’il fallait rappeler quelque chose que j’entends
trop rarement dans les propos féministes et qui me semble pourtant essentiel: il ne s’agit pas seulement
de raisonner sur les droits et les lois (fondamentaux au demeurant, mais quasiment tous acquis en
France); c’est parce que nous aimons et désirons les hommes, parce que voulons vivre bien avec eux,
que nous devons viser cette émancipation à laquelle eux et nous avons autant intérêt. Le désir de vivre
inclut aussi le désir d’aimer…
« Les secrets communs. Dominique Viart s’entretient avec Belinda Cannone », Revue critique de fixxion française
contemporaine (http://www.revue-critique-de-fixxion-francaisecontemporaine.org/rcffc/article/view/fx02.08/505)
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